Nous avons distingué déjà deux sens du mot religion : l’un, le sens objectif, dont il a été traité dans la première série de notre ouvragea ; l’autre, le sens subjectif, qui seul nous intéresse en ce moment, et selon lequel le mot religion, devenu le synonyme de piété, désigne un fait intérieur en l’homme, dont l’essence est à déterminer.
a – Voir Exposé, tome II, p. 192 et 193.
On cherche à définir le fait religieux par l’étymologie, d’ailleurs assez controversée, et discutée déjà chez les anciens, du mot religion.
Celle proposée par Lactance a trouvé généralement et avec raison le plus de faveur : « Vinculo pietatis obstricti, Deo religati sumus. »
Mais l’étymologie vraie du mot, qu’il faut aller chercher dans un courant d’idées morales déjà dégénérées, ne saurait faire autorité dans la définition de la chose elle-même, et ne doit nous servir que comme élément d’information ou de présomption.
Les mots religion et religieux n’ont pas d’équivalent exact dans le langage scripturaire ; la religion est décrite et montrée dans ses traits principaux plutôt qu’elle n’est nommée et définie : marcher devant l’Éternel, dans ses voies, le craindre, l’aimer, le connaître, croire en lui, être juste, intègre, tels sont dans l’Ancien Testament les divers synonymes d’être religieux. Le Nouveau Testamentb, les Epîtres pastorales en particulier contiennent de même plusieurs expressions désignant d’une manière générale et sans rapport spécial avec Christ, la relation de l’homme avec Dieu : εὐσεβεια, θεοσέβεια, θεῷ δουλεύειν, λατρεύειν, θρησκεία, διεσιδαιμονία. La piété païenne est caractérisée par l’apôtre Pierre dans deux de ses éléments principaux : craindre Dieu et pratiquer la justice (Actes 10.35).
b – L’expression si fréquente dans le Nouveau Testament : Ceux qui craignent l’Éternel, avait un sens technique et désignait les prosélytes.
La religion au sens subjectif signifie donc, d’une manière générale, un état de l’homme déterminé par son rapport à Dieu, quel que soit ce rapport et quel que soit ce Dieu. Vraie ou non philologiquement, l’étymologie proposée par Lactance répond à la notion vraie de la religion. Celle-ci est un lien, le lien vivant et intime entre l’homme et Dieu.
La question du siège de la religion est étroitement connexe à celle de son essence, car il est évident que le genre de facultés affectées par le facteur religieux implique la nature de ce facteur lui-même. Nous confondrons donc ces deux sujets.
Deux conceptions de la religion, opposées l’une à l’autre, se présentent à nous dès l’entrée : la conception intellectualiste, selon laquelle elle serait un savoir ayant son siège dans l’intellect, et un faire juxtaposé à ce savoir ; et la conception mystique, selon laquelle la religion ne serait qu’une affection du sentiment, une sensation, une jouissance.
Selon une troisième conception, intermédiaire entre les deux précédentes et préférable à l’une et à l’autre, mais que nous rejetons encore, le siège de la religion serait la conscience morale.
La conception intellectualiste de la religion fut représentée surtout dans la théologie des deux derniers siècles, et simultanément dans les deux écoles rivales du rationalisme et du supranaturalisme, qui étaient d’accord pour envisager le christianisme comme une doctrine à connaître, accompagnée d’une forme à pratiquerc.
c – Voir les citations à l’appui, tome I. p. 277 et 278.
La définition intellectualiste de la religion pèche déjà au point de vue formel en ce qu’elle décompose l’objet en deux éléments dont la synthèse reste à chercher, le savoir et le faire. Elle ne se justifie pas mieux, considérée au fond.
Nous ne contestons point que l’élément de la connaissance intellectuelle ne soit indispensable à la religion ; car pour aimer Dieu et croire en lui, par exemple, encore faut-il avoir appris d’une manière ou de l’autre quel être répond à ce nom : « Comment croiront-ils, disait saint Paul en tenant le langage du simple bon sens, s’ils n’en ont pas entendu parler ? » (Romains 10.14) ; et c’est en effet à communiquer cette connaissance intellectuelle qu’est destinée l’instruction religieuse. Nous ne nions pas non plus que le culte, l’acte, la pratique extérieure ne soit un élément indispensable de la religion, qui, supposé qu’elle ait son siège dans le cœur, ne saurait y rester cachée.
Nous disons que le savoir et le faire figurent dans la religion à titre indispensable, mais accessoire ; que la religion n’est essentiellement ni un faire ni un savoir.
Nous allons employer pour établir cette proposition le critère négatif posé quelque part par Schleiermacher, et dont la valeur ne saurait être mise en doute, savoir que le facteur dont le progrès ou le déclin ne donne pas la mesure de la perfection ou de l’imperfection de l’objet, ne saurait en constituer l’essence. Appliquant ce critère à la religion, nous disons d’abord qu’elle n’est pas essentiellement un savoir ; car les degrés du savoir et même du savoir religieux chez l’individu, ne correspondent évidemment pas toujours et inévitablement au progrès et au déclin de la religion. Il peut même y avoir disproportion complète entre l’un et l’autre terme, tel homme étant très peu savant et en même temps très religieux ; tel autre, au contraire, très savant en religion en même temps que très peu religieux par ses sentiments et sa conduite. Or ces disparités sont inconciliables avec la conception qui place l’essence de la religion dans le savoir.
Mais suivant le même critère, nous disons que la religion est moins encore un faire, une pratique purement extérieure ; cette pratique doit être en effet ramenée à un principe ou motif intérieur qui lui donne sa véritable valeur. Ce principe sera un savoir ou autre chose qu’un savoir. Si un savoir, il retombe sous la critique que nous venons d’en faire ; si ce principe est autre qu’un savoir, c’est ce qui reste à examiner ; mais, dans un cas comme dans l’autre, nous constatons que la religion n’est pas essentiellement un faire.
Ce résultat sera confirmé par la comparaison des termes en présence. D’une part, en effet, la connaissance à elle seule n’est qu’un fait de passivité dans lequel le sujet sachant est déterminé par l’objet ; or nous concevons la religion comme une activité. D’autre part, la pratique, isolée de tout principe intime, ne serait qu’une manifestation de force inconsciente ; or la religion, étant une activité libre, est aussi une activité intelligente.
Si la religion dans son essence n’est ni un savoir ni un faire, il est inadmissible qu’elle soit un composé de l’un et de l’autre, un faire juxtaposé à un savoir.
Cette théorie, qu’elle se rencontre chez le rationaliste ou chez le supranaturaliste, provient d’une conception pélagienne, qui prête à la nature humaine le pouvoir de faire ce qu’elle sait, et elle aboutit à l’idéalisme, qui réduit toute essence divine ou humaine à un fait de pensée.
Kant avait déjà battu en brèche cette conception purement intellectualiste, en donnant pour base à la religion l’obligation morale. Schleiermacher, prétendant la ramener dans le for le plus intime de l’homme, et mettre l’homme en rapport immédiat avec Dieu, l’a définie comme un sentiment dont le contenu est l’absolue dépendance.
Nous reproduisons ici les prémisses principales du système de Schleiermacher que nous avons déjà citées dans notre Méthodologie, et qui intéressent notre sujetd :
d – Exposé, tome I, p. 129.
« La piété qui constitue la base de toute communauté ecclésiastique n’est, considérée en elle-même, ni un savoir, ni un faire, mais une détermination du sentiment (Gefühl), ou de la conscience immédiate du moi.
Le caractère commun de toutes les manifestations, si diverses qu’elles soient, de la piété, celui qui en même temps la différencie de tous les autres sentiments, en un mot, l’essence constante de la piété, c’est que nous sommes conscients de nous-mêmes comme absolument dépendants, en d’autres termes, comme étant en rapport avec Dieu.
Le fait qui vient d’être décrit forme le degré supérieur de la conscience du moi dans l’homme, degré qui cependant, dans son avènement effectif, n’est jamais isolé du degré inférieur, et qui, s’unissant avec celui-ci pour former un tout unique, participe ainsi au contraste du plaisir et de la douleur. »
Le grand mérite de Schleiermacher est d’avoir victorieusement et génialement combattu la conception de la religion, qui la décomposait en un savoir et en un faire ; l’erreur commence dès le premier énoncé de ses propres principes, et l’on aura le droit de dire qu’en plaçant l’essence de l’homme dans le sentiment, en ignorant ou en méconnaissant en l’homme le rôle de la volonté, en confondant la conscience morale avec la conscience du moi, en réduisant l’obligation morale à un fait de dépendance ou de limitation matérielle et la liberté à la sensation de la liberté, en substituant à l’opposition des catégories du bien et du mal celles du plaisir et de la douleur, en ramenant, en un mot, le fait religieux et le fait moral à l’esthétique, la pensée de Schleiermacher a marqué un recul sensible et des plus graves sur les positions conquises par Kant.
Qu’est-ce en effet que le sentiment, considéré comme tel et abstraction faite de toute autre faculté de l’âme ? C’est l’impression immédiate que l’âme reçoit de son mode d’être actuel, que cet état soit originel ou modifié, dérivé d’une cause externe ou interne. Or cette impression, pour autant qu’elle est réputée dégagée de toute influence d’autres facultés, ne peut revêtir que deux formes : le plaisir ou le déplaisir. Tout ce qui se combine avec cette sensation immédiate de plaisir ou de déplaisir, soit l’attention qui se porte sur cette sensation pour la définir, en prendre conscience et remonter à sa source, soit la volition qui s’empare de cette sensation pour la continuer, la modifier, ou même la faire cesser : toute attention ou volition dont cette sensation agréable ou désagréable serait l’objet, s’ajoute à elle sans lui appartenir, et n’y figure, si elle y figure, que comme élément accessoire.
Si donc la religion est dans son essence un pur état de sentiment, si elle est destituée de toute faculté critique, de tout pouvoir d’action ou de réaction à l’égard de la cause, la nature de cette cause lui sera indifférente, qu’elle soit physique ou morale, consciente ou inconsciente, personnelle ou impersonnelle. Et comme je ne puis être moralement obligé qu’envers un être d’essence morale comme moi-même, le sentiment d’absolue dépendance qui constitue l’essence du fait religieux, se réduira à la conscience de la limitation absolue du moi par le non-moi, et la liberté à la sensation de l’absence de cette limite.
La conscience de Dieu (Gottesbewusstsein) et la conscience du monde (Weltbewusstsein) se trouvent donc être à des degrés divers les coefficients de la conscience du moi (Selbstbewusstsein) et il n’existe entre l’une et l’autre que des différences quantitatives. Pour autant que la conscience de ma dépendance est absolue, je la rapporte à la cause absolue que je nomme Dieu, et pour autant que cette conscience est relative, je la rapporte à la cause relative, que j’appelle le monde.
Les deux caractères de la conception de la religion chez Schleiermacher, étroitement solidaires l’un de l’autre, sont le déterminisme et le subjectivisme.
Si nous appliquons à cette conception de la religion le critère posé par Schleiermacher lui-même, il en résulterait que les moments les plus religieux de notre vie sont ceux de la plus vive jouissance spirituelle, et que les moins religieux sont ceux de la lutte et de l’humiliation ; et dans la vie de Jésus-Christ, ceux où il s’est écrié : Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Mon âme est saisie de tristesse jusqu’à la mort.
La théorie qui place la religion dans le sentiment et fait de la religion une sensation d’un ordre plus élevé, est très répandue aujourd’hui sous des formes diverses, scientifiques et populaires ; elle se présente sous deux formes ; l’une, relevant du déisme et aboutissant en morale au pélagianisme, est représentée de préférence dans les pays de langue française ; l’autre, la tendance panthéiste, accusant l’influence persistante de la pensée de Schleiermacher, est généralement préférée par le génie allemand ; mais, même en terre française, elle gagne aujourd’hui le terrain délaissé par la première ; elle est plus sérieuse d’ailleurs, ou moins frivole, ou d’une frivolité moins apparente, et elle tend en pratique, comme tout panthéisme, au déterminisme. C’est ici que se rencontre la conception mystique de la religion qui nous occupe dans ce moment.
Selon les représentants modernes de cette tendance, la religion est une affection produite chez le sujet par toute cause supersensible, qu’elle soit de l’ordre esthétique, moral, ou spécialement religieux. Tout ce qui élève l’âme au-dessus de la réalité présente et tangible, tout motif engendrant l’admiration ou l’enthousiasme, toute inspiration, qu’elle soit issue du vrai ou du faux, du sacré ou du profane, toute grandeur, fût-elle malfaisante, ou toute beauté, fût-elle impure, tout art, toute vertu et toute supériorité sont comptés, à titre égal, parmi les facteurs religieux, et tout homme capable d’être affecté par cette cause supersensible est un sujet religieux. La religion est un état de sentiment dans lequel cause, sujet et objet se confondent.
C’est selon cette acception toute passive et subjectiviste que l’école déterministe est fondée à dire que la religion est un fait universel, et c’est ce que nous dirons nous-mêmes de la faculté, de la disposition religieuse ou morale déposée chez tout homme dans sa conscience. Mais si la religion est, comme nous le croyons, autre chose que cela, si elle est la mise en exercice de cette faculté, l’emploi de cette nature morale, une activité volontaire, un fait de liberté en un mot, l’on n’a pas le droit de la qualifier de fait universel.
A la conception de Schleiermacher se rattache, par une filiation évidente, l’école néo-mystique contemporaine qui compte ses principaux représentants dans la France protestante et dans la Suisse romande. Née de la réaction inaugurée en Allemagne par Ritschl et son école contre la métaphysique idéaliste qui y avait fleuri, et dirions-nous sévi, de Hegel à Rothe, en même temps que contre l’intellectualisme des anciennes orthodoxies, elle n’a pas tardé à se prononcer contre tout élément doctrinal transcendant. Devenue infidèle sur ce point à Ritschl lui-même, l’ennemi acharné du mysticisme, l’école que nous qualifions de néo-mystique résume la religion dans la foi, conçue elle-même comme un sentiment ou une sensation religieuse inconsciente de ses origines et détachée de tout objet et de tout contenu défini.
« Les vérités, a dit M. Dandiran, sont la manière de comprendre les faits ; elles sont pour moi quelque chose de tout à fait muable et humaine. »
« Je ne me souviens pas, écrit à son tour M. Léopold Monod, d’un passage où Jésus ait cru nécessaire de laisser entendre que pour pouvoir l’appeler Maître, il est nécessaire de penser comme lui… Il me semble que son dessein a été beaucoup moins de fonder dans le monde une nouvelle religion que d’apporter au monde une vie nouvelle. Il a parlé du royaume de Dieu, non comme d’un moule dont l’humanité devait recevoir l’empreinte et prendre la figure, mais comme d’un levain qui la travaillerait en dedans, dans l’infinie diversité de ses formes, et ferait ainsi lever sa masse tout entièref. »
e – Evangile et Liberté, n o du 20 juin 1890.
f – Problème de l’autorité, 1re édit., p. 54 et 55.
Dans son discours sur la Vie intime des dogmes et leur puissance d’évolution, M. Sabatier nous représente à son tour les dogmes comme les expressions ou les manifestations d’une vie dont la première apparition a été spontanée et inconsciente. La religion n’est pas une théorie, une connaissance. Elle est d’abord et avant tout émotion, sentiment, instinct vital. Ce ne sont pas les dogmes qui produisent la religion, c’est la religion qui produit les dogmes, comme un arbre des fleurs et des fruits ; et elle les produit « parce qu’il est nécessaire que le sentiment religieux arrive à se rendre compte de lui-même et s’exprime en notions réfléchies. Le dogme est la langue que parle la foi. »
Après avoir rendu compte, avec les éloges obligés, de la remarquable et brillante leçon d’ouverture du professeur de théologie de Paris, M. Pillon oppose à sa thèse principale les considérations suivantes auxquelles nous souscrivons pleinement :
« M. Sabatier paraît faire consister la religion uniquement dans l’émotion, dans le sentiment, ce qui permet de la séparer nettement et absolument des dogmes, lesquels peuvent se transformer sans qu’elle reçoive de leur transformation la moindre atteinte. La religion ainsi comprise peut subsister toujours également vivante, quelle que soit la fortune de tel ou tel dogme. Mais la religion peut-elle être ainsi comprise ? Est-elle vraiment indépendante des dogmes, de tous les dogmes ? Nous voyons que, dans la religion, l’élément émotionnel enveloppe dès l’origine et nécessairement un jugement, une croyance, une notion intellectuelle. Sans cette croyance, l’émotion ne serait pas religieuse, elle serait purement esthétiqueg. »
g – Année philosophique, 1890, p. 298 et suiv.
La conception subjectiviste de la religion a été reproduite plus récemment par le même théologien dans le travail déjà cité : Essai d’une théorie de la connaissance religieuse, où il s’efforce de déduire de la prémisse communément reconnue, que les faits de l’ordre moral et religieux sont perçus par un autre organe que les phénomènes de la nature, la conclusion fort contestable que la vérité religieuse utile à reconnaître est renfermée dans la conscience du moi :
« Avec la connaissance religieuse nous entrons d’emblée dans l’ordre subjectif, c’est-à-dire dans un ordre de faits psychologiques, de déterminations et de dispositions intimes du sujet lui-même, dont la suite constitue sa vie personnelle… Une vieille illusion fait croire que l’on connaît Dieu comme l’on connaît les phénomènes de la nature, et puis, que la vie religieuse naît de cette connaissance objective comme une sorte d’application pratique. C’est le contraire qui est le vrai. Dieu n’est pas un phénomène qu’on puisse observer hors de soi, ni une vérité démontrable par simple raisonnement logique. Qui ne le sent pas en soi ne le trouvera jamais au dehors. L’objet de la connaissance religieuse ne se révèle que dans le sujet par le fait psychologique religieux lui-même. Il en est de la conscience religieuse comme de la conscience morale. Dans celle-ci nous sentons à la fois le sujet obligé et, dans cette obligation même, l’objet moral qui nous oblige. Il n’y a pas de bien connu hors de là. De même, dans la religion, nous ne prenons jamais conscience de notre piété sans que, dans le même temps que nous nous sentons religieusement émus, nous ne percevions dans cette émotion même plus ou moins obscurément l’objet et la cause même de la religion, c’est-à-dire Dieuh. »
h – Revue de théologie et de philosophie, 1893, p. 215 et 216.
Mais cette représentation de Dieu n’a qu’une valeur subjective :
« Ce serait une illusion de croire qu’un symbole religieux représente Dieu en soi et que sa valeur dès lors dépend de l’exactitude objective avec laquelle il le représente. Le vrai contenu du symbole est tout subjectif : c’est le rapport dans lequel le sujet a conscience d’être avec Dieu, ou mieux encore la façon dont il se sent affecté par Dieu…
A ce point on peut voir en quoi consiste psychologiquement l’inspiration religieuse. Elle n’a ni pour but ni pour effet de recevoir et de communiquer aux hommes des idées exactes et objectives, toutes faitesi, sur ce qui, par nature, est scientifiquement inconnaissable ; mais elle consiste dans une exaltation et un enrichissement de la vie intérieure du sujet ; elle met en branle son activité religieuse intime, puisque c’est en elle que Dieu se révèle ; elle fait jaillir de nouveaux sentiments constituant de nouveaux rapports concrets de Dieu avec l’homme, et, par le fait de cette activité créatrice, elle engendre spontanément de nouvelles images et de nouveaux symboles dont le contenu positif et réel, c’est précisément cette révélation du Dieu-Esprit dans la vie intime de l’esprit de l’hommej. »
i – L’association de ces épithètes fort diverses est un exemple d’une fréquente façon de raisonner. L’on confond ici habilement des idées « exactes et objectives » avec des idées « toutes faites », c’est-à-dire, selon l’acception courante, admises mécaniquement et sans réflexion.
j – Ibid., p. 227 et 228.
Tout en combattant la conception mystique de la religion chez Schleiermacher, Beck nous paraît avoir cédé à une sorte d’inadvertance de langage en plaçant le siège de la religion dans la conscience morale (Gewissen)k.
k – Einleitung, § 18.
Nous faisons à ce point de vue deux objections : l’une, que, selon nous, et comme nous le montrerons plus tard, la conscience appartient à l’ordre du savoir, tandis que la religion est un acte ; l’autre, que ce savoir est immédiat, s’imposant au moi par nature, siégeant au-dessus du moi, quoique résidant en moi, tandis que la religion est un acte du moi.
Il y a autre chose en moi que savoir, sentiment, conscience du moi et conscience morale ; il y a la faculté de me déterminer moi-même, tout en réagissant contre les déterminations du non-moi, contre celles même qui, comme la conscience morale, résideraient en moi : il y a la volonté. Non pas, comme nous l’avons établi déjà, que la faculté volitive puisse jamais se trouver dans la réalité absolument isolée des facultés intellectuelle et sensitive ; celles-ci concourent incessamment et nécessairement, chacune à sa manière, à l’acte de la volonté, l’une en lui formulant ses motifs, car un vouloir sans motif serait un pur caprice, un jeu qui s’évanouirait par son exercice même ; l’autre, en prêtant à la volonté une force d’impulsion, car une volition non secondée par des émotions resterait inerte. Mais, malgré ce double concours, c’est la volonté qui reste l’agent direct de mon acte. Nier que la religion soit un savoir ou une pratique, ce n’est donc pas affirmer, comme Schleiermacher l’a cru, qu’elle soit un sentiment, non pas même du degré supérieur. Toutes les alternatives n’étaient pas épuisées : il restait celle d’y voir l’exercice libre d’une faculté naturelle, un acte intérieur, une des déterminations propres de la volonté, laissant place à toute détermination différente ou contraire.
Nous accordons à la conception mystique de la religion que le premier et le plus immédiat état de l’âme humaine, dès l’instant où elle a pris conscience d’elle-même, où elle s’est, pour ainsi dire, saisie elle-même, est la conscience du moi qui implique la conscience du non-moi, par conséquent d’une limite physique qui de toute part circonscrit mon action. Mon premier sentiment, à l’instant où le moi s’éveille, sera donc bien en effet la conscience de ma dépendance à l’égard du non-moi, accompagnée du sentiment de ma faculté d’initiative dans les limites du moi. Ce sentiment sera ou ne sera pas encore accompagné d’une connaissance précise de la nature du moi et de la nature du non-moi. Mais c’est ici déjà que nous nous séparons de Schleiermacher ; ce sentiment d’absolue dépendance ne relève encore que de l’ordre physique, et non point de l’ordre moral ou religieux. Cette dépendance originelle n’est qu’une limitation et une contrainte. Le sentiment religieux d’absolue dépendance ne date chez le sujet que du premier éveil de la volonté s’emparant de ce fait naturel et originel de ma dépendance, pour le transformer en un rapport d’obligation librement consentie envers une cause supérieure. Avant cette phase, il y a prédisposition de la nature physique ; il n’y a pas fait religieux, parce qu’il n’y a pas fait moral.
Nous avons distingué précédemment, sur la foi de l’expérience et sauf une justification plus complète de notre point de vue, quatre degrés principaux du développement de l’individu, jusqu’à l’avènement du fait religieux :
- la sensation primitive et immédiate de dépendance ;
- le sentiment primitif et immédiat de l’obligation morale ;
- la délibération du moi sur les deux alternatives opposées, renfermées dans ce terme d’obligation morale ;
- la transformation du sentiment moral de l’obligation ou de la conscience du bien en conscience religieuse ou conscience de Dieul.
l – Exposé, tome I, p. 128.
Il résulte de ce qui précède que le terme religion ne désigne ni une activité pure, ni une passivité pure.
La religion n’est pas activité pure, puisqu’elle suppose établi un rapport de dépendance absolue du moi à l’égard du non-moi, et que l’objet de cette dépendance absolue est évidemment donné au moi et non pas créé par lui.
Mais elle est moins encore passivité pure, mais bien une passivité acceptée, transformée en activité par l’accession du facteur moral, un rapport de dépendance converti en rapport d’obligation, qui suppose la liberté du sujet en même temps que la moralité de l’objet. Or la synthèse des deux termes d’activité et de passivité est celui de réceptivité ; la religion étant donc un fait de réceptivité, son siège ne peut être que l’organe de la volonté, le cœur.
Le mot biblique désignant l’acte religieux fondamental, par lequel le moi acquiesce sciemment et volontairement au rapport de dépendance absolue envers le bien absolu qui est Dieu, c’est la foi, que l’Ecriture place dans le cœur, comme nous avons fait la religion (Romains 10.9). Selon l’Ecriture encore, cette foi du cœur est désignée comme l’œuvre fondamentale de l’homme dans ses rapports avec Dieu, consistant à recevoir (λαμβάνειν, Jean 12.48) toute parole et tout acte divins. Le degré culminant de la religion est atteint lorsque le croyant entre en communion avec Dieu lui-même : c’est l’amour.
Jésus a dédaigné tout à la fois les convictions purement intellectuelles et les avances issues de la seule émotion, inévitablement passagère, du sentiment (Luc 9.57 ; Jean 8.30 et suiv.) ; et la parabole du semeur illustre la thèse que nous venons de développer, savoir que l’acte vraiment religieux, le seul qui vaille et le seul qui demeure, est une décision du cœur (Luc 8.45).
Nous avons reconnu que dès le début de son existence le sujet se sent en état de dépendance à l’égard d’une puissance qui le limite, puis d’une autorité qui l’oblige. Comment se nomme cette puissance ou cette autorité ? Plusieurs alternatives se présentent à l’esprit, qui ont eu leurs représentants dans l’histoire de la pensée. Est-ce le moi, le monde, l’infini, l’idée morale, le divin ?
Ce ne peut être le moi, puisque c’est au contraire le moi qui se sent obligé.
Ce ne peut être le monde, puisque le monde est une puissance visible et tangible, matérielle en un mot, qui me limite, parfois me contraint, peut-être m’opprime et m’écrase, mais sans m’obliger, et n’ayant d’autres droits sur moi que ceux de la force ; d’autre part, cette puissance est partielle, discontinue, relative ; et la cause de ma dépendance, qui est en même temps l’objet de mon obligation, a tous les caractères de l’absolu.
Or cet objet serait-il l’être absolu, universel, l’infini, das Unendliche, comme le nomme Schleiermacher dans ses premières publications, en affirmant qu’il est indifférent à la piété de concevoir Dieu comme un être personnel ou comme un être impersonnelm ?
m – Reden über die Religion. Zweite Rede.
Nous retrouvons cette même pensée sous la plume de M. Sabatier dans un opuscule déjà cité :
« Voici, dans un de nos temples, une grande foule réunie pour adorer. Il y a dans cet auditoire peut-être de pauvres vieilles femmes fort ignorantes et passablement superstitieuses, des hommes de la classe moyenne teintés de quelque littérature, des savants et des philosophes qui ont médité Kant et Hegel, voire même des professeurs de théologie pénétrés jusqu’à la moelle de l’esprit critique. Tous se prosternent en esprit et adorent ; tous parlent la même langue apprise dans l’enfance ; tous répètent du cœur et des lèvres : Je crois en Dieu, le Père tout-puissant. Je ne sais pas s’il y a sur la terre un spectacle plus touchant, quelque chose de plus rapproché du ciel. Tous ces esprits si divers et qui seraient peut-être incapables de se comprendre dans la seule sphère de l’intelligence, communient réellement entre eux ; un même sentiment religieux les pénètre et les anime. L’unité morale dont parlait Jésus quand il disait : « Qu’ils soient un comme nous sommes un » ; est momentanément réalisée sur la terre. Mais croyez-vous que ce mot Dieu, prononcé par toutes ces lèvres, éveille dans tous ces esprits la même image ? La pauvre vieille qui se souvient encore des enluminures de sa grosse Bible entrevoit la figure du Père éternel avec une grande barbe blanche et des yeux brillants et brûlants comme de la braise. Son voisin sourirait de ce naïf anthropomorphisme. Il a, lui, la notion déiste rationnellement établie dans son cours de philosophie de collège. Or, cette notion paraîtra grossière encore au disciple de Kant qui sait que toute idée positive de Dieu est contradictoire, et qui se réfugie, pour échapper à la contradiction, dans celle de l’Inconnaissable. Pour tous, cependant, le dogme de Dieu subsiste, et c’est parce qu’il est encore vivant qu’il se prête à tant d’acceptions différentesn. »
n – La vie intime dus dogmes, p. 21 et 22.
N’ayant le droit de parler que pour nous-même, nous déclarons qu’il n’est point indifférent à notre piété que le Dieu auquel elle s’adresse soit personnel, impersonnel ou inconnaissable, distinct du monde ou confondu avec l’univers ; car, inconsciente et impersonnelle, la cause suprême dont je dépends, se trouverait être inférieure en dignité au moi, sujet de cette dépendance, doué de conscience et de personnalité, et qui, même « écrasé par l’univers, serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rieno. »
o – Pascal, Pensées, édition Faugère, II, 84.
Ce non-moi, envers lequel je me sens non seulement absolument dépendant, mais absolument obligé, devrait-il se confondre avec l’idée morale, la loi suprême du bien ? L’objet, cette fois-ci, et ce serait là la supériorité incontestable de cette nouvelle supposition sur la précédente, serait de même ordre que l’obligation que je perçois en moi ; de l’ordre moral, comme elle et comme moi ; mais dans cet ordre même, il serait de nouveau d’un degré inférieur à moi. Comment moi, être personnel et conscient de ma liberté, pourrais-je me sentir obligé envers une idée ou une loi, qui serait tout ensemble impersonnelle et déterminée ?
Pour la même raison, ce non-moi dont je me sens absolument dépendant et envers lequel je suis conscient d’être absolument obligé, si la conscience de mon obligation n’est pas une pure illusion subjective, n’est pas suffisamment désigné par l’expression le divin, synonyme de l’idéal, qui serait, selon plusieurs penseurs, le seul objet légitime du culte et de l’adoration des hommes.
Le divin n’est qu’une chose, encore inférieure à moi qui suis une personne, et je ne puis reconnaître comme supérieure à moi qu’une personne vivante comme moi-même. J’appelle cette personne Dieu, et je dis que cette personnification suprême du bien moral est l’objet indispensable de la religion ; que la notion de religion est corrélative à celle de personnalité divine ; qui dit religion, dit rapport de l’homme non pas avec l’absolu, l’infini, l’idéal, le bien ou le divin, mais avec quelqu’un que je dois craindre, servir et aimer, et qui a le droit suprême de commander, le pouvoir suprême de récompenser et de punir. Retranchez l’élément de liberté dans ce rapport, vous n’avez plus religion, mais nature ; remplacez-y la personnalité divine par une entité impersonnelle, qu’elle soit de l’ordre physique ou de l’ordre moral ; substituez dans l’objet de l’obligation l’adjectif au substantif et le divin à Dieu, et, quoi qu’en dise une nombreuse école, vous avez supprimé la religion, celle qui relève l’homme, le sanctifie et l’éclairé. La piété de la bonne vieille femme qui se représente le Père céleste avec une longue barbe blanche demande à être éclairée et purifiée sans doute, pour produire tous ses bons effets. Quant aux élans d’imagination qui portent un disciple de Kant vers l’inconnaissable, saint Paul les eût certainement comparés à la résonnance de l’airain et au retentissement de la cymbale ; et dans les invocations qu’un de nos plus célèbres contemporains a cru pouvoir adresser à « Notre Père l’Abîme », nous ne saurions voir autre chose que de lugubres profanations.
Dieu est esprit, a dit Jésus-Christ, relevant à toute sa hauteur la vraie notion du vrai Dieu, obscurcie dans le paganisme, pressentie seulement et esquissée dans le judaïsme, et à cette définition du vrai Dieu, il joint incontinent ce qui en était, selon lui, le corollaire nécessaire, la définition de la religion définitive « en esprit et en vérité » (Jean 4.24).
Comment me comporterai-je à l’égard de cet être qui est pour moi la personnification suprême du bien et de la loi ? Me livrerai-je à cet attrait primordial qu’il a exercé sur moi ? Adhérerai-je à cette révélation innée qu’il a déposée dans mon c{\oe}ur et ma conscience ? Accepterai-je cette obligation morale dont il est à la fois l’auteur et l’objet ? Voilà la question morale à son degré culminant, qui nous amène à notre second point.