Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 25
Les fugitifs dans Fribourg et dans Berne. Le duc et le conseil des Hallebardes dans Genève

(Septembre à décembre 1525)

1.25

Discours de Hugues à Fribourg – Accueil de Fribourg, Berne et Soleure – Influence évangélique à Berne – Pensées des Savoyards – Les mamelouks retirent l’appel à Rome – Le duc veut la souveraineté – Genève chancelle – Les Suisses le raffermissent – Ruse du duc de Savoie – Hugues la dévoile – Les femmes des forensifs les rejoignent – Douleur et appels des forensifs – Inquiétudes de l’évêque – La puissance laïque – Projet du duc – Il convoque un conseil général – Le conseil des Hallebardes – Il réclame la souveraineté pour le duc – Votation sans les hallebardiers – Le duc contrarié dans son despotisme – Le cœur lui manque ; il s’en va – Les mamelouks accusent les fugitifs – Lullin et d’autres arrivent à Genève – Ils demandent qu’on les justifie

C’était un spectacle saisissant que celui qui était alors donné à la ville fondée par les Zæhringen. Des hommes inconnus erraient autour de l’antique cathédrale et sur les rives escarpées et pittoresques de la Sarine. Le peuple de Fribourg les contemplait avec respect, car il savait que ces citoyens, victimes de la tyrannie d’un prince étranger, étaient venus chercher un asile dans ses murs. On se mettait aux fenêtres pour les voir passer, on s’approchait d’eux avec une cordiale affection. On voulut les entendre, et Besançon Hugues, entouré de la troupe des fugitifs, fut introduit dans la salle du conseil. On le fit asseoir à la droite de l’avoyer, ce qui était la place d’honneur, et la séance étant ouverte, le Genevois se leva et dit : « Très honorés seigneurs, il est une ville située aux limites naturelles de la Suisse, ville qui vous est entièrement dévouée, où vous pouvez aller et venir comme chez vous, négocier, vendre, acheter ce qui vous est nécessaire, et qui serait capable d’arrêter vos ennemis, si jamais les Ligues étaient attaquées du côté du midi. Il faut que cette ville, complément de l’Helvétie, soit l’alliée des cantons. Les Suisses, au temps de César, n’allaient-ils pas jusqu’à l’Éclusea ?… Si Genève tombait aux mains de la Savoie, les canons qui doivent vous défendre seraient aussitôt tournés contre vous… Messieurs, le temps presse, le moment fatal approche… De longues, injustes et violentes persécutions ont mis nos libertés sur le bord de l’abîme. L’héroïque Berthelier, assassiné devant la tour de l’Ile ; le sage Lévrier, décapité dans la cour du château de Bonne ; Malbuisson, Chabod et plusieurs autres jetés récemment dans de sombres cachots ; tous ceux de nos amis qui sont demeurés à Genève, exposés à perdre leur vie… et nous, très honorés Seigneurs, nous qui sommes devant vous, obligés d’abandonner nos biens, nos affaires, nos familles, notre patrie, pour ne pas tomber dans les mains d’un prince qui a juré notre mort : voilà où en est réduite notre libre et antique cité… Une seule chose peut la sauver, — c’est la main puissante des Ligues suisses… Très honorés Seigneurs… entendez nos cris ; voyez nos larmes ; ayez compassion de notre misère. Pour l’honneur de Dieu, donnez-nous aide et conseil ! »

a – Le fort de l’Écluse entre Genève et Bourg (Ain).

Les fugitifs qui entouraient Hugues, — Lullin, Girard, les deux Baud, Bandière, Sept, Pécolat, et douze autres citoyens environ, étaient vivement émus. Ces hommes, d’une grande énergie, paraissaient comme des suppliants, devant le sénat de Fribourg. Leur visage, leurs paroles imploraient cette cité puissante, et pourtant on pouvait lire dans leurs regards une noble fierté. Ils sentaient à la fois leur indépendance et leur misère ; ils avaient l’air de rois dépossédés. Les uns joignaient les mains ; les autres versaient des larmes ; tous demandaient avec des cris douloureux, que les Suisses vinssent à leur secours. Les Fribourgeois, saisis de pitié pour Genève et ses exilés, et remplis d’indignation contre Charles et ses partisans, répondirent : « Non, nous ne vous abandonnerons point. » O parole pleine de douceur, qui vint soulager d’accablantes tristesses et faire luire quelque clarté dans un chemin plein de ténèbres !

Le moment était en effet favorable pour entraîner les Suisses ; ils s’étaient irrités en voyant, après la bataille de Pavie, la Savoie embrasser lâchement la cause des vainqueurs. En venant au secours de Genève, la Suisse fidèle donnerait à cette puissance, qui se mettait toujours du côté du plus fort, une salutaire leçon. Fribourg fit aussitôt partir des députés pour Berne et pour Soleure ; et quelques-uns des réfugiés les accompagnèrent. Ces infortunés Genevois renouvelèrent dans ces deux villes leurs touchantes supplications. A Berne, ils trouvèrent, dit un chroniqueur, « fâcheuse entrée et bonne issue ; » à Soleure, à l’opposé, « bonne entrée, mais issue très mauvaise… » Toutefois Soleure même se joignit aux deux autres villes pour signifier au duc que s’il faisait quelque cas de leur amitié, il devait cesser de faire tort à Genève. Mais Berne montrait surtout un grand zèle. Il y avait déjà dans cette ville un certain nombre d’amis dévoués de Zwingle et de la Réformation ; entre autres l’un des principaux magistrats, Thomas Ab Hofen, homme intelligent, modéré, un peu mélancolique, fort employé dans les affaires publiques de son pays, et qui était depuis près de deux ans en correspondance avec le réformateur de Zurich. Ces Bernois évangéliques reconnurent bientôt qu’il y avait un rapport caché, mais réel, entre la Réformation de Zurich et l’émancipation de Genève ; et ils décidèrent leur peuple en faveur des Genevois. En même temps ils parlaient de l’Evangile aux fugitifs, et quelques-uns de ceux-ci, qui n’étaient venus chercher en Suisse que la liberté, y trouvaient la vérité. Ce mouvement vers Genève de la puissante république présageait des temps nouveaux. La Savoie avait voulu écraser dans Genève la liberté qui y était si ancienne et la Réformation qui y commençait ; mais par une admirable providence de Dieu, le coup qui devait tuer l’une et l’autre, allait assurer leur existence et leur donner de vastes développements. La parole des réformateurs, bien accueillie du peuple bernois, allait arriver jusqu’à Genève, et cette ville devait ainsi recevoir de la Suisse, par le conseil de Dieu, non seulement l’indépendance nationale, mais encore des biens qui s’étendent au delà des destinées des peuplesb.

b – Manuscrit de Gautier. — Manuscrit de La Corbière. — Bonivard, Chroniq., II, p. 417.

Cependant le duc avait appris le départ des fugitifs ; au moment où il allait mettre la main sur le nid, la nichée avait disparu. Charles et ses conseillers étaient décontenancés. Ces énergiques Genevois ne seraient plus, il est vrai, à Genève, pour combattre tous ses desseins ; mais il eût été plus sûr, pensait-il, de les mettre hors de combat, soit par le glaive du bourreau, soit par des prisons prolongées : Charles le Bon, dès longtemps pratiquait avec succès l’une et l’autre de ces voies. En vain, disait-on aux ducaux pour les consoler, que les patriotes n’offusqueraient du moins pas leurs regards. Oui, mais s’ils reviennent, s’ils ne reviennent pas seuls, si les Suisses… Il y avait dans les Ligues helvétiques des bruits confus, des sons lointains de Réformation et de liberté, qui épouvantaient les Savoyards. Toutefois ils se dirent que s’ils profitaient prudemment de l’absence des huguenots, s’ils emmuselaient convenablement les autres Genevois, s’ils s’établissaient solidement dans la ville, nul ne serait plus capable de les en faire sortir.

Maintenant que rien ne pressait, le duc résolut de renvoyer un peu son entrée. L’appel à Rome l’avait profondément blessé. Se voir, lui, prince souverain, chef de la plus glorieuse maison d’Europe, beau-frère de l’Empereur, oncle du roi de France, cité devant le pape par une troupe de roturiers, aigrissait vivement le vain, l’orgueilleux Charles III. Avant qu’il entre dans Genève, il faut que Genève retire son appel. Le duc envoya ses ordres à ce sujet à M. de Balleyson qui le représentait dans la ville. Puis, comme pour prendre patience, il activa la persécution des Genevois tout autour de lui. Le sieur de Bonebouges, frère du sire de Montrotier, à la tête d’hommes d’armes du Faucigny, bons soldats, mais hommes violents, pillait les campagnes, enlevait des gens de bien autour de la ville, et les enfermait dans des châteaux de Savoie où ils étaient rudement maltraités.

Le sieur de Balleyson n’avait pas perdu de temps pour s’acquitter des ordres de son maître. Il avait représenté aux principaux amis de la Savoie dans Genève de quelle offense la ville s’était rendue coupable envers le duc en osant l’accuser devant le pape. Le 20 septembre, le conseil général fut assemblé. Hélas ! ces hommes énergiques qui en avaient fait si souvent la gloire, Hugues et ses compagnons d’infortune en était absents, et les amis qu’ils avaient encore dans Genève se refusaient presque tous à paraître. Le sieur de Balleyson se présenta devant cette espèce de conseil général et dit : « Notre seigneur le duc veut savoir et comprendre du peuple de cette cité de Genève, s’il veut et s’il entend poursuivre un certain appel devant la cour de Romec. » Les mamelouks, qui étaient presque seuls au conseil, se mirent à crier comme d’une seule voix : « Ce n’est point notre volonté de poursuivre ledit appeld ! »

c – Noster dux… vult scire et intelligere a populo hujus civitatis Gebenn… si velit et intendit persequi quamdam appellationem… in curia Romana…

d – Responderunt… una voce quod non erat ipsorum voluntas… dictas appellationes prosequi.

L’affaire de l’appel étant finie, le duc pensa à entrer dans la ville de Genève, ce qu’il fit dans les derniers jours de septembre avec une partie des troupes qu’il avait « au delà d’Arve. » Il trouvait Genève bien différent de ce qu’il avait désiré. Il avait espéré y saisir des rebelles et il n’y voyait que des esclaves. Les serviles mamelouks, peu soucieux de liberté, étaient glorieux d’avoir un maître. Ils l’appelaient leur « très redouté seigneur, » ils l’entouraient de basses adulations, et baisant les chaînes qu’il leur apportait, ils l’assuraient que sa venue les remplissait de consolation et de joie.

Le duc, qui faisait peu de cas de ces hommes aux profondes révérences, ne pensait qu’à devenir prince de la cité et il intriguait pour qu’elle lui remît elle-même l’autorité souveraine. Ses ministres avaient conçu à cet effet un plan qui semblait habile, et les manœuvres nécessaires commencèrent aussitôt. Les syndics ayant paru devant Son Altesse le 29 septembre (1525) : « Messieurs, leur dit le duc assez brusquement, les frais et amendes imposés à Genève, par mon conseil de Chambéry, montent à vingt mille écus d’or… » Il voulait effrayer les Genevois, et les porter à lui sacrifier leur indépendance en échange de cette dette. Mais les syndics se contentèrent de lui répondre : « Mon seigneur, la ville est pauvre, et nous n’avons à vous offrir… que nos cœurs. » Ce n’était pas ce que Charles voulait. Le chancelier ducal, tirant les syndics à part, leur dit : « Allons, Messieurs, mettez-vous en règle ; faites quelque chose qui contente Son Altesse. » Les syndics réfléchirent deux ou trois jours, et ne pouvant, ou plutôt ne voulant pas deviner ce que ce quelque chose pouvait être, ils dirent au vidame, intermédiaire légitime entre eux et le prince : « Comment M. le duc l’entend-il ? » Le vidame prit langue avec son maître ; et s’étant présenté le 10 octobre au conseil : « Le duc, dit-il, est vicaire impérial et souverain de toutes les villes qui se trouvent au dedans de ses États ; Genève y est renfermé ; reconnaissez-le donc comme tel. Ne craignez rien, c’est un prince bénin ; il respectera l’autorité de l’évêque, les franchises de la ville, et vous jouirez d’une prospérité jusqu’à cette heure inconnue. » Ceci était plus clair ; le prince Savoyard disait tout bonnement qu’il voulait Genève. Le vidame s’apercevant que son insinuation était reçue sans enthousiasme, ajouta : « Si vous n’acceptez pas le duc de bon gré, il vous y obligera de force. » Les serviles mamelouks voulaient qu’on accordât tout au moment même, exaltant les avantages qu’aurait l’annexion à un État si puissant, Le moment était difficile ; les syndics étaient inquiets et chancelants. D’un côté était l’antique indépendance de leur patrie ; de l’autre, une force majeure, brutale, à laquelle nul ne pouvait résister. Ils renvoyèrent la demande de Son Altesse au conseil épiscopal, qui la renvoya lui-même au prince-évêque. Une telle réponse était déjà une concession ; les politiques de Savoie crurent être près du but… Genève consent, diront-ils à l’évêque ; vous ne pouvez nous répondre par un refus. La ville était à la veille de sa ruine ; une antique amitié la sauvae.

e – Registres du Conseil, des 22, 23, 25, 28 septembre ; 3, 6, 8, 10 octobre.— Manuscrit de Gautier.— Journal du syndic Balard, p. 14 à 17. — Manuscrit de Roset, livre II, ch. v.

Ce que Charles avait tant redouté, arriva. On vit, vers la fin d’octobre, entrer par la porte de Suisse, des hommes forts, un peu rudes, au regard fier ; c’étaient des ambassadeurs de Berne, de Fribourg et de Soleure, ayant Gaspard de Mullinen, de Berne, à leur tête. Cet homme énergique était un bon catholique ; il avait fait, en 1517, le pèlerinage de Jérusalem, et y avait été armé chevalier du Saint-Sépulcre ; conservateur aveugle, il était en même temps, irrévocablement opposé à tout changement religieux ou politique. « Confédérés, ne cessait-il de dire dans les diètes, combattez la doctrine de Luther, ou nous en serons bientôt envahisf. » Il semblait que Mullinen eût dû, de sa main de fer, appuyer les prétentions du prince ; mais à ses yeux, la tentative de la Savoie était contraire aux traités, et par conséquent une œuvre révolutionnaire. Voyant donc que les conseils genevois faiblissaient, le Bernois, indigné, se rendit dans leur sein : « Demeurez fermes, dit-il, et ne craignez rien ; nos seigneurs vous maintiendront dans tous vos droitsg. »

f – Wehret bei Zeiten dass die lutherische Sache nicht die Oberhand gewinne… » (H. Hottinger, Kirchen-Gesch., V, p. 103.)

g – Registres du Conseil du 27 octobre. — Journal de Balard, p. 18,19 — Manuscrit de Gautier.

Cette intervention de la Suisse déconcerta le duc. Il fallait changer de méthode et avoir recours à la ruse pour se débarrasser du chevalier du Saint-Sépulcre. Jamais diplomates ne trompèrent mieux de rudes guerriers et d’honnêtes citoyens. D’abord les ministres de Charles lancèrent en avant les mamelouks, qui se mirent à crier à tout venant : « Nous voulons vivre sous la protection de M. le duc et sous celle de l’évêque ! » Puis Charles déclara aux Suisses qu’il était plein d’amour pour tous les citoyens de Genève, et prêt à accorder tout ce que les cantons demandaient. « Les fugitifs peuvent revenir, ajouta-t-il. Voici même un sauf conduit pour eux ; portez-le-leur. » Le document fut remis aux mains de Mullinen. Il était étonné du succès si prompt de son ambassade. Ce papier, qu’il tenait en main, il le tournait et le retournait, toutefois sans le lire, et pour cause. Le sauf-conduit était en latin ; or, le chevalier de Mullinen et ses nobles collègues ne se piquaient pas de savoir cette langue ; mais comment penser que le duc ne donnât pas, ainsi qu’il l’assurait, satisfaction complète ? Ils s’imaginèrent que le document, tout en assurant la vie et la liberté des fugitifs, leur rouvrait les portes de Genève ; et, ne doutant pas que Besançon Hugues, Lullin, Girard et leurs amis, de retour dans la cité, ne sussent bien garder son indépendance, ils remercièrent le duc et s’en retournèrent fort satisfaits chez euxh.

h – Bonivard, Chroniq., II, p. 418, 421. — Manuscrit de Gautier, etc.

Mais Hugues savait plus de latin et connaissait mieux son monde que Mullinen. A peine l’ambassadeur était-il de retour, qu’il remit au Genevois, avec un air de triomphe, la pièce importante qui était le prix de sa course, et Hugues la lut avec avidité. Arrivé à la dernière phrase, il sourit amèrement : Dum modo non intrent civitatem, nec suburbia ejus, portait le sauf-conduit ; ce qui signifie, dit Hugues aux députés, que nous pouvons retourner à Genève, pourvu que nous n’y entrions pas, non pas même dans ses faubourgs… Le duc sera dedans et nous dehors… Quels services pouvons nous rendre à la ville ? Vous savez l’exiguïté de notre territoire ! Si nous ne sommes ni dans la cité, ni dans les faubourgs, nous serons sur les terres de Savoie… Or, si Berthelier a été saisi sous le Crêt (la Treille), si Lévrier l’a été à la porte même de Saint-Pierre, que nous arriverait-il, à nous, sur le territoire ducal ?… C’est un piège que le duc cherche à nous tendre, une condition qui rend cet acte nul. — Vraiment, ajouta-t-il, l’oiseau que le duc nous envoie a belle tête et brillant plumage ; mais il lui a mis tout au bout une queue qui gâte tout le reste. — Cette grâce est un coupe-gorge ! » disaient les plus décidés. Le sieur de Mullinen était choqué, indigné de la manière dont le duc de Savoie s’était moqué de lui, et peut-être commença-t-il à croire que le latin peut servir à quelque chose. « Messeigneurs, dirent les fugitifs aux conseils de Berne et de Fribourg, le duc est un grand cavillateur (tendeur de pièges). Il ne craint point Dieu, mais il craint tant plus les hommes. C’est pour quoi, recevez-nous en votre bourgeoisie, car s’il sait que nous sommes vos alliés, alors seulement il nous laissera en paixi. » En même temps les Genevois, voulant montrer au duc la confiance qu’ils avaient dans son sauf-conduit, loin de partir pour Genève, appelèrent près d’eux leurs femmes et leurs enfants. C’était faire à la Savoie la plus énergique réponse.

i – Bonivard, Chroniques, II, p. 418,421. — Manuscrit de Gautier, etc.

Les pauvres Genevoises se mirent en route, le cœur plein d’amertume. Les femmes ne voyageaient pas beaucoup au commencement du seizième siècle ; celles-ci n’étaient presque jamais sorties de Genève, et croyaient, en allant à Fribourg et à Berne, se rendre presque au bout du monde. Aussi, quel triste voyage ! Effrayées des dangers vrais ou supposés de la route, étonnées de la langue étrangère, dont les sons inintelligibles commençaient à retentir à leurs oreilles, baignées de pleurs et l’âme brisée, elles serraient dans leurs bras leurs pauvres enfants, qui étaient épouvantés à la vue de lieux nouveaux, de visages inconnus, et qui s’attachaient, de leurs faibles mains, au cou de leurs mères. Enfin, cette troupe de désolées entra dans Fribourg ; mais cette arrivée ne fut d’abord qu’une augmentation de douleurs, et quand ces pieuses épouses embrassèrent leurs maris, aux larmes de la joie, elles mêlèrent abondamment celles de la tristesse. Les forensifs, c’était leur nom, quoique de familles notables, étaient alors dénués de tout, et ils se trouvaient presque comme des mendiants à la porte de leurs amis. Ils durent au premier moment laisser leurs familles dans la rue, sans savoir où les abriter. Il y eut une heure déchirante. Quoi ! pas une chambre, pas même une écurie pour coucher sur la paille ces femmes et ces enfants brisés de fatigue ! Les mères désolées pressaient contre leur sein les petites créatures, unissaient tristement leur bouche à la leur… et puis regrettaient Genève.

Enfin les forensifs, prenant courage, se rendirent au conseil. « Nous avons fait venir nos familles, dirent-ils ; mais nous ne pouvons ni les loger, ni les nourrir… Permettez qu’elles aillent à l’hôpital. » On le leur accorda, et l’on vit ces femmes bien nées, naguère vêtues de soie, et qui avaient dansé avec Béatrice de Portugal, échanger les palais contre les hospices. « Cela émut le peuple à miséricorde, » dit Bonivard. Toutefois, une demeure à l’hôpital, il faut le rappeler, n’avait alors rien de déshonorant ; on y recevait souvent les voyageursj.

j – Bonivard, Chroniq., II, p. 421. Forensifs, gens du dehors.

L’arrivée des femmes et des enfants, accrut d’abord la tristesse des citoyens ; ils en furent affaiblis et semblaient parvenus au comble de la misère. La vue de ces êtres bien-aimés leur rappelait Genève, et attendrissait leurs cœurs. Mais tout à coup, ils se réveillèrent. Ils faisaient des efforts ; ils se rendaient de Fribourg à Berne ; ils parlaient dans les maisons, dans les salles des tribus, sur les places publiques, et appelaient la sympathie des Suisses. Ils représentaient que le duc avait mis leurs chefs à mort, qu’il les avait obligés eux-mêmes d’abandonner leurs maisons, leurs négoces, et de s’enfuir à l’étranger ; que, réduits à la plus grande pauvreté, ils avaient dû placer leurs femmes dans une position qu’ils eussent auparavant rejetée avec mépris, et que pour mettre le comble à toute cette misère, la ville qu’ils aimaient et à l’indépendance de laquelle ils étaient prêts à tout sacrifier, était envahie, asservie… Ces grandes âmes étaient troublées ; ces fiers citoyens, si forts vis-à-vis d’un prince cruel, avaient le cœur déchiré en présence de leurs familles éprouvées, de leur exil, de la ruine de Genève, et leurs larmes trahissaient leur faiblesse. Les Bernois arrêtaient avec admiration et avec pitié leurs regards sur ces nobles personnages, dont les vêtements déchirés attestaient la misère, et dont les justes griefs soulevaient les cœurs des enfants de la libre Helvétie. Plusieurs des tribus de la ville de Berne, et la majorité du conseil des Deux-Cents se déclarèrent pour la cause vaincue, et la conclusion d’une alliance avec Genève parut imminente.

L’évêque, déjà alarmé par les intrigues de Charles, fut épouvanté en apprenant ces choses. Si Berne acceptait la doctrine réformée comme Zurich, si Genève suivait l’exemple de Berne, le prélat assis sur la chaire des évêques et sur le trône des princes, se verrait enlever à la fois l’un et l’autre. Pierre de la Baume, comme beaucoup de souverains ecclésiastiques, ne se souciait nullement du bien de ceux qu’il appelait ses sujets ; mais il se souciait fort du titre de prince, et il ne voulait permettre ni au duc, ni aux Suisses de le lui ôter. Il eût, pour le conserver, convoqué, s’il l’eût pu, le monde universel. Aussi même aux heures où il faisait bonne chère, dans ses bénéfices, il était souvent inquiet, et on le voyait s’arrêter au milieu des plaisirs de la table. Rêvant en lui-même, il se disait alors : Le duc est à Genève ; le renard dans le poulailler… Gare aux poules et au coq !… Et puis, d’un autre côté, certaines pratiques se mêlent dans les cantons… Les ours ont l’air de vouloir descendre de la montagne… Malheureux berger !… Je ferai tout, s’écriait-il, pour la conservation de la juridiction de l'Eglise. » Il s’y mit en effet, et s’efforça d’abord d’apigeonnerk ses ouailles, c’est-à-dire de les attirer par de beaux discours. « Nous sommes bien joyeux d’entendre votre bon vouloir, leur écrivit-il ; et vous nous ferez gros plaisir en nous avertissant de tout ce qui est nécessaire pour le bien de notre chère cité… Vous, de votre côté, conduisez-vous en sorte que Dieu et le monde aient lieu de se contenter. » En 1525, comme en 1523, Dieu et le monde était la devise du prélatl.

k – Expression usitée à Genève et dans quelques provinces de Savoie. Apigeonner, faire sortir le pigeon en lui offrant du grain.

l – Lettre de La Baume, Archives de Genève sous le no 930. (Mém. d’Archéologie, II, p. 8, 9.)

Ces efforts ne pouvaient aboutir. La domination des évêques et princes, établis en divers pays de la chrétienté, avait été d’abord douce et paternelle, si on la comparait à celle de certains seigneurs laïques ; mais depuis assez longtemps, l’évêque n’avait plus rien de ce qui pouvait légitimer son autorité, et la puissance laïque, au contraire, avait gagné une grande influence dans le monde. En France, surtout depuis le treizième siècle, la royauté déployant un caractère de bienveillance, avait favorisé les progrès du peuple dans l’ordre matériel, intellectuel, moral même ; et si François Ier, malgré un caractère personnel peu estimable, a une place brillante dans l’histoire, c’est à cette qualité de la royauté française qu’il faut l’attribuer. Mais, presque tous les évêques-princes qui précédèrent à Genève la Réformation ne se soucièrent en rien des développements de la nation, si ce n’est pour les entraver. Jean de Savoie, Pierre de la Baume n’étaient que des clercs égoïstes, dissolus. Nulle auréole ne s’apercevait sur leur front ; aussi découvrirent-ils un jour qu’il n’y avait pas de terrain ferme sous leurs pieds. Les pouvoirs ecclésiastiques, même quand ils sont honnêtes, arrivent toujours au mépris des intérêts temporels de leurs sujets ; malheureusement l’intérêt spirituel ne touche guère des prélats ambitieux ; les âmes immortelles et les libertés terrestres de leurs ouailles trouvent également en eux des oppresseurs.

Le duc, qui connaissait mieux que personne l’affaiblissement de la puissance épiscopale (il y avait assez travaillé), sentait son ambition s’accroître, et résolut d’en finir. A cette fin il fera une démarche, qui en lui donnant ce que la Savoie ambitionnait depuis des siècles, le munira d’un titre propre à imposer silence aux plaintes du prélat, aux accusations des fugitifs, aux réclamations des Suisses. Il se décida à provoquer un conseil général, qui serait composé presque exclusivement de ses créatures, et dont il obtiendrait, soit par séduction, soit par un grand déploiement de forces, les hommages dus au souverain. Pour parvenir à son but, il commença par se relâcher un peu de sa conduite hautaine et de ses prétentions injustes ; il fit le bon prince. Le trésorier Boulet, première cause de toutes ces agitations, obligé de rendre ses comptes à l’hôtel de ville, fut condamné. Les citoyens mis en prison ou à l’amende, reçurent la promesse d’une amnistie prochaine ; et croyant avoir ainsi gagné les cœurs, Charles demanda que le peuple fût convoqué, afin que toute la communauté sût le bon vouloir qu'il avait pour elle. Les syndics et le vicaire de l’évêque, comprenant que l’heure fatale était arrivée, se refusèrent à cette demande. Ils n’étaient pas forts, mais un tremblement les saisit au moment solennel où ils virent Genève suspendu sur l’abîme. Le vicaire Gruet balbutia quelques excuses. « Il ne viendrait à ce conseil, dit-il, que gens de rien, des ferrailleurs… » C’était précisément ce que le duc voulait. Aussi ce prince, déjà maître de Genève, et qui prétendait que tout pliât sous son absolue volonté, ne permit pas à Gruet d’achever son discours et dit : « L’avis de mon conseil est que le peuple s’assemble demain, dimanche, à 8 heures du matin, dans le cloître de Saint-Pierre. Faites-le publier à son de trompe, et qu’on avertisse de porte en porte tous les chefs de maison. » Puis s’adressant au vicaire lui-même : « Vous y assisterez, lui dit-il, avec tout le conseil épiscopal. » Il annonça qu’il entrerait dans l’assemblée en se rendant à la messe, et qu’il dirait alors ce qui lui plairait ; puis que pendant l’office, le conseil préparerait sa réponse, et que le duc l’entendrait au retour. Aussitôt les ducaux coururent de rue en rue et de maison en maison, afin de réunir le ban et l’arrière-ban de leur parti pour l’assemblée convoquée au nom du prince, dont les sujets habitaient à Chambéry et à Turinm. Les hommes libres, encore nombreux dans Genève, s’abstinrent en général ; ils ne regardaient pas comme légitime un conseil assemblé par le duc.

m – Registres du Conseildu 9 novembre 1525. — Journal de Balard, p. 28. — Savyon, Annales, p. 127. — Besançon Hugues, par Galiffe fils, p.276.

Le lendemain, dimanche 10 décembre, la grosse cloche de la cathédrale ayant appelé les citoyens, des hommes dont les noms sont pour la plupart inconnus, se présentèrent pour former le conseil. L’important dans cette assemblée populaire, ce n’était pas le peuple, c’était le duc ; il parut entre neuf et dix heures, accompagné de l’évêque de Maurienne, du conseil épiscopal, du chancelier de Savoie, de tous ses chambellans, écuyers, officiers, et de plusieurs gentilshommes de ses États. Ce n’était pas assez de cette brillante escorte ; devant et derrière marchaient les archers de Savoie, qui portant leurs hallebardes d’un air menaçant, impatients de soumettre à leur prince ce peuple de bourgeois, donnaient à ce concours l’apparence d’une bataille plutôt que d’un conseil ; jamais rien de semblable ne s’était vu dans la ville. Charles, décidé à faire dans ce jour la conquête de Genève, monta fièrement à la place réservée au souverain ; ses courtisans se mirent à sa droite et à sa gauche, et ses soldats, se rangeant en cercle autour de l’assemblée, firent briller par-dessus les têtes, les fers longs, larges, pointus placés à l’extrémité de longues hampes, et qui semblaient menacer les citoyens. Le duc s’appuya sur le trône, couvert d’un riche tapis, et ordonna au chancelier d’exposer ses intentions souveraines. Celui-ci fit alors une profonde révérence et dit : « Il y a environ trois mois que Monseigneur le duc se préparait à repasser les monts, pour les affaires d’Italie, quand il apprit que quelques séditieux, retirés maintenant au pays des Ligues, semaient la dissension entre lui et l’évêque, entre Genève et les Suisses… Alors, Son Altesse, qui a toujours été pour cette ville un prince doux et bénin, la voyant menacée d’une affreuse misère, a abandonné ses propres intérêts, est accourue parmi vous, et n’a épargné ni travaux, ni dépenses pour vous rendre la paix. En retour de tant de bienfaits, ce prince magnanime ne vous demande qu’une chose… c’est que vous le reconnaissiez comme votre souverain protecteur. » La protection n’était évidemment qu’un voile qui cachait la domination et le despotisme ; aussi, les quelques bons citoyens qui étaient présents, étaient-ils consternés et muets. Il fallait se hâter, car le duc voulait éviter toute opposition. La lecture faite, le chancelier s’avança, et cria aussi haut qu’il le put (il avait la voix faible) : « Voulez-vous vivre sous l’obéissance de votre évêque et prince, et sous l'obéissance et protection de Monseigneur le duc ?… » On eût dû, selon la règle, aller aux voix ; mais les mamelouks impatients votèrent d’enthousiasme, et se mirent à crier de toutes leurs forces : « Oui ! oui ! » Le chancelier reprit : Monseigneur voyant la bonne amour que cette cité lui porte, abolit toutes les peines qu’elle a encourues, lève tous les séquestres, remet toutes les amendes, lesquelles montent à 22,000 écus, et pardonne à tous les rebelles, — sauf à ceux qui se sont retirés en Suisse. » Telles sont d’ordinaire les amnisties des tyrans ; ils en exemptent précisément ceux mêmes qu’elles devraient embrasser, et ils y mettent ceux qui n’en ont que faire. « Grand merci ! ré pondirent les mamelouks. — Mon chancelier, dit Charles au syndic Montyon, n’ayant pas été peut-être suffisamment entendu, veuillez répéter, seigneur syndic, ce qu’il a dit de ma part. » Alors Son Altesse, son chancelier, ses courtisans, ses gentilshommes et ses hallebardes se retirèrent, pour se rendre à la messe. Toute cette procession avait l’air d’un triomphe. Quant à ceux qui restaient, s’il y avait des âmes vénales qui levaient hardiment la tête, il y avait aussi des consciences inquiètes, qui la baissaientn.

n – Bonivard, Chroniq., Il, p. 424-427. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 318-323. — Journal de Balard, 28-30. — Manuscrit de Gautier. La conclusion de ce Conseil manque dans les Registres ; elle a été sans doute supprimée comme attentatoire aux libertés de Genève.

Les Genevois étant demeurés seuls, Montyon, partisan fanatique de la Savoie, monta sur un banc et répéta, mais non sans quelque embarras, le discours du chancelier. Les hallebardes étant parties, le consentement ne fut plus unanime. Il y avait pourtant encore dans Genève bien des esprits honnêtes qui tenaient aux anciennes institutions de l’État et avaient horreur d’une usurpation savoyarde. Quelques-uns, au moment où l’on allait jeter la liberté de leur patrie dans un gouffre, s’éprirent pour elle d’un dernier amour. « Ce discours est plein d’artifices, disaient-ils. » Plusieurs cependant accordèrent la protection ; mais ils ajoutèrent : Sauf l’autorité du prince-évêque et les libertés de la ville ! ce qui annulait le voteo.

o – Voir la note précédente.— Manuscrit de Roset, livre II, ch. 6.

Tel fut le Conseil des hallebardes. Il avait donné à Genève le duc de Savoie pour protecteur, et avait imposé aux citoyens l’obéissance envers ce prince. Une cour envahissante habile, puissante, comme l’était celle de Turin, pouvait facilement faire de cette concession, une souveraineté héréditaire. Mais une source de violence et de ruse provoque la résistance des esprits généreux. Après l’action du despotisme, devait commencer la réaction de la liberté ; l’arc tendu trop fort par le duc, allait se rompre dans ses mains.

En effet, le lendemain, Charles qui se croyait déjà prince de la ville, voulant commencer sa nouvelle carrière, fit demander que la ville lui remît la juridiction des causes criminelles ; on la lui refusa. Ce ne fut pas le seul échec ; le procureur fiscal ayant, par les ordres de Son Altesse, envoyé de maison en maison recueillir les voix contre l’alliance avec les Suisses, plusieurs refusèrent nettement la leur. En ce moment, le duc fut comme frappé. Il avait dans l’esprit des choses qui l’inquiétaient, qui le troublaient, qui lui donnaient de la défiance, du souci. Le peuple assemblé venait de lui prêter le serment d’obéissance… et à ses deux premières demandes (si légitimes, pensait-il), on lui répondait par un non ! Après avoir donné un exemple de son extrême violence, Charles en donna un de son extrême faiblesse. Il croyait Genève mort ; mais Genève même mort l’épouvantait. Il lui tenait le pied sur la gorge ; mais sous son pied, il sentait le cadavre se débattre. Il commençait à ne voir dans les mamelouks même que d’obstinés républicains qui défendaient sourdement leur indépendance. La tête lui tourna ; le cœur lui manqua. Le trait essentiel de son caractère était, on se le rappelle, de tout commencer et de ne jamais rien finir. Cette union de violence et de sottise, dont quelques empereurs romains ont donné l’exemple, se retrouvait dans Charles. Au moment où ayant obtenu une importante victoire, il était si nécessaire qu’il restât sur le champ de bataille pour en profiter, il tourna le dos, s’enfuit, et retourna précipitamment en Piémont. On a prétendu que Béatrice l’avait rappelé. « Vénus surmonta Pallas ! » dit Bonivard. Le prieur de Saint-Victor est toujours un peu malin. Mais si (ce qui est possible) ce fut le désir d’aller faire la cour à la duchesse qui porta Charles III à laisser tomber de ses mains cette ville de Genève, que la maison de Savoie convoitait depuis des siècles, c’est là certes une preuve que s’il était assez violent pour la prendre, il était trop imbécile pour la garder. Quoi qu’il en soit, le 12 décembre 1525, le duc quitta la ville, et dès ce jour, ni lui, ni ses successeurs n’y devaient jamais rentrer. Si Charles fût resté, s’il eût suivi les conseils de ses ministres, il eût probablement établi son pouvoir, et lié Genève à Rome. Le triomphe de la puissance savoyarde aux extrémités du Léman aurait eu de graves conséquences. Mais la victoire qu’il allait remporter, qu’il avait même gagnée… lui échappa par son lâche abandon et lui échappa pour toujoursp.

p – Registres du Conseil, décembre 1525. — Journal de Balard, p. — Manuscrit de Gautier, etc.

Ce n’était pas ce que pensaient le syndic Montyon et les cinquante mamelouks les plus serviles. Fiers de l’arrêté du conseil des hallebardes, ils résolurent de le communiquer aux Suisses. Le chevaucheur, chargé du message, partit, et étant arrivé à Fribourg, il remit ses lettres à l’avoyer. « Les fugitifs vous trompent, y était-il dit ; la communauté tout entière veut vivre sous la protection de notre très redouté seigneur, le duc de Savoie. » Cette accusation rendit aux huguenots toute leur énergie. Les mamelouks les appelaient des menteurs !… Dès ce moment, ils ne redoutent plus ni la prison, ni le glaive. Qu’on les jette dans le château de l’Ile, dans le château de Bonne ou ailleurs, n’importe ! Ils sont prêts à s’exposer aux coups de l’ennemi. Donnez-nous un commissaire, dirent deux ou trois d’entre eux ; qu’il vienne avec nous à Genève, et il vous apprendra qui de nous ou des mamelouks vous a menti. » Jean Lullin et deux ou trois de ses amis partirent sans sauf-conduit, accompagnés du notaire fribourgeois de Sergine, et décidés à prouver que Genève voulait être libre. La nouvelle si inattendue de l’arrivée de Lullin s’étant répandue dans Genève, un grand nombre de citoyens entourèrent aussitôt le hardi et imprudent huguenot, le considérèrent avec attendrissement, et lui demandèrent à l’envi des nouvelles des forensifs. C’étaient des pères, des frères, des fils, des amis qui venaient avec une grande anxiété d’esprit réclamer des nouvelles de ceux qu’ils aimaient le plus. « Hélas ! dit Lullin, comment vous décrire leur misère et leur tristesse !… » Il les montra exilés, remplis de craintes pour leur patrie, méprisés des uns, rudoyés par les autres, dénués, « réduits au fumier de Job, » obligés, pour entretenir leurs familles, de recevoir l’aumône de ceux des étrangers qui avaient compassion de leur misère. Mais ici le généreux huguenot, dont le cœur était agité, navré, gros de soupirs et plein d’amertume, ne put se contenir. « C’est vous, s’écria-t-il, qui augmentez notre douleur, oui, vous-mêmes. » Il se plaignit avec indignation de ce que les Genevois demeurés dans Genève désavouaient ceux qui l’avaient quitté pour sauver son indépendance, et les faisaient passer pour des menteurs. Il leur demanda comment il se faisait que le prince étranger s’étant enfui au delà de ses Alpes, Genève ne sût pas ressaisir la liberté qu’il lui avait enlevée. Est-ce ainsi que les citoyens gardent les droits antiques reçus de leurs pères ? Ces discours émus, la vue de celui qui les prononçait et des deux ou trois fugitifs qui l’entouraient, de leur pauvreté, de leur infortune, de leur patriotisme, de leur héroïque courage, remuèrent les citoyens. En vain les agents savoyards, Balleyson, Saleneuve et leurs soldats étaient-ils encore dans les murs, Genève assoupi se réveilla. « Fribourg veut connaître l’état réel de cette cité, dirent quelques patriotes à Sergine ; eh bien, accompagnez-nous devant le conseil ; venez et voyez vous-même. » Les hommes les plus énergiques étaient en Suisse ; mais on voyait sortir peu à peu du silence auquel ils s’étaient réduits, tous ceux qui dans Genève aimaient encore la liberté. Ils s’encourageaient l’un l’autre à une démonstration imposante. Bientôt eut lieu la justification des forensifs, et elle se fit avec tout l’éclat qu’un peuple simple pouvait lui donnerq

q – Manuscrit de Gautier. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 333. — Spon, Hist. de Genève, II, p. 385.

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