Histoire de l’Église vaudoise

CHAPITRE XXV.

Les Vaudois réfugiés en Suisse et en Allemagne rentrent à main armée dans leur patrie et conquièrent la paix (1686-1690).

Leur arrivée à Genève. — Dissémination en Suisse. — Projet et première tentative de rentrer aux Vallées. — Offres de l’électeur de Brandebourg et des princes allemands. — Henri Arnaud. — Seconde tentative. — Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat et le Wurtemberg. — Retour en Suisse de la plupart d’entre eux. — Troisième tentative. — Les Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent le lac, — puis la Savoie ; — battent un corps d’armée à Salabertrand ; — entrent victorieux dans leurs Vallées. — Difficulté de la situation, mesure cruelle. — Les Vaudois maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne. — Vainqueurs, puis repoussés. — Se retirent sur les hauteurs. — Désertions. — Forcés successivement se réfugient à la Balsille. — Attaqués en vain avant l’hiver. — Approvisionnement providentiel. — Souffrances. — Essai de négociation. — Attaque de la Balsille. — Siège. — Fuite merveilleuse. — Bonnes nouvelles. — La paix. — Retour des prisonniers. — Bobbi remis aux Vaudois. — Arnaud devant le duc. — Allocution de Victor-Amédée. — Vaudois au service du duc. — Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées.

Deux mille six cents Vaudois, hommes, femmes et enfants, venaient d’entrer dans les murs de l’hospitalière Genève (1). Environ cent soixante en deux ou trois bandes les y avaient précédés l’automne précédente. Un nombre à peu près pareil, retardé par la maladie, l’enlèvement ou la prison, rejoignit peu à peu la masse qui, malgré ces renforts, ne monta jamais au chiffre de trois mille, faible résidu d’une population de quatorze à seize mille. Encore étaient-ils ou malades ou exténués de fatigue et de besoins, la plupart à peine protégés contre les rigueurs de l’hiver (2) par de vieux vêtements usés dans les prisons. Il y en eut qui trouvèrent la fin de leur vie au commencement de leur liberté, et qui expirèrent entre les deux portes de la ville ; mais, autant les plaies à panser étaient considérables, autant la charité genevoise se montra à la hauteur de cette noble tâche. La population courait au-devant des exilés jusqu’au pont de l’Arve, où était la frontière. Le magistrat dut défendre de sortir de la ville au-devant d’eux à cause des embarras qui résultaient de cet empressement. C’était à qui logerait un de ces chrétiens persécutés. Les plus malades, les plus souffrants étaient ceux qu’on cherchait de préférence (3). S’ils avaient de la peine à marcher, on les portait sur les bras dans les maisons. Leurs hôtes ainsi que l’administration de la bourse italienne pourvurent à l’habillement de tous. Si Genève fit tant pour les Vaudois, c’est qu’elle estima qu’elle recevait de la présence de ces martyrs, en bénédictions spirituelles, plus qu’elle ne leur donnait elle-même en secours temporels.

(1) – C’est le nombre indiqué dans la lettre du 19-29 mars 1687, adressée de Suisse au marquis de Saint-Thomas, ministre du duc à Turin. Archives de Berne, onglet C.

(2) – Le voyage s’était fait en janvier et février 1687. Le duc n’avait vêtu que bien imparfaitement une faible partie d’entre eux.

(3) – Arnaud, dit : « Les Genevois s’entrebattaient à qui emmènerait chez soi les plus misérables. »

Une scène, qui se renouvelait toutes les fois qu’une nouvelle brigade d’exilés entrait en ville, fendait le cœur à ceux qui y assistaient, c’était la recherche que les premiers et les derniers arrivés faisaient de leurs parents ; c’étaient les questions qu’ils s’adressaient et les réponses qu’ils recevaient sur le sort d’un père, d’une mère, d’un mari, d’une femme, de frères, de sœurs, d’enfants, qu’ils n’avaient pas revus depuis dix mois. On ne sait vraiment quelle réponse était la plus écrasante de celles-ci : Votre père est mort en prison, votre mari s’est fait papiste, votre enfant a été enlevé, ou, personne n’a plus entendu parler de celui que vous cherchez. Ce n’était donc pas seulement de pain, de vêtements et d’un asile qu’ils avaient besoin, ces enfants des Alpes, c’était aussi d’amis sincères qui pleurassent avec eux et qui les consolassent dans leurs afflictions.

S’ils trouvèrent à Genève des âmes compatissantes, ils en rencontrèrent aussi de nombreuses dans les villes et les campagnes de la Suisse protestante et de l’Allemagne, où la fraternité chrétienne les accueillit (4) ; car ils ne purent rester à Genève. Le traité conclu par les Cantons évangéliques avec le duc pour l’émigration des Vaudois spécifiait leur éloignement des frontières. Aussi, à mesure qu’ils se remettaient de leurs fatigues, ils étaient transportés dans le pays de Vaud et de là par Yverdon (5), par les lacs et les rivières dans l’intérieur de la Suisse.

(4) – Un Vaudois, l’auteur de l’Histoire de la Persécution des Vallées du Piémont, imprimée à Rotterdam, en 1689, et auquel nous avons emprunté la plupart des détails précédents, exprime sa reconnaissance en ces termes : « C’est à l’égard des Vaudois aussi bien que des autres réfugiés que l’on peut dire que le pays de Suisse est un port assuré que la main de Dieu a formé pour garantir du naufrage ceux qui sont exposés aux flots de la persécution. »

(5) – M. Louis du Thon, à Yverdon, fut chargé par leurs excellences de Berne de pourvoir aux transports.

Les Cantons évangéliques, Berne surtout, nourrissaient déjà des réfugiés français (6) par milliers. Ces victimes de la cruauté de Louis XIV étaient pour un quart, ou pour un tiers d’entre eux, assistés par la charité publique et particulière. Les Vaudois, dénués de tout, devenaient donc pour l’état et pour la population l’occasion d’un surcroît de dépense, une charge pesante. Mais de sages mesures avaient été prises. Berne, par exemple, avait fait ses préparatifs, dès l’instant que l’émigration avait été décidée. Cinq mille aunes de toile de lin d’Argovie avaient été réduites en chemises. Une égale quantité de drap de laine commune de l’Oberland avait servi à la confection de chauds vêtements. Des centaines de paires de souliers attendaient dans des dépôts. Les baillis, instruits à temps de la volonté de leurs excellences, avaient stimulé, s’il en était besoin, les sentiments généreux des administrations communales et des particuliers. Un nouveau jeûne, en février 1687, au moment où la plus grande masse des exilés entrait à Genève, avait préparé les cœurs par les inspirations de la religion. Une nouvelle collecte avait été faite en même temps. Les Suisses réformés reçurent à bras ouverts leurs frères du Piémont, comme ils venaient de recevoir ceux de la France, et avec plus de compassion encore, car les Vaudois en avaient plus besoin. Les Cantons évangéliques se les partagèrent dans une proportion déterminée d’avance entre eux. Zurich en prit trente sur cent ; Bâle douze ; Schaffhouse huit ; Saint-Gall, Appenzel extérieur, les Grisons et Glaris en reçurent aussi. Berne se chargea de quarante-quatre sur cent, dont il plaça une partie à Bienne, à la Neuville et dans le comté de Neuchâtel.

(6) – Il y avait parmi eux de nombreux Vaudois du Pragela, du Queyras et des autres vallées du haut Dauphiné.

La charité n’était sans doute pas égale partout. Avouons même qu’elle était contrainte en quelques endroits, étant provoquée par l’autorité. Quelques réfugiés piémontais se plaignirent. Tous ceux qui les employaient comme ouvriers ne les traitaient pas toujours convenablement. Il se peut cependant que la bonne réception qui leur avait été faite en certains lieux les eût rendus plus difficiles dans d’autres, et surtout que l’ennui, que le mal du pays, ne les disposât quelquefois à la mauvaise humeur ou au découragement. Cependant, la généralité des exilés se montra sensible et reconnaissante. « Nous n’avons pas d’expressions assez fortes, écrivirent ceux d’entre eux qui partirent plus tard pour le Brandebourg, pour vous témoigner la reconnaissance que nous avons de vos bienfaits. Nos cœurs, pénétrés de toutes vos bontés, iront publier dans les climats reculés cette charité immense dont vous avez recréé nos entrailles et subvenu à tous nos besoins. Nous aurons soin d’en instruire nos enfants et les enfants de nos enfants, afin que toute notre postérité sache que, après Dieu, dont les grandes compassions nous ont empêchés d’être entièrement consumés, c’est à vous seuls que nous devons la vie et la liberté, (7). »

(7) – Lettre du 26 juillet 1698, signée au nom des Vaudois recueillis dans le territoire de Lenzbourg, par Daniel Forneron et Jean Jalla. (Archives de Berne, onglet D.)

Pendant que les victimes d’une politique fanatique se reposaient sous le toit de l’hospitalité chrétienne, la question de leur avenir occupait activement leurs protecteurs de l’Allemagne, de la Hollande et de la Suisse (8). L’électeur de Brandebourg et plusieurs princes allemands leur ouvraient leurs états. L’on parlait en Hollande de leur faciliter une émigration en masse, au cap de Bonne-Espérance, ou en Amérique (9). L’écho de ces voix amies répétait leurs offres aux oreilles des Vaudois et remplissait leurs cœurs d’inquiétude. Quand, l’année auparavant, les députés suisses leur avaient proposé l’abandon de leur patrie, comme seul moyen d’échapper à de plus grands maux encore, une nombreuse partie d’entre eux s’y était énergiquement opposée. Ils n’y avaient consenti que lorsque, prisonniers depuis des mois dans les forteresses du Piémont, il ne leur était resté, outre l’apostasie, que ce moyen d’en sortir. Maintenant que les cachots et leur éloignement prolongé d’une patrie bien aimée ne la leur ont rendue que plus chère, ils éprouvent une angoisse infinie à la pensée qu’ils pourraient ne jamais la revoir et qu’on voudrait qu’ils y renonçassent à toujours. Assurément, ils rendent grâces à Dieu et bénissent leurs frères de leur avoir obtenu la liberté, de les avoir nourris et consolés, et de leur offrir encore des maisons et des champs. Mais les lieux où l’amour de Dieu et la charité chrétienne leur offrent des asiles ne peuvent prendre dans leur imagination la place du sol natal. La terre étrangère, quelque bienveillants qu’en soient les habitants qui consentent à la partager avec eux, ne saurait être pour eux la patrie, la terre de leurs pères. Ils ne peuvent oublier ces lieux, théâtre de leur enfance, que l’habitude de les voir avait pour ainsi dire identifiés à leur être, cette maison paternelle pleine des souvenirs les plus doux, l’ombrage de leurs figuiers et de leurs châtaigniers, les champs, les coteaux qu’ils ont cultivés, les montagnes majestueuses, aux gras pâturages, sur lesquelles ils ont mené paître les troupeaux ; leur âme se complaît dans les images et dans les souvenirs qu’elle a emportés et qui ont doublé de prix à leurs yeux. O chrétiens de Suisse, d’Allemagne, de Hollande et d’Angleterre, bienfaiteurs des Vaudois, ne vous irritez pas de cette apparente indifférence pour vos bienfaits, car vous avez aussi une patrie qui vous est chère. Et toi, Seigneur des cieux et de la terre, pourrais-tu désapprouver la préférence qu’ils donnent au pays où leurs ancêtres te restèrent fidèles dès les premiers âges de l’Eglise de ton Fils ? Leur désir de te servir encore sur le sol de la liberté chrétienne, au milieu des tombes des martyrs, leurs aïeux, et de replacer en ces lieux vénérables le flambeau de ton Evangile, pour que la lumière luise encore dans les ténèbres, pourrait-il ne t’être pas agréable ? Que dis-je ? leur dessein même ne viendrait-il pas de toi ? Tu ne veux pas, sans doute, que le témoignage rendu à la vérité par les anciens Vaudois soit affaibli par l’éloignement définitif de leurs fils des contrées où ils te le rendirent.

(8) – L’Angleterre gouvernée par un prince papiste, Jacques II, qu’elle allait bientôt expulser, à cause de ses tentatives d’oppression religieuse, n’était point et ne pouvait pas être alors une protectrice efficace pour les Vaudois.

(9) – Lettre du pasteur Bilderdeck aux Vaudois. (Voir Vallées Pittoresques, par Beattie ; Londres et Paris, 1838, p. 118.)

Le désir des Vaudois de retourner dans leur patrie, bien qu’au fond de tous les cœurs, ne se transforma que successivement en projet, à mesure que l’on pût croire à la possibilité de sa réalisation. Le ministre Arnaud qui, dans la suite, fut le chef de l’entreprise, en fut peut-être l’âme dès son origine ; mais, à la première nouvelle qu’on en eut, on l’attribua au zèle bouillant du héros de Rora, l’intrépide Janavel, retiré à Genève, depuis qu’une sentence de mort menaçait sa tête. Genève se croyant compromise vis-à-vis de la Savoie le bannit de ses murs (10). Il y revint bientôt après.

(10) – Archives de Genève.

La première tentative des Vaudois de retourner dans les Vallées devait échouer à son début, tant elle fut faite à l’aventure, sans précautions, sans chefs et sans armes, pour ainsi dire. Ceux qui y prirent part arrivèrent tumultueusement de leurs cantonnements de Zurich, de Bâle, d’Argovie et de Neuchâtel, à Lausanne et dans les environs, vers la fin de juillet 1687, n’ayant pris aucune des mesures nécessaires pour une telle expédition. Leur nombre était d’ailleurs peu considérable, trois cent cinquante environ. Arrêtés par le bailli de Lausanne, à Ouchy, où ils cherchaient à s’embarquer, ils se soumirent, en gémissant, à l’ordre de retourner aux lieux d’où ils étaient venus. (Tiré des archives de Berne.)

Pour n’avoir pu réussir, les Vaudois n’abandonnèrent point leur dessein. Ils comprirent qu’ils s’y étaient mal pris, qu’il fallait mûrir un plan, faire des préparatifs, et procéder à l’exécution avec ensemble, en secret, sous la direction de leurs chefs. C’est ce qui eut lieu. Leur premier soin fut d’envoyer trois hommes (11) à la découverte des chemins détournés qu’on pourrait suivre pour retourner aux Vallées. Ils devaient éviter les localités populeuses, suivre de préférence les hautes vallées et les cols élevés, passer les rivières vers leur source, puis, parvenus à leur destination, engager des amis à préparer secrètement du pain (12)), et à le déposer dans des endroits convenus. Telles furent les principales directions et instructions qu’on leur donna.

(11) – L’un de la vallée de Saint-Martin, l’autre du Queyras, le troisième de celle de Pragela. Le fait que, sur les trois, deux étaient français, des vallées voisines de celles de nos amis, nous montre que le nombre des protestants de ces vallées françaises de Pragela et du haut Dauphiné, qui avaient fui la persécution, était considérable. Ils songeaient maintenant à s’établir dans les Vallées piémontaises.

(12) – Dans les hautes Alpes, le pain se fait une fois l’an. On le durcit, il devient comme de la pierre et se conserve comme du biscuit.

Pendant que les trois espions s’acquittaient de leur mission au péril de leur vie, les Cantons, mécontents de la tentative des Vaudois qui pouvait les compromettre vis-à-vis du duc de Savoie, continuaient de précédentes négociations avec des princes allemands pour l’émigration de leurs hôtes devenus incommodes.

L’électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, que son siècle a nommé le grand Electeur, prince dont les Vaudois, ainsi que les protestants français, béniront à jamais la mémoire, ne s’était pas contenté d’intercéder auprès du duc de Savoie, en faveur de ses coreligionnaires opprimés ; il s’était montré prêt à recueillir une partie des débris de leur population, et avait écrit, pour des subsides en leur faveur, au prince d’Orange, aux Etats-Généraux de Hollande, à la ville de Brême, à l’électeur de Saxe ainsi qu’en Angleterre. Il ne s’agissait plus que de déterminer le chiffre des émigrants. Des deux mille six cent cinquante-six Vaudois, répartis dans les Cantons, l’électeur consentait à se charger d’environ deux mille. Les vieillards et les malades devaient rester en Suisse. Tels étaient les arrangements pris à Berlin, de concert avec le député des Cantons, le conseiller Holzhalb de Zurich.

Mais les Vaudois, pleins du projet de retourner dans leur patrie, se montraient peu pressés de se rendre dans l’asile que leur offrait la charité du grand électeur à Stendal, dans le voisinage de l’Elbe, au nord de Magdebourg. Ils s’effrayaient de s’éloigner autant de leur ancienne patrie. Le climat et la langue les faisaient aussi hésiter. Des démarches faites par les Cantons évangéliques et par des délégués vaudois avaient aussi incliné les cœurs de l’électeur Palatin, du comte de Waldeck et du duc de Wurtemberg, à mettre des terres cultivables à la disposition des exilés des Vallées. Mais, bien qu’on fût parvenu au printemps de 1688, les Vaudois n’avaient pu se résoudre à se séparer et à s’établir dans leurs lointaines colonies. « Il semble que ces pauvres gens, disait Rémigius Mérian, résident de l’électeur de Brandebourg à Francfort, changent tous les jours de dessein et ne peuvent se décider à rien de fixe… Ils soupirent toujours après leur pays et les leurs… Ils abusent des faveurs que leur offrent les princes. » (Dieterici, die Waldenser, etc., p. 145 et suiv.)

Obligés cependant par leur position de se prononcer, ils décident enfin qu’une partie d’entre eux, mille environ, se rendront dans le Brandebourg, mais que les autres se répartiront dans le Palatinat et dans le Wurtemberg, pour n’être pas trop éloignés des états de Savoie ; car ils n’ont point oublié leur projet secret. Comment, quand les souvenirs religieux et l’exil vous rendent une patrie doublement chère, comment détourner les regards de dessus les montagnes lointaines qui la cachent ? Les captifs, à Babylone, s’écriaient, eux aussi : Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie elle-même. Que ma langue soit attachée à mon palais, si je ne me souviens de toi. (Psaumes 137.5, 6.)

Le chambellan de Bondelly était arrivé avec mission de conduire les mille Vaudois à leur destination. La mort de son maître, le grand électeur Frédéric-Guillaume, le protecteur des protestants sous la croix, ne mettait point obstacle au départ, Frédéric III, son successeur, ayant manifesté la volonté de recueillir l’héritage de charité que lui léguait son père.

D’un autre côté, les trois espions étaient de retour (13). Leur rapport sur l’état de leurs Vallées, habitées alors par des étrangers, et sur le chemin qu’on pourrait suivre pour y retourner, engagea les directeurs à tenir un conseil, dans lequel la résolution fut prise de faire une seconde tentative par le Valais, le grand et le petit Saint-Bernard et le mont Cenis. Bex, petite ville à l’extrémité méridionale de l’état de Berne (14), au pied des montagnes, près d’un pont sur le Rhône, fut choisie pour le lieu du rendez-vous. Le moment fixé fut la nuit du 9 au 10 juin 1688.

(13) – Ils avaient couru de grands dangers. On les avait arrêtés dans la Tarentaise. Ils restèrent huit jours en prison ; mais ils eurent, enfin, le bonheur d’être relâchés.

(14) – Elle fait aujourd’hui partie du canton de Vaud.

A la tête du mouvement était un homme dont le nom, qui a retenti au loin de son temps, passera à la postérité la plus reculée, un homme de paix et de guerre (15), humble ministre du Seigneur et chef d’armée, à la parole éloquente et diserte, nourrie de l’Ecriture sainte quand il s’agissait d’instruire et d’exhorter, au langage onctueux et fervent, quand, à genoux, il priait le Père des miséricordes pour son Eglise humiliée, au ton bref et ferme lorsqu’il dirigeait la marche ou qu’il commandait dans la mêlée ; cet homme était Arnaud. Né aux environs de Die, en Dauphiné, Henri Arnaud, l’un des pasteurs les plus estimés de l’Eglise vaudoise, au moment du désastre général de 1686, trop prudent et trop clairvoyant pour se livrer aux troupes du duc, s’était éloigné (16). Et quand le résidu du peuple, auquel il avait consacré sa vie, fut sorti de prison, il le rejoignit. Il séjourna à Neuchâtel avec une partie des siens. Son génie et son caractère résolu le désignèrent aux Vaudois, comme l’homme autour duquel ils devaient se grouper, comme l’âme vivante de leur peuple, comme leur chef, en un mot. Ce fut à lui, en effet, que la confiance générale remit le commandement de l’expédition, depuis longtemps projetée, et qui maintenant était en pleine exécution.

(15)Ad utruinque paratus.

(16) – Il était présent au poste de Saint-Germain où deux cents Vaudois firent une si belle défense.

Les Vaudois les plus courageux avaient quitté leurs cantonnements et traversaient la Suisse, de nuit, par des chemins détournés, se rendant à Bex, rendez-vous général (17). Mais, quelque secrète que fût leur marche, elle ne put être cachée aux sénats de Zurich et de Berne, non plus qu’au conseil de Genève, qui apprit tout-à-coup que soixante Vaudois, qui servaient dans la garnison, venaient de déserter et d’entrer dans le pays de Vaud. Leur projet étant éventé échoua. Une barque chargée d’armes n’arriva point à Villeneuve où ils l’attendaient. Le bailli d’Aigle, prévenu par leurs excellences, dut se conformer à leurs ordres et arrêter l’expédition. Celle-ci eût d’ailleurs rencontré des obstacles insurmontables. Les Valaisans, d’accord avec les Savoyards, ayant au premier bruit occupé le pont de Saint-Maurice, la clef du passage, les uns et les autres, par leurs signaux, avaient mis tout le Chablais sur pied et le Valais sur ses gardes. L’ordre fatal de rebrousser chemin fut donné avec tous les ménagements de la charité aux six ou sept cents Vaudois, arrêtés dans leur route et réunis dans le temple de Bex, par le généreux Fr. Thormann, bailli ou gouverneur d’Aigle. Ce fut avec les larmes aux yeux qu’il les harangua, leur démontrant que leur projet étant éventé et leurs adversaires en armes, il serait téméraire de songer à passer outre, que leurs excellences ne le pourraient permettre sans être accusées de rompre les traités. Il rendait justice à leur zèle, et, pour incliner leurs cœurs à la patience et à la confiance en Dieu, au milieu de leurs épreuves, il leur rappelait que le Seigneur, qui est attentif aux requêtes de ses enfants et qui tient les temps dans sa main, saurait bien amener lui-même le moment favorable. Ce discours sensé et bienveillant ayant déjà un peu calmé les esprits, leur pasteur et chef, Arnaud, les soumit entièrement par une prédication sur ces touchantes paroles du Sauveur : Ne crains point, petit troupeau. (Luc 12.32.)

(17) – Le 5 mai, Joseph Monastère (Monastier ) était secouru par la commune de Château-d’Oex, où sa femme fit ses couches. (Archives de Château-d’Oex.)

Les Vaudois dirigés sur Aigle, logés chez des particuliers, prirent congé, avec gratitude, de ce gouverneur humain, qui leur prêta encore 200 écus pour aider dans leur retour ceux qui habitaient aux extrémités de la Suisse. Ils sentirent surtout ce qu’ils lui devaient, lorsqu’il se virent repoussés de Vevey, où on leur refusa même des vivres, et qu’ils se virent traités avec sévérité, sur toute la route, par l’ordre des conseils de Berne, mécontents, on le conçoit bien, d’une expédition qui compromettait leur honneur, puisqu’on ne manquerait pas à Turin de les en croire complices. C’est ce qui arriva en effet, mais les Cantons se lavèrent parfaitement d’une telle imputation.

Quant aux expéditionnaires, relégués pendant quelque temps dans l’île de Bienne (Saint-Pierre), ils reçurent, deux mois plus tard, de l’assemblée des Cantons, l’ordre de reprendre la route du nord de la Suisse, de Zurich, de Schaffhouse, et d’accepter, malgré l’opposition que plusieurs continuaient à montrer, les offres charitables des princes allemands. Plus de huit cents personnes, hommes, femmes et enfants, s’embarquèrent sur le Rhin pour se rendre dans les états de Brandebourg. Et tandis que le commandant français de Brissac faisait tirer sur leurs bateaux, Frédéric III leur préparait une cordiale réception. Une partie séparée de la ville de Stendal leur fut donnée pour habitation ; d’abondants secours leur rendirent la vie facile. Il leur fut accordé, non-seulement d’avoir leurs propres pasteur et régent, mais encore leurs propres magistrats municipaux et juges. Huit cents Vaudois s’en furent, à leur tour, labourer et ensemencer les riches campagnes du Palatinat, que l’électeur, Philippe-Guillaume de Neubourg, avait mises à leur disposition. Sept cents s’établirent dans le Wurtemberg. Quelques centaines restèrent en Suisse, et en particulier dans les Grisons. Arnaud, après avoir présidé à cette dissémination qu’il ne pouvait que déplorer, partit, accompagné d’un capitaine vaudois (18), et s’en fut en Hollande consulter sur son projet secret le prince Guillaume d’Orange, qui était mieux que personne au courant des affaires et de la politique européenne. Ce prince qui devait, l’année suivante, monter sur le trône d’Angleterre, à la place du papiste Jacques II, encouragea le persévérant Arnaud, lui faisant espérer que les circonstances seraient bientôt favorables à son entreprise. Il lui conseilla, en attendant, de tenir les Vaudois aussi réunis que possible.

(18) – Baptiste Besson, de Saint-Jean.

En effet, c’est à peine si quelques mois s’écoulent, et déjà les circonstances politiques favorisent l’accomplissement du projet d’Arnaud. La guerre éclate, l’Allemagne est envahie dans l’automne de 1688. La France couvre le Palatinat de ses soldats. Les Vaudois qui s’y trouvent, craignant ces Français qui leur ont fait tant de mal dans leurs Vallées, se retirent devant eux et reprennent le chemin de la Suisse. Une partie de ceux de Wurtemberg en font autant. Les Cantons évangéliques, touchés de leurs souffrances nouvelles, les accueillent avec bonté ; Schaffhouse, surtout, dont ils empruntent le territoire. Bientôt on les dissémine dans leurs anciens logements, même dans les contrées de langue française, comme la Neuville et Neuchâtel. L’intercession de la Hollande ne fut peut-être point inutile, en ces jours-là, aux pauvres exilés, ballottés par les orages politiques, loin de leur patrie. M. de Convenant, député par les Etats-Généraux, suppliait les Cantons, au commencement de 1689, de continuer leur protection aux Vaudois jusqu’à ce que sa majesté britannique, Guillaume d’Orange (19), eût pourvu à leur établissement dans ses nouveaux états. Ainsi protégés, les enfants des Vallées attendent l’heure solennelle du départ, en gagnant honnêtement leur vie, par leur travail, la plupart chez des paysans. Partout on a rendu justice à leur activité et à leur probité. Le seul délit dont l’on ait accusé l’un d’entre eux, fut l’enlèvement d’un fusil, restitué plus tard.

(19) – Le prince d’Orange passa en Angleterre, en novembre 1688, et fut couronné le 11 avril 1689.

L’aurore de la délivrance, si impatiemment attendue, parut enfin sur l’horizon politique, invitant les Vaudois au départ, à la rentrée à main armée dans leur patrie. La Savoie était dégarnie de troupes ; Victor-Amédée les avait retirées en Piémont, où il en avait besoin. La France, attaquée par l’empereur, par la Hollande, et bientôt, on pouvait le prévoir, par l’Angleterre, dont le prince Guillaume d’Orange occupait le trône, la France ayant à se défendre de tous côtés ne pouvait fournir des renforts au duc de Savoie contre les Vaudois qui, une fois dans les retraites de leurs montagnes, sauraient sans doute se défendre jusqu’au jour où leurs puissants protecteurs leur obtiendraient une capitulation honorable.

Rassurés sur le compte de leurs adversaires, il ne restait aux Vaudois qu’à se précautionner contre leurs amis, que la politique contraignait à mettre des obstacles à leur départ. l’entreprise était difficile assurément. Mais si l’on pouvait garder le secret, elle n’était pas impossible. L’expérience de deux tentatives avortées enseigna le silence et une prudence consommée. Berne conçut cependant quelques soupçons, et donna des ordres à ses baillis de Chillon et d’Aigle, à celui de Nyon et à d’autres encore, pour le cas où les Vaudois tenteraient le passage comme l’année précédente. Berne fit aussi surveiller Arnaud qui résidait à Neuchâtel avec sa femme. Toutefois ce chef entreprenant prit si bien ses précautions, fit ses préparatifs, avec tant d’habileté, et donna des ordres si précis, que, malgré la surveillance de leurs excellences, il réussit parfaitement.

Le lieu de rassemblement, assigné aux Vaudois disséminés, était une assez vaste forêt, nommée bois de Prangins, et située au bord du lac Léman, dans le voisinage de la petite ville de Nyon, aux confins du territoire bernois (20). L’étendue de la forêt, sa position isolée le long du rivage, vis-à-vis de la côte savoyarde, qui n’en est distante que d’une lieue, l’avaient fait préférer à tout autre point. L’époque fixée pour le rendez-vous avait été également bien choisie. L’on avait profité de la solennité d’un jeûne général qui, retenant les populations dans les temples et dans l’intérieur des villages, détournerait les regards de dessus les voyageurs armés, et rendrait très-difficile la mise sur pied des milices de la contrée, au cas où l’autorité voudrait s’opposer au rassemblement ou à l’embarquement.

(20) – Cette contrée fait partie actuellement du canton de Vaud.

Le mouvement de plusieurs centaines d’hommes armés ne put être caché si bien que les baillis n’en reçussent avis (21). Mais les soins que les bandes mirent à dérober leur marche dans les bois, et surtout à séjourner sur les terres écartées du bailli de Morges, jusqu’au moment décisif, le soir du 16 août, qu’elles entrèrent inaperçues dans le bailliage de Nyon et dans le bois de Prangins, lorsqu’on les en croyait encore éloignées, puisque dans l’intervalle on s’était assuré quelles n’y étaient pas, de telles précautions déjouèrent les mesures que les baillis s’étaient hâtés de prendre. Tous les sujets de craintes n’étaient cependant pas écartés. A peine les principales brigades furent-elles arrivées sur le soir dans le bois de Nyon, qu’elles virent aborder de nombreux bateaux remplis de curieux qui voulaient s’assurer si les bruits en circulation avaient quelque fondement. Cette circonstance qui eût pu leur être fatale, qui les obligea même à s’embarquer plus tôt qu’ils n’avaient compté, avant que tous les leurs fussent arrivés, leur fut d’autre part très-avantageuse, en mettant à leur disposition de nombreux "moyens de transport dont ils manquaient.

(21) – Le 14 août 1689, au matin, le bailli de Lausanne, M. Sturler, fut averti que cent quatre-vingts Piémontais armés étaient arrivés à Vidy et s’y tenaient cachés en attendant de s’embarquer. Le major de Crousaz leur fut envoyé pour leur enjoindre de renoncer à leur entreprise et de s’en retourner chez eux. Le major fit retirer trois bateaux qui étaient déjà prêts. Les Piémontais furent irrités ; ils promirent toutefois de rebrousser chemin. — Le même bailli reçut à minuit la déposition de deux paysans de Romanel sur Lausanne, lesquels déclaraient qu’une troupe de cinq cents hommes, conduite par un officier à cheval, marchant très-vite et en silence, avait passé près de leur village tirant du côté du lac. Il apprit par ses agents que quatre cents de ces voyageurs s’étaient embarqués sur des bateaux venus du côté de Genève. Le lendemain, il sut qu’ils s’étaient dirigés du côté de Nyon. Les autres avaient disparu.
A Morges, ville du bord du lac, à six heures de Nyon, c’est le 15, jour du jeûne, à l’heure du sermon du soir, c’est-à-dire, à une heure que le bailli de cette ville fut averti qu’un grand nombre de Piémontais se trouvaient dans les taillis au-dessous d’Allaman ; il monta aussitôt à cheval avec quelques personnes du lieu et fut s’assurer qu’il y avait là, en effet, environ trois cents hommes armés de bons fusils. Ils avouèrent l’intention de se rendre le soir au bois de Nyon. Le bailli en écrivit à celui de Nyon et voulut les arrêter, mais de cent qu’il crut avoir fait prisonniers il ne put en retenir que dix-sept. Non content de cet essai, il leva des milices et vint au bois de Nyon où il ne trouva personne. Il avait aussi fait séquestrer les bateaux.
Le bailli de Nyon, M. Steiger, qui, d’après les ordres qu’il avait reçus de Berne le mois précédent, avait défendu à tout batelier de conduire aucun Piémontais à Genève ou en Savoie, sous peine de la vie, fut averti, dès le 15 au soir, par le bailli de Morges, du mouvement qui s’effectuait. Il mit un fort détachement de milices au pont de Promonthoux pour surveiller l’arrivée des détachements de Piémontais qu’on disait être dans un bois de châtaigniers sous Saint-Bonnet et Bursinel ou au bailli d’Allaman, et qu’on avait aussi aperçus près du gibet de Rolle. Cette garde fut renouvelée le lendemain, 16 août. On en mit aussi aux avenues du bois de Prangins. Le 15 au soir, puis surtout le 16, le bailli de Nyon fit avertir toutes les milices du bailliage, même celles de la montagne, avec ordre d’être le lendemain, 17 août, à cinq heures du matin sur la place d’armes de Nyon, pour aller de là faire prisonniers et désarmer tous les Piémontais qui se pourraient trouver dans le bois de chène (de Prangins). Mais, dans la nuit du 16 au 17, les Piémontais, connaissant les mesures prises, s’embarquèrent, quoiqu’ils ne fussent pas tous réunis.
Une lettre des syndics de Genève, du 15 août, annonce à leurs excellences que, la veille, soixante Vaudois étaient partis pour Nyon ou Lausanne, sur divers bateaux. (Archives de Berne, onglet D. )

Ce fut entre neuf et dix heures du soir, le 16 août 1689, le lendemain d’un jour de jeûne, que Henri Arnaud donna le signal du départ (22), en se jetant à genoux sur le rivage et en invoquant à haute voix le Dieu tout bon et tout puissant, qui, dans leurs détresses, était resté leur sauvegarde et leur espérance. Quinze bateaux démarrèrent portant sur leurs bords la majeure partie de la petite armée. Un coup de vent qui en écarta momentanément quelques-uns leur fit rencontrer un bateau de Genève qui leur amenait dix-huit des leurs. A peine arrivés au rivage opposé, les transports reprirent le large pour chercher ceux qui avaient dû attendre (23). Mais des quinze bateaux, trois seulement touchèrent encore dans la nuit au bois de Prangins et transportèrent un nouveau détachement sur la côte de Savoie (24). Les autres s’éclipsèrent. Par ce contre-temps, deux cents hommes restèrent sur la rive suisse. Il est à présumer que ce n’étaient pas les plus bouillants. Plusieurs d’entre eux n’étaient pas armés. Arnaud regretta aussi l’absence d’une vingtaine d’hommes qui, relâchés trop tard à Morges où on les avait arrêtés, ne purent rejoindre. Tous ces hommes du moins regagnèrent leur asile dans les Cantons. Mais la perte la plus déplorable fut celle de cent vingt-deux braves, venant des Grisons, de Saint-Gall et du Wurtemberg. Ils furent arrêtés dans les petits Cantons (papistes) sur la demande du comte de Govon, résident de Savoie, qui avait eu vent de leur voyage, et transférés dans les prisons de Turin d’où ils ne sortirent qu’à la paix. Les Vaudois domiciliés à Neuchâtel, partis le 16 seulement, manquèrent également au rendez-vous, ainsi que le capitaine Bourgeois (25) qui devait commander l’expédition (26).

(22) – Que les voies de Dieu sont impénétrables et difficiles à sonder ! Comment, au milieu d’un tel mouvement en sens opposé, est-il arrivé que les Vaudois, si contrariés, soient partis en nombre le plus convenable, selon toute apparence !…

(23) – Au nombre de six à sept cents, si l’on s’en rapporte à la déclaration du secrétaire Baillival, qui venait de les surprendre et qui leur adressa force exhortations, reproches et menaces, pour les détourner de leur dessein. (Rapport du bailli de Nyon. Archives de Berne, onglet D.)

(24) – Un des bateliers de Nyon, le nommé Signat, natif de Tonneins en Guienne, homme zélé pour la religion et réfugié, fut laissé sur le sol savoyard par les autres bateliers, tandis qu’il prenait congé de ses amis des Vallées. Ce fut en vain qu’il courut sur le rivage appelant ses camarades, ils emmenèrent son bateau. « Viens avec nous, lui dirent ses nouveaux amis, nous te donnerons une bonne maison, au lieu de ton petit bateau ; » et il partit avec eux.

(25) – Le capitaine Bourgeois, d’Yverdon ou de Neuchâtel, officier de mérite, qui avait été prié par Arnaud de prendre le commandement de la petite armée vaudoise manqua au rendez-vous. Soupçonné de poltronnerie, il voulut se laver de cette injurieuse accusation et rejoindre Arnaud. Il rassembla mille Piémontais, Suisses et Français (ceux-ci étaient les plus nombreux), et passa le lac à Vevey, le 11 septembre de la même année. Il eut quelques succès en Chablais, mais il lui devint impossible de contenir sa troupe indisciplinée, qui se livra à la boisson et au pillage, au lieu de gagner du chemin. Parvenus en Faucigny, ils ne purent passer outre. Les troupes de Savoie gardaient tous les cols de montagne, tous les passages. Rejetés sur Genève et transportés sur le territoire suisse par des barques de cette ville, ils se dispersèrent. Le capitaine Bourgeois, arrêté par ordre de leurs excellences, fut condamné à mort, et eut la tête tranchée sur le port de Nyon, en mars 1690. « Il n’y eut pas d’yeux qui ne fussent baignés de larmes, sinon les siens, » dit un manuscrit. (Gruner, dans Vulliemin, Histoire de la Suisse, t. XIII.)

(26) – Les sources ou nous avons puisé, pour ce qui précède, sont : les archives de Berne, de Vaud et de Genève. — L’Histoire de la Rentrée des Vaudois, par Arnaud, dont il y a deux éditions, l’une très-rare de 1710, l’autre imprimée à Neuchâtel, en 1815. (Dieterici, die Waldenser (Les Vaudois). Berlin, 1831.)

Neuf cents hommes avaient effectué le passage du lac, troupe bien petite pour tenter de se frayer un chemin au travers de populations mal disposées et de soldats par milliers, retranchés derrière les courants d’eau ou dans de fortes positions ; troupe, au contraire, bien trop nombreuse pour le peu d’aliments qu’elle trouvera dans les lieux écartés où elle va se jeter ; foule inhabile, formée de gens de tout âge, endurcis, il est vrai, par le travail, mais étrangers encore à la discipline et aux manœuvres militaires. Que deviendra-t-elle, exposée comme elle va l’être à des privations et à des fatigues incessantes, à la brûlante chaleur durant le jour et au froid glacé des nuits, sans abris le plus souvent, par la pluie, dans des contrées inhospitalières, dans des gorges profondes, au sein des abîmes, ou sur des rocs voisins des neiges éternelles. Ils savent tout cela, ces héritiers du nom vaudois, de la gloire et des souffrances de leurs pères. Seuls maintenant sur la grève du lac qu’ils viennent de traverser, ils touchent de leurs pieds la terre qu’ils vont baigner de leur sueur et de leur sang. Aucune illusion ne les trompe. La dure réalité avec ses dangers et ses privations est là devant leurs yeux, sévère comme la vérité. Mais aucun ne recule, nul ne s’effraie. L’amour de la patrie les enflamme, l’espérance du retour aux lieux qui les ont vus naître, où de temps immémorial leurs pères ont tenu haut élevé l’étendard de la vérité qui est en Jésus-Christ, les anime d’une confiance inébranlable. Le prix du combat leur paraît digne des plus grands sacrifices. C’est une patrie terrestre, au souvenir de laquelle ils rattachent leur foi et leur espérance du salut, par une association d’idées facile à expliquer chez des hommes pleins des traditions religieuses de leurs ancêtres. En partant, les armes à la main, pour la reconquérir, leur cœur est à l’aise ; car leur cause est juste. Ils ne réclament rien que ce dont ils ont été privés par la ruse et par la violence (27). Israël dut aussi autrefois saisir l’épée et le bouclier pour soutenir son droit à la possession de la Terre-Sainte. Et eux, les fils des Vaudois, auraient-ils pu abandonner sans remords et, sans combat, leurs droits sur la terre des martyrs, leurs ancêtres, sur leur héritage incontestable ? Leur présence sur la côte de Savoie, à l’entrée des états de leur prince, est leur réponse, Et, quant aux moyens d’exécution, ils souhaitent de n’en employer que de paisibles. Leurs armes ne sont tirées que pour leur défense, si on les attaque, ou si l’on s’oppose à leur passage. Ils désirent rester sous le regard du Dieu juste juge, et sous sa sainte protection. Ils espèrent pouvoir répéter dans leur marche et dans toute rencontre, comme les enfants d’Israël : L’Eternel est notre étendard.

(27) – Qu’on ne dise point que la cour de Turin avait tenu les promesses faites par elle aux Vaudois, lorsque MM. de Muralt, députés des Cantons évangéliques, négociaient les conditions de l’émigration, ni celles que le prince Gabriel de Savoie avait faites au nom du duc, son neveu, pour engager les Vaudois, non encore vaincus, à poser les armes.

C’est entre Nernier et Yvoire, deux bourgs du Chablais, vis-à-vis du bois de Prangins, que Arnaud, le premier, descendit de son frêle esquif avec quatorze compagnons. Poser des sentinelles à toutes les avenues, mettre sa troupe en ordre à mesure qu’elle débarquait, furent ses premiers soins. Il divisa ensuite ses neuf cents hommes en vingt compagnies, dont six étaient composées de Français du Dauphiné (28), voisin des Vallées, et du Languedoc, treize autres de différentes communautés vaudoises (29), et une dernière de volontaires qui n’avaient pas voulu faire partie des précédentes. On en forma trois corps : une avant-garde, le centre, et l’arrière-garde, selon la tactique des troupes réglées, qui fut toujours observée par les Vaudois dans leurs marches. Deux ministres, outre Arnaud, étaient avec la petite armée, Cyrus Chyon, ci-devant pasteur de Pont-à-Royans, en Dauphiné, et Montoux, du val Pragela. Le premier, Chyon, ne suivit pas longtemps l’expédition ; s’étant rendu avec trop de confiance au premier village (40), pour y obtenir un guide, il fut fait prisonnier et conduit à Chambéry, où il demeura jusqu’à la paix.

(28) – Savoir, du val Cluson ou Pragela, du Queyras, de l’Embrunois, etc. Leurs capitainesse nommaient Martin, Privat, Lucas, Turel, Fonfrède et Chien.

(29) – Angrogne eut trois compagnies et pour capitaines, Laurent Buffa, Etienne Frasche et Michel Bertin ; – Saint-Jean deux, sous les capitaines Bellion et Besson ; – la Tour une, sous Jean Frasche ; – Villar une, sous Paul Pelenc ; – Bobbi deux, sous les capitaines Martinat et Mondon ; — Prarustin une, sous Daniel Odin ; — Saint-Germain et Pramol une, sous le capitaine Robert ; — Macel une, sous Philippe Tron-Poulat ; Prali une, sous le capitaine Peyrot.

(30) – A Nernier probablement.

La troupe, une fois organisée et en mesure de se défendre, si l’ennemi paraissait, fléchit le genou devant le Seigneur de qui dépendait le succès de l’entreprise, et invoqua avec ardeur son secours tout-puissant. Puis, elle se mit en route dans la direction du sud pour franchir le petit chaînon de montagnes qui sépare le Chablais du Faucigny. Yvoire, menacé, ouvrit ses portes et donna libre passage. Les villages qu’on traversa ne songèrent pas seulement à résister. Quelques gentilshommes, ainsi que des magistrats subalternes, de la personne desquels on s’assura, comme otages, durent suivre et même servir de guides jusqu’à ce que d’autres les remplaçassent. Toutefois, ces mesures de rigueur se firent avec tant de ménagements, la discipline de l’armée fut si sévère que la première crainte des habitants de la plaine qu’on traversait se dissipa, et qu’on vit les paysans avec leurs curés s’approcher, regarder tranquillement défiler la troupe, et la saluer même en disant : Dieu vous accompagne ! Le curé de Filly leur ouvrit sa cave, et les fit rafraîchir sans vouloir aucun argent. Mais bientôt, en gravissant la montagne par le sentier qui conduit à Boëge sur la Menoge, en Faucigny, la rencontre qu’ils firent de gentilshommes que, malgré leur ton menaçant, ils firent prisonniers, puis de deux cents paysans armés, sous le commandement du châtelain de Boëge et d’un maréchal-des-logis, dont la résistance fut nulle, leur montra néanmoins la nécessité de prévenir les populations. Ils comprirent que, si la prise d’armes devenait générale, l’expédition courrait de grands dangers. On usa donc d’un petit stratagème : on fit écrire de Boëge par un des gentilshommes, gardés comme ôtages, la lettre suivante : « Ces messieurs sont arrivés ici au nombre de deux mille ; ils nous ont priés de les accompagner, afin de pouvoir rendre compte de leur conduite, et nous pouvons vous assurer qu’elle est toute modérée ; ils paient tout ce qu’ils prennent et ne demandent que le passage. Ainsi, nous vous prions de ne point faire sonner le tocsin, de ne point faire battre la caisse et de faire retirer votre monde, au cas qu’il soit sous les armes. » Cette lettre signée par tous les gentilshommes et envoyée à la ville de Viû, en Faucigny, où l’on arriva à l’entrée de la nuit, fit un assez bon effet ; et déjà sur la route on ne trouva plus de résistance ; au contraire, on rencontra partout de l’empressement à fournir ce qu’on demandait, jusqu’à des montures et des voitures. Une lettre semblable à la première, envoyée à Saint-Joyre, y prépara une bonne réception à nos voyageurs harassés de fatigue. Toutefois, pour gagner du chemin, ils passèrent outre. Ce ne fut qu’à minuit qu’ils s’arrêtèrent en rase campagne, et se délassèrent un peut malgré la pluie.

La seconde journée ne se passa pas aussi paisiblement. Cluse, ville fermée, barrait le passage étroit entre la montagne au nord et l’Arve impétueuse au midi. Les habitants en armes bordaient les fossés, les montagnards accouraient vociférant des injures. La fermeté des Vaudois, résolus à forcer le passage, et l’intervention des otages qui craignaient pour leur vie, amenèrent une capitulation. Les portes s’ouvrirent et des vivres furent vendus. La petite armée continuant sa route au midi, en suivant le bord oriental de l’Arve, au pied de montagnes rapprochées, des pentes desquelles on aurait pu l’écraser, en roulant des fragments de rocs, arriva par Maglan au grand pont de Saint-Martin, vis-à-vis de Salenche. De très-loin déjà elle avait vu, sur l’autre rive, un cavalier courant à bride abattue, et en avait conclu qu’il allait jeter l’alarme dans la ville, chef-lieu du Faucigny. Arrivée à cent pas d’un grand pont de bois, flanqué de plusieurs maisons et facile à défendre, elle s’était arrêtée et rangée en pelotons serrés pour l’attaque. Mais, fidèle à la règle qu’elle s’était faite de n’arracher par la force que ce qu’elle n’obtiendrait pas de gré, elle fit demander le passage sur le pont et par la ville. Le conseil de ville, évitant de répondre avec précision, avait gagné du temps et réuni six cents hommes. A la vue de ces derniers, les Vaudois comprirent ce qu’ils avaient à faire ; et en un clin-d’œil, ils eurent traversé le pont et rangé leur troupe en bataille. Leurs antagonistes se retirant derrière les haies sans faire feu, nos guerriers de deux jours les laissèrent en paix à leur tour, reprirent leur marche, et, quittant la vallée de l’Arve pour se jeter dans une gorge qui s’ouvre au midi de Salenche, ils vinrent passer la nuit au Cablau, où ils manquèrent de nourriture suffisante, et où ils purent à peine sécher quelque peu leurs vêtements percés par la pluie qui n’avait pas cessé de tomber depuis la nuit précédente. Toutefois, ces pauvres gens bénissaient Dieu de leur avoir fait traverser heureusement, sans combat et sans perte d’hommes, des ponts et des défilés où quelques défenseurs courageux auraient pu leur faire un mal irréparable, et de leur accorder une nuit paisible après tant de fatigues et d’angoisses.

Le repos leur était bien nécessaire ; car ils allaient se trouver en face de difficultés matérielles, dont la perspective seule pouvait abattre le courage d’un homme frais et dispos, combien plus celui d’hommes qui, depuis un grand nombre de nuits et de jours, n’avaient connu d’autre repos ni d’autre sommeil que celui dont ils avaient pu jouir dans leurs courtes haltes, exposés aux injures de l’air, et ces dernières dix-huit heures à la pluie, sans parler des inquiétudes qui tenaient incessamment leurs paupières ouvertes. Maintenant, ils sont arrivés au pied des géants des Alpes, de ces masses séculaires, qui bravent les vents et les nuages, dont la tête déchirée s’est ceinte de neiges éternelles, et dont les flancs en précipices n’offrent que çà et là, dans leurs déchirures ou dans leurs escarpements accidentés, quelques sentiers dangereux, par lesquels le voyageur ne s’avance pas sans trouble. C’est sur les flancs du roi des montagnes européennes, du majestueux Mont-Blanc ; c’est sur les plis ondulés de son manteau de forêts, et de rochers surmontés de neiges argentées, échancrés par les glaciers éblouissants et par les torrents qui s’en échappent en cascades, que les Vaudois portent leurs pas, non pour admirer les merveilles de Dieu, ni pour récréer leur cœur par un spectacle sublime, mais pour fuir les cités et les hommes, pour y respirer en liberté, en suivant rapidement leur chemin, comme le chamois de roc en roc sur les cîmes au-dessus d’eux, ou comme l’aigle qui plane sur leurs têtes. Ils sont parvenus à la place où les Alpes, à l’occident du Mont-Blanc, changent de direction tout-à-coup par un angle obtus, et, cessant de s’étendre à l’ouest, descendent au sud en zigzag. De nombreuses vallées s’étendent à leur base, séparées les unes des autres par les chaînons latéraux de la chaîne principale. C’est sur ces nombreux chaînons, que, du fond de ces vallées, il faut que nos neuf cents voyageurs s’élèvent pour redescendre bientôt après dans la vallée opposée. Ce labeur fatigant sera leur tâche journalière, pendant huit jours, un seul excepté. Souvent, c’est à peine s’ils trouveront autre chose pour les soutenir que le lait avec les fromages des chalets et l’eau glacée des montagnes. La pluie battra fréquemment leur dos courbé par la fatigue, et leurs pieds souffrants glisseront plusieurs fois d’un jour sur les neiges et dans les ravins pierreux. Nous ne raconterons pas en détail leurs souffrances ; elles fatigueraient le lecteur. Qu’il nous suffise d’en donner une idée, tout en indiquant la route qu’ils suivirent.

De Cablau, dans les montagnes au midi de Salenche, la petite armée remonta la vallée de Mégève, au pied du Mont-Joli, qui la limite à l’orient et la sépare de celle de Mont-Joie ou de Bonnant, et après avoir passé un premier col, où elle se restaura dans des chalets, elle descendit dans le vallon de Haute-Luce, pour gravir ensuite sur la gauche, à l’orient, une montagne escarpée, dont l’aspect inspire l’effroi, mais qu’on ne peut éviter de franchir, si l’on veut entrer dans la vallée de Bonnant pour traverser ensuite le col du Bonhomme, comme c’était le dessein de nos voyageurs. A la vue de cette horrible montagne (31), qui s’élevait à l’orient et qu’ils devaient franchir, le courage faillit manquer à plusieurs. A diverses places le chemin était taillé dans le roc ; il fallait monter et descendre, comme si c’eut été par une échelle suspendue sur des précipices. « Arnaud, dit l’auteur de la Glorieuse Rentrée (32), ce zélé et fameux conducteur de ce petit troupeau, ramena, par ses saintes et bonnes exhortations, le courage de ceux qui le suivaient. » Mais ce n’était pas tout, la descente fut encore plus pénible et plus dangereuse que l’ascension. Pour la faire, ils durent être presque toujours assis, et en se glissant comme dans un précipice, sans autre clarté que celle que reflétaient les neiges et les glaciers du Mont-Blanc qu’ils avaient en face (33). Ce ne fut que tard, dans la nuit, qu’ils arrivèrent à des cabanes de bergers (34), dans un lieu profond comme un abîme, désert et froid, où ils ne purent faire du feu qu’en découvrant les toits pour en prendre les bois, ce qui, en revanche, les exposa à la pluie qui dura toute la nuit. Tant de souffrances déterminèrent le capitaine Chien, d’une des six compagnies françaises, à déserter en emmenant un cheval. Il était d’une constitution délicate.

(31) – Que l’auteur de la Rentrée appelle montagne de Haute-Luce, du nom du village qui est à ses pieds, mais qui est, sans doute, ou le col Joli (haut de 7240’) ou le col de la Fenêtre (ou Portetta, comme on le nomma à M. Brockedon, qui a visité ces contrées et suivi le même chemin que les Vaudois). (Voir les Vallées Vaudoises pittoresques, par Beattie, p. 168.) Il est difficile, et peut-être impossible, de préciser par lequel des deux cols les Vaudois passèrent ; ils ne pourraient pas le dire eux-mêmes, ayant dû s’en remettre, par l’épais brouillard qu’il faisait, au guide dont ils se défiaient, qu’ils durent menacer, et qui peut-être les conduisit par rancune par les chemins les plus épouvantables.

(32) – Il n’est pas probable que Arnaud, à qui on attribue la rédaction de l’histoire de la Glorieuse Rentrée, ait parlé ainsi de lui-même. Mais il se pourrait que ces louanges soient une citation du journal du jeune Paul Renaudin (ou Reynaudin) de Bobbi, que Arnaud aurait reproduites textuellement. L’auteur de la Glorieuse Rentrée reconnaît, en effet, que ce journal, écrit fort fidèlement et avec beaucoup d’exactitude, lui a fourni plusieurs bons mémoires pour son histoire.
Le vieillard Josué Janavel, resté à Genève, put entendre avant sa mort la lecture du manuscrit de son jeune compatriote et en reçut de vives émotions. Paul Renaudin avait quitté Bâle où il étudiait, pour prendre le mousquet. Il se remit aux études après la paix et mourut pasteur à Bobbi. (Hist. de la Glorieuse Rentrée, édition de 1710, pages 69 et 175, ou édition de 1845, pages 65 et 131.) Voir aussi la thèse savante sur les Vaudois qui existe à la bibliothèque de Bâle.

(33) – C’étaient les sommités et les glaciers du Mage, de Trez-la-Tète, etc.

(34) – L’auteur de la Rentrée a cru que ces cabanes étaient Saint-Nicolas de Vérose, en quoi il a probablement fait erreur ; car il dépeint le lieu comme profond, semblable à un abîme désert et froid, taudis que Saint-Nicolas est un grand village, dans une situation riante à mi-côte du Mont-Joli. Les cabanes, dans lesquelles nos voyageurs trouvèrent un si triste gîte, étaient peut-être des chalets dépendants de Saint-Nicolas, mais situés plus haut dans la vallée au pied du col du Bonhomme. M. Brockedon cité dans les Vallées Vaudoises pittoresques, par M. Beattie, comme ayant visité ces contrées d’après l’itinéraire vaudois, croit que ces cabanes dont parle la Rentrée pourraient être les chalets de la Barme.

Le quatrième jour, la petite armée passa le col du Bonhomme qui sépare la province du Faucigny de celle de Tarentaise, le bassin de l’Arve de celui de l’Isère. Elle gravit la montagne, ayant de la neige jusqu’aux genoux et la pluie sur le dos. Elle n’était pas non plus sans crainte de se voir disputer le passage ; car elle savait que l’année précédente, au bruit de leurs premières entreprises, on avait construit dans ces lieux des fortins et des retranchements avec des embrasures et des couverts, dans une position si avantageuse, que trente personnes auraient suffi, diront nos amis en les voyant, pour les arrêter et les détruire. Ils louèrent Dieu de bien bon cœur de ce que tous ces ouvrages avaient été abandonnés. Des hauteurs du Bonhomme, ils descendirent dans la vallée de la Versois, où leur air résolu imposa aux paysans rassemblés sous le commandement de leur seigneur pour s’opposer au passage. Arrivés sur le soir à Sey, sur l’Isère, et s’y étant pourvus de vivres en abondance, ils campèrent non loin de là.

La cinquième journée, passée à remonter l’Isère, n’eut rien de remarquable, si ce n’est peut-être le trop d’empressement que des messieurs du bourg de Sainte-Foi mirent à les vouloir retenir et héberger, politesse qui les rendit suspects et qui leur procurait l’avantage de faire route de compagnie avec les autres ôtages. Le nombre de ceux-ci était assez considérable ; mais leur sort n’était pas tellement triste qu’ils ne répétassent avec bonne humeur leur refrain accoutumé, quand ils voyaient quelque personnage important s’approcher trop : Encore un bel oiseau pour notre cage. Ce soir-là, pour la première fois, depuis huit jours et huit nuits, Arnaud, et Montoux, son collègue, furent logés, soupèrent et reposèrent en paix trois heures.

Le jour suivant, ils gravirent le Mont-Iséran, où l’Isère prend sa source. Des bergers, qui les régalèrent de laitage sur ces Alpes couvertes de bétail, les avertirent qu’au-delà du Mont-Cenis des troupes exercées les attendaient de pied ferme. Cette nouvelle, loin de les alarmer, les enflamma de courage. Car, sachant que l’issue des combats dépendait de Dieu, pour la gloire duquel ils avaient pris les armes, ils ne doutaient pas qu’il ne leur ouvrit le passage partout où on prétendrait le leur fermer.

Parvenue la veille dans la Maurienne, la petite armée gravit, au septième jour, le Mont-Cenis, où elle enleva tous les chevaux de poste, pour que la nouvelle de son arrivée ne fût pas transmise trop rapidement. Une petite division fit aussi main basse sur des mulets chargés des bagages du nonce en France, cardinal Ange Ranuzzi, qui retournait en Italie. Mais les muletiers ayant porté plainte aux officiers, ceux-ci firent restituer tout ce butin. Une montre seulement échappa aux recherches (35). Ayant terminé cette affaire, l’armée prit la route du petit Mont-Cenis, laissant la plus fréquentée sur la gauche, et descendit par le col de la Clairée (36) dans la vallée du Jaillon, après s’être égarée, sur la neige dont la terre était couverte, et dans le brouillard. Plusieurs passèrent misérablement la nuit dans les bois. Le gros de la troupe n’eut sur eux d’autre avantage que de se réchauffer et se sécher autour de quelques feux.

(35) – La correspondance du prélat disparut aussi. Il paraît qu’elle parvint au roi de France, ce qui causa un déplaisir infini au cardinal qu’elle compromettait. Mais les Vaudois ont toujours déclaré qu’ils étaient entièrement étrangers à cette affaire.

(36) – C’est l’opinion de M. Brockedon, qui a exploré avec soin ces lieux. L’auteur de la Rentrée donne un autre nom à cette montagne, celui de Tourlier.

Quand, de la vallée du Jaillon, le huitième jour, les Vaudois voulurent pousser sur Chaumont où ils espéraient passer la Doire (Doria Riparia), à une lieue au-dessus de Suse, et que, dans ce but, ils cherchaient à déboucher de l’étroite vallée où ils avaient passé la nuit, ils trouvèrent l’ennemi maître des hauteurs. Une partie de la garnison française d’Exiles, et un grand nombre de paysans, occupaient un poste avantageux qui dominait le sentier par où il fallait passer. Le capitaine Pelenc, envoyé pour traiter, ayant été retenu prisonnier, l’avant-garde forte de cent hommes s’avança ; mais, bientôt repoussée par une grêle de balles, de grenades et de débris de rochers, elle passa à gué le Jaillon et défila par la rive droite, protégée par un bois de châtaigniers. Cependant, l’examen des lieux inspirant quelques craintes, quant au succès ultérieur, on décida de regagner les hauteurs d’où l’on était descendu. Ce parti extrême jeta les otages dans le désespoir, harassés de fatigue comme ils l’étaient. Mettez-nous plutôt à mort, s’écriaient-ils. On en laissa plusieurs en arrière. Les Vaudois eux-mêmes ne s’en tirèrent qu’avec peine. Une quarantaine d’hommes s’égarèrent, entre autres les capitaines français Lucas et Privat dont on n’a plus entendu parler, et deux bons chirurgiens, Jean Malanot pris par les Piémontais (37), puis conduit dans les prisons de Turin, et Jean Muston pris par les Français et conduit sur les galères de cette nation où il est resté jusqu’à sa mort. En remontant le col de Clairée, les trompettes sonnèrent longtemps pour rassembler les égarés, et indiquer à tous la direction. On attendit même deux bonnes heures. Puis on se remit en route, pressé par le temps, quoiqu’il manquât encore beaucoup de monde.

(37) – Il paraît que la cavalerie piémontaise du comte de Verrue, qui occupait Suse, se mit aussi en campagne. Mais la majeure partie des troupes étaient françaises. Chaque nation gardait ses prisonniers. (Voir Histoire Militaire, etc., par le comte de Saluces, t. V, p. 6 et 7.)

Du sommet de la montagne où la petite armée évita une rencontre avec deux cents soldats de la garnison française d’Exiles, elle se dirigea par le col de Touille, à l’ouest, contre Oulx, situé aussi dans la vallée de la Doire, mais plusieurs lieues au-dessus de Suse. L’intention d’Arnaud était de passer la rivière au pont de Salabertrand, entre Exiles et Oulx. La nuit les avait déjà surpris qu’ils étaient encore dans la montagne. Près d’un village, à une lieue du pont qu’ils espéraient forcer, un paysan auquel ils demandèrent si l’on pourrait y avoir des vivres, en payant, répondit d’un ton glacial : « Allez, on vous donnera tout ce que vous voulez, et on vous prépare un bon souper. » Ces mots leur parurent menaçants. Mais il n’était plus temps d’hésiter. Après s’être restauré dans le village, on se remit en marche, et à une demi-lieue du pont, on découvrit devant soi, dans la vallée, jusqu’à trente-six feux, indice d’un campement assez considérable. Un quart-d’heure après, l’avant-garde donna sur un poste avancé.

Chacun reconnaissant alors que l’heure critique, de laquelle dépendait le succès ou la ruine de l’expédition, était venue, écouta avec recueillement la prière ; puis, à la faveur de la nuit, on s’avança jusqu’au pont. Au cri de : Qui vive ! on répondit, ami, réponse suspecte à laquelle l’ennemi ne répliqua que par les cris de tue ! tue ! et par un feu épouvantable pendant un quart-d’heure, qui ne fit cependant aucun mal, Arnaud ayant au premier coup ordonné de se coucher à terre. Mais une division d’ennemis qui avait suivi les Vaudois, les ayant pris à dos, ils se trouvèrent ainsi entre deux feux. Dans ce moment redoutable, quelques-uns comprenant qu’il fallait tout hasarder, crièrent : Courage ! le pont est gagné ! A ces mots, les Vaudois se jetant à corps perdu, le sabre à la main et la baïonnette au fusil, sur le passage désigné à leur valeur, l’emportèrent, et attaquant, tête baissée, les retranchements, ils les forcèrent du même coup. Ils poursuivirent les ennemis jusqu’à les saisir par les cheveux. La victoire fut si complète, que le marquis de Larrey qui commandait les Français, et qui lui-même fut blessé au bras, s’écria : Est-il possible que je perde le combat et l’honneur !

En effet, deux mille et cinq cents soldats bien retranchés ; savoir, quinze compagnies de troupes réglées et onze de milices, sans compter des paysans et les troupes qui avaient pris les Vaudois à dos, avaient été défaits par huit cents hommes, exténués de fatigue, aussi bien que novices dans l’art de la guerre. La main de Dieu avait fait cela. Les Vaudois n’eurent que dix ou douze blessés et quatorze ou quinze tués. Les Français avouèrent une perte de douze capitaines, de plusieurs autres officiers et d’environ six cents soldats. Ce combat fut avantageux aux otages qui en profitèrent presque tous pour s’évader. De trente-neuf il n’en resta que six des plus anciens.

La lune s’était levée, les ennemis avaient disparu. Les Vaudois se pourvurent de munitions de guerre et firent du butin. Ils auraient bien désiré de se reposer, mais la prudence parlait pour le départ. Arnaud l’ordonna. Après avoir jeté dans la Doire une partie de ce qu’on ne pouvait emporter, on rassembla ce qui restait de poudre, et en partant on y fit mettre le feu. Au fracas épouvantable qui suivit et qui retentit au loin dans les montagnes, se joignit le son des trompettes vaudoises et les acclamations des vainqueurs, jetant leurs chapeaux en l’air en signe d’allégresse et s’écriant : « Grâces soient rendues à l’Eternel des armées qui nous a donné la victoire sur tous nos ennemis ! »

Mais si la joie était grande, la fatigue l’était aussi, et elle devint bientôt telle que la plupart tombaient de sommeil. Et cependant il fallait avancer et monter, si possible, la montagne de Sci qui les séparait du Pragela, pour éviter d’être surpris le lendemain par toutes les forces que l’ennemi avait dans la vallée de la Doire. Mais, quelque soin que l’arrière-garde mit à réveiller les dormeurs et à les faire marcher, quatre-vingts hommes restèrent en route et furent faits prisonniers ; perte qui, jointe aux quarante égarés dans les ravins du Jaillon, affecta vivement la petite armée, si heureuse d’ailleurs d’avoir obtenu d’aussi grands succès.

Le lendemain, neuvième jour depuis leur départ, était un dimanche. L’aurore parut, comme ils atteignaient le haut de Sci, et quand tous eurent rejoint, Arnaud, le cœur ému, leur fit remarquer dans l’éloignement les cîmes de leurs montagnes. Une seule vallée les en séparait, celle de Pragela ou du Cluson jadis amie, toute peuplée de Vaudois dans les temps peu reculés, longtemps unie à celles du Piémont par des alliances, par une organisation ecclésiastique semblable et par un synode commun. Elle avait été naguère encore un lieu de refuge pour eux dans la persécution de 1655. Elle l’eût été encore aujourd’hui, si le grand roi, le roi très-chrétien, n’en eût fait disparaître, depuis quelques années, tous les évangéliques par l’émigration ou l’abjuration. Ce ne fut donc point dans le temple d’aucun de ces villages, autrefois évangéliques, que nos voyageurs purent rendre grâces à Dieu des témoignages nombreux de son infinie miséricorde, ce fut sur le Sci solitaire, sous la voûte des cieux, dans l’enceinte du vaste horizon de montagnes éclairées par les rayons éblouissants du soleil levant. C’est là que le conducteur de ce petit peuple, Arnaud, à genoux comme tous ceux qui l’entouraient, s’humilia avec eux devant l’Eternel et l’adora, en le bénissant pour ses délivrances. Tous, après avoir confessé leurs péchés, regardèrent avec confiance à Dieu, l’auteur de leur salut, et se relevèrent pleins d’un nouveau courage. Quelques heures après, ils passaient le Cluson, se reposaient à la Traverse et allaient coucher au village de Jaussaud, au pied du col du Pis.

La dixième journée s’écoula pour nos voyageurs dans les gorges de montagnes qui unissent la vallée de Pragela à celle de Saint-Martin. Un détachement de soldats piémontais qui gardait le col du Pis prit la fuite, à la vue de notre bande intrépide. Celle-ci, contrainte par les privations à pourvoir aux besoins du moment présent ainsi qu’à ceux de l’avenir, se crut autorisée à capturer un troupeau de six cents moutons qui paissaient sur sa route ; elle en restitua toutefois un petit nombre contre quelque argent. Les autres, égorgés le lendemain et mangés sans pain, furent pour elle un régal et un réconfort.

Ce fût le mardi, 27 août 1689, que la vaillante troupe, qui avait traversé le lac Léman, onze jours auparavant, et surmonté avec constance et abnégation des obstacles immenses, mit le pied dans le premier village vaudois, la Balsille, à l’extrémité nord-ouest de la vallée de Saint-Martin. Moment solennel ! unissant de doux et de douloureux souvenirs du passé aux craintes et aux inquiétudes de l’avenir. Tout leur rappelle des jours heureux qui ne sont plus, qui renaîtront peut-être. Mais, quelle que soit l’issue de leur entreprise hardie, tout leur annonce que, pour un temps long encore, les privations et une lutte à mort les attendent. Ils le savent, ils s’y sont préparés. La déroute du Jaillon, le glorieux fait d’armes du pont de Salabertrand, et l’épuisement joint au sommeil lors de la montée du Sci, leur ont enlevé près de cent cinquante hommes. Plusieurs blessés au passage de la Doire sont restés en arrière sur la terre de France ; des traîtres et des recherches minutieuses les livreront à la vengeance du roi. Enfin, la désertion a enlevé à l’armée pendant la dernière nuit vingt de ses défenseurs (38). Nos héroïques montagnards se trouvent donc réduits au minime chiffre d’environ sept cents, alors que les plus rudes combats contre des milliers de soldats disciplinés les attendent.

(38) – Probablement des Français du Pragela ou du Dauphiné que le voisinage de leur patrie, de l’entreprise commune.

Il est important de se faire une juste idée de leur situation, rendue si critique par leur petit nombre, pour pardonner aux Vaudois une mesure cruelle que l’instinct de la conservation leur arracha. L’impossibilité de garder en lieu sûr les prisonniers, ainsi que l’impérieuse nécessité de cacher cependant aux ennemis leurs marches et leur faiblesse numérique, les contraignirent à n’accorder aucun quartier aux malheureux soldats ou paysans que les événements de la guerre jetaient au milieu de leurs bandes armées. Ce fut sur l’alpe (39) du Pis que commença la première exécution. Six soldats des gardes de son altesse royale furent mis à mort (40). A la Balsille, quarante-six miliciens de Cavour, outre deux paysans apostats, furent conduits deux à deux sur le pont de la Germanasque, exécutés, puis jetés dans les ondes tourbillonnantes. Disons cependant que, dès-lors, l’armée ne sévit jamais contre des prisonniers aussi nombreux, et que des guides, des paysans suspects ou apostats, des militaires détachés, furent seuls victimes de cette terrible loi.

(39) – Les Vaudois appellent alpes, les hauts pâturages sur lesquels existent des chalets.

(40) – Exhortés à prier, ces pauvres papistes ignorants demandèrent comment il fallait faire ? (V. Glorieuse Rentrée.)

Du vallon septentrional, dont le village de la Balsille occupe l’extrémité occidentale, Arnaud, avec sa troupe, se rendit en descendant d’abord le long du torrent jusqu’à Macel, dans une autre partie de la vallée supérieure de Saint-Martin, dans le vallon de Prali (ou des Prals), qui touche à la France au couchant, et qui se réunit à l’orient au précédent, au-dessus du Perrier, pour ne plus former, jusqu’au Pemaret, qu’un profond sillon traversé par la Germanasque, avec quelques échancrures sur les deux rives. La petite armée, pour plus de sécurité et pour mieux explorer la contrée, se divisa en deux corps, dont l’un passa par la montagne à Rodoret, et l’autre à Fontaine par le bas de la vallée. Nulle part on ne rencontra des soldats, mais seulement quelques Savoyards, nouveaux habitants, sur lesquels on fit main basse. Parvenus au hameau des Guigou, ils eurent la joie de trouver encore debout le temple des Prals. Ils en arrachèrent les ornements qu’y avait attachés la superstition. Puis les sept cents guerriers, déposant leurs armes et se pressant dans l’enceinte et devant le portail, entonnèrent le psaume 74 qui commence ainsi :

Faut-il, ô Dieu, que nous soyons épars ?
Et que sans fin, ta colère enflammée
Jette sur nous une épaisse fumée ?
Sur nous, Seigneur, le troupeau de tes parcs, etc.

Ils chantèrent aussi le psaume 129 :

Dès ma jeunesse, ils m’ont fait mille maux
Dès ma jeunesse, Israël le peut dire,
Mes ennemis m’ont livré mille assauts :
Jamais pourtant ils n’ont pu me détruire, etc.

Pour se faire entendre, tant de ceux qui étaient au-dedans que de ceux qui étaient au-dehors, Arnaud monta sur un banc, placé dans le vide de la porte, et prit pour texte de ses instructions quelques versets de ce dernier cantique.

A la vue de ce temple, à l’ouïe de ces chants sacrés et de cette prédication d’un serviteur de Dieu environné de dangers, plusieurs se souvinrent du dernier pasteur qui eut prêché en ces lieux, du bienheureux Leydet, surpris par les papistes comme il chantait des psaumes sous un rocher, et qui mourut martyr, en 1686, en confessant le nom du Sauveur. Tout ici, le présent et le passé, s’unissaient pour donner à l’assemblée une émotion profonde et pour lui faire chercher en haut le secours dont elle éprouvait le besoin.

S’étant assurés que les villages supérieurs de la vallée de Saint-Martin, à peine habités par un petit nombre de papistes, étaient dégarnis de troupes, nos conquérants du sol natal se hâtèrent de passer dans la vallée de Luserne par le col de Giulian (ou Julian), qu’ils trouvèrent occupé par deux cents soldats des gardes. Les attaquer malgré leurs bravades (41), les forcer dans leurs retranchements, les mettre en fuite, fut l’affaire d’un instant. Cette action coûta la vie à un seul Vaudois. Les fuyards y perdirent leurs munitions, leurs provisions et leur bagage ; butin agréable aux vainqueurs, qui leur tuèrent encore trente et un hommes en les poursuivant. Des montagnes, la petite armée, se précipitant dans la large vallée de Luserne, surprit Bobbi qui en occupe le fond et en chassa les nouveaux habitants. Puis passant, pour un jour, des fatigues de la marche et des luttes armées aux séances paisibles, elle se transforma en assemblée religieuse, écoutant avec recueillement les exhortations d’un de ses pasteurs, M. Montoux, ou en conseil national, délibérant sur ses intérêts et s’imposant à soi-même des lois, garantie d’ordre et de justice. Un serment d’union et de fidélité à la cause commune, à celle de leur rétablissement dans les héritages de leurs pères avec l’usage de leur sainte religion, fut prêté devant la face du Dieu vivant par les pasteurs, capitaines et autres officiers à tous ceux de la troupe, et par ceux-ci aux premiers. On jura également de mettre en commun le butin, de respecter le nom de Dieu, et de travailler à retirer leurs frères des liens de la cruelle Babylone. Quatre trésoriers et deux secrétaires furent préposés sur le butin, un major (42) et un aide-major établis sur les compagnies.

(41)Venez, venez, barbets du diable, leur criaient ces soldats, nous occupons tous les passages, et nous sommes trois mille. Leur sentinelle criait à tue-tête : Qui vive ? si vous ne parlez, je tire, je tire. (Voyez Glorieuse Rentrée.)

(42) – Ce fut le capitaine Odin ; Arnaud commandait en chef.

Le grand bourg du Villar, au milieu de la vallée de Luserne, fut attaqué comme Bobbi l’avait été ; et, d’abord, les ennemis s’enfuirent, les uns dans le val Guichard, sur la rive droite du Pélice, les autres dans le couvent où ils furent serrés de près. Mais un renfort considérable de troupes régulières étant monté à leur secours, les Vaudois se virent forcés de battre en retraite sur Bobbi, et même quatre-vingts des leurs n’échappèrent qu’en se dispersant pour se rejoindre loin du corps principal, sur le Vandalin, limite des Alpes d’Angrogne. Montoux, le second pasteur, séparé des siens dans le trouble d’un pareil moment, fut entouré par les ennemis, puis conduit dans les prisons de Turin, où il resta jusqu’à la paix. Arnaud se crut perdu trois fois ; trois fois, il se mit en prière avec six des siens, et trois fois Dieu éloigna le coup fatal. Enfin ce chef, dont la vie était si précieuse, atteignit la cîme sur laquelle les quatre-vingts avaient fait halte.

Cette défaite changea la situation. Les huit premiers jours de leur rentrée, les Vaudois, prenant l’offensive, avaient battu successivement tous les corps qui s’étaient trouvés sur leur chemin. Désormais, ils n’attaqueront plus que rarement et seulement des convois, des postes avancés, des colonnes détachées. Réduits à la défensive, ils se retrancheront dans les retraites des montagnes, d’un abord difficile, dans des forteresses naturelles aisées à défendre, tandis que leurs détachements battront la campagne pour se procurer quelques vivres. C’est sur les pentes de leurs monts, au centre de leurs verdoyants pâturages, jadis peuplés de leurs troupeaux, maintenant solitaires, qu’ils vendront chèrement leur vie. Décidés, du moins, à mourir dans leur héritage, sur leur sol veuf et désolé, ils ne poseront leurs armes qu’avec le dernier soupir, ou à la paix, si leur prince leur en offre une honorable.

Abandonnant donc l’espérance de se maintenir dans leurs anciens villages de la riche vallée de Luserne, renonçant même à la possession du Villar et de Bobbi, les Vaudois se retirèrent sur les hauteurs de ce dernier endroit, aux granges du Serre-de-Cruel, localité naturellement forte où ils portèrent leurs malades et leurs blessés. Les quatre-vingts qui s’étaient réfugiés dans les alpes d’Angrogne, ayant reçu du renfort, formèrent une brigade active et alerte, qui tint constamment la campagne, explora les hameaux et les villages de ce vallon, y livra plusieurs combats, entre autres un près de la Vachère et du mont Cervin. Dans ce dernier, ils tinrent tête à six cents hommes, leur en tuèrent cent et n’en perdirent eux-mêmes que quatre. Mais leurs privations étaient grandes. Plus d’une fois, ils n’eurent pour aliment que des fruits sauvages. Vingt-neuf hommes revinrent un soir n’apportant qu’un pain de noix dont ils durent se contenter. Un détachement qui rejoignit le camp volant, avant le combat qu’on vient de mentionner, avait passé deux jours sans rien manger ; encore ne put-on donner à chacun pour le réconforter qu’un morceau de pain à peine gros comme la paume de la main. Le soir de ce même jour, tous ces hommes réfugiés dans les rochers près d’un petit hameau, nommé Turin (43), s’estimèrent heureux de se nourrir de choux crus qu’ils n’osèrent cuire au feu par crainte d’être découverts. Le lendemain au Crouzet, aussi dans le val Saint-Martin, ils n’eurent pour apaiser leur faim et reprendre des forces qu’une soupe faite avec des choux, des pois et des poireaux, sans sel, sans graisse et sans aucun assaisonnement, ce qui ne les empêcha pas de la manger avec grand appétit.

(43) – Rière Fayet, val Saint-Martin.

Toutefois la petite armée butinait par ci par là quelques provisions meilleures, qu’elle mettait en réserve, et dont elle se soutenait aussi. S’étant établie aux Prals (Prali) pour deux jours, elle récolta dans les champs tout le blé qu’elle put (44), et se hâta d’en faire moudre aux moulins de ce lieu (45). Au milieu de ces luttes et de ces travaux, les devoirs religieux n’étaient pas négligés. Arnaud distribua la sainte cène aux troupes qui l’accompagnaient. Il se rendit ensuite sur le territoire de Bobbi, pour accomplir le même acte de foi avec les Vaudois qui s’y trouvaient.

(44) – Du seigle qu’on ne récolte à cette hauteur que dans le courant de septembre…

(45) – C’est alors, sans doute, qu’eut lieu l’expédition dont il est parlé dans la IIme partie de la Glorieuse Rentrée (pag. 160 de l’édition de 1710, et pag. 122 de celle de 1845), lorsqu’une cinquantaine d’hommes s’en furent dans le Queyras, vallée française, enlever sept à huit cents moutons et quelques génisses dont ils restituèrent une faible partie.

La petite armée était demeurée maîtresse du val Saint-Martin par la retraite des troupes piémontaises du marquis de Parelle qui, en partant, avait incendié le Perrier. Profitant de cet avantage, elle procéda à la récolte en grand des blés sur pied, au battage et à leur transport dans le village reculé de Rodoret, où elle établit son magasin. C’était aussi la saison des vendanges dans le bas de la vallée, ainsi que celle de la récolte des noix, des pommes et des châtaignes (46). Le camp volant, vigilant et actif, captura des convois de denrées et de vin assez considérables, de sorte que, si aucun malheur ne survenait, l’avenir, sous le rapport des vivres n’était point menaçant.

(46) – Les châtaignes sont un article important des approvisionnements de l’hiver dans les Vallées du Piémont.

La satisfaction générale fut troublée en ce moment par la désertion du capitaine Turel, français, qui, bien que brave et estimé, abandonna l’espoir du succès final et entraîna quatre amis à fuir avec lui. L’infortuné n’échappa aux privations qu’il redoutait que pour endurer un supplice horrible. Ayant été saisi à Embrun il fut roué vif, à Grenoble, entre douze misérables, dont six furent pendus à sa droite et six à sa gauche (47).

(47) – C’est ici que se termine la première partie du livre de la Glorieuse Rentrée qui a été racontée jour par jour (31 jours) jusqu’au 16 septembre, d’après le journal du jeune Renaudin.
La seconde partie, si nous ne nous trompons pas, est l’œuvre originale d’Arnaud lui-même. Le ton général est plus bref ; c’est celui d’un chef qui sait apprécier la portée des événements et qui, se plaçant au-dessus des acteurs, se sent en droit de leur distribuer la louange ou le blâme. Les réflexions pieuses sur l’action providentielle du Dieu de miséricorde indiquent aussi un homme profondément pénétré, comme l’était Arnaud, que l’œuvre qu’il avait entreprise procédait de l’Eternel, et ne subsistait que par son constant appui.

Le corps de Vaudois resté sur les hauteurs de Bobbi et considérablement affaibli par les secours envoyés à la colonne qui parcourait le vallon d’Angrogne, et surtout par la forte division jetée dans la vallée de Saint-Martin, ne resta cependant pas inactif. Il incendia et ruina le couvent abandonné du Villar pour que, au retour de l’ennemi, on n’en fit pas une forteresse. Il mit en cendres Rora, renversa le temple (papiste), tua plus de trente personnes et emmena beaucoup de bétail. Mais quand les troupes piémontaises, stationnées dans la vallée, eurent reçu des renforts assez considérables pour couvrir de leurs soldats les montagnes, les Vaudois se virent forcés d’abandonner leur refuge du Serre-de-Cruel, après y avoir mis le feu, et de se retirer dans un asile plus sûr, aux Pausettes, au pied de l’Aiguille, pic facile à défendre, dans les rochers duquel ils construisirent quelques huttes pour y mettre en sûreté les vivres que l’on apportait des Prals.

Dans plus d’une affaire, les Vaudois, traqués comme des bêtes fauves, firent repentir les agresseurs de leur audace. Quelquefois même ils reprirent l’offensive, comme à Sibaut où les soixante braves qui stationnaient aux Pausettes forcèrent les retranchements derrière lesquels un corps d’égale force montait la garde. Ils jetèrent le capitaine et quelques-uns des siens en bas les rochers et leur firent éprouver une perte de trente-quatre hommes, n’ayant eux-mêmes à regretter la mort d’aucun des leurs. Mais bientôt, perdant courage à la vue de tant d’ennemis, ils abandonnèrent leur nouveau refuge, les fortifications des Pausettes, et enfin le poste imprenable de l’Aiguille (48), laissant toutes leurs provisions d’hiver à la merci des soldats qui en répandirent sur le sol et mirent le feu aux baraques qui contenaient le reste. Leur troupeau même leur fut enlevé. Poursuivis de rochers en rochers, contraints de se cacher dans des gorges horribles, sur des précipices ou dans des cavernes glacées, privés de leurs magasins, ne pouvant se procurer de nourriture qu’au péril de leur vie, ils auraient succombé misérablement, si la Providence n’eût constamment veillé sur eux, et ne les eût enfin réunis au corps principal qui opérait dans la vallée de Saint-Martin.

(48) – Au milieu d’octobre.

Comme l’indique ce qui précède, avec l’automne avaient paru dans les Vallées de nombreux bataillons, piémontais et français, les premiers sous le commandement du marquis de Parelle, lieutenant-général, les derniers sous celui de M. de l’Ombraille. Leurs troupes couvraient tous les villages et tous les passages, à l’exception de quelques rares hameaux et sentiers. Le vallon de Rodoret assailli au milieu d’octobre (en même temps que le poste de l’Aiguille), par une troupe d’ennemis, avait été reconnu intenable. La désertion avait recommencé parmi les réfugiés français. Ni la crainte de périr misérablement comme Turel, ni de meilleurs sentiments ne retinrent le capitaine Fonfrède, son lieutenant et vingt soldats, qui s’enfuirent en Pragela où ils furent bientôt arrêtés, puis pendus. La situation de la petite armée vaudoise était des plus critiques assurément, poursuivie sans relâche, comme elle l’était, par des forces vingt fois plus considérables.

Aussi, le 22 octobre, deux mille Français ayant passé du Pragela dans la vallée de Saint-Martin et dressé leur camp à Champ-la-Salse, le petit résidu des Vaudois tint-il conseil à l’entrée de la nuit, à Rodoret, sur le parti qu’il lui convenait de prendre. On reconnut qu’à la longue, en présence de tant d’ennemis, ce poste ne serait pas tenable. Mais, où se retirer ? Dans les montagnes de Bobbi, conseillaient les uns ; dans les alpes d’Angrogne, sur les pas du vaillant capitaine Buffa, soutenaient les autres. Quoiqu’il semblât que ce dernier parti fût le plus généralement goûté, les partisans du premier ne voulaient absolument pas s’y joindre. La division se glissait entre les chefs ; l’on courait à une ruine certaine. C’est alors que le pieux Arnaud s’écria, qu’il fallait prier Dieu, et sans attendre de réponse, il invoqua Celui qui donne la sagesse, la prudence et l’union ; puis, après avoir exhorté sérieusement et chaleureusement ses compagnons à sacrifier leurs vues particulières au jugement des autres, il leur conseilla un troisième parti, celui de se retirer à la Balsille, proposition qui enleva aussitôt tous les suffrages ; si bien que la nuit même, deux heures avant le jour, on était en route pour s’y rendre. Voulant se dérober aux ennemis, on passa par des lieux si dangereux qu’il fallut souvent se servir des mains autant que des pieds pour assurer ses pas (49). L’attention générale fut si occupée dans de tels moments que les otages s’enfuirent, après avoir corrompu leurs gardes.

(49) – « Qui n’a pas vu ces lieux, s’écrie Arnaud, ne peut pas bien s’en représenter les dangers, et qui les a vus tiendra, sans doute, cette marche pour une fiction et une supposition ; mais c’est cependant la pure vérité. Et l’on peut ajouter que, quand les Vaudois les ont revus de jour, comme cela est arrivé plusieurs fois par la suite, leurs cheveux se sont hérissés, etc. » (V. Glorieuse Rentrée.)

Le lecteur se souvient de la position du village de la Balsille, sur la Germanasque, à l’extrémité habitable au nord-ouest du val Saint-Martin, séparé du val Pragela par les cols de Damian (ou Dalmian) et du Pis, dans la même direction, et par celui du Clapier vers l’est. Le groupe principal des maisons est sur le torrent, au pied de montagnes dont les pentes rapprochées regardent le soleil levant. Un pont de pierre, près duquel est un moulin, unit les deux portions du village, situé à l’est, au pied des rochers escarpés du Guignevert qui s’élève vers l’occident et qui est fortement boisé dans sa partie basse. De cette paroi accidentée s’avance contre la rivière et sur les habitations un rocher assez élevé, aplati et abrupte par place, par étages, véritable fortification naturelle. Trois fontaines y fournissent de l’eau. C’est sur ce roc que les Vaudois se postèrent avec la ferme résolution d’y attendre de pied ferme les ennemis, sans plus se fatiguer à courir de montagne en montagne, comme ils l’avaient si souvent fait. Pour s’y maintenir, ils commencèrent à se retrancher, firent des chemins couverts, des fossés et des murailles, et creusèrent plus de quatre-vingts cabanes dans la terre en les entourant de canaux qui en éloignaient l’eau. Après la prière du matin (50), ceux qui étaient désignés allaient travailler aux fortifications. Les retranchements consistaient en coupures l’une sur l’autre. On en fit jusqu’à dix-sept, là où le terrain était le moins en pente, et on les disposa de telle manière, qu’au besoin on pouvait se retirer de l’une dans l’autre, et que si les assiégeants emportaient la première, la seconde restait, puis la troisième, et ainsi de suite jusqu’au sommet du rocher. On retira de la Germanasque la meule que les propriétaires Tron-Poulat y avaient jetée trois ans auparavant, en quittant ces lieux, et on remit en activité le moulin qui rendit de grands services (51). Un fortin fut aussi construit au-dessus du château que nous venons de décrire, sur un roc plus élevé mais attenant, séparé lui-même de la montagne, vers le haut par une déchirure, où l’on fit un triple retranchement. Enfin, sur une arête élancée, dominant leurs ouvrages, ainsi que la vallée, on laissa continuellement un corps-de-garde pour avertir la place du moindre mouvement des ennemis.

(50) – Arnaud faisait deux prédications, l’une le dimanche, et l’autre le jeudi. Chaque jour matin et soir, il rassemblait également ses compagnons, pour la prière qu’on écoutait à genoux et la face contre terre.

(51) – On profitait aussi du moulin de Macel quand on le pouvait.

Les Vaudois n’avaient pas commencé ces travaux depuis plus de trois ou quatre jours, que les bataillons français qui, ne les ayant pas atteints à Rodoret, n’avaient pu faire main basse que sur leurs abondantes provisions, pénétrèrent dans la vallée, venant des Prals, ainsi que d’autres troupes de la même nation, commandées par M. de l’Ombraille. Bientôt, les Vaudois se virent enfermés de toutes parts. Leur poste avancé de Passet, qui couvrait l’entrée de la Balsille, leur fut en même temps enlevé par stratagème, mais sans perte pour eux, et, le 29 octobre, les ennemis s’avancèrent pour attaquer le château. Dans ce but, ils remplirent les bois, dont la montagne contre laquelle s’appuie la Basille est couverte, de détachements qui les bloquèrent depuis le vendredi au dimanche soir, et qui souffrirent extrêmement, la neige ne cessant pas de tomber. Une chaude affaire, dans laquelle ils perdirent au passage du pont une soixantaine d’hommes tués et autant de blessés, leur démontra enfin l’impossibilité de forcer pour le moment une position aussi bien retranchée et défendue. Toutes leurs sommations de reddition avaient été rejetées. Les Vaudois n’avaient pas perdu un seul homme.

Dans le cours de novembre, comme déjà une partie des troupes françaises se retirait découragée, de l’Ombraille averti par les rapports d’un apostat, qui avait visité la Balsille, que le moulin de Macel était souvent employé par ceux du château, y envoya cinq cents soldats qui ne capturèrent cependant qu’un seul homme et en tuèrent deux. C’étaient des réfugiés français. Le survivant qui n’était sorti, le jour qu’il fut pris, que pour soigner ses deux amis malades et les ramener au château, dut porter leurs têtes à la Pérouse, au quartier du général. Ses discours édifiants intéressèrent si vivement le juge du lieu que, quoique catholique romain, il demanda, mais vainement, sa grâce à l’inflexible l’Ombraille. Sa constance dans la profession de sa foi, sa sérénité en montant la redoutable échelle, firent une profonde impression sur les Pragelains (52), témoins de son supplice, et qui pour la plupart avaient changé de religion par faiblesse. Sa dernière prière leur fit répandre beaucoup de larmes.

(52) – Il fut pendu au château du Bois en Pragela, ce qui ferait croire qu’il était de cette contrée.

Soit que la saison fût trop avancée, soit que la position de la Balsille parût trop forte pour être enlevée par les moyens dont ils pouvaient disposer, les ennemis abandonnèrent les vallons supérieurs de toute la vallée de Saint-Martin, Macel, la Salse, Rodoret et les Prals, brûlant presque toutes les maisons, les granges et les paillers (53), emportant ou détruisant les provisions de blés et de denrées, et criant aux Vaudois de prendre patience jusqu’à Pâques en les attendant. Retirés dans de meilleurs cantonnements, ils avaient leurs postes avancés à Maneille et au Perrier.

(53) – Meules de paille, usitées dans ces contrées, même pour le blé en gerbe.

Grâce à cette retraite, les Vaudois se sentirent parfaitement libres de leurs mouvements. Les premiers mois de leur retour dans leur patrie s’étaient écoulés, il est vrai, dans la privation et la souffrance, au milieu de combats journaliers ; mais du moins, anciens propriétaires du sol, ils en étaient restés les maîtres. Dieu, qui les avait protégés dans le moment des premiers dangers et qui leur faisait atteindre la saison morte, pendant laquelle personne ne s’aviserait de les venir attaquer dans leurs montagnes, ne pourrait-il pas les délivrer encore par la suite ? Ils étaient donc, sinon heureux, du moins reconnaissants et pleins d’espérance. La désertion plutôt que la mort avait un peu éclairci leurs rangs. Toutefois leur nombre, dans la vallée de Saint-Martin, montait encore à quatre cents, sans compter la petite division qui se tenait sur les monts d’Angrogne, et une ou deux petites bandes dans les combes sauvages du val Guichard, ou entre les rocs des alpes de Bobbi.

Une chose leur donnait à penser ; c’était leur nourriture… Où la prendre ? L’ennemi, qui avait détruit tout ce qu’il avait pu en se retirant, leur fermait tous les passages vers les lieux habités. La bonne Providence y avait pourvu en recouvrant de neige les champs de seigle, mûri en septembre, que les cultivateurs papistes en fuite n’avaient pu moissonner, qu’eux-mêmes n’avaient fauchés qu’en partie, et en les soustrayant à l’attention et aux dévastations des soldats. Restés intacts sous cette couche protectrice, ils fournirent un aliment sain et abondant aux reclus de la Balsille qui les moissonnèrent pendant l’hiver. En outre, de forts détachements, passant à l’improviste dans les vallées de Pragela et dit Queyras, en rapportaient du sel, de la graisse, du vin et d’autres provisions (54). Par ces divers moyens leur subsistance fut assurée.

(54) – Il est difficile de se faire une idée de tous les obstacles qu’ils eurent à surmonter dans ces hautes régions où les neiges tombent en quantité prodigieuse, etc.

Les plus à plaindre d’entre les Vaudois furent ceux que le cours de la guerre, ou quelque imprudence, avaient jetés loin de leurs frères. Le fait suivant révélera leurs angoisses. Une bande de douze qui s’était retirée dans une balme ou grotte isolée, derrière l’Essart, territoire de Bobbi, se vit contrainte par la faim à en sortir pour se procurer des vivres. Rentrée dans son asile, elle jugea que les traces de ses pas sur la neige pourraient être aperçues, et se décida à en chercher un nouveau dans la balme de la Biava, de difficile accès. A peine en route, elle vit derrière elle une troupe de cent vingt-cinq paysans qui, un quart-d’heure plus tôt, l’aurait surprise et entourée ; jetant donc aussitôt son petit bagage, elle fit diligence et atteignit une cîme du haut de laquelle elle tira avec tant d’aplomb et de justesse sur les assaillants, que des quinze premiers coups treize portèrent, et que lorsque les paysans eurent demandé à parlementer, et qu’ils eurent consenti à une retraite honorable des deux côtés, ils avouèrent douze morts et treize blessés. Le sang d’aucun des douze n’avait coulé. Leur victoire néanmoins ne les avait tirés de peine que pour un jour et pour moins de temps encore ; car, en se rendant vers le soir par des sentiers détournés à la baume de la Biava, ils virent cent fois la mort au fond des abîmes sous leurs pieds. La situation de leur nouveau refuge ne laissait rien à désirer sous le rapport de la sécurité. Ils y eussent pu passer des mois sans s’y voir poursuivis. Mais après deux jours, l’intensité du froid les en chassa. Ils redescendirent donc dans des contrées moins sauvages pour chercher un climat plus doux, ou un meilleur gîte au milieu de nouveaux dangers. Attristés par la souffrance, animés d’une sombre résolution, ils suivaient leur chemin, quand ils rencontrèrent une bande armée. En un clin d’œil, ils se sont retranchés derrière une maison, et leur feu a tué un homme à l’ennemi, quand, à leur grande douleur comme à leur vive joie, ils reconnaissent dans les arrivants des frères, des Vaudois. Ce fut en versant des larmes qu’ils coururent à eux. Ils passèrent tous ensemble le col Giulian et vinrent chercher au château de la Balsille le repos, le couvert, la subsistance et la sécurité que les douze fugitifs avaient presque désespéré de retrouver jamais.

L’hiver se passa paisiblement à la Balsille, dans les travaux de défense, dans les soins d’approvisionnements et dans les préoccupations de l’avenir, tempérées par la confiance en Dieu que le pieux Arnaud entretenait chez tous par sa contenance, par ses discours et par les exercices du culte. Des visites officieuses et des messages de parents, ou d’officiers au service du duc, interrompirent seuls la monotonie. Toutes ces démarches tendaient au même but, l’intimidation. On désirait amener les Vaudois à négocier leur éloignement définitif du sol natal. A cet effet, on cherchait à les effrayer par des confidences sur le sort qui les attendait. Une nombreuse armée les envelopperait au printemps et les détruirait. S’ils étaient sages, ils accepteraient des conditions pendant qu’on pouvait encore les accorder. On les conjurait de ne pas compromettre davantage la cause de leurs parents détenus dans les prisons, non plus que les intérêts de ceux qui, devenus papistes, habitaient leurs anciens villages ; de penser aussi à leurs femmes et à leurs enfants qu’ils avaient laissés en Suisse, et qui seraient privés de leurs appuis naturels par leur inconcevable et imprudente ténacité. On leur reprochait aussi leur tentative, comme si elle eût été un acte de rébellion, un crime contre leur souverain légitime. Le dernier argument était le seul qui méritât une réponse motivée de la part d’hommes qui, prêts eux-mêmes à tous les sacrifices, ne pouvaient être détournés de leur entreprise par la considération des souffrances de quelques personnes isolées. Arnaud s’expliqua plusieurs fois sur ce point, et en particulier dans une lettre que le conseil de guerre, dont il était le président, écrivit au marquis de Parelle, en le priant d’en soumettre le contenu à son altesse royale. On y lit :

1° « Que les sujets de son altesse royale, habitant les Vallées, ont été en possession des terres (qu’ils réclament et) qui leur appartenaient de temps immémorial, et que ces terres leur ont été laissées par leurs ancêtres.

2° » qu’ils ont de tout temps payé exactement, à son altesse royale, les impôts et les tailles qu’il lui plaisait d’imposer.

3° » Qu’ils ont toujours rendu une fidèle obéissance aux ordres de son altesse royale, dans tous les mouvements qui sont arrivés dans ses états.

4° » Qu’en ces derniers mouvements (55), suscités contre ses fidèles sujets par d’autres ressorts que celui de son altesse royale (56), il n’y avait seulement pas un procès criminel dans les Vallées, chacun s’occupant à vivre paisiblement dans sa maison, en rendant à Dieu l’adoration que toutes les créatures lui doivent, et à César ce qui lui appartient, et que cependant un peuple si fidèle, après avoir beaucoup souffert dans les prisons, se voit dispersé et errant dans le monde. On ne trouvera sans doute pas étrange si ces gens ont à cœur de revenir dans leurs terres. Hélas ! les oiseaux, qui ne sont que des bêtes dépourvues de raison, reviennent en leur saison chercher leur nid et leur habitation, sans qu’on les en empêche ; mais on en empêche des hommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. L’intention des Vaudois n’est point de répandre le sang des hommes, à moins que ce ne soit en défendant le leur ; ils ne feront de mal à personne ; s’ils demeurent sur leurs terres, c’est pour être, comme ci-devant, avec toutes leurs familles, bons et fidèles sujets de son altesse royale, le prince souverain que Dieu leur a donné. Ils redoubleront leurs prières pour la conservation de son altesse royale et de toute sa maison royale, et surtout pour apaiser la colère de l’Eternel, qui paraît courroucé contre toute la terre (57). »

(55) – Il s’agit de la persécution de 1686, à la suite de laquelle, comme on l’a vu, ils avaient dû prendre le chemin de la Suisse.

(56) – Par les suggestions du roi de France.

(57) – L’Europe était déchirée par une guerre générale.

Comme les Vaudois ne pouvaient se soumettre sans condition, et que l’heure n’était point encore venue en laquelle leur prince reconnaîtrait la justice de leur cause, la négociation, interrompue après quelques pourparlers, n’eut aucun résultat.

Quand les neiges eurent commencé à fondre dans les vallées supérieures, et que les passages par-dessus les monts purent être considérés comme praticables, on vit les troupes françaises s’acheminer vers la Balsille, du bas de la vallée de Saint-Martin, et de celle de Pragela par le col du Clapier et par celui du Pis. Celles qui pénétrèrent par ce dernier passage restèrent deux jours sur la montagne, dans la neige et sans feu, de peur d’être découvertes. Les soldats furent réduits à se serrer étroitement les uns contre les autres pour se réchauffer, attendant ainsi l’ordre de se remettre en marche et d’investir la place.

Nous avons décrit la position du château et les moyens de défense qu’on avait ajoutés à ceux qu’il devait à la nature. Il en est un cependant que nous n’avons pas encore indiqué, parce qu’il a été organisé pendant l’hiver. L’abord de la place n’étant possible, avec quelque chance de succès pour les assaillants, que du côté d’un ruisseau qui coule au pied du château où le terrain est moins escarpé, Arnaud avait fortifié avec un soin particulier cette face. Il avait fait planter de bonnes palissades et élever de petits parapets, avec des arbres disposés de manière que les rameaux et les branches étaient du côté des ennemis, et le tronc avec les racines du côté des Vaudois. Et, pour les affermir, on les avait chargés de grosses pierres, en sorte qu’il n’était pas plus facile de les arracher que de les escalader.

L’illustre de Catinat, lieutenant-général des armées du roi de France, commandait les troupes, réunies autour de la Balsille, au nombre de vingt-deux mille hommes, dont dix mille Français et douze mille Piémontais ; masse, sans doute, trop considérable pour livrer l’assaut, mais dont les deux tiers devaient être employés à investir la place, à en garder tous les passages, afin de faire prisonniers les cinq cents assiégés, s’ils tentaient de s’enfuir. Catinat, pressé de se porter ailleurs, espérait d’en finir en un jour (58).

(58) – Une lettre écrite par un témoin oculaire, servant dans l’armée ducale et citée dans la Glorieuse Rentrée, parle de Catinat comme ayant dirigé en personne les opérations. Nous serions disposés à le croire… Arnaud, qui par respect, peut-être, pour un si grand nom ne le nomme pas en racontant l’assaut, dit cependant quelques pages plus loin : « Catinat, qui avait éprouvé à sa honte, quelle était la valeur des Vaudois, ne jugea point à propos d’exposer une seconde fois sa personne. (Glor. Rent., p. 306 ; 1710, — et p. 197 ; 1845.)

Le feu commença le lundi matin, 1er mai 1690. Les dragons, campés dans un bois à la gauche du château, traversèrent la rivière et s’embusquèrent le long de ses rives, sous une grêle de balles et avec une grande perte d’hommes. Des centaines de soldats de son altesse royale restèrent immobiles à leur premier poste (59). Le gros des forces ennemies s’approcha des masures de la Balsille au pied du rocher, mais il se retira promptement, laissant beaucoup de morts sur la place et emportant quantité de blessés. Un ingénieur (60) ayant observé les abords du château avec une lunette d’approche, et ayant cru remarquer que l’endroit le plus faible était sur la droite, on détacha un corps choisi du régiment d’Artois, fort de cinq cents hommes pour l’assaut. Sept cents paysans du Pragela et du Queyras devaient le suivre pour arracher les palissades et les parapets. Au signal donné et à la faveur des décharges générales des sept mille soldats entrés en ligne, le bataillon choisi s’élance sur le retranchement désigné, avec une ardeur sans pareille. Ils crurent qu’il n’y avait qu’à écarter les rameaux serrés et qu’ils auraient ensuite un chemin ouvert, mais ils s’aperçurent promptement que les arbres étaient inébranlables et comme cloués au sol par la masse de pierres qui les retenaient. Les Vaudois voyant qu’ils n’en pouvaient venir à bout, et les apercevant aussi près d’eux, commencèrent un feu si vif, les jeunes chargeant les fusils que les plus aguerris déchargeaient d’une main sûre, que, malgré la neige qui tombait et qui humectait la poudre, les rangs des assaillants s’éclaircissaient à vue d’œil. Et quand le désordre se glissa parmi ces victimes de l’assaut, les Vaudois sortirent brusquement de leurs retranchements, poursuivirent et mirent en pièces les débris de cette troupe d’élite, dont il n’échappa que dix ou douze sans chapeaux et sans armes. Leur commandant, de Parat, blessé à la cuisse et au bras, ayant été trouvé entre des rochers, fut fait prisonnier ainsi que deux sergents qui étaient restés fidèlement à ses côtés pour prendre soin de lui. Chose surprenante ! les Vaudois n’eurent ni mort ni blessé. Les ennemis consternés se retirèrent le même soir, les Français à Macel, les Piémontais, qui étaient restés tranquilles spectateurs du combat, à Champ-la-Salse. Trois jours plus tard, les ennemis passèrent sur le territoire français (val Pragela) pour s’y restaurer, bien résolus à revenir pour venger un tel affront et à mourir plutôt que d’abandonner leur entreprise. Le même jour, Arnaud fit une prédication si touchante et fut lui-même si ému, que troupeau et pasteur ne purent retenir leurs larmes.

(59) – Sur la montagne à laquelle est adossé le fortin qu’ils devaient attaquer, mais qu’ils jugèrent inexpugnable. Ils firent feu cependant. Catinat attendit leur décharge pour ordonner l’assaut du château.

(60) – Selon nous, probablement Catinat lui-même.

Au dépouillement des morts, l’on trouva sur eux des charmes ou préservatifs contre les attaques du malin et contre la mort ; précaution jugée indispensable par des hommes à qui l’on faisait croire que les barbets avaient communication avec le diable (61).

(61) – La plupart de ces charmes étaient imprimés. Voici le contenu de l’un d’eux : Ecce crucem Domini nostri Jesu Christi, fugite partes adversae vici leo de tribu Juda radix David, Allel. Allel. ex S. Anton. De Pad. homo natus est in ea Jesus Maria Franciscus sint mihi salus.

Catinat, profondément blessé de l’échec qu’il avait éprouvé, prit toutes les dispositions nécessaires pour en tirer une éclatante vengeance ; mais il ne jugea point à propos d’exposer une seconde fois sa personne et ses espérances au bâton de maréchal de France, et il remit l’exécution de l’entreprise à l’ambassadeur du roi à la cour de Savoie, M. le marquis de Feuquières.

Le samedi, 10 de mai, la garde avancée signala l’approche des ennemis. Aussitôt les postes extérieurs furent abandonnés, et tout se replia dans le château. On renonça à regret aux exercices de préparation à la sainte cène qu’on s’était proposé de prendre le lendemain, jour de la Pentecôte. Le même soir, les ennemis campaient déjà à proximité ; cette fois, au nombre de douze mille soldats seulement et de quatorze cents paysans. Divisés en cinq corps, ils enveloppèrent complètement la place ; deux stationnèrent dans la vallée, au Passet, et au pied de la montagne près de la Balsille ; les trois autres sur les hauteurs voisines du fort, l’un au Clos-Dalmian, l’autre en haut sur les rochers, le dernier dans le bois de l’envers du château, au Serre de Guignevert. Rompus avec la tactique des sièges, ils s’approchèrent du château, à la portée du mousquet, en se retranchant derrière de bons parapets. Car, outre les pionniers en grand nombre et les soldats de service au feu ou à la tranchée, tous les autres s’employaient à faire des fascines et à les porter à la queue des travaux. De jour, l’attaque de leurs ouvrages était impossible, car les ennemis apercevaient à peine le chapeau d’un Vaudois qu’ils lui lâchaient une centaine de coups de fusils, sans courir de leur côté aucun risque, protégés comme ils l’étaient par des sacs de laine et par leurs parapets. Mais il ne se passa presque pas de nuit que les assiégés ne fissent des sorties.

Voyant que le feu de la mousqueterie n’aboutissait qu’à perdre des balles et de la poudre, de Feuquières fit porter du canon (62) à la hauteur du château, sur la montagne du Guignevert ; puis il arbora un drapeau blanc et ensuite un rouge pour faire comprendre aux assiégés que, s’ils ne demandaient pas la paix, ils n’avaient plus de quartier à espérer. Ils avaient déjà été invités à se rendre et avaient répondu : « N’étant point sujets du roi de France, et ce monarque n’étant point maître de ce pays, nous ne pouvons traiter avec ses officiers. Etant dans les héritages que nos pères nous ont laissés de tout temps, nous espérons avec l’aide de celui qui est le Dieu des armées, d’y vivre et d’y mourir, quand nous ne resterions que dix ! Si votre canon tire, nos rochers n’en seront pas épouvantés et nous entendrons tirer. »

(62) – On peut juger du calibre du canon par ce fait. Vers 1811, en remuant la terre sur le plateau du château, on a encore trouvé un boulet pesant environ onze livres de douze onces ; ce qui donnerait le poids de huit.

Le lendemain 14, le canon tonna en effet toute la matinée. Les boulets firent brèche aux murailles et l’assaut fut ordonné sur trois points. Une colonne monta par le Clos-Dalmian ; une seconde, par l’avenue ordinaire, et la troisième par le ruisseau, sans s’inquiéter du feu des assiégés, ni des pierres qu’ils faisaient rouler sur elles. Les ennemis, d’ailleurs, protégeaient les leurs par une pluie de balles qui cependant, par un miracle de la bonté divine, ne tua personne dans le château. Mais les Vaudois, assaillis à la fois par tant d’endroits et par des forces si disproportionnées, se virent contraints d’évacuer leurs retranchements inférieurs. En les quittant, ils ôtèrent la vie à M. de Parat, leur prisonnier (63).

(63) – Averti par eux du sort qui l’attendait, il leur répondit « Je vous pardonne ma mort. »

La Balsille ne pouvait être défendue bien plus longtemps. Le corps-de-garde placé sur un pic élevé en avait été chassé par les ennemis qui le mitraillaient depuis les rochers voisins. Le fortin comme les retranchements supérieurs du château allaient être bientôt forcés selon toutes les apparences. Heureusement que le jour tendait à sa fin. Il ne restait aux Vaudois qu’un moyen de salut, la fuite. Elle était difficile, car l’ennemi les entourait de toutes parts. S’ils eurent un moment l’espoir d’y réussir pendant l’obscurité, ils le perdirent bientôt en pensant aux grands feux qu’on allumait autour d’eux tous les soirs et qui jetaient un vif éclat. Il ne leur restait qu’à mourir. Les Français se réjouissaient de les voir marcher au supplice. Les cordes pour les lier et pour les pendre étaient toutes prêtes. Mais si la Providence, qui les avait garantis jusqu’alors de la main de leurs ennemis, permit qu’ils arrivassent à une semblable extrémité, ce ne fut que pour leur faire mieux connaître avec quel soin elle veillait à leur conservation. En effet, un brouillard épais survint avant la nuit, et le capitaine Poulat qui était de la Balsille s’étant offert pour guide, on se prépara à le suivre. L’examen attentif des postes ennemis, au moyen de leurs feux, avait démontré à ce chef, parfaitement au fait des localités, des mouvements et de l’inclinaison du terrain, la possibilité d’échapper, si Dieu le permettait, mais par un affreux chemin, par un ravin ou précipice qu’il indiqua. Sans hésiter, on se dévala à la file par une déchirure du rocher, la plupart du temps en se glissant assis, ou en marchant un genou à terre, en se tenant à des branches d’arbres, à des arbustes et en se reposant par moments. Poulat et ceux qui étaient en tête avec lui tâtonnaient de leurs pieds mis à nu à dessein, aussi bien que des mains, allongeant ou ramassant leurs corps, s’assurant de la nature et de la solidité de l’objet qui allait les soutenir. Tous, à mesure qu’ils arrivaient, imitaient les mouvements de celui qui les précédait. Les abords du château étaient si bien gardés qu’on ne pouvait éviter entièrement de se trouver dans le voisinage de quelque corps-de-garde. C’est ce qui arriva : on passa tout près d’un poste français au moment ou la ronde se faisait. Et, ô malheur ! à ce même instant, un Vaudois, devant s’aider de ses mains, laissa tomber un petit chaudron qu’il portait et qui, en roulant, attira l’attention de la sentinelle. Celle-ci de crier aussitôt : Qui vive ? « Mais, dit plaisamment Arnaud dans son récit, ce chaudron, qui heureusement n’était pas de ceux que les poètes feignent avoir rendu autrefois des oracles dans la forêt de Dodone, n’ayant donné aucune réponse, la sentinelle crut s’être trompée et ne réitéra pas son appel. » Parvenus au pied du précipice, les Vaudois, gravissant les pentes latérales et escarpées du Guignevert, se dirigèrent au sud vers Salse. Il y avait même deux heures que le jour avait paru, qu’ils montaient encore par des degrés qu’ils creusaient dans les neiges. Alors, les ennemis qui étaient campés à Lautiga, sous le rocher où les Vaudois avaient eu leur corps-de-garde de la montagne, les découvrirent et crièrent que les barbets se sauvaient.

On envoya un détachement à leurs trousses. Les Vaudois descendirent aux Pausettes de Salse, de l’autre côté de la montagne, où ils se reposèrent et se réconfortèrent en y faisant de la soupe. Ils firent de même à Rodoret où ils se rendirent ensuite. Et ils ne se furent pas plutôt remis en marche qu’ils aperçurent sur les hauteurs opposées, sur leurs derrières, une colonne ennemie qui prenait le chemin de Rodoret. Devinant son dessein, ils gravirent le sommet de Galmon entre Rodoret et Prali (les Prals (64)). Ils s’y arrêtèrent deux heures pendant lesquelles ils firent une revue, envoyèrent dans une balme, nommée le Vallon, les malades et les blessés avec le chirurgien de M. de Parat, sous la garde des plus valides. Puis, ils descendirent rapidement du côté de Prali, s’embusquèrent dans le bois de Serrelémi où ils attendirent la nuit. Un brouillard s’étant heureusement élevé, ils se remirent en route et montèrent au casage (hameau) appelé la Majère, où ils s’attristaient de ne pas même trouver de l’eau, quand le ciel ayant pitié de leurs souffrances leur envoya de la plaie qui, dans cette déroute, leur fut aussi utile et secourable que dans d’autres occasions, elle leur avait été incommode et nuisible.

(64) – Les Prals, usité anciennement, est généralement remplacé par Prali.

Le lendemain, 16, ils gagnèrent Prayet, puis traversant le vallon au-dessous de Prali par le brouillard, ils se jetèrent dans des montagnes rocheuses et en précipices qui, du Rous au midi, s’abaissent vers le nord en se déchirant. Ils passèrent à Roccabianca (roche blanche, belle carrière de marbre) et allèrent coucher à Fayet, vallon latéral de la vallée de Saint-Martin.

Le 17, comme l’ennemi était déjà sur leurs traces, au Pouèt, ils franchirent la montagne au midi et envahirent Pramol. Ils y livrèrent un combat aux habitants et à des soldats retranchés dans le cimetière de l’église, leur tuèrent cinquante-sept hommes et incendièrent le village. Eux-mêmes eurent à regretter trois blessés et autant de morts sans compter une de leurs femmes (bien peu nombreuses), qui fut frappée au moment où elle portait de la paille pour enfumer ceux qui étaient dans le temple… Ils firent prisonnier le commandant de Vignaux avec trois lieutenants. Le premier de ces officiers apprit à Arnaud, en lui remettant son épée, que Victor-Amédée devait, dans trois jours, se décider pour l’alliance française, ou pour la coalition que l’empereur, une partie de l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre et l’Espagne avaient formée contre Louis XIV. Arnaud, que ses relations secrètes avec le prince d’Orange, devenu roi d’Angleterre, avaient initié à la politique d’alors, mais que son isolement dans la Balsille avait privé de renseignements sûrs, saisit à l’instant la portée qu’aurait pour lui et sa troupe la résolution que son altesse de Savoie allait prendre. Il y vit sa ruine ou sa délivrance. Prévoir la détermination du prince était impossible. Il l’attendit dans une vive anxiété.

Ce fut déjà le lendemain, 18 mai 1690, jour de dimanche, dans un hameau supérieur d’Angrogne (65), où les Vaudois s’étaient rendus en quittant Pramol, que la décision prise par Victor-Amédée leur fut annoncée et que la paix leur fut offerte en son nom par deux particuliers de Saint-Jean et d’Angrogne, qu’ils connaissaient parfaitement, les sieurs Parender et Bertin, envoyés dans ce but par le baron de Palavicini, général de son altesse.

(65) – Les Bouils peut-être.

Qui pourra se représenter la joie de ces pauvres gens qu’une guerre de neuf mois a épuisés et réduits aux deux tiers de leur nombre primitif, que la famine poursuit et qui, chassés de leur dernier asile, traqués comme des bêtes fauves, de rocher en rocher, de vallon en vallon, n’ont à attendre que la mort ou une prison perpétuelle ? Une nouvelle aussi inattendue eût pu être fatale à plusieurs en excitant trop vivement leur sensibilité et en les faisant passer sans intermédiaire des plus sombres résolutions aux espérances les plus douces, si la crainte qu’elle ne fût prématurée n’eût comprimé les élans de leur joie.

Les événements se chargent de la confirmer peu à peu. La garnison piémontaise du bourg de la Tour fait prisonnier, sous les yeux des Vaudois, le détachement français de Clérambaud qui, en poursuivant ces derniers, y est entré pour s’y restaurer. En même temps des vivres sont distribués, au nom de son altesse royale, à ces pauvres échappés de la Balsille, dont huit jours auparavant on avait conjuré la mort. Le village de Bobbi est remis entre leurs mains ; on le confie à leur garde. Ils y voient arriver peu après les ministres Montoux et Bastie, le capitaine Pelenc, le chirurgien Malanot et vingt autres qui, sortis des prisons de Turin, accourent avec des transports de joie vers leurs frères. C’est à qui d’entre eux racontera que le prince les a harangués avec bonté et leur a même dit : « Qu’il ne les empêcherait pas de prêcher partout, jusque dans Turin. » Ils se voient aussi traités avec confiance. Le commandant des troupes de son altesse royale requiert leur coopération, et conjointement avec les troupes ducales, ils passent le col de la Croix, s’aident à battre l’ennemi, incendient Abriés et rentrent chargés de butin à Bobbi. Ils attaquent les troupes françaises retranchées dans les forts de Saint-Michel de Luserne, et, de la Tour. Le succès couronne les armes de leur prince qu’ils sont maintenant heureux de servir.

Un de leurs capitaines ayant fait une excursion en Pragela et y ayant saisi un courrier avec des lettres pour le roi de France, Arnaud qui en avait donné avis au baron de Palavicini reçut l’ordre de les lui porter, et il accompagna ce général en chef auprès de son altesse royale. Victor-Amédée II reçut la députation vaudoise avec cordialité. « Vous n’avez, lui dit-il, qu’un Dieu et qu’un prince à servir. Servez Dieu et votre prince fidèlement. Jusqu’à présent nous avons été ennemis ; désormais il nous faut être bons amis ; d’autres ont été la cause de votre malheur ; mais si, comme vous le devez, vous exposez vos vies pour mon service, j’exposerai aussi la mienne pour vous, et tant que j’aurai un morceau de pain, vous en aurez votre part. »

Si l’intérêt de la politique avait rapproché Victor-Amédée de ses infortunés sujets des Vallées Vaudoises, si la nécessité de défendre sa frontière, jointe au besoin de soldats éprouvés, lui fit confier ce poste d’honneur à ces mêmes hommes dont il avait méconnu le caractère et les sentiments, disons-le, la vue de leur dévouement à sa cause et de leur fidélité exemplaire touchèrent son cœur et leur gagnèrent son affection. Le prince, éclairé sur les dispositions et sur les vœux de ses sujets de la religion, leur rendit son estime, et il ne la leur retira plus. Ce ne fut, il est vrai, que quelques années après (le 13-23 mai 1694) que l’acte de pacification concernant les affaires vaudoises fut proclamé : néanmoins, dès le premier jour où l’offre de paix fut faite, la réconciliation fut sincère et complète de part et d’autre.

La confiance du prince ne se borna pas à remettre la garde des frontières à la troupe des anciens proscrits, ni son estime à accorder le rang de colonel à leur chef, Arnaud, sa justice mit le comble à leurs vœux en consentant au retour de leurs familles aux Vallées ainsi qu’à leur rentrée en possession de leur antique héritage. Dès les premiers jours de juillet, l’on voit l’infatigable Arnaud voler en poste à Milan au-devant des bandes vaudoises qu’on y attend (66). Ce sont, sans doute, ceux des exilés qui étaient restés dans le nord de la Suisse, dans les Grisons et dans le Wurtemberg, et qui, avertis des favorables dispositions de Victor-Amédée, rejoignent leurs frères en leur conduisant les femmes et les enfants que ces derniers avaient confiés à leurs généreux hôtes, lorsqu’ils étaient partis onze mois auparavant pour la conquête de leur patrie. Des hautes montagnes de la Suisse, ils débouchent sur des plaines amies, dont les souverains, comme le leur, font partie de la coalition.

(66) – Lettre d’Arnaud au gouverneur d’Aigle. (Glorieuse Rentrée.)

Nous regrettons de manquer de renseignements précis sur le retour des Vaudois, domiciliés dans la Suisse occidentale, de ceux de Neuchâtel, par exemple, qui étaient arrivés trop tard au bois de Prangins pour s’embarquer (67). Mais qu’importe ? Qu’il nous suffise de savoir que la généralité des membres de cette grande famille reprit, à peu d’exceptions près, la route du pays de ses pères. Les plus éloignés ne firent point défaut. L’électeur de Brandebourg, qui les avait accueillis avec tant d’amour dans ses états, qui pour les établir avait fait de si grandes dépenses, ne recula point devant de nouveaux sacrifices pour exaucer le vœu de leurs cœurs. Il leur fournit généreusement les moyens de s’en retourner (68).

(67) – La femme d’Arnaud était à Neuchâtel, comme on le voit par la lettre ci-dessus.

(68) – Leur passeport est daté de la fin d’août 1690. (V. Dieterici, p. 290.) Neuf cent cinquante-quatre partirent. Ils n’étaient arrivés qu’au nombre de huit cent quarante-quatre, et quelques-uns de ces derniers restèrent dans leur nouvelle patrie ; entre autres deux prédicateurs, un Jacob et un David Bayle. (Dieterici, loco citato.) Cette différence entre le nombre de ceux qui partent et de ceux qui étaient arrivés soulève naturellement cette question : D’où provenait cette différence ? Entre les conjectures que l’on peut faire pour y répondre, celle-ci paraît la plus simple et la plus probable ; c’est que plusieurs de ceux, qui d’abord avaient répugné a partir pour le Brandebourg s’y étaient décidés plus tard.

Pour rendre entièrement justice à la loyauté de Victor-Amédée, nous devons ajouter, que non-seulement il permit la rentrée de tous les exilés, mais qu’il consentit encore à ce que les Vaudois, que la détresse avait asservis pour un temps au culte romain, retournassent à la profession de la foi de leurs pieux ancêtres et de leurs héroïques frères. Profitant de son bon vouloir et usant de leur liberté, un grand nombre de jeunes gens et de filles, entrés forcément au service de riches Piémontais pour sauver leur vie, ainsi que des enfants enlevés lors de l’emprisonnement de 1686 et de l’émigration de 1687, accoururent aussi vers la demeure où ils avaient reçu le jour, chercher des parents et revendiquer une croyance dont le souvenir remplissait encore leur cœur.

Qu’ils sont heureux de se revoir, après quatre années d’une cruelle et douloureuse séparation, sur cette terre chérie qu’ils ont retrouvée et où ils ont cependant tout à rétablir  Comme autrefois, lorsque Israël, sortant de l’exil, revint au pays de ses pères reconstruire Jérusalem en ruines, relever son temple et son culte, et cultiver ses champs longtemps abandonnés, pour en donner la dîme à l’Eternel, ce faible résidu des anciens Vaudois, sans quitter les armes devenues nécessaires à la défense de son prince, saisit la truelle, la bêche et le manche de la charrue (69), relève ses chaumières, répare les temples de ses villages, reconnaît et ensemence ses jachères, et le cœur reconnaissant rend grâces avec amour au Dieu tout sage, tout bon et tout puissant qui, après ravoir fait passer lui et les siens par de rudes, mais salutaires épreuves, lui a rendu, sur le sol de ses pères, la liberté de le servir d’un culte pur et conforme à sa Parole.

(69) – Les Vaudois, comme leurs voisins, dirigent leur charrue avec le manche et non avec les cornes.


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