(Début Novembre 1535 à fin Janvier 1536)
Genève cerné – Combat et prière – Le secours vient de la France – Genève bat monnaie – Berne va plaider pour Genève dans Aoste – Conférence à la cité d’Aoste – Les Genevois refusent une trêve – Succès de De la Maisonneuve à Berne – Les auxiliaires français battus dans le Jura – Exhortation de Farel au conseil – François Ier veut devenir protecteur de Genève – Attaque du 3 janvier – Défense héroïque de la tour de Notre-Dame – Quel est le vrai remède – La guerre de Cologny
Un revers n’est pas toujours un mal ; il peut quelquefois procurer un succès décisif. Il y avait peu de troupes régulières parmi celles qui avaient été battues à Gingins ; cette défaite était une leçon dont le duc de Savoie pouvait profiter. Il résolut en effet de prendre ses avantages, de mettre en campagne des troupes aguerries, de placer à leur tête un général distingué, et d’écraser ainsi cette cité rebelle qui prétendait établir une religion inconnue à Rome. Mais comme ces troupes n’étaient pas encore prêtes, Charles III ordonna aux seigneurs de la grande vallée du Léman de requérir de leurs vassaux le service militaire qui leur était dû. Les gentilshommes de ces contrées étaient persuadés qu’ils viendraient facilement à bout de Genève, si les Suisses ne venaient pas à son aide. Comme il n’en était pas question, la haine que l’on portait à cette ville, et l’espoir de s’enrichir de ses dépouilles, fit accourir en grand nombre les hommes liges, sous les étendards de leurs chefs. Dès la fin d’octobre le sire de Lullin se mit en mesure de bloquer Genève. Mangerot, baron de La Sarraz, homme prompt, violent, opiniâtre, plein de mépris pour la réformation de l’Église et la liberté des bourgeois, se trouva bientôt placé à la tête de l’attaque. Le 1er novembre, ces bandes armées occupèrent des villages ou de petites villes qui formaient comme un cercle autour de la cité, et se mirent à piller, à brûler, à tuer ceux qui tombaient entre leurs mains. La famine, le froid, fort rigoureux cette année, désolèrent bientôt la ville. Les églises se remplissaient de femmes, d’enfants, de vieillards, et même d’hommes en armes. « Il n’y a autre recours et refuge qu’à Dieu seul, » disait Farel du haut de la chaire, et quelques voix répondaient du milieu du peuple : « C’est en lui seul que nous nous confions ! » Si l’on entendait un coup d’arquebuse, des cris ou le tambour, les hommes sortaient aussitôt, mais « sans bruit, ni trouble ; personne ne se mouvait du sermon, » et le service n’était pas interrompu. Tandis que les décharges se succédaient au dehors, ceux qui étaient restés dans le temple criaient à Dieu que « ce n’était pas de la valeur des hommes qu’ils attendaient la délivrance, mais de sa grande fidélité. » Une nuit, les Genevois réveillés en sursaut, s’étant levés précipitamment, virent la ville entourée de feux allumés par les hommes d’armes de Savoie, dans le but d’éclairer l’attaque, et entendirent les cloches des couvents ou chapelles d’alentour, qui sonnaient à toute volée pour augmenter l’effroi. On se battit vaillamment, et l’ennemi fut encore une fois repousséa.
a – Registres du Conseil des 9 et 12 novembre 1535. — Froment, Gestes de Genève, p. 179 à 18.
Cependant la ville restait bloquée et l’on ne savait plus d’où arriverait le secours. Un jour, un messager, venant de France, parvint à se glisser à travers les troupes qui entouraient Genève ; il était porteur d’une lettre, conçue en ces termes :
Vos recevrez certainement charge de mullets, de bonne et mettable marchandise, et seront là un de ces jours.
Pierre Croquet.
La lettre fut remise à Maigrot le Magnifique : « Bon ! dit-il, le salut nous vient du côté de la France ! »
Il s’opérait alors dans la politique des grandes nations de l’Europe, certaines évolutions qui pouvaient favoriser la délivrance de Genève. « Si vous voulez Milan, prenez Turin, » avait dit le rusé Clément VII au roi de France. Le dernier duc de Milan, Sforze, étant mort, François Ier devait donc, pour suivre ce conseil du pontife, chercher un prétexte quelconque de déclarer la guerre à son oncle, le duc de Savoie. Il y en avait un qui se présentait tout naturellement. « Charles III opprime Genève, disaient quelques-uns. Que la France s’oppose à ce qu’il s’en empare, et la guerre sera ainsi engagée. » François Ier, alors à Lyon, et en négociation avec Charles-Quint, comprit qu’il ne pouvait secourir ouvertement Genève, mais il permit à un gentilhomme français, le sieur de Vérey, de recruter comme chef de bande, une troupe de volontaires. Des hommes épris des nouvelles libertés, surtout des imprimeurs, se rangèrent avec enthousiasme sous ses drapeaux. Les imprimeurs remarquaient que la Réformation produisait à la fois des auteurs qui écrivaient pour le peuple, et un peuple qui lisait avec avidité leurs écrits ; aussi étaient-ils prêts à se battre pour elle. François Ier ne se contenta même pas de laisser faire, il donna à de Vérey la compagnie de Jean Paoli, fils du vieux chef des bandes romaines, le sieur de Céri, composée « de belle cavalerie et de vaillants personnagesb. »
b – Registres du Conseil du 11 décembre. — Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 40. — Froment, Gestes de Genève, p. 187 à 191.
En attendant la ville était ruinée. Il n’y avait plus d’argent pour payer les hommes de guerre. Que faire ? On trouva dans plusieurs anciennes maisons des pièces genevoises, ayant pour symbole le soleil avec cette devise : Post tenebras spero lucemc. Ces pièces prouvaient que la ville de Genève avait eu le droit de battre monnaie, droit dont les princes-évêques l’avaient privée. Claude Savoye reçut charge de faire du nouveau billon. Aussitôt on lui apporta des croix d’argent, des calices, des patènes et autres ustensiles sacrés. Il fit frapper des pièces, portant d’un côté la clef et l’aigle, armes de Genève, avec cette légende : Deus noster pugnat pro nobis, 1535. « Notre Dieu combat pour nous, » et de l’autre côté : Geneva civitas. — L’année suivante on fit un autre coin qui, outre la devise ordinaire : Post tenebras lucem, portait ces paroles d’Ésaïe et de saint Paul : Mihi sese flectet omne genu. « Tout genou fléchira devant moi, » le monogramme de Jésus, I. H. S., se trouvait au centre. Genève ne croyait pas seulement à sa victoire, mais à celle de Dieu, dont la gloire, pour lors cachée, serait magnifiée parmi toutes les nations.
c – Tiré de Job 17.12 (Vulgate).
Tandis que François Ier secourait sous mains Genève, la puissante république de Berne négociait en sa faveur. Quelques-uns de ses hommes d’État traversaient alors le Saint-Bernard pour se rendre à la cité d’Aoste, où le duc de Savoie devait les rencontrer. Le réformateur Berthold Haller et les autres pasteurs bernois, s’étaient rendus en corps auprès du conseil et l’avaient conjuré de faire pour la délivrance de Genève un appel au peuple. « Il est prêt, avaient-ils dit, à donner ses biens et sa vie pour maintenir la Réformation dans cette ville. » Les seigneurs de Berne voulant faire au moins quelque démarche, et envoyant alors une députation au duc, avaient chargé le général François Nægueli, qui en était le chef, de soutenir la cause de Genève. Fils de l’un des chefs les plus distingués des bandes suisses, François avait grandi dans les camps, et fait comme Wildermuth ses premières armes en 1511 dans les guerres d’Italie. « Il était homme à vingt ans, » disait-on. Ses traits brunis de bonne heure par le soleil du Midi, offraient un mélange d’énergie, de finesse, d’antique grandeur, et la piété chrétienne qui l’animait, leur donnait beaucoup de charmesd. P. d’Erlach, Rodolphe de Diesbach et le chancelier P. Zyro l’accompagnaient. Franchissant avec peine les montagnes (on était dans la seconde moitié de novembre), et bravant le froid, la pluie, la neigee, les ambassadeurs arrivèrent enfin à la cité d’Aoste. Le duc n’y était pas ; on les pria de pousser jusqu’à Turin ; mais les seigneurs de Berne répondirent qu’ils attendraient le duc au pied des glaciers. Les Bernois et les gens de leur suite profitèrent de ce délai pour entrer en conversation avec les habitants d’Aoste, et leur parlèrent sans crainte de la sainte Écriture et des usurpations de l’évêque romain.
d – Dictionnaire de Leu. Journal de Nægueli. Vulliemin, Continuation de Muller.
e – « Bey kalter Winterzeit, in Schnee und Regen. » (Stettler, Chronik, p. 72.)
Enfin, Charles arriva, et la conférence commença. « Avant tout, dirent les Bernois, nous demandons que vous laissiez aux citoyens de Genève la liberté d’obéir à la Parole de Dieu et comme autorité souveraine de la foi. » Charles III, entouré des serviteurs de Rome et pressé surtout par l’évêque d’Aoste, Gazzini, déclara ne pouvoir accorder cette demande, sans le consentement de l’Empereur, la licence du pape et la sentence d’un concile général… « Je vous demande de nouveau, dit Nægueli, de laisser les Genevois libres de professer leur foi. — Leur foi, qu’est-ce que leur foi ? dit le duc. — Il y a, je pense, répondit Nægueli, assez de Bibles en Savoie ; lisez-les, et vous y trouverez notre foi. » — Le duc demanda une trêve de cinq ou six mois pour s’entendre sur ce point avec l’Empereur et le pape. Les ambassadeurs, traversant de nouveau les neiges de ces monts élevés, vinrent à Berne faire leur rapportf.
f – Stettler, Chronik, p. 73. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 46.
Pendant ce temps les troupes savoyardes s’étaient serrées autour de Genève, et le 7 décembre elles avaient attaqué la ville. Rodolphe Nægueli, frère du général, communiqua au conseil l’offre faite par Charles III, d’une trêve de cinq mois. Mais les Genevois répondirent : « Comment le duc tiendrait-il une trêve de cinq mois, quand il n’en tient pas une de vingt jours ? Il nous la propose pour nous faire mourir de faim. Nous ne négocierons plus avec lui qu’à la pointe de l’épée. Tous délais nous sont guerre. Donnez-nous votre secours, honorés seigneurs ! Ce n’est pas seulement au nom de nos alliances, que nous vous le demandons, mais au nom de l’amour que vous devez à de pauvres frères en Jésus-Christ. Quoi qu’il en soit, le moment est venu, et notre Dieu combattra pour nous. » Le héraut publia dans la ville que tout citoyen devait préparer ses armes et se rendre près de son capitaineg.
g – Registres du Conseil des 8 et 10 décembre. — Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 49 à 51.—Collection Galiffe dans Roget.—Stettler, Chronik, p. 73.
En même temps, Baudichon de la Maisonneuve, alors en Suisse, mettait toute son énergie à exciter la sympathie du peuple en faveur de Genève. A Berne il cherchait son appui dans la bourgeoisie, parmi ceux qui aimaient l’Évangile et la liberté, persuadé qu’ils entraîneraient les magistrats. Il était infatigable et plaidait la cause de sa patrie, dans les maisons, dans les cercles, dans les conseils. On eût dit qu’il voulait réparer la faute qu’il avait commise en se laissant jouer à Coppet par les hommes d’État savoyards. Le gouverneur de Lullin, apprenant ces efforts du citoyen de Genève, ordonna qu’on le saisit, quand il traverserait le pays de Vaud pour retourner chez lui. De la Maisonneuve était dans la joie, car il réussissait dans ses efforts ; la bonne cause prenait peu à peu le dessus dans Berne ; mais une chose l’affligeait : il n’apprenait rien de Genève et ne pouvait s’y rendre pour entretenir ses concitoyens de ses grandes espérances : « Oncques de vous, écrivait-il le 9 décembre au conseil de Genève, n’ai eu nouvelles ; pas plus que si j’étais un Juif ou un Sarrasin. Si je pouvais passer, je ne demeurerais pas par deçà ; mais je suis averti que de tous côtés je suis veillé, comme le chat veille la rate. Sachez a que ceux de Bâle et autres cantons qui sont à l’Évangile veulent s’employer de tout leur pouvoir à nous maintenir. Vous verrez merveilles en bref, et comme Dieu besognerah. »
h – Collection Galiffe dans Roget, les Suisses et Genève.
Cependant les rigueurs de la saison étaient devenues excessives ; les seigneurs qui entouraient Genève, les de Montfort, les de Gingins, les de Burchiez, et d’autres résolurent de prendre leurs quartiers d’hiver avec leurs gens. En vain le sire Mangerot de La Sarraz les conjurait-il de rester. « Nous sommes contraints de retourner, » disaient-ils. Les Genevois commencèrent à respirer. Leurs ennemis s’en allaient, et le réfugié Maigrot ne cessait de leur dire que leurs amis de France allaient arriver en nombre et pleins de courage. Les Genevois commençaient ainsi à discerner quelque lueur au milieu des ténèbres qui les enveloppaient.
En effet, le seigneur de Montbel de Vérey, ses sept cents fantassins et ses quatre cents cavaliers envoyés secrètement par le roi de France, au secours de Genève, dans un but personnel, étaient arrivés dans la vallée de Saint-Claude. On était au milieu de décembre. L’intrépide Mangerot, indigné de la lâcheté de ses alliés, était demeuré seul à son poste ; et c’était surtout pour s’opposer aux Français qu’il l’avait fait. Il prit quatre cents hommes avec lui, gravit la montagne, et trouva dans les hautes vallées dix ou vingt pieds de neige. Les cavaliers italiens de Vérey ne pouvaient avancer, et ses fantassins étaient presque gelés. Tout à coup, au détour d’un chemin, une décharge de mousqueterie porte la terreur et le désordre dans cette troupe démoralisée. L’intrépide de Vérey, entouré de sept cavaliers, passe à travers l’ennemi, et le 14 décembre, huit hommes, seuls débris de près de douze cents, arrivent aux portes de Genèvei.
i – Stettler, Chronik, p. 73. — Froment, Gestes de Genève, p. 201.— Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 52. —Mémoires de Pierre-Fleur, p. 118.
Le député de Berne, Nægueli, comprenant toute la gravité des circonstances, partit le même jour. On apprit bientôt avec douleur que tous les hommes d’armes du sieur de Vérey avaient été ou exterminés ou dispersés dans les neiges et les bois de la montagne ; en même temps de La Sarraz, fier de sa victoire, entourait de nouveau la ville et jurait qu’il allait mettre fin à son indépendance et à son hérésie. L’avenir de Genève était sombre, et quelques-uns demandaient si c’était ainsi que Dieu sauvait ceux qui se rangent du côté de sa Parole. Le 17 décembre, au moment où l’effrayante nouvelle arriva, Guillaume Farel se rendit au conseil et dit : « très honorés seigneurs ; la première chose, c’est que vous vous convertissiez tous à Dieu et que vous fassiez en sorte que tout le peuple renonce au mal et entende la Parole du Seigneur. C’est parce que Dieu sait qu’il ne lui sert de rien d’allécher par douceur ceux qui dorment, qu’il vous frappe maintenant à grands coups de marteau, afin de vous réveiller. » Cette « sainte exhortation » fit une profonde impression sur le conseil, et le même jour les officiers de l’État publièrent dans la ville que « tous vinssent le lendemain et autres jours au temple de Saint-Pierre, pour invoquer le secours de Dieu. » Dès le lendemain les Genevois, réunis devant le très Haut, crièrent à lui par la voix de ses serviteursj. »
j – Registres du Conseil du 17 décembre 1535. — Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 53.
Un plus grand péril menaçait Genève. Le Français de Vérey, quoique battu, ne voulait pas moins parvenir au but pour lequel il avait été envoyé. Il avait avec les Genevois des manières engageantes. « Le roi de France, disait-il, prend voire affaire à a cœur ; il enverra pour vous sauver une plus forte troupe, car il aime Genève d’un amour immensek. Cependant, Messieurs, pour qu’il ait l’occasion de chasser votre ennemi, il serait bon que vous lui accordassiez… quelque prééminence en votre ville. Le roi ne vous demande rien que d’être appelé Protecteur de vos libertés… Il veut vous aider à être fortsl. » Le conseil rumina, discuta, calcula bien toutes ces chosesm. D’un côté il ne voulait pas de la protection de la France, et de l’autre il sentait le besoin de son secours. Il louvoya. « Chassez d’abord nos ennemis, dit-il, et nous verrons ensuite à témoigner notre respect au roi. — Nous avions cru vous trouver de meilleure volonté, » dit de Vérey, qui ne se contentait pas de respect pour son maître. Pensez-y, Messieurs, pensez-y. » Il s’en alla fort mécontent. Mais les citoyens se prononcèrent plus franchement que le conseil. Un roi despote, quelle protection pour leur liberté ! Un roi qui pend et brûle les chrétiens évangéliques, quelle protection pour leur foi ! De hardis tribuns, les frères Bernard surtout, s’élevèrent et demandèrent que si la patrie devait périr, elle périt libre. Écrivons au roi, dit alors le conseil, que les Genevois lui offrent leurs humbles services, « mais sans aucune sujétion. » La petite ville, sur les bords de l’abîme, repoussait la main du monarque puissant qui s’offrait seule alors pour la sauver. Ce sont de tels sacrifices qui attirent les délivrances de Dieu. Six jours après, le 23 décembre, le duc de Savoie ordonna aux commandants de ses troupes, en deçà des monts de faire devoir. » Il fut décidé dans Genève qu’en cas d’assaut, tous les citoyens, et même les vieillards, les femmes et les enfants se porteraient à la muraille.
k – « Fortiorem bendam… Genevam ingenti amore prosequitur. » (Registres du Conseil du 17 décembre 1535.)
l – Ibid. — Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 53.
m – Omnibus bene ruminatis, discussis et calculatis, fuit solutum respondendi. » (Registres du Conseil du 17 décembre.)
L’année 1536 s’ouvrit, et le 3 janvier, les garnisons savoyardes de Lancy, Confignon, Saconnex de là d’Arve et Plan-les-Ouates, châteaux situés entre le Rhône et l’Arve, ainsi que celles de Gaillard et Jussy, places fortes entre l’Arve et le lac, s’avancèrent en même temps contre la ville. A la tête de la dernière troupe était Amblard de Gruyère, fervent catholique, féodal passionné, qui résolut de s’emparer d’abord de l’église de Notre-Dame de Grâce sur l’Arve, et d’acquérir ainsi une position importante, à quelques minutes de la ville et du territoire savoyard. Pierre Jessé et trois autres vaillants huguenots se jetèrent dans la tour. Amblard s’avança, et se tenant au pied de la muraille, cria : « Rends-toi ! foi de gentilhomme, je te prendrai à merci. » Jessé répondit : « Je me rendrai plutôt à vos porchers, car vos gentilshommes n’ont point de foi. » Alors Amblard de Gruyère ouvrit un feu nourri contre ses adversaires. Ceux-ci n’étaient point effrayés ; ils étaient fermes et croyaient comme Farel qu’armé de la force divine on est équipé de pied en cap. Ils jetaient de grosses pierres sur les assaillants, du haut de la tour ; ils tiraient des coups d’arquebuse et tuèrent ainsi plusieurs ennemis. Amblard ordonna l’assaut, enfonça la porte de fer qui fermait l’escalier, et s’y précipita l’épée à la main ; mais au moment où il atteignait la porte qui débouchait dans le clocher, une balle le renversa sur ceux de ses gens qui le suivaient. Quoique des renforts vinssent file à file au secours des assaillants, ceux-ci quand ils virent leur capitaine tué, eurent grande frayeur et crainten. Durant toute la nuit, les quatre huguenots firent signes de feu à ceux de la ville, pour leur faire savoir qu’ils tiendraient jusqu’à la mort. Cependant les Savoyards ne lâchaient pas prise. Montant l’étroit escalier avec des flambeaux, ils les approchèrent du plancher de la tour, sous les pieds des quatre huguenots ; bientôt les flammes s’élevèrent. Les Savoyards, pensant que les Genevois allaient être dévorés par elles, se retirèrent en emportant le corps de leur capitaine et de leurs autres morts. » Les quatre huguenots, sentant déjà le feu, se précipitèrent dans l’escalier à travers les flammes, et furent sauvés, n’ayant de brûlé que la barbeo. Jessé fut nommé plus tard membre du conseil.
n – Froment, Gestes de Genève, p. 184, 185.
o – Ibid.
Toutefois si une attaque échouait, il s’en préparait plusieurs autres ; de nouvelles troupes se dirigeaient contre la ville. Le conseil délibérait sur ce qu’il y avait à faire. Deux moyens furent proposés. Farel demanda pour sauver la cité, que tous se confiassent en Dieu ; que de tous les cœurs s’élevassent des prières communes pour la paix et l’unité, non seulement de Genève, mais de la chrétienté tout entièrep. Balard proposa un autre remède. « Que la messe, dit-il, soit de nouveau publiquement célébrée. La messe est une expiation qui nous rendra Dieu propice. — La messe ne vaut rien ! s’écria un huguenot. — S’il en est ainsi, reprit le catholique, la mort et la passion de Jésus-Christ ne valent rien ! » A ces mots, une vive émotion se manifeste dans l’assemblée : « Blasphème ! s’écria-t-on, Balard a blasphémé ! Il est un hérétique… Ceux qui établissent le sacrifice de l’hostie, abolissent le sacrifice de Jésus-Christ ! » Le conseil mit fin à la discussion en décrétant que les prêtres montrent que les prédicateurs disent mal, — ou qu’ils viennent au prêche pour se convaincre qu’ils disent bienq. »
p – « Farellus exhortavit eos de uniendo populum, et fidendo in Deum, etc. » (Registres du Conseil du 10 janvier 1536.)
q – Ibid.
Le 12 janvier, les portes de la ville furent murées ; les ouvertures qui se trouvaient dans les murailles furent bouchées, et les hommes d’armes se tinrent prêts. Trois corps d’armées s’avançaient ; l’un entre lac et Arve, l’autre entre Arve et Rhône, le troisième entre Rhône et lac. Vers dix heures de la nuit des cris d’alarme se firent entendre du haut des murailles ; les Savoyards y appliquaient leurs échelles du côté du midi ; et le baron de La Sarraz et sa troupe, étaient déjà dans les fossés du côté du nord-ouest. Les Genevois se portèrent courageusement à la défense et renversèrent échelles et soldats. Le lendemain, le conseil ému, fit inscrire dans le registre de ses séances : Ils nous ont assaillis vigoureusement ; mais Dieu, à qui en est tout honneur, les a repoussésr. Dès lors, les Savoisiens a toujours plus enflambés, ne manquaient presque toutes les nuits de bailler l’assauts. » Ils voulurent faire davantage.
r – Registres du Conseil du 13 janvier 1536. — Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 56.
s – Froment, Gestes de Genève, p. 186, 187.
Le 24 janvier, les garnisons de Jussy et de Gaillard comptant six à huit cents hommes, dont cent cavaliers auxquels se joignirent un grand nombre de paysans, prirent position entre Chêne et Cologny, un peu plus haut que le ravin de Frontenex. Cent hommes de pied et quarante cavaliers sortirent de Genève, et un grand nombre de jeunes garçons, de quatorze à seize ans, se joignirent à eux. La petite troupe fondit sur la grande, et bientôt la vaste plaine, qui s’étend de Frontenex à Ambilly, fut couverte de fuyards et de morts. Il y avait deux cents cadavres. Les vainqueurs rentrèrent en triomphe de la guerre de Cologny, au milieu de la population accourue à leur rencontret, et qui poussait des cris de joie.
t – Registres du Conseil du 24 janvier 1536. —Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 57. — Froment, Gestes de Genève, p. 204 à 206.
Mais si le petit peuple de Genève repoussait les petites armées, comment résisterait-il quand viendrait la grande ?