En dernier lieu, après ce qui concerne l'unité de l'essence divine, il faut étudier la béatitude.
- La béatitude convient-elle à Dieu ?
- Dit-on de Dieu qu'il est bienheureux en raison de l'intellection ?
- Dieu est-il essentiellement la béatitude de tout bienheureux ?
- La béatitude de Dieu inclut-elle toute béatitude ?
Objections
1. Il semble que non. Car, selon Boèce, la béatitude est « un état résultant de l'assemblage de tous les biens ». Or il n'y a pas en Dieu d'assemblage de biens, pas plus qu'aucune composition. Donc la béatitude ne convient pas à Dieu.
2. La béatitude, ou félicité, selon le Philosophe est la récompense de la vertu. Or à Dieu ne convient nulle récompense, non plus que nul mérite.
En sens contraire, l'Apôtre (1 Timothée 5.15) parle de : « Celui qui fera paraître au temps fixé le bienheureux et seul Souverain, Roi des rois et Seigneur des seigneurs. »
Réponse
La béatitude convient souverainement à Dieu. Car sous le nom de béatitude on ne signifie rien d'autre que la bonté parfaite de la nature intellectuelle, à qui il appartient de se connaître comblée par la bonté qui est sienne, à qui donc il appartient que ce qui lui arrive soit bon ou mauvais pour elle, et qui est maîtresse de ses actes. Or l'un et l'autre, être parfait et être intelligent, appartiennent excellemment à Dieu. Donc la béatitude lui convient au plus haut point.
Solutions
1. La somme de tous les biens n'est pas en Dieu par mode de composition mais par mode de simplicité ; car les perfections qui sont multipliées dans les créatures préexistent en Dieu dans la simplicité et l'unité, ainsi qu'on l'a expliqué précédemment.
2. Être la récompense de la vertu est accidentel à la béatitude ou félicité et ne se rencontre que chez celui qui doit l'acquérir ; de même, être terme de la génération est accidentel à l'étant, et vient de ce que l'étant passe de la puissance à l'acte. Ainsi, de même que Dieu a l'existence, bien qu'il ne soit pas engendré, ainsi a-t-il la béatitude bien qu'il ne mérite pas.
Objections
1. Il semble que non, car la béatitude est le souverain bien. Mais Dieu est dit bon selon son essence ; et c'est selon l'essence que la bonté concerne l'être, d'après Boèce . Donc la béatitude est attribuée à Dieu selon son essence, et non selon son intelligence.
2. La béatitude a raison de fin ; or la fin est l'objet de la volonté, comme le bien lui-même. Donc la béatitude est attribuée à Dieu selon la volonté, et non selon l'intelligence.
En sens contraire, S. Grégoire écrit : « Celui-là est glorieux qui, jouissant de lui-même, n'a pas besoin de louange étrangère. » Or être glorieux signifie ici être bienheureux. Donc, puisque nous jouissons de Dieu par l'intelligence, car « la vision est toute notre récompense », dit S. Augustin, il semble que la béatitude soit attribuée à Dieu selon son intelligence.
Réponse
Nous venons de définir la béatitude comme le bien parfait de la créature intellectuelle. De là vient, toute chose cherchant sa perfection, que la nature intellectuelle, elle aussi, désire naturellement être bienheureuse. Or, ce qu'il y a de plus parfait dans une nature intellectuelle quelconque, c'est l'opération intellectuelle, qui lui permet de se saisir en quelque façon de toutes choses. Ainsi, la béatitude de toute nature intellectuelle créée, consiste dans l'intellection. En Dieu, I'intellection n'est pas autre que l'être même dans la réalité, ils ne se distinguent que selon les raisons formelles. On doit donc attribuer à Dieu la béatitude selon l'intelligence, comme aussi à tous les bienheureux, qui sont dits bienheureux par assimilation à sa propre béatitude.
Solutions
1. Cet argument prouve que Dieu est heureux par son essence ; mais non pas qu'on doive lui attribuer la béatitude selon la raison formelle d'essence, mais bien plutôt selon la raison formelle d'intelligence.
2. La béatitude, étant un bien, est l'objet de la volonté. Mais l'objet d'une puissance est présupposé à son acte. Et par suite, selon notre façon de comprendre, la béatitude de Dieu précède l'acte de la volonté divine qui s'y repose. Et ce ne peut être là qu'un acte d'intelligence. Voilà pourquoi c'est dans l'acte d'intelligence qu'on trouve la béatitude.
Objections
1. Il le paraît, car Dieu est le souverain bien, ainsi qu'on l'a fait voir. Or il est impossible qu'il y ait plusieurs souverains biens, comme on l'a montré aussi. Donc, puisqu'il appartient à la raison de béatitude qu'elle soit le souverain bien, il semble que la béatitude ne soit autre chose que Dieu.
2. La béatitude est la fin dernière de la créature raisonnable. Or être la fin dernière de la créature raisonnable n'appartient qu'à Dieu. Donc Dieu seul est la béatitude de tout bienheureux.
En sens contraire, la béatitude de l'un est plus grande que la béatitude de l'autre, selon ces mots de l'Apôtre (1 Corinthiens 15.41) : « Une étoile diffère en éclat d'une autre étoile. » Or rien n'est plus grand que Dieu. Donc la béatitude est autre chose que Dieu.
Réponse
La béatitude de la nature intellectuelle consiste dans un acte d'intelligence. Mais on peut y considérer deux choses : l'objet de l'acte, qui est l'intelligible, et l'acte même qui est l'intellection.
Si l'on considère la béatitude du côté de son objet, en ce sens, c'est Dieu seul qui est la béatitude ; car un être est bienheureux par cela seul qu'il connaît Dieu par l'intelligence, conformément à ces paroles de S. Augustin : « Bienheureux celui qui te connaît, ignorât-il tout le reste. » Mais considérée quant à l'acte même de l'intelligence, la béatitude est quelque chose de créé dans les créatures bienheureuses. Tandis qu'en Dieu elle est quelque chose d'incréé.
Solutions
1. La béatitude, quant à son objet, consiste dans le souverain bien purement et simplement, c'est-à-dire en Dieu. La béatitude quant à l'acte, dans les créatures bienheureuses, est le souverain bien non purement et simplement mais par rapport à l'ensemble des biens auxquels la nature peut participer.
2. Comme le remarque le Philosophe, sous le nom de fin on désigne deux choses : ce dont on jouit, et l'acte par lequel on en jouit ; ou, si l'on veut, la chose même, et l'usage qu'on en fait. Par exemple, pour l'avare, la fin c'est l'argent et l'acquisition de l'argent. Donc la fin dernière de la créature raisonnable, c'est Dieu à titre d'objet ; mais c'est la béatitude créée comme étant l'usage, ou pour mieux dire la jouissance de cet objet.
Objections
1. Il semble que la béatitude divine n'embrasse pas toutes les béatitudes. En effet, il y a de fausses béatitudes. Mais en Dieu rien ne peut être faux.
2. Pour quelques-uns, la béatitude consiste dans les choses corporelles, comme les voluptés, les richesses, etc., toutes choses étrangères à Dieu, qui est incorporel. Donc la béatitude de Dieu ne comprend pas toute béatitude.
En sens contraire, la béatitude est une perfection. Or la perfection de Dieu comprend toute perfection, ainsi qu'on l'a montré. Donc la béatitude de Dieu comprend toute béatitude.
Réponse
Tout ce qu'il y a de désirable en quelque béatitude que ce soit, vraie ou fausse, tout cela préexiste éminemment dans la béatitude divine. De la félicité contemplative, il retient la perpétuelle et infaillible contemplation de lui-même, ainsi que de tout le reste. De la félicité active, il tient le gouvernement de tout l'univers. Du bonheur terrestre, qui, au dire de Boèce, comprend les plaisirs, les richesses, la puissance, la dignité et la gloire, il a : pour plaisirs, la joie de lui-même et de tout le reste ; pour richesses, cette suffisance parfaite qu'elles promettent aux hommes ; pour puissance, la toute-puissance ; pour dignité, le gouvernement universel ; pour gloire, l'admiration de toute créature.
Solutions
1. Une béatitude est fausse selon qu'elle s'éloigne de la béatitude vraie, ce qui n'est pas le cas de Dieu. Toutefois, ce qui demeure là, si peu que ce soit, de semblable à la béatitude, préexiste tout entier dans la béatitude divine.
2. Les biens qui existent de façon corporelle dans les créatures corporelles existent en Dieu spirituellement, selon le mode qui est le sien. Que cela suffise, en ce qui concerne l'essence divine prise en son unité.