L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français
25 Du fervent amendement de toute la vie
De ton zèle envers Dieu bannis la nonchalance ; Porte un amour actif dans un cœur enflammé ; Souviens-toi que le cloître où tu t’es enfermé Veut de l’intérieur et de la vigilance ; Demande souvent compte au secret de ton cœur Du dessein qui t’en fit épouser la rigueur, Et renoncer au siècle, à sa pompe, à ses charmes ; N’était-ce pas pour vivre à Dieu seul attaché, Pour embrasser la croix, pour la baigner de larmes, Et t’épurer l’esprit dans l’horreur du péché ?
Montre en ce grand dessein une ferveur constante, Et pour un saint progrès rends ce cœur tout de feu ; Ta récompense est proche, elle est grande, et dans peu Son excès surprenant passera ton attente. A tes moindres souhaits tu verras lors s’offrir, Non plus de quoi trembler, non plus de quoi souffrir, Mais du solide bien l’heureuse plénitude ; Tes yeux admireront son immense valeur ; Tu l’obtiendras sans peine et sans inquiétude, Et la posséderas sans crainte et sans douleur.
Ne dors pas cependant, prends courage, et l’emploie Aux précieux effets d’un vertueux propos. D’une heure de travail doit naître un long repos, D’un moment de souffrance une éternelle joie. C’est Dieu qui te promet cette félicité : Si tu sais le servir avec fidélité, Il sera, comme toi, fidèle en ses promesses ; Sa main quand tu combats cherche à te couronner, Et sa profusion, égale à ses richesses, Ne voit tous ses trésors que pour te les donner.
Conçois, il t’en avoue, une haute espérance De remporter la palme en combattant sous lui : Espère un plein triomphe avec un tel appui : Mais garde-toi d’en prendre une entière assurance. Les philtres dangereux de cette illusion Charment si puissamment, que dans l’occasion Nous laissons de nos mains échapper la victoire ; Et quand le souvenir d’avoir le mieux vécu Relâche la ferveur à quelque vaine gloire, Qui s’assure de vaincre est aisément vaincu.
Un jour, un grand dévot dont l’âme, encor que sainte, Flottait dans une longue et triste anxiété, Et tournait sans repos son instabilité, Tantôt vers l’espérance, et tantôt vers la crainte, Accablé sous le poids de cet ennui mortel, Prosterné dans l’église au-devant d’un autel, Roulait cette inquiète et timide pensée : « O Dieu ! si je savais, disait-il en son cœur, Qu’enfin ma lâcheté par mes pleurs effacée, De bien persévérer me laissât la vigueur ! »
Une céleste voix de lui seul entendue A sa douleur secrète aussitôt répondit, Et par un doux oracle à l’instant lui rendit Le calme qui manquait à son âme éperdue : « Eh bien ! que ferais-tu ? dit cette aimable voix. Montre la même ardeur que si tu le savais, Et fais dès maintenant ce que tu voudrais faire ; Commence, continue, et ne perds point de temps, Applique tous tes soins à m’aimer, à me plaire, Et demeure assuré de ce que tu prétends. »
Ainsi Dieu conforta cette âme désolée. Cette âme en crut ainsi la divine bonté, Et soudain vit céder à la tranquillité Les agitations qui l’avaient ébranlée ; Un parfait abandon au souverain vouloir Dans l’avenir obscur ne chercha plus à voir Que les moyens de plaire à l’auteur de sa joie ; Un bon commencement fit son ambition, Et son unique soin fut de prendre la voie Qui pût conduire l’œuvre à sa perfection.
Espère, espère en Dieu, fais du bien sur la terre, Tu recevras du ciel l’abondance des biens ; C’est par là que David t’enseigne les moyens De te rendre vainqueur en cette rude guerre. Une chose, il est vrai, fait souvent balancer, Attiédit en plusieurs l’ardeur de s’avancer, Et dès le premier pas les retire en arrière : C’est que le cœur, sensible encor aux voluptés, Ne s’ouvre qu’en tremblant cette rude carrière, Tant il conçoit d’horreur de ses difficultés.
L’objet de cette horreur te doit servir d’amorce, La grandeur des travaux ennoblit le combat, Et la gloire de vaincre a d’autant plus d’éclat Que pour y parvenir on fait voir plus de force. L’homme qui porte en soi son plus grand ennemi, Plus, à se bien haïr saintement affermi, Il trouve en l’amour-propre une âpre résistance, Plus il a de mérite à se dompter partout ; Et la grâce, que Dieu mesure à sa constance, D’autant plus dignement l’en fait venir à bout.
Tous n’ont pas toutefois mêmes efforts à faire, Comme ils n’ont pas en eux à vaincre également, Et la diversité de leur tempérament Leur donne un plus puissant ou plus faible adversaire ; Mais un esprit ardent aux saintes fonctions, Quoiqu’il ait à forcer beaucoup de passions, Tout chargé d’ennemis, fera plus de miracles Qu’un naturel bénin, doux, facile, arrêté, Qui, ne ressentant point en soi de grands obstacles, S’enveloppe et s’endort dans sa tranquillité.
Agis donc fortement, et fais-toi violence Pour te soustraire au mal où tu te vois pencher, Examine quel bien tu dois le plus chercher, Et porte-s-y soudain toute ta vigilance : Mais ne crois pas en toi le voir jamais assez ; Tes sens à te flatter toujours intéressés T’en pourraient souvent faire une fausse peinture ; Porte les yeux plus loin, et regarde en autrui Tout ce qui t’y déplaît, tout ce qu’on y censure, Et déracine en toi ce qui te choque en lui.
Dans ce miroir fidèle exactement contemple Ce que sont en effet et ce mal et ce bien ; Et, les considérant d’un œil vraiment chrétien, Fais ton profit du bon et du mauvais exemple ; Que l’un allume en toi l’ardeur de l’imiter, Que l’autre excite en toi les soins de l’éviter, Ou, si tu l’as suivi, d’en effacer la tache ; Sers toi-même d’exemple, et t’en fais une loi, Puisque ainsi que ton œil sur les autres s’attache, Les autres à leur tour attachent l’œil sur toi.
Oh ! qu’il est doux de voir une ferveur divine Dans les religieux nourrir la sainteté ! Qu’on admire avec joie en eux la fermeté Et de l’obéissance et de la discipline ! Qu’il est dur au contraire et scandaleux d’en voir S’égarer chaque jour du cloître et du devoir, Divaguer en désordre, et s’empresser d’affaires, Désavouer l’habit par l’inclination, Et pour des embarras un peu trop volontaires Négliger les emplois de leur vocation !
Souviens-toi de tes vœux, et pense à quoi t’engage Ce vertueux projet dont ton âme a fait choix ; Mets-toi devant les yeux un Jésus-Christ en croix, Et jusques en ton cœur fais-en passer l’image : A l’aspect amoureux de ce mourant Sauveur Combien dois-tu rougir de ton peu de ferveur, Et du peu de rapport de ta vie à sa vie ! Et quand il te dira : « Je t’appelais aux cieux, Je t’ai mis en la voie, et tu l’as mal suivie, » Combien doivent couler de larmes de tes yeux !
Oh ! qu’un religieux heureusement s’exerce Sur cette illustre vie et cette indigne mort ! Que tout ce qui peut faire ici-bas un doux sort Se trouve abondamment dans ce divin commerce ! Qu’avec peu de raison il chercherait ailleurs Des secours plus puissants, ou des emplois meilleurs ! Qu’avec pleine clarté la grâce l’illumine ! Que son intérieur en est fortifié, Et se fait promptement une haute doctrine Quand il grave en son cœur un Dieu crucifié !
Sa paix est toujours ferme, et, quoi qu’on lui commande, Il s’y porte avec joie et court avec chaleur : Mais le tiède, au contraire, a douleur sur douleur, Et voit fondre sur lui tout ce qu’il appréhende ; L’angoisse, le chagrin, les contrariétés, Dans son cœur inquiet tombant de tous côtés, Lui donnent les ennuis et le trouble en partage : Il demeure accablé sous leurs moindres efforts, Parce que le dedans n’a rien qui le soulage, Et qu’ il n’ose ou ne peut en chercher au dehors.
Oui, le religieux qui hait la discipline, Qu’importune la règle, à qui pèse l’habit, Qui par ses actions chaque jour les dédit, Se jette en grand péril d’une prompte ruine. Qui cherche à vivre au large est toujours à l’étroit ; Dans ce honteux dessein son esprit maladroit Se gène d’autant plus qu’il se croit satisfaire ; Et, quoi que de sa règle il ose relâcher, Le reste n’a jamais si bien de quoi lui plaire Que ses nouveaux dégoûts n’en veuillent retrancher.
Si ton cœur pour le cloître a de la répugnance, Jusqu’à grossir l’orgueil de tes sens révoltés, Regarde ce que font tant d’autres mieux domptés, Jusqu’où va leur étroite et fidèle observance ; Ils vivent retirés et sortent rarement, Grossièrement vêtus et nourris pauvrement, Travaillent sans relâche ainsi que sans murmure, Parlent peu, dorment peu, se lèvent du matin, Prolongent l’oraison, prolongent la lecture, Et sous ces dures lois font une douce fin.
Vois ces grands escadrons d’âmes laborieuses, Vois l’ordre des Chartreux, vois celui de Cîteaux, Vois tout autour de toi mille sacrés troupeaux Et de religieux et de religieuses ; Vois comme chaque nuit ils rompent le sommeil, Et n’attendent jamais le retour du soleil Pour envoyer à Dieu l’encens de ses louanges : Il te serait honteux d’avoir quelque lenteur Alors que sur la terre un si grand nombre d’anges S’unit à ceux du ciel pour bénir leur auteur.
Oh ! si nous pouvions vivre et n’avoir rien à faire Qu’à dissiper en nous cette infâme langueur, Qu’à louer ce grand Maître et de bouche et de cœur, Sans que rien de plus bas nous devînt nécessaire ! Oh ! si l’âme chrétienne et ses plus saints transports N’étaient point asservis aux faiblesses du corps ; Aux besoins de dormir, de manger et de boire ! Si rien n’interrompait un soin continuel De publier de Dieu les bontés et la gloire, Et d’avancer l’esprit dans le spirituel !
Que nous serions heureux ! qu’un an, un jour, une heure, Nous ferait bien goûter plus de félicité Que les siècles entiers de la captivité Où nous réduit la chair dans sa triste demeure ! O Dieu ! pourquoi faut-il que ces infirmités ; Ces journaliers tributs, soient des nécessités Pour tes vivants portraits qu’illumine ta flamme ? Pourquoi pour subsister sur ce lourd élément Faut-il d’autres repas que les repas de l’âme ? Pourquoi les goûtons-nous, ô Dieu ! si rarement ?
Quand l’homme se possède, et que les créatures N’ont aucunes douceurs qui puissent l’arrêter, C’est alors que sans peine il commence à goûter Combien le Créateur est doux aux âmes pures ; Alors, quoi qu’il arrive ou de bien ou de mal, Il vit toujours content, et d’un visage égal Il reçoit la mauvaise et la bonne fortune ; L’abondance sur lui tombe sans l’émouvoir, La pauvreté pour lui n’est jamais importune, La gloire et le mépris n’ont qu’un même pouvoir.
C’est lors entièrement en Dieu qu’il se repose, En Dieu, sa confiance et son unique appui, En Dieu, qu’il voit partout, en soi-même, en autrui, En Dieu pour qui son âme est tout en toute chose. Où qu’il soit, quoi qu’il fasse, il redoute, il chérit Cet Être universel à qui rien ne périt, Et dans qui tout conserve une immortelle vie, Qui ne connaît jamais diversité de temps Et dont la voix sitôt de l’effet est suivie Que dire et faire en lui ne sont point deux instants.
Toi qui, bien que mortel, inconstant, misérable, Peux avec son secours aisément te sauver, Souviens-toi de la fin où tu dois arriver, Et que le temps perdu n’est jamais réparable. Va, cours, vole sans cesse aux emplois fructueux ; Cette sainte chaleur qui fait les vertueux Veut des soins assidus et de la diligence ; Et du moment fatal que ton manque d’ardeur T’osera relâcher à quelque négligence, Mille peines suivront ce moment de tiédeur.
Que si dans un beau feu ton âme persévère, Tu n’auras plus à craindre aucun funeste assaut, Et l’amour des vertus joint aux grâces d’en haut Rendra de jour en jour ta peine plus légère. Le zèle et la ferveur peuvent nous préparer A quoi qu’en cette vie il nous faille endurer ; Ils sèment des douceurs au milieu des supplices : Mais, ne t’y trompe pas, il faut d’autres efforts, Il en faut de plus grands à résister aux vices, A se dompter l’esprit, qu’à se gêner le corps.
L’âme aux petits défauts souvent abandonnée En de plus dangereux se laisse bientôt choir, Et la parfaite joie arrive avec le soir Chez qui sait avec fruit employer la journée. Veille donc sur toi-même et sur tes appétits, Excite, échauffe-toi toi-même, et t’avertis ; Quoi qu’il en soit d’autrui, jamais ne te néglige : Gêne-toi, force-toi, change de bien en mieux ; Plus se fait violence un cœur qui se corrige, Plus son progrès va haut dans la route des cieux.