Après cette digression sur le traditionalisme, que je traitais à part dans les premières années de ma carrière théologique, et qui me paraît aujourd’hui inséparable de la question des Ecritures, revenons à notre exposé du principe protestant.
Ce principe constaté, on demande ce qu’il emporte pour la méthode théologique, pour la marche et pour la constitution de la science comme pour la direction de la foi et de la vie. — A quoi nous pouvons répondre d’un seul mot, qu’il fonde le système d’autorité, en opposition avec ce qu’on nomme système d’autonomieb. Mais cette détermination générale a besoin d’être expliquée. L’expression de système d’autorité s’applique à des doctrines profondément diverses, trop souvent confondues sous l’équivoque de la dénomination. Il y a donc des distinctions à faire, pour prévenir les malentendus ; il y a surtout à préciser le dogme ou le fait scripturaire, pour préciser le principe théologique et ecclésiastique.
b – Voyez 3.4 De l’emploi et des limites de la raison, etc.
Dès que la Bible est théopneustique, dès qu’elle est la Parole de Dieu, révélation surnaturelle des justices et des miséricordes célestes, elle constitue par cela même une autorité dans l’acception la plus élevée du mot. La raison, la conscience, le sens commun disent de concert, que lorsque Dieu parle, l’homme doit croire et se soumettre. Tous les raisonnements échouent contre ce cri du cœur.
Mais la révélation biblique en s’imposant au nom du Ciel, et en réclamant à ce titre la foi du petit enfant, n’en fait pas moins une large part à notre activité intellectuelle et morale. Elle place ensemble la spontanéité et la règle. La responsabilité reste entière dans la recherche de la vérité comme dans l’œuvre de la sanctification. De même que l’individualité s’est alliée à la théopneustie chez les organes de la révélation, la liberté s’allie à la soumission chez ses disciples. La règle évangélique, loin d’être la règle monastique qui se croit, et se dit son expression parfaite, en est bien plutôt le contre-pied. Et c’est à la règle évangélique que s’attache le protestantisme : religion de la Bible, il tend simplement à reproduire la pensée de la Bible dans son principe comme dans son dogme. Or, le Dieu de la Bible veut un peuple de franche volonté ; il est Esprit, et il veut qu’on l’adore en esprit et en vérité. Il faut le chercher pour le trouver et se purifier pour entrer en communion avec lui. La révélation biblique présente à notre adhésion ses doctrines et ses preuves ; elle présuppose en nous des sentiments qui lui servent d’attache et de prise, qui forment comme le sol où elle jette ses racines et que nous devons lui préparer ; elle appelle le travail de l’intelligence et de la conscience sur ses préceptes, sur ses dogmes et jusque sur ses mystères ; si elle dit : Croyez et obéissez, elle dit aussi : Examinez toutes choses, et retenez ce qui est bon.
C’est dans l’union de ces deux ordres de faits, dans ces éléments corrélatifs de liberté et d’autorité que gît le principe protestant ; c’est dans leur synthèse qu’il faut le chercher. En se posant comme révélation, le Christianisme laisse à la conscience et à la raison tous leurs droits, pour leur laisser tous leurs devoirs. Loin de paralyser ou de comprimer, sous l’action d’En haut, aucune des forces vives de notre âme, il les tient toutes et constamment en jeu : merveilleux mélange d’activisme et de quiétisme, de mouvement et de repos, d’ardeur et d’abandon, qu’exprime cette maxime vulgaire : Prier, comme attendant tout de Dieu ; travailler, comme attendant tout de soic.
c – Voy. Du principe chrétien, par P.-F. Jalaguier. Toulouse 1883, p. 34.
On n’a le principe protestant dans son intégrité et conséquemment dans sa vérité, qu’autant qu’on en tient les deux éléments dans leur corrélation normale. Quelque gênant que soit ce dualisme interne, il faut l’admettre pleinement et le maintenir fermement, puisqu’il est constitutif. Si au lieu de coordonner les deux éléments du principe, de laisser à chacun son rôle et son rang, sa place et son action, on les subordonne l’un à l’autre, ce qui revient en définitive à les absorber l’un dans l’autre, le protestantisme dérive, ou vers le catholicisme qui fausse l’élément d’autorité en l’exagérant, ou vers le rationalisme qui fait l’inverse ; il penche ou vers l’absolutisme (haut-anglicanisme et haut-luthéranisme), ou vers le radicalisme (écoles de la science ou de la conscience chrétienne). Embrassez le principe dans sa plénitude, retenez-le tel que le donne l’Ecriture, et il vous préservera de ces extrêmes où l’opinion se précipite alternativement : il vous tiendra à égale distance, en dogmatique, d’un littéralisme timoré et d’un spiritualisme aventureux, en ecclésiologie du confessionalisme et de l’indépendantisme ; il sauvegardera les droits de l’individualité en préservant des écarts de l’individualisme. Nous touchons là à la grande question du moment, celle où vont aboutir toutes les autres, et qui les prime fréquemment jusqu’à paraître les supprimer.
Par l’avènement de ces doctrines où le rationalisme et le supranaturalisme se mêlent dans de si étranges proportions, et qui ont pour caractère commun de faire tout porter sur la conscience ou la raison individuelle, le principe protestant étant aujourd’hui attaqué, non seulement au nom de la critique philosophique et historique, mais au nom même du pur Christianisme et du vrai protestantisme, il peut être utile d’examiner les reproches qu’on lui adresse, afin de déterminer et son fondement et son contenu.
Ces doctrines subversives, d’abord retenues et respectueuses, franchissent de toutes parts les limites qu’elles semblaient se poser ; elles laissent éclater en tous sens leurs conséquences théoriques et pratiques ; elles les proclament dans la Presse religieuse, dans les Conférences pastorales et jusque dans la Chaire.
Elles ont pour elles l’esprit du temps qui répugne à toute norme supérieure comme à tout ordre surnaturel, et qui prétend s’en affranchir. — Elles ont pour elles la philosophie qui a toujours dit à la théologie : la vérité chrétienne, de même que toute autre, doit se légitimer par son évidence et sa vertu propre ; vous n’y ramènerez le monde que par là. — Elles ont pour elles ce subjectivisme idéaliste et mystique qui a envahi la science et qui, quoique déjà bien déchu, est encore bien puissant. — Elles ont pour elles, à côté des tendances ouvertement rationalistes, ce haut supranaturalisme qui, séduit par le leurre d’un témoignage intérieur et immédiat devant lequel s’effacerait la question critique, aspire à inaugurer une nouvelle preuve et une nouvelle conception du Christianisme. C’est un courant aussi large que profond, alimenté par mille courants divers ; c’est sur un fond commun un mélange infini de directions particulières, depuis le négativisme absolu jusqu’à une sorte d’illuminisme.
En somme cependant, et pour employer une dénomination générale, c’est la théologie de la conscience opposée ou superposée à la théologie de l’Ecriture ; théologie spéculative, intuitive, sentimentale, dont le principe ou le caractère essentiel est de fonder le règne de ce qu’elle nomme la foi personnelle, l’individualisme chrétien ; termes à la mode, qu’on adopte sans se demander ni d’où ils viennent ni où ils portent.
Pour juger ces idées, il faut les envisager, non chez ceux qui s’en couvrent, ou s’en parent plutôt qu’ils ne s’y livrent, mais chez ceux qui en admettent et en suivent résolument le principe constitutif. Et si l’on a pu être en doute au premier montent sur leurs conséquences dogmatiques et pratiques, on ne le peut plus maintenant. Voyez où elles arrivent de jour en jour. Hélas, il était si facile de le prévoir, et tant de voix l’avaient annoncé ! Si la conscience est la seule norme de la vérité et de la vie religieuse, elle en est aussi la seule source réelle ; elle a dû l’être, elle l’a été pour les Prophètes et pour les Apôtres, sous cette action universelle de l’Esprit que célèbre la pensée panthéistique ; elle a dû l’être, elle l’a été pour Jésus-Christ lui-même, ont dit les plus fidèles à la logique du système. Le divin, c’est le vrai et le saint ; il est dans la Bible, mais comme ailleurs ; il y est à un plus haut degré, mais au même titre. Nous ne saurions l’admettre qu’autant que nous nous l’assimilons ; il ne nous oblige que dans la mesure où notre esprit et notre cœur nous l’imposent. Nous portons en nous le suprême critère au moyen duquel nous éprouvons toutes choses et retenons ce qui est bon. D’où il résulte, en définitive, que chacun ne croit qu’à soi-même ; et tout passe au crible des notions ou des impressions personnelles qui restent seules à la fin. Le critère devient facteur, l’interprète se fait juge. Aussi, partout où le principe est franchement appliqué, le supranaturalisme, qui se flattait de se maintenir sur cette base, roule-t-il dans un rationalisme plus ou moins masqué par l’expression scripturaire ; et si l’on pousse jusqu’au bout, le rationalisme théologique va se résoudre lui-même dans le rationalisme philosophique, ici dans le déisme, là dans le panthéisme, ailleurs dans une religiosité romantique ou mystique, indéfinissable Protée qui prend toutes les formes et toutes les couleurs. Voilà ce qui se laisse voir, ce qui se fait entendre de mille côtés, mais que se cachent encore ces partis intermédiaires dont les illusions égalent les bonnes intentions, et qui font peut-être notre plus grand péril, car ce sont eux qui sèment ces principes délétères qu’ils n’accueillent et ne présentent que sous un demi-jour attrayant…
Il est possible que cette discussion ramène des observations déjà faites ; mais dans un pareil sujet mieux vaut répéter que négliger.
Voici, autant que j’ai pu la saisir, l’argumentation par laquelle on prétend ruiner notre principe. On soutient qu’en tant que principe d’autorité il croule sur lui-même, abandonne de plus en plus par la science, et que c’est compromettre la théologie et l’Eglise que de vouloir les y appuyer toujours. — On affirme ensuite que, dans tous les cas, ce principe n’est réel et effectif qu’avec le dogme de la théopneustie plénière ; que, par conséquent, pour maintenir le principe il faut maintenir le dogme, et qu’il échappe à ceux qui se bornent, comme nous, à poser l’inspiration en fait, sans expliquer ni comment elle a agi, ni jusqu’où elle s’est étendue.
Double argument, l’un de fond qui seul porterait réellement, si ses prémisses étaient exactes et certaines ; l’autre de pure forme, qui n’est, à vrai dire, qu’un artifice malgré l’importance qu’on y attache et le bruit qu’on en fait ; c’est une manœuvre stratégique par laquelle on espère emporter la position, en la tournant. Nous devons les examiner tous les deux, l’un pour assurer le principe dans ses bases, l’autre pour légitimer celle de ses déterminations théologiques qui est, à nos yeux, la seule scripturaire et, par conséquent, la seule vraie.
A) Attaque de fond. — Le premier argument s’ébranche en mille arguments particuliers. On dit qu’au degré de développement intellectuel et religieux où sont arrivées les nations chrétiennes, le principe d’autorité doit disparaître de la théologie comme il a disparu de la philosophie ; qu’il est en opposition avec le véritable esprit de l’Evangile et de la Réformation, aussi bien qu’avec l’esprit de notre temps ; — qu’il enchaîne et pétrifie le Christianisme ; — que sa chute, amenée irrésistiblement par le progrès des idées et des choses, ouvrira une nouvelle ère de rénovation, et qu’on ne saurait trop la hâter dans l’intérêt commun de la science et de la foi. — Ou répète sur tous les tons que la théologie revendique le droit d’examiner les doctrines en elles-mêmes et de ne les admettre qu’autant qu’elle parvient à se les démontrer on à se les approprier. — D’ailleurs, ajoute-t-on, le fondement traditionnel des croyances religieuses étant miné sur tous les points par la critique philosophique et historique, si l’on ne veut pas que le Christianisme périsse, il faut leur trouver le fondement rationnel que réclame la pensée moderne. Là-dessus se rencontrent les deux directions à tant d’égards antagonistes de la nouvelle école, la direction métaphysique et la direction mystique, qui établissent pour critère ou pour facteur l’une la raison spéculative, l’autre la conscience religieuse et morale.
Ces arguments se réduisent pour la plupart à des assertions qui puisent dans l’esprit du temps leur évidence et leur force apparente. Mais ils ont trop de crédit et exercent trop d’empire pour que nous puissions les négliger. Les ayant déjà rencontrés et discutés à d’autres points de vued, nous nous bornerons à quelques simples remarques.
d – Voir 3.1.2 : Question des preuves.
1° Il y a incompatibilité entre la notion de foi et celle d’autorité.
Cela est si peu vrai que dans le langage usuel, la foi implique ordinairement une autorité : elle est en thèse générale de la confiance (foi de l’enfant à son père ; du malade à son médecin ; du voyageur à son guide, etc.). La foi aux principes premiers, fondement de l’existence comme de la connaissance humaine, suppose l’autorité de la conscience immédiate, de ce que l’Ecole écossaise nomme sens commun et que nous pouvons nommer révélation naturelle. De même la foi aux mystères chrétiens, ces choses qui ne seraient pas montées au cœur de l’homme, suppose l’autorité de la révélation surnaturelle qui seule les dévoile et les assure.
Ce simple rapprochement dit tout, car il montre aux sources mêmes de la croyance le caractère qu’on dénie, le rendant ainsi constitutif et normal. Les vérités premières, les notions a priori s’imposent en se posant : l’idée de substance et de cause, par exemple, et, dans l’ordre religieux, celle de la Divinité, de la Providence, du juste et de l’injuste, de la liberté et de la responsabilité morale, des rétributions futures. Ces notions, nous ne nous les faisons pas, nous les recevons de la constitution même de notre être : elles nous font ce que nous sommes ; c’est par elles que l’homme est homme ; c’est la voix de Dieu en lui ; c’est une divination ou, comme nous le disions tout à l’heure, une intuition, une révélation, et il faut la prendre telle qu’elle, qu’on s’en rende compte ou non, et s’y tenir simplement et s’y appuyer fermement et pleinement ; c’est de la croyance ou de la confiance plutôt que de la science, quoique toute notre science y repose.
Où est donc l’incompatibilité prétendue entre la foi et l’autorité, lorsque les deux termes s’identifient aux origines mêmes de la pensée ? Au fond, ce qu’il y a de vrai dans cette répudiation de la foi d’autorité et dans cette proclamation corrélative de la foi personnelle va se réduire à la vieille distinction entre la foi vive et la foi morte, ou entre la religion purement traditionnelle qui reste, en quelque manière, hors de l’homme, et la religion intérieure qui pénètre aux sources de la vie pour les renouveler. Mais sur ce point nul désaccord ; l’ancienne théologie y est aussi expresse que la nouvelle ; elle a toujours dit, avec saint Paul, que le royaume de Dieu ne consiste pas en paroles ou en observances, et qu’il est justice, paix et joie par le Saint-Esprit.
2° Le système d’autorité crée de grands abus et de grands périls.
Ces abus et ces dangers imputés à notre principe n’en sont ordinairement que des écarts, qui disparaissent dès qu’il est ramené et retenu dans ses limites scripturaires. L’expérience démontre qu’au point de vue dogmatique, tout autant qu’au point de vue ecclésiastique et pratique, le principe d’autorité, tel que le fait le Livre divin et que le veut le protestantisme, est un régulateur et un appui au lieu d’être un obstacle, en même temps qu’elle signale les périls bien autrement redoutables du principe contraire, qui ne laisse finalement à la place dû Christianisme positif qu’un Christianisme idéal ou nominal. Il faut une base à la pensée comme une norme à la vie, et l’autorité n’est, au fond, que cette norme ou cette base constitutive, elle la donne et la sauvegarde en plaçant hors d’atteinte les grandes assises de la foi. D’ailleurs, ne nous lassons pas de le redire, si l’Ecriture est la Parole de Dieu, le fait de révélation emporte le fait d’autorité. Dès que Dieu est là, l’homme doit se courber devant lui, bien entendu dans les limites et sous les réserves posées par Dieu lui-même.
3° Le principe d’autorité n’a plus, dit-on, de base solide, la preuve externe ou historique sur laquelle il repose essentiellement ne résistant pas à une investigation sérieuse. L’esprit humain, parfaitement d’accord en cela avec l’esprit de l’Evangile, tend de plus en plus à s’en affranchir. Il croule de toutes parts ; s’y attacher, c’est s’appuyer sur une ruine.
Cela est-il vrai ?
a) Le principe d’autorité persiste forcément, malgré qu’on en ait, dans la sphère scientifique non moins que dans la sphère pratique, parce qu’il est un principe humain. Le savant lui-même reçoit sur parole la masse de ses connaissances et de ses croyances, qu’il lui est impossible de vérifier directement. Nous vivons de notre confiance en autrui. Que de mains qui travaillent pour nous en ce moment et sur lesquelles repose notre sécurité ! Le principe règne dans la sphère religieuse parce qu’il est un principe chrétien ou, pour mieux dire, le principe chrétien, le Christianisme se donnant pour une révélation surnaturelle et demandant à ce titre l’adhésion de l’esprit aussi bien que la soumission du cœur.
En fait, et on l’oublie beaucoup trop, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre moral et social, l’autorité doit étayer et régler la liberté ; elle le doit dans la théologie et dans la philosophie comme dans l’Eglise et dans l’Etat. La liberté absolue est l’anarchie ; elle bouleverserait la science et la vie faute de respect pour les lois fondamentales de l’une et de l’autre. On sait où cela mène dans l’Etat, et nous voyons où arrivent ces hautes théories qui prétendent s’affranchir du joug de la conscience et de l’observation pour s’attacher à la raison pure ; on a vu, en d’autres temps, où peut arriver le mysticisme conduit par la seule sentimentalité. Dans la théologie naturelle ou la philosophie religieuse, il y a les principes rationnels et moraux que nous rappelions tout à l’heure, qu’il faut admettre sur la foi ou l’autorité de la conscience immédiate, et hors desquels on construit dans le vide. Dans la théologie chrétienne, il y a tout ce qui tient à la dispensation de grâce, au grand mystère de piété ; ces choses de Dieu et du Ciel, infiniment au-dessus des appréhensions de l’esprit humain, qu’il faut admettre sur la foi ou l’autorité de la révélation biblique. Sans doute, l’autorité doit être réglée comme la liberté. L’essentiel est de déterminer ce qu’elle est dans l’ordre ou le plan divin, et puis de lui faire ou de lui laisser sa part dans la constitution de la doctrine et de la communauté chrétienne.
b) Le reproche adressé au système d’autorité de reposer essentiellement sur la preuve externe ou sur le miracle est fondé en fait. L’est-il en droit ? En d’autres termes, cela atteint-il le système dans son essence ou dans sa base ? — Oui, dit-on, car la preuve externe n’a pas en soi la valeur et la portée qu’il lui faudrait. Elle pèche dans ses prémisses mêmes. Un des éléments constitutifs du témoignage y est méconnu ou négligé. Le témoignage a deux éléments, savoir : le caractère du témoin et la nature du fait. Si le fait est jugé impossible, il ne saurait être admis, quelque confiance que semble mériter la déposition, et la question se porte alors sur un autre terrain : on passe de la discussion historique à la discussion rationnelle ; l’intuition logique ou morale, le sens individuel devient le dernier fondement des croyances. — Il y a là du vrai assurément. D’un côté nos jugements dépendent des lois de notre intelligence et de notre conscience, de cet ensemble d’opinions, de dispositions, de sentiments, devenus pour nous la vérité et la règle de la vérité. Il n’en saurait être autrement ; dans la sphère des idées comme dans celle des choses, nous ne pouvons voir qu’avec nos yeux (de là les impressions différentes que produit la même prédication ou la même argumentation). D’un autre côté l’impossible, quelque bien attesté qu’il paraisse, ne peut être cru, dès qu’il est constaté comme tel, puisqu’il ne peut être. Mais il faut qu’il soit constaté, et non pas seulement affirmé sur de simples préventions. Entre l’impossible ou le faux réel et l’impossible ou le faux apparent, la distance est grande, on le sait. L’expérience l’a mille fois prouvé dans les questions historiques et physiques ; elle le prouve tous les jours, partout où s’étend sa lumière souveraine. Elle a, de découvertes en découvertes et de merveilles en merveilles, conduit les sciences positives à cette sorte d’axiome qu’« on ne doit plus croire à l’impossibilité ». Et s’il en est ainsi dans l’ordre naturel, combien plus dans l’ordre surnaturel, où nous place le Christianisme ! Dans les deux cas, il s’agit de vérifier et non de préjuger. Si des signes certains (miracle, prophétie) apposent le sceau du Ciel à la parole évangélique, elle oblige notre foi, alors même qu’elle dépasse notre intelligence. Elle est pour le chrétien ce qu’est pour le physicien, pour l’astronome, la seconde vue qu’ils se sont formée. Si, sur l’autorité de l’observation ou du témoignage humain, vous faites céder vos répugnances dans les choses d’ici-bas, à plus forte raison devez-vous les faire céder dans les choses d’En-haut sur l’autorité de la révélation ou du témoignage divin. La science de la religion ne recevra-t-elle pas la haute leçon que lui donne à cet égard la science de la nature ? Chose étrange : c’est quand tout force à reconnaître dans le monde matériel l’insondable des œuvres et des voies divines, qu’on prétend plus que jamais les pénétrer jusqu’au fond dans le monde spirituel ! Le jugement a priori est certes aussi irrationnel relativement aux faits évangéliques que relativement aux faits physiques.
Laissons, d’ailleurs, les suppositions, et tenons-nous aux réalités. De quoi s’agit-il dans la question chrétienne ? La raison et la conscience, la réflexion, l’expérience, le sentiment religieux et moral, déposent en faveur de l’Evangile sur tous les points qui sont vraiment de leur ressort théodicée, providence, existence future, sainteté des préceptes, merveilleux accord des mystères eux-mêmes avec les aspirations de l’âme humaine, etc., etc). Ce fait est généralement accordé et peut être considéré comme définitivement acquis. L’Evangile a donc pour lui ce témoignage intérieur qu’on réclame, à côté du témoignage extérieur qui, après l’avoir fondé, l’a porté jusqu’à nous à travers les siècles. Et si quelquefois ses doctrines et ses dispensations étonnent l’esprit ou le cœur, n’est-ce pas ce qu’on pouvait, ce qu’on devait attendre dans le déploiement du plan providentiel envers un monde déchu ? Ainsi qu’on l’a dit et redit, que serait une révélation qui ne révélerait rien ? La révélation évangélique une fois reconnue, la raison ne se sent-elle pas obligée de s’incliner devant elle, pour ce qui concerne ces Conseils divins dont nous entrevoyons à peine les bords ; ne déclare-t-elle pas présomptueuse et vaine la prétention d’en tout pénétrer, d’en tout juger et de n’en admettre que ce qu’on en comprend on qu’on se figure en comprendre ? Il est, certes, étrange qu’on épilogue sans cesse là-dessus et qu’il faille sans cesse y revenir. Avec l’intervention extranaturelle qui a donné l’Evangile au monde, avec le double fait de la révélation biblique et de l’inspiration apostolique que nous supposons établi, nous pouvons demander à la philosophie elle-même de décider, sur cette question de méthode, entre l’ancienne et la nouvelle théologie.
4° Ce système pose une antinomie invincible entre la raison et la révélation, puisqu’il exige en bien des cas que la raison se soumette à ce qui la heurte ou la passe.
Ce n’est pas une antinomie que le système d’autorité suppose entre la révélation et la raison ou la conscience humaine, c’est un état d’aveuglement spirituel, correspondant à notre état de péché : double mal auquel vient remédier le Christianisme. Ce système reconnaît, non moins que le système opposé, tous les points de rencontre et d’attache que l’Evangile trouve dans nos esprits et dans nos cœurs ; il y cherche aussi une de ses prises et de ses bases ; bien loin de répudier nos prédispositions intellectuelles ou morales, c’est à elles qu’il fait appel, c’est à elles qu’il présente ses titres et ses preuves. Tout autant que l’autre système, il porte sur l’examen, et s’adresse à l’homme pour que l’homme se rende. Seulement, il tient comme évident que l’homme, compétent pour constater la réalité de la révélation, ne l’est pas pour en juger absolument le contenu, ces voies de la Providence et de la grâce, ces profondeurs divines que le Ciel lui-même s’efforce en vain de sonder. Et ce fait, que le système pose à sa base, n’est-il pas accordé immédiatement, spontanément, par toute âme recueillie qui s’est placée quelque peu devant les mystères de la Providence et de la nature ? L’expérience, l’histoire générale de la théologie et de la philosophie ne nous font-elles pas voir à l’œil l’insuffisance des lumières naturelles et d’incessantes variations sur presque toutes les grandes questions religieuses ? Le sens commun ne nous dit-il pas qu’autre chose est l’authenticité d’un message, autre chose sa matière, surtout quand il s’agit des mystères du Royaume des Cieux ? Supposez-vous habitant un pays totalement étranger aux découvertes de notre temps, et recevant d’un ami dont la parfaite véracité vous serait connue, une lettre où, à côté de progrès qui vous seraient intelligibles, il vous en exposerait qui vous sembleraient des impossibilités (communication instantanée de la pensée à des distances infinies ; vitesse sans analogue des voyages avec des vaisseaux sans voiles et des voitures sans chevaux ; portraits, paysages, faits d’eux-mêmes par la lumière, etc.) ; vous croiriez-vous le droit de nier les faits en raison de leur incompréhensibilité ? Et ce que vous ne feriez pas pour un témoignage humain, le ferez-vous pour le témoignage divin ? ce que vous ne feriez pas pour les choses de la terre, le ferez-vous pour celles du Ciel en présence d’une Parole théopneustique ? Esprits bornés, êtres déchus, n’est-ce pas nous bercer d’illusion et d’erreur que de soumettre ainsi la révélation à notre arbitrage ? Autant vaudrait n’admettre les vues du télescope ou du microscope qu’après les avoir vérifiées à l’œil nu ! Contre ces prétentions, que souffle à la conscience et à la raison la haute théologie, nous invoquons la conscience et la raison elles-mêmes.
5° Le système d’autorité renferme la prétention de fonder la foi sur l’évidence, prétention qui le jugerait à elle seule, l’inévidence étant, la condition et, en quelque sorte, le caractère naturel de la vérité religieusee.
e – Schérer : Foi et autorité. Secrétan : Recherches sur la méthode.
Il est au moins singulier qu’on accuse le système d’autorité de fonder la foi sur l’évidence, lorsqu’on lui reproche incessamment de se réfugier dans le mystère, lorsqu’il a, en effet, pour caractère distinctif d’exiger qu’on croie, en bien des cas, non d’après la perception directe de la vérité, mais d’après l’attestation divine qui la garantit. Nous avons relevé ailleurs la confusion des questions, nous avons à relever ici l’équivoque des mots. Remplacez le terme d’évidence par celui de certitude, l’assertion est alors exacte, mais le fait ne laisse plus de prise à l’argument, puisque tous les systèmes veulent avoir la certitude pour eux. Si l’objection porte, ce n’est pas contre nous, c’est contre ceux qui nous l’adressent ; car ce sont eux qui fondent la foi sur l’évidence, l’appuyant sur l’intuition rationnelle ou morale, et n’admettant qu’autant qu’ils conçoivent, c’est-à-dire qu’autant qu’ils voient ou croient voir.
En dernière analyse, l’autorité, avec l’abandon d’esprit et de cœur qu’elle inspire, reste dans tout le champ des connaissances et des croyances humaines ; elle reste en particulier dans la théologie chrétienne, car elle est un corollaire de la révélation qui nous place devant Dieu, et le Christianisme est une révélation, et la théologie chrétienne n’est plus dès qu’elle cesse de prendre la révélation pour base et pour règle. Si l’autorité cède sous certains rapports, elle est loin d’être dépossédée ; elle ne le sera jamais. La raison et la foi iront toujours main à main. Les limites de leur empire respectif pourront varier selon les temps, mais aucune des deux n’abdiquera devant l’autre ; la raison ne supplantera pas plus la foi à notre époque que la foi n’a supplanté la raison, dans le passé. Il faudrait pour cela changer et la nature des choses et la nature de l’homme.
La vraie question, celle à laquelle tout revient parce que tout en dépend, est celle de la Révélation. La Bible est-elle la Parole de Dieu, et les promulgateurs de cette parole ont-ils été placés sous une direction supérieure, qui l’a maintenue pure dans leur enseignement oral et écrit, leur donnant le droit de dire à la lettre : « Qui nous rejette, rejette Dieu (1 Thessaloniciens 4.8) » ; ou bien les divers livres dont la Bible se compose, ceux en particulier du Nouveau Testament, qui nous intéressent spécialement ici, ne sont-ils qu’un produit du premier travail de la pensée religieuse sur la doctrine et la vie de Jésus-Christ, que des essais personnels, où chaque auteur nous donne son impression, sa conception, sa théologie propre ? N’avons-nous là que des archives mêlées, et conséquemment incertaines, de ce qu’on appelle, d’un terme indéfini, le fait chrétien, la révélation de Dieu en Christ ?
Il est évident qu’à ces deux points de vue le principe d’autorité ne saurait apparaître sous le même aspect, ni exercer la même action ; il ne peut demeurer au même degré dans le second système que dans le premier, car il n’y est pas au même titre. Mais il y persiste pourtant, remarquons-le, aussi longtemps qu’on laisse quelque chose de divin, au sens propre, à la parole de Jésus-Christ de même qu’à sa vie et à son œuvre ; et de la parole de Jésus-Christ il passe aux écrits qui nous l’ont transmise, autant du moins qu’ils en sont reconnus l’authentique document. Cette parole impose la foi partout où elle s’impose elle-même. Par là, bien, des directions appartiennent au système d’autorité plus qu’elles ne le disent et ne le croient. Le principe ne croule entièrement que dans le plein rationalisme, où disparaissent ensemble le mystère et le miracle, où tout s’humanise, même en Jésus-Christ. Mais, partout où reste le surnaturel de la révélation évangélique, le principe d’autorité reste par cela même, tant les deux notions d’autorité et de révélation sont corrélatives.
Au fait, il n’y a que deux voies logiques, à part le système romain dont nous n’avons pas à nous occuper ici : l’une où la Bible, reconnue Parole de Dieu, devient la source et la norme suprême de la vérité religieuse ; l’autre où toute intervention surnaturelle étant tenue pour illusoire, on en appelle à la raison, à la conscience, au sens individuel, constitué juge en dernier ressort de l’Ecriture elle-même ; l’une basant le miracle interne et constitutif (Dieu en Christ réconciliant le monde avec soi. 2 Corinthiens 5.18), sur le miracle externe, soit physique, soit intellectuel, soit moral ; l’autre écartant tout le miraculeux historique et dogmatique, et ne laissant subsister à la fin que la métaphysique ou la mystique qu’elle s’en forme et qu’elle recouvre, que bien que mal, de la terminologie évangélique ; l’une maintenant la révélation chrétienne, l’autre n’en retenant que le nom et y substituant même celui de tradition chrétienne. Les systèmes intermédiaires, les systèmes mixtes, ne sont que des transactions entre les deux principes ; et ils vont, un peu plus tôt, un peu plus tard, se résoudre dans l’un ou l’autre des systèmes purs. On le vit dans le mouvement du xviiie siècle ; nous pouvons le constater de nos jours dans les écoles de la science ou de la conscience chrétienne, dont les unes remontent incessamment vers un biblicisme reconstructeur (suivez de Schleiermacher à J. Müller et à Tholuck, et du Tholuck d’autrefois au Tholuck d’aujourd’hui), tandis que les autres descendent de plus en plus vers un philosophisme qui façonne l’Evangile à son gré et n’en retient que ce qu’il veut.
La révélation chrétienne et la théopneustie biblique une fois admises, le premier système, qui est celui de la Réformation, s’impose logiquement et religieusement. On ne s’y soustrait qu’en revenant sur le fait de révélation, c’est-à-dire qu’en retirant ce qu’on semble accorder. Et ce système se place dans une situation aussi élevée que ferme en face des mobiles opinions de la science. Il permet de suivre, avec intérêt et avec calme, les essais de la raison spéculative ou pratique pour résoudre, d’après ses principes propres, les grandes questions sur lesquelles on a déjà la réponse d’En haut. L’Eglise ainsi fondée sur la Bible est, à bien des égards, vis-à-vis des écoles théologiques, ce qu’est, vis-à-vis des écoles philosophiques, l’humanité appuyée sur le sens commun, organe et gardien des vérités premières. L’humanité juge, plus qu’il ne semble, les écoles philosophiques qui passent devant elle. Invinciblement attachée à ses croyances natives, à ses principes immédiats et constitutifs, elle recueille tout ce qui vient les éclairer ; elle les ramène, quand ils sont écartés par des directions partielles et excessives ; elle les maintient ou les rétablit, quand ils sont niés ou altérés. Elle possède dans cette sorte de révélation, qui est sa lumière et sa vie, un critère supérieur pour séparer incessamment le vrai du faux dans le travail séculaire dont elle profite. Ainsi fait le disciple de la Bible ; il peut trouver dans presque toutes les écoles théologiques quelque face de l’Evangile mise en saillie et devenue par là plus évidente ou plus impressive ; il reçoit cet enseignement, mais en le reportant dans le cadre biblique, afin de lui rendre sa vérité et sa valeur relative, en lui rendant sa proportion avec le tout.
La théopneustie fait de cette position la plus chrétienne et la plus rationnelle tout ensemble : la plus chrétienne, car le chrétien doit marcher par la foi ; la plus rationnelle, car lorsque Dieu parle, la raison veut que l’homme croie et se soumette.
Dans cette position, où les faits de révélation, sous leur forme scripturaire, seraient reconnus comme le seul fondement essentiel de l’espérance et de la foi, et où tout le reste demeurerait dans le domaine de l’opinion, il y aurait plus d’union et plus de vie : plus d’union, car la Bible ne formulant pas ses doctrines, ne dévoilant le monde spirituel et éternel que pour en marquer les points de contact avec notre monde, ne révélant les voies de la Providence et de la grâce que pour relier les âmes à Dieu en Jésus-Christ, donnant en tout le fait plutôt que le dogme, cela laisse une grande liberté aux conceptions et aux tendances diverses ; plus de vie, car la Bible ne présente guère ses doctrines qu’aux points de vue pratiques ; c’est la vérité selon la piété (Tite 1.1). A ceux qui nous reprochent de faire de la religion une lettre morte en la fondant ainsi sur la Bible, conformément au principe protestant, nous serions tentés de demander : Avez-vous lu la Bible ?
Ajoutez à ces données de la réflexion celles de l’expérience et de l’histoire religieuse de notre temps. Quelles sont les nations qui honorent le plus le protestantisme, et dont l’exemple sert partout à ses apologistes d’arme défensive et offensive ? Tout le monde les nomme immédiatement. Ce sont l’Angleterre et les Etats-Unis. Et qu’est-ce qui frappe à première vue chez ces deux grandes nations envisagées sous le rapport religieux ? N’est-ce pas le respect et l’empire de la Bible ? N’est-ce pas qu’elles sont, pour ainsi parler, les peuples de la Bible ? C’est ce biblicisme qu’on y signale comme une sorte de singularité ; c’est ce fait qu’on y relève par-dessus tout, soit qu’on veuille louer, soit qu’on veuille blâmer et ridiculiser, tant il est saillant. On peut dire d’un seul mot que l’esprit qui les anime, non pas absolument, sans doute, mais comparativement, c’est l’esprit biblique, avec les idées et les sentiments, les mœurs et les institutions qu’il a produits et qu’il alimente. Les qualités qui distinguent ces deux peuples ne sont pas une prérogative de race. Elles peuvent avoir là une de leurs causes, elles n’y ont pas leur cause. Le sang anglo-saxon est le sang germain ; et l’Allemagne, cette contrée religieuse entre toutes, que la Réformation avait élevée si haut, a décliné profondément à mesure qu’elle a perdu sa vieille foi à la Bible. L’Angleterre et les Etats-Unis déclineraient de même, et plus rapidement et plus complètement encore, si cette foi leur était enlevée. Leurs hommes politiques les plus éminents en ont, sinon toujours la claire notion, du moins le vif sentiment. Dieu garde ces nations de l’autonomisme ou de l’individualisme qu’on travaille à leur inoculer !
Si, en dehors de ces considérations de nationalité, trop relevées aujourd’hui, nous examinons les grandes œuvres et les grandes expansions de la vie chrétienne au sein du protestantisme, nous les verrons toutes plonger leurs racines, puiser leur sève et leur force dans le sol divin des Ecritures. C’est du biblicisme qu’elles émanent, c’est par le biblicisme qu’elles s’étendent et fructifient : avec lui elles naissent ou meurent. Ce fait ne dit-il pas tout à lui seul ?
La direction sortie du bouleversement de nos jours, qui prétend aller directement à Christ par l’intuition rationnelle ou morale, et maintenir le fond doctrinal et vital de l’Evangile par le témoignage immédiat de la science ou de la conscience en s’affranchissant du principe d’autorité, a eu un moment sa raison d’être et sa valeur apologétique et dogmatique. Je l’ai dit ailleurs, et j’aime à le redire : elle a été une dernière ressource, une planche de salut contre le flot montant de la critique négative, dont les résultats, prônés par l’opinion, s’imposaient aux croyants eux-mêmes (Lettre de Schleiermacher à Lücke ; — M. Secrétan ; mot souvent cité : « Je n’ai pas besoin de la Bible pour ma dogmatique »). La question d’authenticité, où tout, repose finalement, parut pendant un temps presque perdue. Il fallait bien alors essayer de reconstruire sur une autre base, avec les débris de la défaite. Il restait et la grande figure du Christ, et le mystère de sa personne et de sa vie, et la puissance de sa parole et de son œuvre ; il restait ce qu’on a nommé le fait chrétien, ce fait dominateur du passé et maître de l’avenir, pivot de l’histoire du monde comme de celle de l’Eglise. C’est ce fait qu’on creusa en tous sens, à l’aide de l’érudition, à la lumière de la raison spéculative et pratique, de la conscience religieuse et morale, et sur lequel on releva de diverses manières l’édifice de la foi. On montra que le Christianisme n’aurait point péri, lors même qu’on lui aurait enlevé les antiques archives de son origine, où il plaçait depuis dix-huit siècles ses principaux titres de crédibilité et de divinité. Et ceux qui lui ont ouvert ce refuge, ou cet appui, ont certainement rendu un service dont on doit leur tenir grand compte.
Mais, en dernier résultat, cela ne peut donner, cela ne donne qu’un Christianisme idéal, incertain, incomplet, produit combiné d’une conception individuelle et du fait général, dont l’indétermination égale la grandeur. Si l’on peut retrouver la Bible par Christ, la vraie marche, partout où la Bible est restée, est bien d’aller à Christ par la Bible, car c’est la Bible qui révèle le Christ réel. Voyez ce que sont ces Evangiles de la conscience ou de la science, ceux-là mêmes où l’habileté dialectique a épuisé toutes les ressources pour reproduire le plus possible l’Evangile de l’Ecriture et de l’Eglise, celui de Schleiermacher, par exemple. Il est visible que cette voie ne saurait remplacer la voie biblique, dans laquelle la théologie et la religion doivent se lutter de rentrer si, au lieu d’être coupée comme on l’avait cru un instant, elle se retrouve libre et ferme. Quelque prix qu’on attache à la planche de sauvetage où l’on s’était retiré pendant la tourmente, hésiterait-on à l’abandonner quand l’Arche sainte reparaît sur les flots qui semblaient l’avoir engloutie ?
En résumé, la révélation biblique une fois admise véritablement, en quelque sens et à quelque degré qu’elle le soit, tout ce qu’on dit contre son autorité, c’est-à-dire contre son droit d’être crue et suivie, tombe de soi-même : ces arguments, donnés et reçus comme péremptoires, ne sont que des courbettes à l’esprit du temps, quand ils ne sont pas des artifices derrière lesquels se retranche un négativisme qui craint de se voir ou de se laisser voir en entier. Encore une fois, révélation et autorité c’est tout un. Ce sont deux termes qui s’unissent jusqu’à s’identifier ; et là où le premier est reconnu, ce que nous avons appelé l’attaque de fond ne porte pas. Le principe contesté se montre incontestable en soi.
B) Attaque de forme. — On nous dit ici que le simple fait d’inspiration, dans son indétermination scripturaire et tel que nous le posons, ne donne ni ne sauvegarde le principe d’autorité ; qu’il n’y a là qu’un de ces termes moyens que repousse la science ; qu’il n’existe que deux partis logiques, ou l’admission de la théopneustie plénière pour assurer la souveraineté de la Bible, ou la négation de toute théopneustie pour fonder l’autonomie de la conscience.
Je comprends cette argumentation de la part des hommes pour qui le dogme du xviie siècle est le dogme de l’Ecriture. Je la respecte chez eux, quelque vive et outrée qu’elle soit souvent (Ecoles du doute et école de la foi). Mais elle m’étonne de la part des tendances avec lesquelles nous discutons. Elle ne peut être de ce côté qu’une tactique. On ne s’efforce de nous attirer dans la position extrême qu’on déclare seule d’accord avec nos vues, que parce qu’on se croit plus sûr de nous l’enlever. Si l’on pensait, en effet, que nous ruinons le vieux principe auquel on en veut, dès que, refusant d’aller au delà de la donnée biblique, nous refusons par cela même d’aller jusqu’à la doctrine de l’inspiration totale, au lieu de critiquer ainsi notre marche et notre opinion, on y applaudirait, puisqu’elle opérerait à sa manière l’œuvre de destruction où l’on tend. On ne nous disputerait pas le chemin, si nous devions nous rencontrer au terme. Nous pourrions donc nous dispenser de suivre la discussion sur un terrain où ceux qui nous y appellent ne paraissent pas se placer sérieusement eux-mêmes. Entrons-y cependant, puisque, à tort ou à raison, le débat persiste à s’y porter.
Rappelons nos conclusions au sujet de la théopneustie : Les témoignages évangéliques (promesses, faits, déclarations), garantissent que l’inspiration fut réelle et permanente, en d’autres termes que les promulgateurs du Christianisme se trouvèrent sous une direction supérieure, qui s’étendit sur tout le cours de leur ministère et fit de leur parole la Parole de Dieu, dans la haute acception du mot ; mais les faits montrent en même temps qu’en sauvegardant le fond de leur enseignement, cette mystérieuse direction laissa pourtant les hommes apostoliques à leur libre activité, non seulement comme agents moraux, mais comme écrivains et comme docteurs. Le résultat général de notre étude a été que le Nouveau Testament est la révélation divine sous forme humaine, de même que l’Eglise est le Royaume des Cieux dans des conditions terrestres. Nous ne saurions marquer les limites précises de l’individualité et de la théopneustie ; pas plus que nous ne pouvons déterminer la pari de notre action propre et celle de la grâce dans notre avancement spirituel, ou celle de la Providence et de la liberté dans l’histoire, ou, dans une sphère plus haute encore, celle de l’humanité et de la divinité en Jésus-Christ. Mais le mystère ne détruit point le fait. Ne nous lassons pas de répéter ce truisme. Malgré tout ce qu’il existe de personnel chez les hommes apostoliques, la vertu d’En-haut qui leur avait été promise, qu’ils disent avoir reçue, que mille signes manifestent en eux, les conduisit jusqu’à la fin dans la vérité ; de telle sorte qu’ils ont pu déclarer avec une pleine autorité, et que l’Eglise a dû croire avec une pleine assurance, que leur parole était, non une parole d’homme, mais véritablement la Parole de Dieu (1 Thessaloniciens 2.13 ; Galates 1.1-12 ; 1 Pierre 1.25). Tout nous autorise donc ou, pour mieux dire, tout nous oblige à nous y appuyer avec une entière sécurité, parce que tout la marque du sceau du Ciel (Marc 16.20 ; Actes 14.3 ; Hébreux 2.4 ; 2 Corinthiens 12.12). Elle est la charte du salut (1 Corinthiens 15.1-3 ; Galates 1.8). Dès lors la religion et la théologie y ont leur règle suprême ; et le principe protestant est justifié.
Je comprends que la foi s’étonne de cet élément humain si intimement uni à la parole sainte, et s’inquiète des incertitudes qu’il peut paraître y jeter. Je comprends que les opinions antipathiques au surnaturel s’en fassent une arme. Mais sachons vouloir ce que Dieu a voulu, et nous tenir humblement et fermement à ce qui est. Prenons garde d’anéantir une des grandes données bibliques par l’autre. A côté du fait d’individualité est le fait d’inspiration. (Nous croyons l’avoir pleinement établi). Ils sont là tous les deux, indéterminés, mais positifs. Si le premier restreint et modifie le second, il en est aussi dominé et contrôlé. Qu’avons-nous à faire dès lors ? Une seule chose, à vrai dire : constater simplement l’enseignement religieux, cette parole qui doit nous juger (Jean 12.48), et qui peut nous sauver (Jacques 1.21) la vérité selon la piété (Tite 1.1), unique objet de la mission apostolique. Or ce travail, qu’on peut représenter environné de difficultés et de périls, se fait en quelque sorte de lui-même chez les humbles disciples de la Bible. S’il est délicat pour certains passages, il ne l’est pas pour cet ensemble, ce fond dogmatique et pratique qui seul intéresse réellement la foi et la vie. Et l’obligation en reste, notons-le bien, dans toutes les théories théopneustiques, même dans celle de l’inspiration littérale : car ce qui importe, ce n’est pas le mot, mais la chose ; ce n’est pas l’expression mais la doctrine ; ce qui importe, c’est de saisir dans sa pureté et dans sa plénitude la pensée du Seigneur, la vérité qui est la vie. Et quelque notion qu’on se fasse du Livre divin, cette œuvre subsiste avec ses exigences et ses responsabilités. Toujours il faut chercher le sens spirituel et réel à travers le sens littéral et apparent, distinguer le fond essentiel et éternel des formes transitoires qu’il a revêtues, du milieu historique dans lequel il s’est produit, des spécialités d’exposition ou d’application que lui ont imprimées les circonstances ; toujours il faut chercher la vérité totale, la vérité vraie, dans des textes qui la donnent un peu ici, un peu là, et qui doivent s’expliquer, s’équilibrer, se compléter les uns les autres. — Il y faut donc du discernement en même temps qu’une religieuse et constante activité. — Mais il en faut partout ; parce que partout le lot de l’homme est le travail, et que partout il existe pour lui l’épreuve. Cela tient à une loi providentielle, à laquelle on obéit d’ordinaire sans s’en, rendre compte, mais qui n’en est pas moins réelle et universelle pour être peu remarquée. Rien ne saurait soustraire à cette nécessité du discernement spirituel, puisqu’elle dérive de l’ordre et du plan divin. Elle existe, répétons-le, en dehors et au-dessus de toutes les théories, fondée qu’elle est dans la nature et la forme de la révélation, comme dans la marche générale de la Providence et de la grâce. Elle existe pour l’enseignement de Jésus-Christ lui-même. Donné par sentences détachées, plein d’expressions figurées et proverbiales, exposant les principes en traits rapides et les résumant en apophtegmes populaires, on en tirerait en mille cas l’erreur au lieu de la vérité, si l’on ne savait en pénétrer l’esprit sous la lettre. Etudiez à ce point de vue le Sermon de la Montagne ; vous y trouverez une foule de ces paroles où la pensée ne se montre qu’à travers des images paraboliques et par là même hyperboliques. Cependant la simple piété, qui fait de cette portion des Ecritures son aliment habituel, ne s’y méprend point ; conduite par l’analogie de la foi, elle découvre spontanément la signification, interne, la portée pratique de ces vives déclarations où s’embarrasse si souvent la science.
Tel est le caractère de l’enseignement sacré. Arrêtons-nous y un instant ; car il peut dissiper beaucoup d’illusions et de préventions. D’ailleurs, en toute chose, il faut savoir regarder et se tenir à la réalité. La vérité sainte, dogmatique ou morale, ne se produit guère dans les Ecritures qu’occasionnellement, partiellement, et dans un langage infiniment impressif, mais dépourvu de la précision que recherche l’intelligence : ce qui demande une vigilance constante, et par-dessus tout cette rectitude d’esprit et de cœur, cette droiture d’intention, véritable clef du Livre qui s’ouvre aux humbles, tandis qu’il reste fréquemment fermé aux sages et aux savants (Matthieu 11.25). Voilà l’ordre providentiel, que nous ne changeons pas en refusant de le voir tel qu’il est ; il demeure, malgré que nous en ayons, avec toutes les obligations, de même qu’avec toutes les responsabilités qu’il implique. Et il ne s’arrête pas à l’étude de la Révélation et de son contenu. S’il porte sur la détermination des doctrines de la foi et des règles de la vie, il porte aussi sur leur application. Le devoir du discernement s’impose dans la sphère pratique comme dans la sphère théorique ; il s’impose dans la recherche de la sainteté comme dans la recherche de la vérité. L’obligation morale se modifiant avec les circonstances, ce qui est licite ou prescrit dans une situation cessant de l’être dans des situations différentes, nous sommes constamment appelés à faire usage de ce sens, de ce tact spirituel qui prévient ou arrête les écarts et maintient dans la ligne du vrai et du bien. Nous le faisons à tout instant et presque à notre insu, tant cette opération nous est devenue habituelle. S’il fallait des exemples, on n’aurait qu’à rapprocher Matthieu 5.16 : « Que votre lumière brille, etc., » de Matthieu 6.1 : « Prenez-garde de faire votre justice devant les hommes, etc. ». Ces deux préceptes, en apparence contradictoires, marchent côte à côte dans la vie journalière du chrétien, qui, tout en voilant par humilité l’œuvre de la grâce au-dedans de lui, doit, en bien des cas, la laisser éclater par fidélité. Les circonstances qui, plaçant ainsi entre deux devoirs, forcent à chercher l’esprit du commandement par delà la lettre, sont innombrables : le travail de la foi et de la sanctification requiert continuellement la libre intervention de la pensée religieuse et de la conscience morale. Voulez-vous un autre exemple ? Supposez-vous, un dimanche, auprès d’un parent malade, qui réclame vos consolations et vos soins : simple fidèle, vous devrez rester ; pasteur, vous devrez quitter, des obligations supérieures vous appelant ailleurs. Cette sorte d’antinomie est plus fréquente qu’on ne se le figure ; peut-être, si l’on creusait jusqu’au fond, se trouverait-il qu’aucun de nos sentiments ni de nos actes n’y échappe entièrement. Et dans un grand nombre de cas, la solution n’est pas aussi facile que dans ceux que nous venons de citer. Cependant la vie spirituelle, à tous ses degrés, se développe au sein de ces conflits, à travers ces nuages et ces périls. Ainsi, en toute chose la spontanéité à côté de la règle. Nulle part la lumière sans ombre, non plus que le don sans le devoir et le progrès sans le travail. Nous étonnerions-nous que cette loi générale de la Providence et de la grâce s’étende à la révélation ?
Nonobstant la puissance mystérieuse qui gardait sur ses lèvres ou sous sa plume la vérité dont il était l’organe, le Prophète, l’Apôtre restait lui-même, soumis aux obligations de l’homme et du chrétien, tenu de faire usage des moyens naturels d’information et de persuasion. Nous aussi, en présence de la parole de l’Apôtre et du Prophète, nous avons, soit par la forme des instructions, soit par la nature des choses, des obligations analogues, qu’il nous faut remplir dans un esprit de vigilance et de prière, de droiture et d’humilité. Cette loi, qui maintient l’activité libre et responsable à côté de la norme souveraine, et qui sépare si fort l’autorité biblique de l’autorité monastique, ne nous expose pas plus dans la détermination de la doctrine sainte que dans ses applications pratiques, pas plus dans l’œuvre de la foi que dans l’œuvre de la sanctification. La théopneustie est là avec sa fin providentielle. Elle est là avec tout ce qui l’assure et tout ce qu’elle assure. Quoique nous soyons hors d’état de marquer ses rapports internes avec l’individualité, faute du critère qu’il nous faudrait pour cela, nous avons la certitude que l’enseignement sacré est bien le λογος της αληθειας, garanti qu’il est par cette haute intervention qui l’a donné au monde ; nous avons la certitude que cet Evangile, prêché par le Saint-Esprit, envoyé du Ciel, est bien ce qu’il se dit, le document authentique de la vérité selon la piété ; document humain sans doute à bien des égards, mais sanctionné, légalisé, scellé en quelque manière de la main du Seigneur. Voilà ce qu’assure l’inspiration apostolique, alors même que n’en pouvant déterminer ni le degré, ni le mode, ni la nature, ni l’étendue, nous la posons simplement en fait. Quelque action propre qu’elle ait laissé à ses organes, elle les a autorisés à dire, et elle nous oblige à croire que leur parole est la Parole de Dieu ; que faut-il de plus ? puisqu’il suffit de les écouter pour être enseignés de Dieu lui-même. N’y a-t-il pas là de quoi fonder et sauvegarder le principe protestant (si nous ne voulons ni marchander avec la conscience, ni épiloguer avec l’Ecriture) ? N’est-ce pas assez que le fait théopneustique nous place devant le Livre des révélations ? A nous de le sonder religieusement, en regardant au précepte du Seigneur (Jean 5.39) et à sa promesse (Matthieu 7.7 ; Luc 24.48) ; à nous d’en dégager et de nous en approprier le contenu réel.
Remarquez que sous cette forme, qui ne porte aucune atteinte sérieuse à sa valeur dogmatique, le principe protestant laisse ressortir avec une plus grande évidence le double élément de liberté et d’autorité, de droit et de devoir, que la Réformation posa à sa base et dont l’alliance importe si fort dans un temps tel que le nôtre où, penchant de toutes parts vers les extrêmes, on semble ne comprendre, en religion comme en politique, que le radicalisme ou l’absolutisme. Il est tout naturel que les deux éléments coexistent dans les diverses applications du principe, lorsqu’ils se montrent à son origine et dans son essence. En les voyant l’un et l’autre chez l’écrivain sacré qui, sous l’opération ou la direction céleste, est demeuré compos sui, on ne saurait s’étonner qu’ils se combinent en mille sens dans la constitution de la doctrine et de la communauté chrétienne : constante alliance de la libre spontanéité et de l’humble soumission, de la foi du petit enfant et de la nécessité du travail et du discernement spirituel.
C’est sous ce large aspect, qui est le vrai puisque c’est celui des Ecritures, qu’il convient d’envisager le principe protestant. Il apparaît alors comme dominant toute la sphère de la pensée et de la vie, en particulier tout le domaine religieux ; car la religion n’est que le rapport de l’homme à Dieu ou de Dieu à l’homme, et le principe protestant, dans sa signification la plus profonde, n’est que la constatation de ce rapport, d’abord dans la révélation, où l’individualité et la théopneustie marchent main à main ; ensuite dans le renouvellement spirituel, où tout est à la fois œuvre de Dieu et œuvre de l’homme ; dans l’Eglise, qui s’offre tout ensemble comme institution supérieure et comme libre association ; dans la dogmatique, qui va se heurter de toutes parts à ce dualisme fondamental. Bien compris, retenu dans ses justes bornes, appliqué intégralement, avec le mélange d’humilité et de fermeté qu’il requiert, ce principe peut mettre en garde contre les aberrations opposées où jettent ces tendances à la fois excessives et partielles qui, poursuivant une unité factice, traversent incessamment le vrai réel pour s’attacher à un vrai apparent.
A la lumière de ce principe, pleinement saisi, vous comprenez comment l’inspiration a été faite totale, quand on a systématisé autour du seul facteur divin, et comment elle s’amoindrit jusqu’à disparaître ou à ne rester que de nom, là où l’on se préoccupe trop exclusivement du facteur humain, là où l’on appuie sur lofait d’individualité l’individualisme théologique. Vous comprenez comment on a tantôt élevé la grâce jusqu’à compromettre la liberté et l’obligation morale, tantôt élevé la liberté et l’obligation morale jusqu’à anéantir la grâce. Vous comprenez comment on a grandi l’Eglise au point d’en faire un sanctuaire mystérieux d’où sort incessamment la voix du Ciel, la Parole de vérité et de vie, devant laquelle la terre doit s’incliner ; tandis qu’ailleurs on n’y a vu qu’une association comme une autre, que la volonté humaine forme et brise à son gré. Vous comprenez que là on arrive à représenter le schisme comme le plus grand des péchés, et presque comme le seul péché irrémissible, tandis qu’ici on n’est pas loin de le déclarer le premier des droits et le plus saint des devoirs : systématisations extrêmes, erreurs inverses, entre lesquelles oscille la science, et dont on ne se rend compte, qu’on ne juge équitablement qu’en remontant à leur point de départ, qui est vrai, mais incomplet, et qui fausse à la longue toute la déduction logique.
Dans le pêle-mêle actuel, apprenez à creuser jusqu’aux principes, ou, en d’autres termes, jusqu’aux faits, pris simplement en eux-mêmes, si vous voulez trouver un terrain ferme d’où vous puissiez dominer la divergence et l’opposition des idées. A l’encontre de la tendance générale, qui se préoccupe plus des théories que des faits, tenez-vous aux faits et ajournez les théories. Dans la question que nous discutons eu ce moment, prenez tel quel celui que posa ou plutôt que releva la Réformation, et qui ressort de tout le fond historique et dogmatique du Nouveau Testament ; embrassez-le dans son intégrité, notez-en les deux éléments constitutifs, voyez-le régner par la force des choses sur le champ entier du Christianisme théorique et pratique, puisqu’il n’est, pour employer dans sa vieille signification une des expressions du jour, que le rapport du divin et de l’humain dans la révélation, mystérieux dualisme auquel tout va toucher ; et jugez par là tout ensemble de l’importance et de la certitude du principe qu’il fonde.
Il devient urgent de nous y attacher nettement et fermement en face de ces faux protestantismes, que le catholicisme, la philosophie, la littérature confondent de plus en plus avec le protestantisme réel. Là est, à nos yeux, le grand œuvre du moment ; car ce n’est pas simplement comme autrefois des formes de l’édifice, c’est du fondement même qu’il s’agit. Le catholicisme a constamment accusé le protestantisme de n’être qu’un rationalisme ou un illuminisme déguisé, d’ériger la raison ou la conscience individuelle, le jugement ou le sentiment privé, en arbitre souverain de la doctrine sainte et de n’y laisser subsister, en définitive, que ses idées propres. La Presse répète de tous côtés ces assertions, tantôt comme blâme, tantôt comme éloge. Si l’injustice en était manifeste dans les temps passés, il faut avouer que bien des écoles, et des plus considérables, leur font maintenant beau jeu. Il importe donc que notre grand principe se formule, et se dresse, dans sa simple et pleine intégrité, vis-à-vis du catholicisme et des opinions qui font chorus avec lui. Il importe qu’il rompe avec les théories théologiques qui le, dénaturent et le ruinent sous ombre de l’épurer. Il importe qu’il passe de nouveau à l’état d’axiome au sein du protestantisme, qu’il cesse d’être discuté pour être franchement et largement appliqué.
Qu’on laisse une grande latitude aux conceptions et aux directions particulières, la nature et la forme du principe en font une obligation ; il est dans son essence de maintenir la spontanéité à côté de la règle ; mais qu’on lui laisse à lui-même sa réalité et, par suite, sa souveraineté. Qu’on dégage l’élément de liberté, de manière à assurer son développement et son action, rien de mieux, pourvu qu’on n’empiète pas sur l’élément d’autorité, et que le droit n’emporte pas le devoir ; aberration aussi redoutable dans l’ordre religieux que dans l’ordre politique, et qui est le danger de notre temps, comme l’aberration contraire a été l’écueil d’autres époques. L’Eglise protestante a consacré les deux éléments du principe, parce qu’elle les a trouvés au cœur de l’Evangile ; c’est sur cette base qu’elle se forma, c’est sur cette base qu’elle peut et doit se reconstituer ; c’est par là qu’elle ranimera dans son sein l’activité et la sécurité, la foi et la vie, réalisant à des degrés divers la grande loi providentielle de l’unité dans la diversité. L’Alliance évangélique, le Réveil et bien d’autres signes des temps font entrevoir cette haute et large aspiration du principe protestant, ou, pour mieux dire., de l’esprit chrétien. (Situation pleine d’espérances et de craintes tout ensemble, tant il s’y croise de directions différentes et contraires).
Je sais ce qu’ont d’attrayant ces opinions qui, sans répudier la norme scripturaire, la plient en mille sens à la pensée du jour, et qui font peut-être notre plus grand péril, malgré les services qu’elles rendent à certains égards. Mais que les positions se dessinent ; qu’on cesse de se tromper par l’équivoque des mots ; que, d’un côté, on ne fasse pas porter au protestantisme la responsabilité d’autres principes que le sien ; que, d’un autre côté, on ne prétende pas le restaurer et l’affermir quand on sape ses fondements. Qu’on le laisse tel qu’il est, avec les caractères internes qui le séparent radicalement du rationalisme non moins que du catholicisme. Si l’on se soustrait à sa loi constitutive, on peut sans doute être encore chrétien, on n’est plus protestant. Il ne faut pas cesser de le redire, puisqu’on ne cesse pas de l’oublier. Le protestantisme, c’est la Bible et l’examen, mais l’examen arrivé à la Bible où il a trouvé sa lumière et sa règle ; c’est tout ensemble la raison et la foi, la conscience et la révélation, la liberté et l’autorité ; c’est le règne de Dieu fondé sur la Parole de Dieu par la soumission volontaire des esprits et des cœurs. Le protestantisme n’est lui-même ; il n’est ferme et ne peut être fort que s’il conserve à leur rang les deux éléments intégrants de son principe. Or, le courant actuel en étend un jusqu’à renverser ou recouvrir l’autre et à exposer le fondement divin de la foi.
C’est certes bien injustement que, retournant cette observation contre nous on nous accuse d’invalider le principe protestant en refusant de nous associer à une théorie spéciale de la théopneustie. D’abord, cette théorie ne vient point des Réformateurs ; ni Luther, ni Zwingle, ni Calvin ne la professèrent. Ensuite, le protestantisme réel ne veut pas plus aller au-delà de la Bible dans son principe théologique que dans son formulaire ecclésiastique ; et si la théorie dont il s’agit dépasse en effet la Bible, il n’en prend pas plus que nous la responsabilité. Enfin, pour revenir ou pour nous tenir à l’objet de cet article, l’inspiration posée dans son indétermination scripturaire, comme simple fait divin, mais avec tout ce qu’elle emporte à ce titre, garantit pleinement le principe protestant, en garantissant la direction surnaturelle qui conduisit les promulgateurs de l’Evangile dans la vérité, de telle sorte qu’ils ont pu donner leur parole et que l’Eglise a dû la recevoir comme la Parole même de Dieu. N’est-ce pas tout ce qu’il faut pour assurer à la foi protestante sa sécurité, et à la théologie protestante sa base ?
Qu’exige le principe protestant ? Ce n’est pas une théorie arrêtée qui détermine l’étendue de l’inspiration et son rapport avec tout le contenu des Livres saints, choses et mots, détails géographiques, chronologiques, physiques, etc. ; c’est uniquement la pureté et la certitude de la doctrine religieuse ; cela seul lui importe, et c’est cela seul qu’elle réclame. Eh bien ! c’est précisément ce qu’assure, dans sa généralité, le double fait de la réalité et de la permanence de la direction divine, tel que nous l’avons constaté : car le but évident de cette action supérieure du Saint-Esprit était de révéler et de sauvegarder la vérité salutaire, et ce but, elle l’a certainement atteint. Dès lors nous avons bien l’Evangile de la grâce et de la vie, l’Evangile de Dieu (Romains 1.1). Le fait biblique, pris en soi, pose tout ce que suppose le principe théologique, le fait suffit donc au principe. Si on refuse d’en convenir, c’est, d’un côté qu’on croit être conduit par l’Ecriture elle-même à des déterminations plus précises, c’est de l’autre côté qu’on espère plus de cette attaque détournée que d’une attaque directe.
Il s’agit de savoir si la cœxistence de l’individualité et de la théopneustie chez les écrivains sacrés est de nature à troubler notre confiance dans leur enseignement religieux et moral. Qu’elle ait influé sur la forme de la doctrine évangélique et sur son exposition, c’est évident. Mais est-il à craindre qu’elle en ait altéré le fond essentiel et vital ? Nous pouvons avec assurance répondre négativement, quand nous regardons à l’intervention divine qui présida à la promulgation de l’Evangile, puisqu’elle avait justement pour objet, selon la promesse (Jean 16.13), de conduire dans la vérité les hommes qu’elle en faisait les dispensateurs et les interprètes. Ainsi qu’ils le disent et le redisent, leur parole est de Dieu, qui lui a rendu lui-même témoignage. (Marc 16.20 ; Actes 14.3 ; Hébreux 2.4.).
Nous ne saurions, il est vrai, nous rendre compte de cette union de l’action souveraine de Dieu et de la libre spontanéité de l’homme dans l’œuvre apostolique. Mais c’est un fait qui, pour être mystérieux comme tant d’autres (celui de la grâce, par exemple, auquel il tient de si près), n’en est pas moins positif. Garantissant la constance de la lumière et de la direction céleste, par conséquent la vérité de la grande évangélisation, il fonde la certitude de la foi. L’Ecriture est l’Histoire de la révélation divine et cette révélation elle-même ; dès lors la doctrine religieuse et morale, la voie du salut, est assurée.
Elle l’est même dans l’opinion qui n’admet rien de spécifique dans l’opération de l’Esprit chez les fondateurs du Christianisme, et ne reconnaît entre ce qu’elle fut pour eux et ce qu’elle est pour les chrétiens en général qu’une différence quantitative. D’après cette théorie l’inspiration n’est que la grâce, mais la grâce élevée à une plus haute puissance et produisant chez les organes de la révélation une illumination supérieure, une plénitude et une pureté d’intuition spirituelle qui leur dévoilait le conseil divin, et faisait de leur enseignement la vérité et la règle de la vérité. Cette conception, vers laquelle incline une certaine orthodoxie, reste au-dessous des données scripturaires, qui montrent dans l’inspiration apostolique quelque chose de tout spécial, en la rattachant aux dons prophétiques et miraculeux. Elle est inadéquate aux faits. Mais elle garantit pourtant et la foi chrétienne et le principe protestant, en maintenant à la parole évangélique son caractère de révélation, avec sa haute autorité normative. Et si cela a lieu dans cette opinion, à plus forte raison dans celle qui pose à sa base une théopneustie réelle, une action et une direction surnaturelle du Saint Esprit, alors même qu’elle n’essaie ni de déterminer ce qu’elle est en soi, ni de la concilier logiquement avec l’élément personnel ou humain des Ecrits sacrés.
Ce qu’on dit du fait d’individualité pour infirmer notre principe, pourrait se dire de bien d’autres faits, dont on se préoccupe cependant fort peu ; tels que la responsabilité morale des Apôtres, les versions de l’Ecriture, le symbolisme qui enveloppe plus ou moins les doctrines de la foi. Quelques observations à ce sujet ne seront pas hors de propos ici, car elles rendront sensible ce caractère général de la révélation auquel nous faisons appel, et où le plan divin se laisse entrevoir sans se dévoiler.
La responsabilité morale des Apôtres est reconnue dans toutes les opinions. Toutes accordent que, quelle qu’ait été en eux l’action du Saint-Esprit, elle ne les mettait point à l’abri du péché. Il faut bien l’avouer, puisque l’histoire l’atteste et qu’ils le déclarent eux-mêmes. Or, que d’incompréhensibilités là-dedans ! Comment l’indéfectibilité dans un sens et la faillibilité dans l’autre ? Comment la même puissance qui les maintenait dans la vérité, malgré leurs préventions, ne les maintenait-elle pas également dans la sainteté, malgré leurs faiblesses ? Comment en préservant leur enseignement ne préservait-elle pas aussi leurs actes, là surtout où les erreurs de conduite pouvaient entraîner de graves erreurs de doctrine ? (Galates 2.16). Si cela frappe à son fondement la théorie, si répandue, qui fait naître l’illumination de l’esprit de la sanctification du cœur, le développement de la connaissance religieuse des progrès de la vie spirituelle, il jette du même coup de grandes ombres sur les théories théopneustiques les plus absolues. Le fait de peccabilité est, sous un aspect restreint, le fait d’individualité avec ses périls ; il constate chez le révélateur le libre agent moral. Voilà ce que toutes les opinions sont forcées de reconnaître ; celles-là mêmes qui élèvent ou étendent le plus le fait d’inspiration.
Quand saura-t-on, surtout dans un tel ordre de choses, recevoir simplement ce qui est, avec les attestations qui l’assurent et les mystères qui le recouvrent ?
Nous avons indiqué en second lieu les versions de l’Ecriture. Ce fait, dont on ne parle point ou dont on s’inquiète à peine, a plus d’analogies qu’il ne le semble avec celui qui est ici en question. Si la vérité évangélique s’individualise et se reflète diversement chez les divers écrivains sacrés, elle change aussi de forme comme d’expression en passant dans d’autres langues. ; elle y prend et y perd toujours quelque chose. On n’a pas réussi à donner une pleine et pure représentation du texte ; on n’y réussira probablement jamais. Cependant l’expérience prouve que les versions communes, même les plus défectueuses pourvu qu’elles soient sincères, reproduisent le contenu substantiel et vital du Christianisme, et que les esprits et les cœurs droits ne s’y trompent point, quand aucune influence du dehors ne vient troubler la lumière directe du Livre saint ou en fausser l’impression immédiate ; on y trouve toujours le pain de vie, lorsqu’on l’y cherche religieusement.
Ainsi, malgré l’élément humain qui pénètre si profondément les traductions de la Bible, malgré l’impossibilité de marquer les limites de son action, malgré les défectuosités de tout genre qu’il produit et les incertitudes qui peuvent en naître, l’enseignement sacré n’en est pas moins évident et sûr, quant à la voie du salut. L’Eglise ne s’est ni alarmée ni préoccupée des scrupules qu’on a voulu quelquefois lui inspirer sur ce point, en soutenant, comme induction logique de l’inspiration plénière, que la vraie Parole de Dieu n’existe que dans les langues originales.
On voit le rapport du fait que nous relevons avec celui de l’individualité dans la théopneustie. Il y a, sans doute, entre les deux faits bien des différences ; mais il y a cette analogie foncière que dans les deux, il se joint à ce qui est de Dieu quelque chose qui est de l’homme. Or, si, comme le démontre une expérience aussi longue que générale, le premier fait (élément personnel des versions) n’a pas les conséquences qu’il semble entraîner ; si l’on se résigne, sans s’étonner ni s’inquiéter, à la nécessité qui l’impose, d’où vient qu’on insiste si fort sur les périls du second, beaucoup moins graves en réalité, puisqu’il existait chez le révélateur un contrôle surnaturel qui n’est pas chez le traducteur ? Pourquoi tant de défiances avec une pareille garantie, quand il n’y a pas lieu de craindre là même où elle manque ?
J’ai indiqué encore le symbolisme des Ecritures. Quiconque s’est occupé de dogmatique et d’exégèse sait à quels périls expose ce caractère général de l’enseignement sacré, dans quels écarts il peut jeter, quels abus il peut légitimer ou couvrir. C’est par là que toutes les erreurs ont été greffées sur la Bible (matérialisme, panthéisme, etc.) ; c’est par là aussi que toutes les grandes doctrines de la foi en ont été arrachées alternativement, selon la direction changeante des idées. Le symbolisme de la théodicée a engendré ou alimenté mille fois l’anthropomorphisme. Le symbolisme de la prophétie a produit le chiliasme grossier des Chrétiens, comme il avait produit le messianisme charnel des Juifs. Les images empruntées à ce monde dans la représentation du monde à venir, ont d’un côté conduit à des conceptions toutes matérielles des peines et des félicités futures, d’un autre côté elles ont fait volatiliser l’eschatologie biblique tout entière. Si, au nom de la figure, on a trouvé partout les mystères évangéliques (anciens Pères, Coccéius, etc.) ; au nom de la figure on a également prétendu les faire disparaître partout (ancien et nouveau rationalisme).
Certes l’existence du symbolisme dans les Livres saints y crée de bien autres dangers que celle de l’individualité dans la théopneustie. Il n’est pas d’erreur qu’elle n’ait servi à étayer ; il n’est pas de vérité qu’elle n’ait permis de mettre en question. Et pourtant la figure règne d’un bout à l’autre de ces écrits qui nous parlent des choses du Ciel dans les langues de la terre. La révélation nous arrivant par des intermédiaires humains, en prend nécessairement une forme humaine. Ainsi Dieu l’a voulu. Après avoir fait l’homme à son image, il semble se faire à l’image de l’homme pour se mettre à sa portée. Mais sa Parole n’en remplit pas moins le but suprême auquel il l’a destinée. Seulement, elle exige, pour l’œuvre de la foi comme pour celle de la sanctification, l’union constante de la vigilance et de la prière, du travail et du discernement spirituel.
Dès que l’action divine, la vertu d’En haut, est reconnue chez les promulgateurs de l’Evangile, l’action humaine, toute indéfinie qu’elle est, laisse à la foi sa confiance, parce que, soumise à un contrôle supérieur, elle laisse à la vérité salutaire sa pureté et sa certitude : et le principe de la Réformation reste assuré. Il y a là deux séries de faits également établis, qu’il faut admettre également, quoique le rapport qui les lie nous échappe à bien des égards et que Dieu s’en soit réservé le secret.
Je sais combien de questions on peut entasser à propos de l’élément humain des Ecritures. Je sais combien de difficultés il crée au dogme chrétien ; combien de préventions il soulève. Mais je sais aussi que le Seigneur était avec ses envoyés ; je sais, par les promesses qu’il leur avait faites et par les témoignages qu’il leur a rendus, qu’il veut que nous recevions leur enseignement comme venant de lui ; je sais que, au milieu de tout ce qu’il présente de personnel, cet enseignement n’en est pas moins la révélation de son conseil (Actes 20.27), l’expression de sa vérité et de sa volonté. Dès lors, ne puis-je pas, ne dois-je pas m’y appuyer avec une religieuse assurance ? Les hommes par lesquels il m’instruit sont restés des hommes ; j’ignore comment son Esprit a agi sur le leur, les faisant servir à son dessein sans atteinte à leur individualité. Qu’importe ? Il m’a parlé, il me parle par eux. Cela est certain, et cela me suffit, puisque je n’ai qu’à constater leur pensée pour avoir la sienne. J’ai devant moi cette Parole qui peut nous sauver (Jacques 1.21) ; et qui doit nous juger (Jean 12.48) ; que me faut-il de plus ? Je ne saurais m’expliquer comment elle s’est unie à une parole humaine, qu’elle laissait à elle-même en la dominant et la gouvernant ; mais elle y est, mille indices internes et externes l’annoncent, mille signes du Ciel l’attestent, des promesses et des déclarations formelles le garantissent : c’est assez ; et j’écoute comme Israël auprès du Sinaï, comme Saul sur le chemin de Damas, comme Marie aux pieds de Jésus.
— Oui, le fait théopneustique, franchement admis, maintient au principe protestant sa portée dogmatique, sa force constitutive, en lui maintenant sa base fondamentale. Recevons la révélation telle que Dieu l’a faite. Respectons le double caractère qui l’a marquée à son origine et qui doit lui rester jusqu’à la fin. En d’autres temps et sous d’autres préoccupations, on a absorbé, ou à peu près, le fait individuel dans le fait théopneustique (xviie siècle) ; prenons garde d’effacer aujourd’hui le fait théopneustique par le fait individuel. Ils coexistent au fond des choses, et il ne faut étendre arbitrairement ni celui-ci ni celui-là. Veillons sur l’erreur de gauche comme sur l’erreur de droite. Ne nous laissons aller à aucune de ces pentes systématiques qui traversent en sons inverse la vérité. Sachons embrasser et retenir l’ensemble des données bibliques, sans nous étonner des mystérieuses ombres qui les recouvrent. Suivez jusqu’au bout l’action de l’individualité, je le veux bien ; mais laissez place à celle de l’inspiration, puisqu’elle est là. Sur ce sujet, comme sur une foule d’autres, j’ai vu bien des revirements dans ma carrière théologique. Et c’est peut-être à l’obligation que je me suis imposée en toute chose de constater plutôt que de systématiser, plus soucieux de vérité que d’unité, que je dois, après Dieu, d’avoir été préservé de ces entraînements auxquels cédaient de bien plus forts que moi. Vis-à-vis de la direction nouvelle, je me suis retranché derrière les faits ; agissant envers elle comme j’avais agi vis-à-vis de la direction ancienne devenue un instant excessive et, par là même, partielle et périlleuse (règne du livre de M. Gaussen). Aux conséquences extrêmes qu’on tirait alors du fait d’inspiration, grandi outre mesure, aux théories absolues qu’on en déduisait, j’opposai le fait d’individualité. Aux conséquences non moins extrêmes, aux théories non moins absolues qu’on tire maintenant du fait d’individualité, placé seul en relief, j’oppose le fait d’inspiration qu’annoncent ou reflètent de toute part les Livres saints, que porte en soi le supra-naturalisme évangélique ; et il émousse les armes de la dialectique et de la critique, car aussi longtemps qu’il me reste tout me reste, et on ne peut me l’arracher qu’en m’arrachant le Nouveau Testament.
Réunissez en un faisceau tout ce que donne le fait d’individualité : Les promulgateurs de l’Evangile conservèrent leur libre et pleine activité, comme agents moraux, leurs écrits les montrent soumis aux tentations communes, aux devoirs de la vigilance et de la prière, à l’emploi des divers moyens de grâce, exposés à tomber et même à périr (Galates 2.12 ; Actes 15.39 ; 23.3-5 ; Matthieu 7.22 ; 1 Corinthiens 13.1-2 ; 9.27) ; comme historiens, ils recourent aux voies naturelles d’information et de conviction (Luc 1.1-5 ; Jean 19.30 ; 1 Corinthiens 1.11, etc.) ; comme écrivains, ils ont chacun son style, sa manière propre, et, en dehors de la vérité chrétienne, ils vivent des idées de leur temps ; comme docteurs, chacun a son point de vue et son dessein personnel, son mode particulier de conception et d’exposition, et en un sens son Evangile.
Voilà les éléments principaux, les grands linéaments, les caractères constitutifs du fait d’individualité ; ceux que presse pardessus tout l’humanisme théologique. Eh bien ! quelles que soient les incompréhensibilités et les difficultés que ce fait soulève dans ses rapports avec le fait d’inspiration, ce dernier n’est invalide par là, ni en lui-même, ni dans ses conséquences théoriques et pratiques, aussi longtemps qu’il se maintient sur son ordre spécial de preuves. En toute chose, suivant un principe devenu une sorte de lieu commun dans les études physiques, Je vrai rôle de la science est d’abord de constater ce qui est, et ensuite de l’expliquer si elle peut. On n’insiste guère, aujourd’hui, sur plusieurs des traits qu’on relevait le plus à d’autres époques comme incompatibles avec le dogme reçu ; on parle peu des diversités de style, des inexactitudes historiques, chronologiques, grammaticales, etc. ; on a compris que cela ne touchait pas ou ne touchait que de loin au point réel de la question. On s’attache plutôt aux particularités de doctrine ou d’exposition qui distinguent nos différents auteurs sacrés ; on dissèque leurs pensées et leurs expressions pour établir que chacun d’eux a eu sa conception propre du Christianisme, ou, selon le mot déjà consacré, sa théologie personnelle, tout en accordant d’ailleurs, tant il est difficile de le contester, que le fond substantiel et vital de l’Evangile existe chez tous.
Or, que suit-il de là ? Le renversement de telle ou telle théorie théopneustique peut-être, mais non certes le renversement du fait théopneustique. Ce fait demeure à côté du fait individuel, avec les témoignages qui l’attestent de même qu’avec les garanties qu’il contient. Il est là avec ses idiosyncrasies, mais aussi avec ses preuves et ses certitudes ; il est autre qu’on ne l’a souvent représenté, autre qu’on ne se le figurait a priori ; mais il est, et il faut lui laisser sa réalité et sa portée.
Pour aller le plus loin possible dans le sens de l’objection, pressez-en un des côtés les plus délicats, celui qui concerne l’argumentation des écrivains sacrés, et tout particulièrement leur emploi des Ecritures. Supposons constaté qu’en différentes circonstances ils ont fait de l’Ancien Testament un usage que la saine herméneutique ne saurait justifier ; supposons qu’ils en ont donné ça et là des interprétations que l’esprit du temps pouvait juger légitimes, mais que l’esprit des textes n’autorise point ; supposons tout cela décidément établi, quoiqu’il soit loin de l’êtrea. Il en serait de ces erreurs d’exégèse comme il en a été des erreurs de physique, de chronologie ou de grammaire, dont on a fait tant de bruit en d’autres temps. Elles dérangeraient certaines notions de la théopneustie, mais la théopneustie elle-même resterait avec les données historiques et doctrinales d’où elle ressort ; et ce qu’elle implique, ce qu’elle assure, resterait avec elle, à l’égard de l’argumentation comme à l’égard du style, l’enseignement apostolique, tout sauvegardé qu’il était quant à son contenu essentiel, aurait été libre quant à son mode. Il y aurait à distinguer là comme partout entre le fond et la forme. Sur ce point, de même que sur tant d’autres, la direction céleste se serait effacée derrière l’acte personnel. L’inconnu, l’étrange, si l’on veut, s’accroîtrait, mais le certain, le positif n’en devrait point souffrir ; il faudrait toujours maintenir à leur rang les deux ordres de données, avec le mystère de leur rapport. Cela peut paraître fort malsonnant dans la disposition actuelle des esprits ; mais il s’impose comme un principe dès qu’il est convenu qu’on doit se tenir aux faits, lors même qu’ils se refusent à nos conceptions et à nos classifications.
a – Voy. Olshausen, « Du sens profond des Ecritures ». Voy. aussi notre article sur les « Oracles à double accomplissement ». L’élément prophétique de l’Ancien Testament, son caractère préparatoire et providentiel en font un livre tout à fait à part. Il y a là quelque chose qui ne se prête guère à des déterminations rigoureuses, qui reste, par cela même, exposé à des difficultés nombreuses et graves, mais qui, créant un principe spécial d’interprétation dépasse toutes les explications de la critique négative et permet de beaucoup rabattre de ses prétentions.
Ce principe, que la science applique incessamment dans les choses d’ici-bas, ne saura-t-on pas l’appliquer enfin aux choses d’En haut, où sa légitimité, sa nécessité sont cent fois plus évidentes ? N’admettons que les faits constatés ; mais, quand ils le sont, ne prétendons pas les annuler en revenant sur leur preuve au nom de leur incompréhensibilité, ou enfles opposant les uns aux autres, d’après l’idée que nous nous en formons, ou en les absorbant les uns dans les autres, sous prétexte de simplifier et de systématiser. Il est vraiment étrange que l’illusion qui nous porte à faire de notre notion logique ou ontologique la mesure des choses, persiste en face de l’expérience qui nous montre l’incroyable, l’impossible apparent se changeant de tant de manières en réalité positive, et la négation de la veille devenant l’affirmation du lendemain !
Suivons dans les études théologiques le principe auquel ont dû se rendre, bon gré mal gré, toutes les études physiques ; apprenons à tenir les faits au-dessus des systèmes. Alors, même avec les concessions extrêmes que nous avons faites, l’élément personnel ou humain des Livres sacrés n’en affaiblira point l’élément divin, la garantie surnaturelle qui assure tout.
Notons cette simple observation. Etant établi qu’il existe dans l’œuvre apostolique ce que nous avons nommé le fait théopneustique et le fait individuel, nous disons que les armes qu’on va chercher dans le dernier contre le premier ne portent point ; nous le disons appuyé sur ce grand principe de la science que les faits constatés ne sauraient : être invalidés, dans leur fond essentiel et constitutif, par des antinomies réelles ou apparentes avec d’autres faits collatéraux, l’expérience montrant l’erreur de cette sorte de jugement là même où il semble le mieux justifié. Si cela est vrai des faits de l’ordre physique et naturel, à plus forte raison de ceux de l’ordre spirituel et surnaturel, tels que celui dont nous nous occupons. Prétendrions-nous sonder cette union de l’Esprit de Dieu et de l’esprit de l’homme dans les Saintes Ecritures ? nous attribuerions-nous le droit de n’en admettre que ce que nous nous en expliquons, quand d’impénétrables mystères recouvrent les faits mêmes dont nous vivons, l’union du corps et de l’âme, par exemple, celle de la parole et de la pensée, etc., etc. ? N’est-il pas singulier, lorsqu’il faut se résigner si souvent à croire sans comprendre dans les choses de l’homme et de la terre, qu’on veuille toujours comprendre pour croire dans les choses de Dieu et du Ciel ? — Ce qui importe, redisons-le, ce n’est pas l’intelligence rationnelle du fait théopneustique, c’est sa certitude morale. Dès qu’il est, il sanctionne l’enseignement sacré, car il est pour cela. Sachons appliquer en théologie le principe que l’évidence et la force des choses ont imposé à toutes les études positives.
En résumé, l’Evangile est supranaturaliste. Il l’est dans ses titres de crédibilité comme dans ses objets de foi, dans ses preuves comme dans ses doctrines. Les interprétations qui prétendent le dépouiller de ce caractère lui font une violence manifeste. Et si l’Evangile est supranaturaliste, il faut que ses disciples et surtout ses ministres le soient ; il faut qu’ils reconnaissent et la révélation de Dieu en Christ et le document divin de cette révélation dans l’Ecriture. Gardez-vous donc des entraînements de nos jours où la norme divine est en tant de sens environnée de restrictions qui l’annulent ou la voilent, par opposition à l’autorité qu’elle crée. Que l’Ecriture demeure ou redevienne pour vous du moins quant à son fond constitutif, ce qu’elle était pour le protestantisme tout entier avant la crise que nous traversons. Qu’en dehors et au-dessus des théories théopneustiques le fait théopneustique, partie intégrante du fait chrétien, vous pénètre de celle humble soumission d’esprit et de cœur, qui est le premier élément de la foi protestante, et que vous devez inspirer avant tout, aux âmes placées sous votre direction. Pris dans sa simplicité et dans son intégrité, ce fait vous suffit et comme chrétiens et comme pasteurs, car il constate dans la parole évangélique la Parole de Dieu. C’est là sa raison et sa fin providentielle. Il laisse, à la vérité, bien des questions irrésolues, bien des points indéterminés. Mais il permet de dire du Nouveau Testament ce que saint Paul dit de l’Ancien (2 Timothée 3.16) ; il l’environne de l’auréole de divinité dont le Seigneur lui-même revêt les écrits de Moïse et des Prophètes. N’est-ce pas assez pour fonder l’assurance de la foi ? Dans ce que dit le Seigneur des livres de l’Ancienne Alliance, on chercherait en vain une théorie théopneustique, c’est simplement le fait théopneustique qu’il y constate et y relève. Tenons-nous là. Et notre croyance, ayant à sa base celle de Jésus-Christ, dominera les difficultés qu’on entasse autour d’elle. Sa foi est notre foi, et il est la Vérité.
Indiquons les résultats généraux de notre recherche sur le principe formel du protestantisme ou du Christianisme évangélique.
1° Le Christianisme est une révélation au sens propre (Jean 3.16 ; 2 Corinthiens 5.19 ; Hébreux 1.1-2). Toutes les grandes communions, Grecs, Catholiques, Protestants, en sont d’accord. Le supranaturalisme, dans toutes ses directions et sous toutes ses formes, maintient ce fait à sa base. Le rationalisme le nie ou n’en laisse que le nom. Le semi-rationalisme l’altère à des degrés et en des sens divers, en faisant profession de le retenir.
2° Les promulgateurs de la révélation chrétienne furent les objets d’une illumination et d’une direction spéciale tenant du miracle, qui en était le signe et le garant. Ce second fait, aussi profondément enraciné que le premier dans les croyances générales de l’Eglise, manifestement impliqué, fréquemment attesté dans le Nouveau Testament, et désigné dans le langage usuel sous le nom d’inspiration, est rejeté par le rationalisme et plus ou moins volatilisé par le semi-rationalisme. (Innombrables théories qui parlent sans cesse d’inspiration et qui, à force de la mettre partout, ne la laissent nulle part.)
3° A côté de l’inspiration est l’individualité : l’homme a persisté chez l’apôtre avec ses responsabilités et ses obligations, avec ses vues propres et ses ignorances, en dehors du message divin. Si le fait théopneustique n’annule pas le fait individuel, le fait individuel ne saurait infirmer le fait théopneustique. Ils sont là tous les deux, et il faut laisser à chacun son rôle et son rang, sa place, sa réalité, son action. Les théories qui, sous ombre de les concilier, les absorbent l’un dans l’autre sont jugées par cela seul. Systématiser ainsi, ce n’est pas expliquer ou simplifier, c’est dénaturer. A quelque degré que l’individualité ait marqué de ses empreintes l’enseignement sacré, quelques diversités de forme et d’exposition qu’elle y ait introduites, la théopneustie en a sauvegardé le fond, car, accordée pour cela, elle a été certainement proportionnelle à son but. Dès lors, tout dogme, tout précepte, toute promesse qui nous viennent des hommes apostoliques doivent être reçus comme nous venant de Dieu même. Leur doctrine est la vérité, la vérité religieuse et morale, la vérité qui est selon la piété, la vérité qui est la vie. Nous trouvons dans leurs écrits, comme les premiers disciples trouvèrent dans leur prédication, la parole de la grâce, la voie du salut.
Cela fonde donc bien notre grand principe théologique. Si le Christianisme est une révélation au sens ecclésiastique du mot ; si, de plus, il a été donné au monde sous la garantie d’une intervention exceptionnelle et surnaturelle, nous devons respect, confiance, soumission, à cette révélation et au livre qui l’a portée jusqu’à nous : car, malgré ce qu’il a d’humain, ce livre est la Parole de Dieu, ainsi que l’a nommé la chrétienté. Tout en appelant l’examen, il impose l’obéissance de la foi, unissant dans son essence vitale le double caractère de liberté et d’autorité qui constitue le principe protestant, ou, pour mieux dire, le principe chrétien.