Méditations évangéliques

Christ avec nous

Des rapports essentiels et permanents de Jésus-Christ
avec ses disciples et l’humanité

(Etude théologique et religieuse de Jean, chapitres 14 à 17)

Christ avec nous, c’est une des faces de la religion ; une autre face serait : Christ pour nous, une autre encore : Christ hors de nous. De quelque partie de la religion que nous nous entretenions, le nom de Christ s’y trouvera toujours : la religion, c’est Christ. Cette idée est plus générale que notre sujet ; elle le domine, elle l’enveloppe ; il sera bon d’arrêter sur elle nos pensées et d’en faire l’exorde de ces discours.

Christ avec nous, tel est le sujet que nous avons trouvé dans les chapitres 14 à 17 de l’Evangile selon saint Jean. Je tirerai, par une continuelle référence, toute la substance de mes leçons de ces quatre chapitres. J’avais d’abord voulu les étudier avec vous verset après verset, et faire, une troisième fois, une explication homilétique. Ce dessein me souriait beaucoup ; son exécution m’aurait permis de vous recommander de nouveau cette excellente méthode de prédication ; mais je me serais engagé dans un océan de difficultés, car je veux traiter mon sujet méthodiquement. Il règne dans ces quatre chapitres une divine confusion ; les éléments y sont si entremêlés, si entrefondus, les mêmes idées y reviennent si souvent, que leur retour fréquent n’aurait pas été supportable dans une suite de discours. Au reste, je ne veux pas offrir ici des modèles de conférences, je ne veux pas non plus discuter le mystère ; mais m’attachant aux faits, je développerai, sans la perdre jamais de vue, la grande idée de la perpétuité des rapports de Christ avec son Eglise.

I
Christ c’est la religion, la religion c’est Christ

Je suis le chemin, la vérité et la vie.
(Jean 14.6)

Qu’est-ce qu’une religion ? Si l’on entend là-dessus la réponse des philosophes et celle du vulgaire, qui, une fois du moins, se trouvent d’accord entre eux, ils vous répondent que la religion est un enseignement, une doctrine ou un système sur les rapports essentiels de Dieu avec l’homme. La religion chrétienne, en particulier, est un enseignement, une doctrine, un système ; c’est le système de Jésus-Christ. Le christianisme est la doctrine religieuse selon Jésus-Christ, comme le mahométisme est un système sur Dieu d’après Mahomet. Il n’est pas de formule plus accréditée que celle-là.

Nous ne voulons pas la combattre d’une manière absolue ; nous ne contestons pas que toute religion ne renferme nécessairement un enseignement ; une religion qui n’enseigne pas n’est pas une religion, et par enseignement nous entendons la communication de vérités importantes sur les rapports de Dieu avec l’homme. Mais la vraie religion ne peut pas être simplement un enseignement et elle ne commence pas tout d’abord par enseigner. Telle est notre thèse.

Nous devons nous placer ici dans l’une de ces deux hypothèses, entre lesquelles il ne saurait y en avoir une troisième : ou l’homme est tombé ou il ne l’est pas.

Si l’homme n’est pas tombé, si nous sommes demeurés dans l’état où Dieu a voulu que nous soyons, un enseignement n’est pas nécessaire, et même ne se conçoit pas. Dans ce cas, nous sommes intérieurement enseignés par une voix que nous pouvons appeler la voix de la nature avec plus de raison que ceux qui abusent du mot en paraissant faire si grand cas de la chose. Notre religion est alors vraiment la religion naturelle ; mais elle diffère de celle qu’on appelle ordinairement de ce nom en ce que celle-ci est une conclusion du jugement, tandis que la première n’est point une déduction, mais une vue intérieure et immédiate de la vérité de Dieu par la perception infaillible d’un sens approprié à cet usage. Si nous ne sommes pas tombés, nous connaissons si bien les rapports essentiels de l’homme avec Dieu que personne n’a à nous les enseigner, et que dès maintenant, sans l’Evangile et indépendamment de l’Evangile, cette parole est vraie : Nul n’enseignera son prochain et nul son frère, en lui disant : Connais l’Eternel ; car tous me connaîtront[c]. Les rapports entre l’homme et Dieu nous sont, dans ce cas, parfaitement connus ; sans les avoir étudiés, nous en avons mieux que la connaissance : nous en avons la vue intérieure et le sentiment ; nous les connaissons comme notre propre existence ; nous en sentons la réalité comme nous sentons la réalité de notre vie ; et nous ne sommes pas plus certains de notre moi que de la nature et de la volonté de ce moi divin, qui est l’objet de la religion. Si nous ne sommes pas tombés, nous sommes en Dieu et Dieu est en nous, et dans cette intime communion Dieu se révèle à nous par le sentiment même qu’il nous donne de sa présence.

[c] Jérémie 31.34

C’est dans cette communion intime avec Dieu qu’a vécu le premier homme dans le paradis. Il n’avait pas à s’enquérir de Dieu, le possédant déjà en soi ; ni de sa volonté, la connaissant intérieurement. Il n’avait pas à sortir de lui-même pour trouver Dieu, parce que Dieu et lui étaient dans une communion non interrompue. Si l’homme n’était pas tombé, cet état serait encore le sien, ce qui revient à dire qu’il n’y aurait pas de religion pour lui, ou que le mot de religion ne suffirait pas à exprimer les rapports intimes et les intelligences de Dieu avec sa créature.

Si, au contraire, nous sommes tombés, nous ne pouvons l’être à moitié ; car lorsqu’il est question d’une telle déchéance, l’effet de la chute est pareil à celui du rameau détaché de l’arbre : le rameau meurt dès le premier instant, parce qu’il est séparé de la source de la vie ; il conserve des apparences de vie durant quelques jours peut-être, et cependant il est mort : il l’est déjà virtuellement, et le sera bientôt actuellement. L’homme non plus, quoiqu’il y ait des différences entre les individus, ne se sépare pas à moitié de Dieu. Il y a sans doute des degrés dans le mal ; mais entre le bien et le mal, quel que soit le degré du mal, il y a un abîme. L’homme tombé n’est pas seulement courbé, il est renversé ; il n’est pas seulement languissant, il est mort ; aussi l’état de déchéance est-il désigné dans l’Ecriture par le nom de mort : Vous étiez morts dans vos fautes et dans vos péchés[d]. Il ne pourrait être appelé d’un nom plus convenable ; même en ne se plaçant pas sur le terrain de la révélation, on ne peut raisonnablement concevoir ni une demi-chute, ni un état de déchéance qui ne soit pas une mort.

[d] Ephésiens 2.1

Mais si notre déchéance est telle que nous venons de le dire, si elle ressemble au retranchement d’une branche qui doit mourir, si notre déchéance est une mort, à quoi nous servirait-il de connaître les rapports essentiels et vrais de Dieu avec l’homme, rapports qui résultent, nous l’avons fait voir, de l’essence de Dieu et de l’essence primitive de l’homme ? Quel service nous rendrait une religion qui n’aurait d’autre prétention que celle de nous faire connaître ces rapports ? Et d’ailleurs, comment y parviendrait-elle ? Notre lumière intellectuelle est altérée ; elle ne pourrait répandre sur ce sujet important que des lueurs vagues et incertaines. Nous pouvons sans doute en obtenir une connaissance spéculative suffisante pour en être contristés et pour éprouver de vifs regrets ; mais ce ne sera, après tout, qu’une spéculation oiseuse ; ce ne sera pas une religion, si par religion nous entendons un état objectif, une réalité en nous et hors de nous, une nouvelle condition de l’homme par rapport à Dieu.

L’enseignement, s’il n’est accompagné de rien autre, n’est donc qu’une religion mutilée, une moitié de phrase qui n’a pas de sens. Nous concluons de là que, pour être possible, une religion doit être quelque chose de plus qu’un enseignement. Dans l’hypothèse de la chute, il faut qu’un fait intervienne, et ce fait sera l’objet même de la religion.

Il ne peut s’agir ici que d’un fait de Dieu. Il n’appartient pas à l’homme d’accomplir, ni même d’imaginer le fait dont il est besoin. Si l’homme pouvait remédier à sa déchéance, se relever lui-même, il ne serait pas tombé. Une pareille chute n’est pas de celles dont on se relève.

Le fait sera donc un fait de Dieu ; c’est-à-dire que Dieu entrera, descendra dans le temps et dans l’histoire ; il y viendra prendre place avec nous. Toutes les religions positives l’ont ainsi entendu, et par là elles se sont montrées plus philosophiques que les philosophies.

En quoi consistera ce fait ? Sera-ce une parole ? Dieu entre-t-il dans le temps pour déclarer ce qu’il est, ce qu’il veut ? Non, il y entre pour agir. Agir est la seule manière énergique et utile de paraître, de parler. Il y a dans le fait divin plus qu’un écho, plus qu’une parole, plus qu’une révélation ; il y a un être, il y a Dieu, il y a la communication substantielle et personnelle de Dieu. Telle est la nature du fait divin à la nécessité duquel le raisonnement nous a conduits.

Si Dieu agit, il ne peut que punir ou pardonner. S’il ne faisait ni l’un ni l’autre, nous ne voyons pas ce qu’il pourrait faire ; car, quoique toute religion soit un enseignement, nous avons fait voir que la vraie religion ne saurait être simplement un enseignement ; Dieu ne peut donc enseigner l’homme qu’en punissant ou en pardonnant.

Mais c’est en pardonnant ; il en doit être ainsi, car punir c’est détruire : de même que la chute est une mort, la punition est une destruction. Dans la punition il n’y a pas d’enseignement ; détruire n’est pas instruire. Nous pouvons appliquer à la mort spirituelle ce que dit le psalmiste : La poudre te célébrera-t-elle ? Annoncera-t-elle ta fidélité dans le tombeau ?[e] et ce que dit Esaïe : Le sépulcre ne te célébrera point ; mais celui qui vit te célébrera comme je le fais aujourd’hui[f]. Il faut donc que Dieu ait renoncé à punir, qu’il ait pardonné : La grâce de Dieu a été manifestée, et elle nous enseigne à vivre dans la tempérance, dans la justice et dans la piété[g]. Une grâce qui enseigne ! La parole de Dieu peut seule parler ainsi. Enseigner n’est pas seulement transmettre une vérité de l’esprit à l’esprit ; enseigner signifie non seulement donner la forme et l’expression, mais aussi communiquer la substance de la vérité. L’Ecriture désigne de même par le mot connaître, outre la connaissance des mots, des signes et des notions, la connaissance de ce qu’il y a de plus substantiel dans la vérité même. Si la valeur du mot enseigner[h] doit correspondre à celle du mot connaître, il sera vrai que cette grâce qui enseigne peut seule enseigner. Rappelons-nous, en outre, que ce que Dieu se propose en nous enseignant, c’est de créer en nous un cœur net, et de renouveler en nous un esprit droit[i], et nous comprendrons le rapport qu’il y a entre l’enseignement qu’il nous donne et le pardon qui touche le cœur et qui l’ouvre à la vérité.

[e] Psaumes 30.10
[f] Esaïe 38.18-19
[g] Tite 2.11-12
[h] « Parfaitement instruire. » (2 Timothée 3.10.)
[i] Psaumes 51.12

Dieu peut-il pardonner purement et simplement, c’est-à-dire peut-il dire à quelqu’un : « Je considère le mal que tu m’as fait comme nul et non avenu ; je l’oublie en mon cœur si ce n’est en mon esprit, et nos rapports seront les mêmes qu’auparavant » ? Il y a dans le pardon véritable, même dans celui de l’homme, plus qu’une simple parole, plus que l’abolition d’une dette ; ce n’est là que l’élément négatif du fait. Tout pardon est un don, un sacrifice ; qui pardonne donne, se donne. Cela peut même se dire, jusqu’à un certain point, du pardon de l’homme à l’homme. L’homme, qui pourrait ne point pardonner, renonce, s’il pardonne, à une satisfaction mauvaise sans doute, mais cependant à une satisfaction. Il pourrait s’accorder le plaisir détestable de la vengeance ; s’il ne se l’accorde pas, il y a de sa part sacrifice. Mais nous n’avons ici qu’une image de la vérité ; nous sommes dans le symbole : l’homme ne peut pas pardonner, au sens de Dieu ; il n’en a pas le droit, car il ne peut pas ne pas pardonner ; au point de vue moral, il ne peut rien retenir, il n’a pas le droit de se croire offensé. L’homme, n’ayant rien, ne peut rien donner ; il ne peut pas céder un droit qu’il n’a pas. Le vrai pardon n’appartient qu’à Dieu ; pouvant seul refuser, il peut seul céder ; aussi le pardon, de sa part, emporte-t-il excellemment l’idée d’un don et même celle d’un sacrifice.

Que les analogies emblématiques ne nous induisent pas en erreur. Quand l’homme pardonne, il doit pardonner ; c’est son devoir d’abandonner la vengeance. Mais qu’est-ce que Dieu abandonne lorsqu’il pardonne ? S’agit-il pour lui d’une vengeance ? Il s’agit de l’ordre, du droit éternel, de la loi. Or la loi n’étant point distincte du législateur, Dieu personnellement étant la règle, quand il pardonne, il se sacrifie lui-même intimement ; il ne pardonne pas seulement, je le répète, il se donne. L’analogie avec l’homme disparaît ainsi ; elle n’a pu être que formelle et négative : l’homme ne peut pas y mettre du sien ; il ne peut pas donner ce qu’il n’a pas. Il serait plaisant par son orgueil ! Il n’y a pas de mérite à donner ce qu’on ne peut retenir. Le sacrifice, chez l’homme, n’est qu’apparent et dans l’imagination : de la part de Dieu, le pardon est réel, mais c’est que le sacrifice l’est aussi.

Une seconde question se présente. L’homme pourrait-il être enseigné par le pardon s’il n’y croyait pas ? Le supposer serait absurde. – Pourrait-il croire sans des gages de Dieu ? Faisons d’abord une observation préliminaire, de nature à réjouir et à effrayer à la fois. L’homme est implacable envers lui-même. Quand il compte avec lui-même, il n’y a pas de créancier plus impitoyable. Il peut être longtemps sans faire ce compte, buvant l’iniquité comme l’eau[j] ; mais lorsqu’il sait qu’il est en arrière avec Dieu, rien ne l’apaise. Il ne peut se pardonner à lui-même, il lui faut le pardon de Dieu, et en cela il a un bon sens instinctif profond, que Dieu a préservé des conséquences de la chute. Il pense que ce qui est fait est fait, et de là vient sans doute la résistance de beaucoup de personnes aux offres de grâce de l’Evangile. Il y a, en effet, des résistances dont on ne saurait condamner le principe. « Quoi ! il ne serait tenu aucun compte de ce que j’ai fait de mal ; je serais comme si j’avais été juste ! » Tel est le cri que bien des âmes laissent échapper. Dieu a dû insister. « Oui, c’est inouï, semble-t-il leur répondre, mais c’est vrai cependant ; quand vos péchés seraient rouges comme le vermillon, ils seront blanchis comme la neige[k] ». Pour vaincre leur incrédulité, il leur faut des gages, des témoignages palpables des intentions de Dieu. Eh bien, le gage suffisant, le témoignage irréfragable, c’est Jésus-Christ lui-même s’offrant pour nous.

[j] Job 15.16
[k] Esaïe 1.18

J’ajouterai une autre considération, empruntée à la conscience humaine. Il n’y a que l’amour de Dieu qui puisse vaincre la dureté du cœur de l’homme. Il faut qu’il croie que Dieu aime, que Dieu l’aime, et il ne le croira qu’en croyant à un amour infini. Tant qu’il se représentera une limite à l’amour divin, l’homme ne se croira pas aimé. Il ne peut croire sans compter qu’en celui qui ne compte pas ; pour qu’il croie que l’amour divin s’étend jusqu’aux dernières extrémités, il faut que Dieu lui-même descende au dernier fond de la misère humaine. Telle est la misère de l’homme et sa dureté, que ce n’est que lorsque l’amour de Dieu aura franchi toutes les limites, que lorsque Dieu se sera fait homme, que l’homme enfin se croira aimé. La parole a été faite chair[l], chair de péché ; c’est là le fond de toute religion digne de ce nom.

[l] Jean 1.14

Plusieurs religions, purement humaines, et fausses par conséquent, ont rendu hommage à cette vérité en la parodiant. L’incarnation, malgré l’usage essentiellement chrétien que nous faisons du mot, l’incarnation se trouve partout ; partout l’homme a fait Dieu à son image. Humana ad deos transtulerunt, a dit Cicéron ; divina mallem ad nos[m] ! Ce vœu d’un païen a été accompli dans l’Evangile.

[m] « Ils attribuèrent aux dieux les qualités des hommes ; que ne nous donnaient-ils plutôt celles des dieux ! » (Cicéron, Tusculanes, livre I, 26.) Il y a transferebat dans le texte ; M. Vinet a changé la forme du verbe dans la citation, afin de généraliser ce que Cicéron disait plus particulièrement d’Homère. (Editeurs de 1851.)

Un fait, une personne, une nouvelle création, voilà comment la religion nous est présentée dans l’Evangile. Le fait est le point de départ, le fond et la substance de tous ses enseignements. Aussi Jésus-Christ n’a-t-il pas dit : « Je montre le chemin, j’enseigne la vérité, je communique la vie ; » mais il a dit : Je suis le chemin, la vérité et la vie. Ne mettons donc pas, comme on le fait trop souvent, le christianisme à la place de Jésus-Christ. Etre chrétien, c’est appartenir à Jésus-Christ, vivre avec lui, avoir commerce avec lui. Il semble singulier de dire cela à des chrétiens, mais il est nécessaire de le leur faire entendre. La méprise dans laquelle certaines personnes tombent à cet égard pourrait se comparer à la conduite insensée d’un homme exposé à un extrême danger, et auquel on vient d’apprendre qu’une offre généreuse, destinée à le tirer de peine, lui est faite. Rien ne l’empêcherait de se rendre auprès de son bienfaiteur ; il peut le voir, l’entendre, obtenir de lui sans retard la réalisation de ses promesses ; mais non, il se tient à distance, il préfère aller au loin aux informations ; il lui semble que l’important est de connaître les noms, l’histoire, les titres de l’ami qui le veut sauver, tandis que le plus simple et le plus pressé serait d’entrer dans la pièce voisine où il est, et de lui rendre grâce en se jetant dans ses bras. Ah ! qu’il se hâte d’ouvrir la porte ; car il ne peut rien recevoir que de la main même du bienfaiteur, et en entrant en communication directe avec lui. Nous aussi, allons et voyons ; à l’histoire, au système, au christianisme, préférons Jésus-Christ ; soyons chrétiens par le commerce immédiat avec Jésus-Christ, au lieu de nous borner à l’être en nous familiarisant avec la doctrine et avec la science qui se rapportent à lui.

II
Le Père manifesté par le Fils

Philippe lui dit : Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit. Jésus lui répondit : Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu i Philippe, celui qui m’a vu a vu mon Père. Comment donc dis-tu : Montre-nous le Père ?
(Jean 14.8-9)

Le désir de voir le Père, c’est-à-dire le Créateur des corps et des esprits, est un désir infiniment naturel à l’homme en qui tout intérêt spirituel n’a pas été éteint ou absorbé par les préoccupations des sens et du siècle présent. Mais ce désir est essentiellement uni au regret ; il en est inséparable et le suppose ; il naît avec le sentiment d’une perte ou d’un bien absent, et si ce détail ne paraissait pas trop minutieux, nous rappellerions que le même mot qui exprime le désir, signifie aussi regret (desiderium). En effet, on ne désire que ce qui manque ; on ne peut désirer ce qu’on possède ; le désir précède ou suit la possession ; il ne peut être contemporain de la jouissance.

Dans la plénitude de lumière et de félicité du paradis, ce désir n’existait pas, et nos premiers parents n’eussent dit à personne, dans le cas où il y eût eu quelqu’un entre Dieu et eux : « Montrez-nous le Père ». Autant il eût valu dire : « Montrez-nous la lumière ». La lumière qui manifeste toutes choses[n] n’a pas besoin d’être manifestée ; elle se manifeste elle-même ; ce n’est pas la lumière même que nous regardons, mais c’est dans la lumière que nous regardons les choses. Or Dieu, dans ce bienheureux état de nos premiers parents était la vive, la sereine, la claire lumière de leur esprit et de leur cœur : elle leur servait à considérer toutes choses ; mais elle ne demandait, de leur part, aucun regard et ne supposait aucune recherche.

[n] Ephésiens 5.13

Ce bienheureux état a pris fin, et l’homme, enveloppé de Dieu, respirant Dieu comme l’air, et le recevant en soi par tous les pores, a été promptement réduit à chercher Dieu. On remarque, dès ce moment, dans sa situation morale le plus étrange contraste : il cherche ce qu’il fuit, il fuit ce qu’il cherche. Le sentiment de sa révolte et de son infidélité lui fait redouter la présence de son Père, et le sentiment non moins profond de sa faiblesse et je ne sais quel instinct supérieur l’obligent incessamment à chercher Dieu et lui arrachent incessamment cette parole : « Montrez-nous le Père » ; toutefois avec cette différence, qu’il ne l’appelle point le Père : ce nom, n’est plus, dans sa pensée, celui de Dieu ; sous quelques traits que l’homme se représente Dieu, l’idée de paternité est désormais exclue. Il dit : « Montrez-nous le Créateur, le Maître, l’Arbitre de nos destinées, la Cause suprême de tout ce qui existe » ; mais il ne dit plus : « Montrez-nous le Père ».

Et dans cette recherche, les hommes se divisent. Les uns demandent des nouvelles de Dieu à leur intelligence, oubliant qu’on ne peut voir Dieu qu’à la lumière de Dieu, de même qu’on ne peut voir le soleil qu’au moyen du soleil. Pour voir Dieu, l’intelligence devrait être pleine de Dieu, imbue et pénétrée de Dieu. Avec cet œil intérieur elle verrait Dieu ; mais, sans lui, elle ne peut, quelque pénétrante qu’elle soit, connaître ni trouver Dieu. Et toutefois, telle est sa présomption, qu’elle veut connaître de Dieu, non seulement ce qui peut être connu de lui, mais encore ce qui ne peut l’être. Ici, la limite est marquée par l’Ecriture qui répond aux philosophes et aux chrétiens : Ce qui se peut connaître de Dieu a été manifesté aux hommes[o]. Il existe donc des choses de Dieu qui ne peuvent être connues ; mais l’orgueil de la raison ne veut pas se l’avouer ; elle oublie qu’au-delà de la lumière il y a l’abîme et la nuit.

[o] Romains 1.19

Mais la multitude demande des signes : le monde se divise en Grecs qui cherchent la sagesse par le raisonnement et en Juifs qui cherchent Dieu par les sens, qui veulent voir Dieu[p]. Quelque ambitieux que soient les sages dont nous avons parlé, ils ne prétendent pas voir Dieu ; ils demandent à la fois moins et davantage : moins, puisqu’ils se refusent la vue ; davantage, puisqu’ils veulent connaître ce que la vue même ne peut pas révéler. La multitude, sous l’empire des sens plus que de l’orgueil, veut voir Dieu de ses yeux corporels ; elle a toujours crié : Fais-nous des dieux qui marchent devant nous ![q]

[p] 1 Corintthiens 1.22
[q] Exode 32.1

En y réfléchissant, on ne peut être assez frappé de cette tendance, et de l’idée qu’elle nous donne de la profondeur de notre chute. Le mot voir avait avant la chute un double sens, un sens spirituel et un sens physique, et il devait être aussi naturel de parler de la vue intérieure que de la vue extérieure. Il y avait un œil de l’âme dont les perceptions étaient tout aussi vives que celles de l’œil du corps. Dès lors le mot s’est réduit à une seule application : voir, c’est percevoir la présence et l’image des objets au moyen de l’œil corporel. Dans l’autre sens, c’est un terme figuré qui exprime avec une énergie hyperbolique un fait beaucoup moins distinct et moins évident. Pour l’homme déchu, il y a entre voir et connaître une distance presque infinie ; voir est beaucoup au-dessus de connaître, et la connaissance, qui devrait être une vue intérieure de l’objet, n’est plus cela, du moins pour ce qui regarde les choses spirituelles. On pourrait même dire que la connaissance des choses spirituelles devait être quelque chose comme la réunion de tous les sens : vue, tact, rien n’y devait manquer. Depuis la chute, connaître n’a plus été synonyme de voir ; voir a paru plus excellent, et l’on en est venu à dire qu’on ne peut connaître Dieu qu’à la condition de le voir, et toute l’humanité a semblé défier Dieu et lui dire : « Si tu veux que nous croyions en toi, montre-toi à nos yeux de chair » ; c’est là aussi le sens des paroles de Philippe.

Après que Jésus-Christ a fait comprendre à ses disciples qu’il est en son Père, et que son Père est en lui, après qu’il leur a montré l’identité d’essence entre lui et le Père[r], Philippe, dominé par les prétentions des sens, s’écrie : Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit ; comme s’il eût voulu dire : « Tous ces discours que tu viens de prononcer peuvent être vrais, je ne le nie pas ; mais ce chemin est long et mal sûr ; montre-nous le Père, et cela nous suffit ; fais-nous voir le Père, et nous te tenons quitte de tant de discours ». Ainsi s’exprime Philippe ; il demande une manifestation sensible de Dieu.

[r] Jean 14.7

Dans cette demande il y a deux erreurs. La première, c’est que le Père, comme Père, se puisse montrer, et qu’il se montre hors du Fils ou autrement que par le Fils ; la seconde, que la vue du Père sans le Fils, à supposer qu’elle soit possible et accordée à l’humanité, suffise.

Non, elle ne suffirait pas. Cette vue ne pourrait ni satisfaire l’humanité, ni répondre à ses besoins, ni calmer la soif de Dieu qui la dévore malgré elle. Notre Dieu est un feu consumant[s], et quand on demande à voir le Père sans le Fils, on demande, au lieu d’une eau limpide et fraîche qui restaure, le feu consumant qui détruit.

[s] Hébreux 12.29

Nous ne faisons que mentionner ces deux erreurs, et, au lieu de nous attacher à ce qu’il y a d’erroné, nous voulons relever ce qu’il y a de profondément vrai dans les paroles de l’apôtre, le besoin qu’elles expriment de voir Dieu se manifester ; c’est à cette idée que nous nous attachons.

Une manifestation de Dieu ! Dieu n’est jamais resté sans témoignage. Sa première manifestation n’a pas eu lieu dans le temps ; c’est l’éternel engendrement du Fils. Nous ne prétendons ni expliquer ce mystère, ni chercher une millième formule de ce dogme profond. L’éternelle divinité du Fils, l’éternelle procession du Fils du sein du Père, voilà, dans les profondeurs de l’éternité et avant que le temps ait commencé, la manifestation universelle du Père. Un poète a dit :

« Dieu parle, et l’univers, écho de sa parole
Naît… »

L’univers est l’écho de cette Parole. Si le langage humain pouvait être appliqué à de tels sujets, nous dirions : Dieu, dans l’éternité, se regarde, se réfléchit lui-même, et cette réflexion c’est le Fils, le Fils éternel. Par ce Fils, qui est la Parole, le monde a été créé, et rien de ce qui subsiste ne subsiste que par la Parole[t]. Elle a toujours parlé, et dans tout l’univers, un langage muet et un langage humain. C’est une première incarnation. Quand Dieu parle le langage des hommes, Dieu s’incarne, il se fait homme déjà, et c’est le commencement, le prélude de ce grand mystère. Puis, dans l’accomplissement des temps, cette première incarnation ne suffisant point, et n’étant pleinement utile que pour préparer à l’autre incarnation depuis longtemps prédite, cette seconde incarnation a lieu. Le genre humain entend la voix elle-même et non plus seulement l’écho ; Dieu se manifeste en chair[u] ; il habite avec nous[v] ; toute la plénitude de la Divinité réside dans une nature parfaitement humaine[w] ; le Fils de Dieu devient Fils de l’homme ; le Père est montré dans le Fils[x].

[t] Colossiens 1.16-17
[u] 1 Timothée 3.16
[v] Jean 1.14
[w] Colossiens 2.9
[x] Jean 14.9

La nature humaine est satisfaite ; du moins, elle doit l’être. Ce que, dans son état de chute, elle avait demandé à grands cris, lui est accordé : le Père lui est montré ; et pour le coup, c’est bien le Père. Ce mot reparaît dans toute la justesse de son application ; Dieu reparaît comme Père, et non plus seulement comme maître et souverain ; car c’est dans le Fils que nous connaissons Dieu comme Père, et non plus seulement comme juge. Que si la raison humaine se révolte, nous dirons, et que ce mystère n’est ni plus ni moins insondable que d’autres que cependant elle accepte, et que la différence qui gît entre eux c’est que ceux qu’elle accepte ont reçu un corps, une réalité extérieure et lui sont garantis par une évidence visible qui pourtant n’éclaircit pas le mystère. Ainsi, le fait de la création que l’homme accepte, est absolument inaccessible à la raison ; elle ne peut s’en rendre compte. Comment il y a quelque chose qui vient de Dieu et n’est pas lui, comment il y a une création morale, libre, la raison n’en peut rendre compte ; elle accepte le fait et se soumet. Pourquoi donc se récrierait-elle contre cet autre mystère : la manifestation de Dieu en chair ? Parce qu’elle n’a pas l’évidence du fait ? Mais elle a l’évidence de la nécessité, évidence que nous admirons. Cette nécessité, la voici : Il faut vivre sans religion, sans Dieu dans le monde et sans espérance, ou recevoir le mystère de l’incarnation. Il n’y a pas deux sortes de religions : des religions dans lesquelles Dieu ne s’incarne point, mais se communique à distance, et une religion dans laquelle Dieu s’incarne. Les premières ne sont qu’un jeu de l’imagination ou un labeur de la pensée ; et si nous osions le dire à cette occasion, il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que tout le monde, c’est tout le monde ; l’humanité a plus d’esprit que les philosophes, elle a des instincts profonds. Cette vérité, que Dieu doit s’unir à l’homme, devenir homme, pour que l’homme ait une religion et qu’il puisse adorer et espérer, est implantée au fond de la nature humaine. Aussi longtemps que Dieu ne s’incarne pas, ce besoin ne sera pas satisfait. Incarnation et religion, est une seule et même chose.

On a imaginé mille religions philosophiques ou poétiques ; mais les plus voisines de l’homme, celles qui, par leur vérité, ont agi sur lui avec puissance, ce sont celles où Dieu s’incarne. Sans l’incarnation, une religion n’est pas possible. Philosophes et sages, qui en appelez à la raison, sur ce point le genre humain n’entend pas raison ; dans tous les temps, au risque de paraître laisser là la raison, il a voulu connaître Dieu sous les traits de l’homme. Il se pourrait que le dernier vestige de l’instinct religieux s’effaçât de l’âme humaine, que l’homme tombât à l’état de brute intelligente, d’organisme pensant, ainsi bien plus bas que la brute en qui, du moins, tout est harmonie. Cela se pourrait ; mais ce qu’on ne verra jamais, c’est que, le sentiment religieux persistant, l’homme conçoive la religion sous un autre caractère que celui de l’incarnation et s’apaise avec une religion qui ne renferme pas cette idée.

Et si à l’objection banale que ce que nous affirmons est trop mystérieux, on ajoute une autre objection ; si, avec une humilité sincère ou affectée, on réclame en faveur de la dignité de Dieu, prétextant qu’elle serait compromise par l’union de la nature divine et de la nature humaine ; si les noms d’Emmanuel, de Dieu manifesté en chair, révoltent ces prétendus défenseurs de la majesté suprême, nous les récuserons, parce que l’homme est mauvais juge de ce qui convient à cette majesté. Les lueurs qui brillent dans notre obscurité sont en faveur de l’incarnation. Mais que parlons-nous de lueurs ? C’est une clarté : Dieu s’unit à l’homme par amour, et l’amour, qui n’avilit pas la créature, n’abaisse pas non plus le Créateur ; l’amour, qui est au sommet de la création, est aussi la gloire de celui qui s’est incarné pour nous apprendre à dire : Dieu est amour[y] ! Soyez sans alarme pour la dignité de Dieu ; il y pourvoira sans vous. C’est vous qui le rabaissez en lui prêtant je ne sais quelles idées de dignité qui ont cours parmi les hommes, mais qui n’ont aucun sens rapportées à Dieu. Le Seigneur du ciel serait-il comme un grand Seigneur de la terre, obligé de protéger sa dignité par le décorum ? Vaine question à laquelle il est inutile de répondre. Acceptons hardiment, sans souci pour sa gloire, l’abaissement volontaire de Dieu.

[y] Jean 4.8

Dieu s’abaisse, il devient homme ; dans ce simple énoncé, il y a quelque chose qui nous confond. De Dieu à l’homme, à l’homme pécheur, il y a une distance infinie ; et si, ne considérant que sa dépendance à son égard, un saint homme a pu dire : « Mon Dieu, je suis trop petit au prix de toutes tes gratuités ! » à combien plus forte raison dirons-nous : « O Seigneur Eternel, Saint des saints, nous sommes trop petits, trop vils auprès d’une telle grâce. Lorsque tu nous donnes le pain de chaque jour, lorsque tu maintiens par des aliments la vie de notre corps périssable, tu t’abaisses, tu en fais déjà trop ; nous ne méritons rien. Que sera-ce donc quand tu te donnes toi-même ; car descendre à notre humanité, n’est-ce pas, ô Dieu ! te donner et t’abdiquer ? »

Prenons garde de ne pas nous ravaler trop. Si c’est avec raison qu’on gourmande l’orgueil naturel des hommes, ne faut-il pas s’attaquer aussi à leur fausse et perverse humilité ? N’y a-t-il pas lieu de les accuser de descendre quelquefois beaucoup trop bas et d’oublier que si nous sommes des êtres déchus et misérables, nous n’en sommes pas moins d’origine divine et de la race de Dieu ? C’est un point de vue qui nous paraît trop négligé, et auquel on peut rendre ses droits sans rien ôter à la profondeur de notre misère.

Nous avons établi que Dieu est manifesté en Jésus-Christ, et que la présence de Jésus-Christ parmi les hommes est une réponse décisive à la demande de Philippe : Montre-nous le Père. Il nous reste à établir que cette manifestation est une pleine manifestation de Dieu.

Les termes dont se sert notre Seigneur Jésus-Christ, dans cet endroit et ailleurs, ne font supposer dans sa pensée aucune restriction ; et certes, si jamais il fut nécessaire d’être explicite et complet, c’est dans un sujet pareil. Sur un tel sujet, Jésus-Christ n’a pu rien sous-entendre, rien abandonner à notre sens ; il a dû nécessairement tout dire, et ce qu’il n’a pas dit n’est pas. Si donc ses paroles n’énoncent pas de restriction, c’est qu’il n’y en a pas. Puisqu’il a dit que « celui qui a vu le Fils a vu le Père, » nous devons prendre cette parole au sens le plus absolu ; il n’y a aucune raison, ni dans les termes, ni dans la nature même de l’idée, de restreindre la portée de cette déclaration, d’ôter quelque chose à sa plénitude. Nous déclarons donc, d’après Jésus-Christ, que la manifestation de Dieu en lui est pleine et entière ; et de même qu’au point de vue de la nature, antérieurement à l’alliance de grâce, il était vrai que tout ce qu’on pouvait connaître de Dieu avait été manifesté au monde dans les promesses concernant le Fils, de même, au point de vue plus élevé de la grâce, tout ce qui peut se connaître de Dieu est manifesté aux disciples et au monde dans la personne de Jésus-Christ.

S’il y a une restriction à faire, ce n’en est proprement pas une ; c’est une distinction des temps et des économies. Ici-bas nous ne voyons pas encore Jésus-Christ tel qu’il est, c’est-à-dire dans toute sa puissance, dans toute sa splendeur et dans tout l’éclat de sa divinité ; c’est le soleil enveloppé d’un nuage, répandant sans doute une pleine lumière, mais ne se faisant connaître qu’au travers de nuages et voilant ses rayons dans notre humanité. Ce que nous serons, dit saint Jean, n’a pas encore été manifesté ; mais nous savons que quand il paraîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est[z]. Dans un sens, Jésus-Christ est encore à paraître ; il y a une manifestation de Jésus-Christ qui n’a pas encore eu lieu ; dans ce monde, nous ne le voyons pas encore tel qu’il est, et c’est là la gradation, le progrès qu’il peut y avoir d’une économie à l’autre. Mais rien ne restreint ici-bas la vérité proclamée par Jésus-Christ ; nous y voyons de Dieu tout ce que nous pouvons y voir de lui ; c’est une plénitude relative, mais véritablement une plénitude ; rien ne manque, dans la manifestation de Dieu en Jésus-Christ, de ce qui doit s’y trouver pour l’homme dans sa chair mortelle ; cette manifestation est aussi pleine qu’elle peut l’être pour des hommes avant leur transfiguration dans la gloire.

[z] 1 Jean 3.2

Ainsi, en nous prenant tels que nous sommes en deçà du tombeau, nous disons que nous avons en Jésus-Christ une manifestation pleine et entière de Dieu. Autant que Dieu peut être connu par l’homme détenu dans la chair, autant nous le connaissons, et nous le contemplons en Jésus-Christ tel qu’il nous est apparu. C’est donc une manifestation pleine, entière et directe ; ce n’est pas une ombre que nous voyons, mais Dieu face à face et en lui-même. Personne ne vit jamais Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui nous l’a fait connaître[a].

[a] Jean 1.18

III
Le Fils se révélant par sa présence

Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu.
(Jean 14.9)

C’est à l’apôtre Philippe que Jésus-Christ adresse ces paroles. Evidemment elles sont un reproche. Jésus-Christ se plaint de ce que, l’ayant vu, et longtemps, Philippe ne l’a point connu pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme Dieu manifesté en chair ; car c’est de cela qu’il est question. Il devait donc suffire d’être avec Jésus-Christ pour reconnaître en lui, non seulement l’homme pur et sans péché, l’homme modèle, l’homme idéal, mais encore le Fils unique de Dieu, le Dieu visible.

Nous ne pouvons avoir de doute sur la pensée de Jésus-Christ en cet endroit ; mais comment la présence de Jésus-Christ devait-elle révéler son intime nature, son unité essentielle avec le Père, ou sa substantielle divinité ? A cette question que nous tournons, pour le moment, tout entière du côté de Philippe, nous avons quatre réponses à faire.

1. Jésus-Christ a parlé. En plusieurs occasions et sans occasions il a déclaré qu’il était issu de Dieu[b], un avec le Père[c]. Il l’a abondamment enseigné de cette même bouche dont il n’est sorti que des paroles de vérité et de sagesse, et d’une telle sagesse que les adversaires mêmes étaient obligés de s’écrier : Jamais homme n’a parlé comme cet homme[d], et que tous les autres reconnaissaient que l’Esprit de Dieu ne lui a pas été donné par mesure.

[b] Jean 8.42
[c] Jean 10.30
[d] Jean 7.46

Jésus-Christ avait conscience de l’autorité de sa parole. En diverses rencontres il voulut que cette parole suffît à ceux qui l’écoutaient pour reconnaître en lui plus qu’un prophète, l’inspirateur de tous les prophètes ; plus qu’un homme, la lumière qui éclaire tous les hommes en venant au monde[e]. D’autres que lui ont répandu la lumière ; mais aucun d’eux n’a été la lumière, pas même Jean Baptiste, le plus grand de tous[f]. Il n’était pas lui-même la lumière, mais il était envoyé pour rendre témoignage à la lumière[g]. Jésus, au contraire, était la véritable lumière, lux ipsissima[h]. Il a dit lui-même : Je suis la lumière du monde[i]. Quand Jésus parle, c’est la lumière qui se montre, non à travers un milieu, mais directement et en elle-même. C’est donc à sa parole, indépendamment même de sa vie, que Philippe devait le reconnaître et sentir qu’il était Dieu. Sa parole fait partie de sa manifestation ; elle est divine comme tout ce qui le manifeste. Aussi dit-il à Philippe : Il y a si longtemps que je suis avec vous, ma parole a retenti à ton oreille, tu m’as entendu, et cependant tu ne m’as pas connu, tu ne m’as pas reconnu pour le Fils de Dieu !

[e] Jean 1.9
[f] Luc 7.28
[g] Jean 1.8
[h] Jean 1.8
[i] Jean 8.12

2. Mais, de plus, Jésus-Christ a vécu, et sa vie a été telle qu’il est impossible de le croire menteur ; cette supposition serait aussi absurde qu’elle serait horrible. Ce n’est pas qu’il n’y ait d’étranges contrastes dans la nature humaine ; ce n’est pas que tous les jours nous n’ayons occasion de remarquer le mélange de la petitesse et de la grandeur, ou celui de l’élévation de la pensée et de la bassesse des sentiments ; ce n’est pas que, sur le même point, nous ne rencontrions souvent, chez le même individu, le oui et le non, le mal et le bien. Ces contrastes n’ont pas même de limites connues ; en dépit de notre penchant à tout réduire à l’unité, et à tout rapporter dans un même fait à la même cause, dans un même homme au même principe, nous sommes contraints de reconnaître, non seulement que les disparates sont nombreuses, mais qu’elles surpassent tout ce que nous pourrions imaginer. Et cependant, quoiqu’on ne puisse assigner des bornes à l’inconsistance de l’esprit humain, il est des contradictions dont la seule pensée révolterait notre raison. Que Jésus-Christ, avec le caractère qu’il a déployé, ait menti, c’est une opposition en dehors de toutes les possibilités morales, et même de toutes les possibilités religieuses ; car il n’est pas possible d’admettre l’existence, la sagesse et la véracité de Dieu, et de supposer qu’il ait permis qu’une telle contradiction ait eu lieu. Toutes les autres s’expliquent ; les faits les moins prévus, les plus inattendus, trouvent après l’événement leur loi et se ramènent à une cause ; l’homme qui s’est contredit d’une manière criante, est pourtant un ; son unité a pu échapper à l’observation, mais elle reparaît ; on finit par savoir d’où vient qu’un homme s’est contredit soit dans l’ensemble de sa vie, soit dans un cas particulier, comment il se fait que deux éléments contradictoires se sont manifestés dans une même existence morale. Si l’explication se fait parfois attendre, elle finit cependant par venir ; mais ici elle ne vient pas, et si elle venait, ce serait à la honte de Dieu.

Dieu a pu permettre le mal, et avec le mal la contradiction, dans un homme. Mais qu’un homme soit dans toute sa conduite le modèle accompli de la pureté, de la vérité et de la charité ; qu’il ne laisse rien à désirer au-delà de ce qu’il a manifesté ; que, du consentement unanime, sa vie soit le prototype de l’excellence morale, tellement qu’on chercherait en vain dans l’histoire du monde une individualité qu’on puisse comparer à la sienne ; et qu’avec tout cela cet homme ait menti, qu’il soit allé jusqu’au blasphème, que par une noire imposture il ait calomnié le Dieu saint : pour le croire, il faudrait commencer par croire qu’il n’y a pas de Dieu, ou par dépouiller Dieu de tout souci de sa gloire et de tout amour pour la vérité. Or nous n’en viendrons pas là. Il suffit de savoir que Jésus, parfaitement saint, s’est déclaré Fils de Dieu. Cette déclaration formelle, rapprochée du caractère qu’il a déployé, est en elle-même la preuve de sa divinité, et devait pas conséquent l’être aussi pour Philippe.

3. Jésus-Christ, en outre, a fait des œuvres, et il s’y réfère : Croyez-moi, dit-il à ceux qui ne le croient pas, croyez-moi à cause de ces œuvres[j] ; c’est-à-dire : « Si vous ne pouvez, comme vous le devriez, croire par cela seul que je parle ; si ma parole ne vous est pas, comme elle le devrait être, sa preuve à elle-même, tournez-vous du moins du côté de mes œuvres ; voyez ce que j’ai fait ; ce sont les manifestations d’une puissance qui émane de moi ».

[j] Jean 14.11 ; 15.24 ; Actes 2.22

Ces œuvres, il ne faut pas se le dissimuler, un homme aurait pu les faire. Rien ne sert de distinguer entre certains miracles et certains autres miracles, entre la guérison de la cécité, par exemple, et la vie rendue à un mort ; car rien ne prouve qu’un homme assisté de Dieu n’eût pu faire tous ces miracles, les grands aussi bien que les petits, si l’on veut parler de degrés, bien que le miracle, comme l’infini, ne se puisse mesurer. En fait, toutes ces œuvres avaient déjà été accomplies auparavant, et Jésus a déclaré que d’autres que lui pourraient encore les accomplir après lui[k]. Là n’est donc pas la question. Ce que nous affirmons, c’est que Dieu n’eût jamais laissé faire de telles œuvres, qui ne peuvent appartenir à des hommes qu’en vertu d’une exception formellement voulue de lui, par un homme qui aurait débuté par lui ravir sa gloire et lui dérober son nom[l]. Si Dieu n’est pas vrai, si Dieu n’est pas Dieu, à la bonne heure. Encore restera-t-il alors un problème insondable à résoudre : Dieu n’étant pas, d’où peut venir cette apparition morale dont nous avons signalé la magnificence au commencement de ce discours ? Si nous supposons, au contraire, que Dieu est Dieu, c’est-à-dire que Dieu est vrai, n’en résulte-t-il pas, comme nous l’avons dit, qu’il est impossible que la puissance des miracles soit donnée sans mesure à qui usurpe son nom ? Il faut donc choisir : ou prétendre que Dieu n’est point un Dieu jaloux, anéantir Dieu en anéantissant ses attributs, ou bien expliquer d’où vient une telle apparition morale.

[k] Jean 14.12
[l] Jean 9.16, 31

4. Mais Jésus-Christ va plus loin. Sa parole suppose que, n’eût-il rien dit de sa divinité, Philippe devait y croire. Sa seule présence manifeste sa divinité à tout esprit attentif et sincère. Combien plus devait-elle la manifester à Philippe, qui avait été longtemps avec Jésus-Christ ! Philippe avait été appelé d’entre les disciples pour être apôtre[m], et depuis lors il s’était trouvé auprès de son maître dans les circonstances les plus diverses ; il l’avait vu sous tous les aspects, dans les moments solennels et dans les moments familiers, dans les moments difficiles et dans les moments faciles ; durée, continuité, familiarité, rien n’avait manqué pour qu’il pût le bien connaître. Lorsque Jésus-Christ dit : Il y a si longtemps que je suis avec vous, c’est donc comme s’il avait dit : « Il y a si longtemps que je suis avec toi, Philippe ». Si la vue de Jésus-Christ doit suffire pour le faire reconnaître comme le Dieu éternel, Philippe avait été en état plus que personne de le connaître comme tel. Jamais moyens plus complets, occasions plus favorables ne furent accordés à qui que ce soit sur la terre.

[m] Matthieu 10.3

Jésus-Christ ne dit pas : « Il y a si longtemps que tu étudies les prophéties, que tu calcules les dates, que tu apprécies les signes, que tu raisonnes et déduis ». Ce reproche aurait eu sa force ; mais il lui dit seulement : Il y a si longtemps que je suis avec vous. Il suffisait donc à Philippe d’être avec Jésus-Christ. Cette unique circonstance, toute étude mise à part, devait suffire. Quiconque a été avec lui, alors même que Jésus-Christ n’eût pas déclaré sa divinité, doit le reconnaître pour le Fils de Dieu ; sa seule présence est une révélation de sa divinité. Ainsi, sans étude savante, et même sans déduction, une évidence immédiate de la divinité de Jésus-Christ doit exister pour ceux qui ont vu Jésus-Christ. Cette parole est remarquable, et mérite d’autant plus notre attention que rien ne nous dispense de nous en faire l’application à nous-mêmes. Ne sommes-nous pas autant de Philippe à qui Jésus-Christ a dit : Il y a si longtemps que je suis avec vous ! Si nous ne croyons pas à sa divinité, le même reproche tombe donc aussi sur nous.

Mais entendons-nous bien : il s’agit d’une croyance intime, d’un sentiment de cette vérité. Ce n’est pas encore y croire que de l’admettre comme un théorème ou d’y adhérer comme à une thèse. Cette manière tout intellectuelle de croire est plus facile, plus commune, mais elle importe peu. Il est aisé de saisir une vérité, de la comprendre, d’en être persuadé ; il est moins aisé d’y appliquer son cœur. Pour une personne qui croit en conscience à la divinité de Jésus-Christ, il en est plusieurs qui n’y croient que de la tête. Ce qu’il y a de plus difficile et de plus rare, c’est d’y croire du cœur et de porter cette vérité au fond de sa vie. Cette sorte de foi est cependant la seule qu’il soit essentiel d’avoir ; car si, ayant la croyance, nous n’avons pas le sentiment, si nous nous contentons de croire que Jésus-Christ est Dieu, sans le posséder comme Dieu, nous n’avons qu’une formule de plus dans l’esprit, sans que notre être moral ait fait par là aucune nouvelle acquisition. Elle reste hors de nous ; et, en religion, toute vérité hors de nous n’est ni possédée ni connue. Pour que nous la possédions, et même pour que nous la connaissions, il faut qu’elle soit une avec nous ; sans cela, on a le bruit de la connaître, et on ne la connaît pas.

La vérité dont il est question ici, n’est rien moins que la présence de la Divinité en nous. Dans la religion catholique, grande et vaste erreur, grand et vaste symbole, on a le dogme de la présence réelle de Jésus-Christ dans l’eucharistie. C’est une erreur pernicieuse ; mais l’idée à laquelle elle se rattache est une grande vérité : c’est que Jésus-Christ, comme Dieu, doit être éternellement présent dans le monde. La croyance à la divinité de Jésus-Christ, lorsqu’elle ne devient pas croyance à sa présence réelle, est vaine.

Jésus-Christ a été longtemps avec nous, de même qu’avec Philippe, et si ce fut assez pour rendre Philippe inexcusable, nous le sommes comme lui et plus que lui. Philippe a eu sur nous l’avantage de voir Jésus-Christ des yeux de sa chair ; mais cet avantage n’est pas aussi grand qu’il le peut paraître au premier abord. Nous le réduirons à sa juste valeur si nous réfléchissons que le corps de Jésus-Christ n’a été que le symbole de sa présence et l’intermédiaire de sa manifestation. L’avantage d’avoir vu Jésus-Christ en la chair est d’ailleurs plus que compensé pour nous par plusieurs circonstances.

1. Jésus-Christ est avec nous dans les récits de l’Evangile, où ses actions et ses paroles nous sont rapportées. Nous sommes dans la même situation que les Galates auxquels saint Paul écrivait : Vous aux yeux de qui Jésus-Christ a été si vivement dépeint et comme s’il eût été crucifié parmi vous ![n]

[n] Galates 3.1

2. Jésus-Christ est avec nous dans sa passion et dans sa résurrection que Philippe n’avait point vues quand le reproche du Seigneur lui fut adressé ; et le reproche eût été bien plus grave s’il avait été fait après ces grands événements.

3. Jésus-Christ a été avec nous plus longtemps qu’avec Philippe par l’accomplissement de celles de ses prophéties qui n’ont été accomplies que depuis les jours de son ministère, accomplissement auquel on peut dire qu’il est présent.

4. Il est avec nous dans son Eglise qui le continue et le développe. L’Eglise, qui n’a commencé d’exister qu’après sa mort, c’est Jésus-Christ en corps, multiplié, déployé, perpétué sur la terre, et ce que les disciples immédiats de Jésus-Christ n’ont pu voir lorsqu’il était en chair ici-bas, nous le voyons spirituellement dans l’Eglise. Nous ne parlons que de l’Eglise véritable, de l’Eglise spirituelle, composée des vrais enfants de Dieu, et nous ne la considérons pas seulement dans sa gloire, mais aussi et surtout dans ses douleurs, qui sont comme le complément des souffrances de Christ[o] et dans ses plaies, à l’aspect desquelles nous pouvons nous écrier comme Thomas : Mon Seigneur et mon Dieu ![p]

[o] Colossiens 1.24
[p] Jean 20.28

Si, après cela, la croyance nous manque, quelle en est la raison ? Si nous n’avons pas vu Jésus-Christ, si nous ne l’avons pas connu, c’est que tandis que Jésus-Christ a été avec nous, nous n’avons pas été avec lui, et c’est sans doute aussi ce qui avait rendu sa présence inutile à Philippe. Etre avec lui, c’est s’unir à lui, c’est l’aimer ; or il faut l’aimer pour le connaître. Ici sont renversées les idées les plus répandues. On dit communément : connaître est le moyen d’aimer ; cela est vrai, mais il est plus vrai encore qu’il faut aimer pour connaître : Celui qui aime Dieu, Dieu est connu de lui[a]. Pourquoi donc ne connaissons-nous pas Jésus-Christ ? Pourquoi sa divinité n’éclate-t-elle pas à nos yeux ? parce que nous n’aimons pas Jésus-Christ et que nous ne cultivons pas sa présence. Cultiver sa présence, c’est le moyen de le connaître comme homme, mais aussi comme Dieu. En comparaison de ce moyen, tous ceux qu’on peut tirer de la science, de la logique et de l’histoire sont peu de chose. Ils sont préalables et ils établissent la doctrine dans l’Eglise ; mais pour l’individu, si c’est tout, ce n’est rien encore. Nous croyons connaître la divinité de Jésus-Christ, nous la défendons avec chaleur, avec emportement peut-être ; nous l’enseignons, nous la prouvons ; mais, après tout cela, nous pouvons ne pas la connaître et avoir oublié le seul point nécessaire : cultiver la présence de Jésus-Christ, être avec lui comme il est avec nous.

[q] 1 Jean 4.7

Si donc la croyance intime en Jésus-Christ, comme Dieu, est le seul gage de notre paix ; si tout le christianisme intérieur et extérieur repose là-dessus ; si, la divinité de Jésus-Christ étant niée, il n’y a plus que ténèbres dans le christianisme et dans la vie ; si nous mettons à haut prix cette croyance ; si la joie, la lumière, la vie consistent à connaître que Dieu est avec nous, il faut cultiver la présence de Jésus-Christ. Cultivez cette présence par la remembrance habituelle de sa vie, de ses enseignements et de sa mort, par l’étude assidue de tous les souvenirs qui nous ont été conservés et qui continuent pour nous les jours de sa vie mortelle et de son ministère.

Cultivez-la par la prière. Proximité plus intime que le souvenir et seule présence réelle, tantôt la prière nous fait aller à Jésus-Christ, tantôt elle le fait descendre vers nous. Elle crée avec lui des relations plus étroites et plus salutaires que la demeure avec lui, durant son séjour sur la terre, ne pouvait le faire. Celui qui prie est plus voisin de Jésus-Christ que ne l’étaient les apôtres ; et si nous prions, Philippe était plus éloigné de son maître que nous ne le sommes après dix-huit siècles.

Cultivez surtout la présence de Jésus-Christ par l’imitation ; marchez sur ses traces, vivez comme il a vécu. Si quelqu’un, disait-il, veut faire la volonté de Dieu, il reconnaîtra si ma doctrine est de Dieu, ou si je parle de mon chef[r]. L’imitation de Jésus-Christ nous fait seule pénétrer dans le secret de sa pensée et de son cœur ; sans son imitation, Jésus-Christ reste toujours pour nous une énigme. La prière même, sans l’imitation, ne nous unirait pas à Dieu. Le secret de l’Eternel est pour ceux qui le craignent[s] et qui lui obéissent. En lui obéissant, c’est-à-dire en l’imitant (car l’obéissance et l’imitation sont une même chose), on contemple Jésus-Christ non seulement du dehors, mais aussi du dedans ; on demeure en lui[t] et on vit en lui[u].

[r] Jean 7.17
[s] Psaumes 25.14
[t] Jean 15.14
[u] Jean 11.26

Par ce moyen, réuni aux deux autres, on est, non pas doucement gagné, mais impérativement subjugué à la croyance de la divinité de Jésus-Christ. Le doute devient impossible ; on ne doute pas quand on voit, et Jésus-Christ nous éblouit des rayons de sa divinité. Il y a des hommes qui arrivent par la voie du raisonnement à faire profession de croire en la divinité de Jésus-Christ, et nous reconnaissons que cette croyance, ainsi acquise, peut leur être très inutile ; mais il n’en est pas ainsi de ceux qui ne peuvent se soustraire à l’invincible évidence de la divinité de Jésus-Christ parce qu’ils ont cultivé sa présence. Qui ne vit pas avec Jésus-Christ a beau professer sa divinité, il ne le connaît pas ; le raisonnement et la science, quelque profit qu’on en puisse tirer, ne sauraient donc tenir lieu, pour arriver à sa connaissance, de la vie commune avec lui. Et que n’a-t-il pas fait pour que nous puissions reconnaître en lui notre Dieu ! « Il y a si longtemps qu’il est avec nous ! » Demeurons avec lui, afin d’apprendre à le connaître et à le bénir éternellement comme Dieu manifesté en chair[v].

[v] 1 Timothée 3.16

IV
Le Père glorifié par l’obéissance du Fils

Je t’ai glorifié sur la terre ; j’ai achevé l’œuvre que tu m’avais donné à faire.
(Jean 17.4)

Le Dieu éternel habite une lumière inaccessible que nul homme n’a vue ni ne peut voir[w]. Lumière de béatitude et de gloire, elle est inaccessible à tout ce qui n’est pas gloire et béatitude. De même que la félicité du Dieu bienheureux est éternellement hors d’atteinte, ainsi en est-il de sa gloire, qui est une autre partie de cette lumière. Dieu est rempli de gloire en lui-même.

[w] 1 Timothée 6.16

Il n’en est pas de sa gloire comme de la nôtre. Notre gloire est, pour ainsi dire, dans l’oreille, dans le regard et dans la bouche des hommes ; la sienne dépend de lui-même et de lui seul. Quoi que fassent les créatures, quelque forme qu’elles impriment au monde, quelque désordre qu’elles y introduisent par l’abus de leur liberté, la gloire de Dieu n’en peut souffrir aucune diminution ; car il n’a pas besoin d’un autre regard que le sien. Quand il se contemple, il se retrouve éternellement le même. Il n’a que faire de nos applaudissements ; il s’applaudit à lui-même, et le mot qu’il prononça aux jours de la création est éternellement dans sa pensée : Ce que j’ai fait est très bon[x].

[x] Genèse 1.31

Toutefois le mot de gloire, appliqué à Dieu, a certainement plus d’un sens. Outre la gloire qui est en lui et qui ne dépend que de lui, il y a une gloire hors de lui ; et si l’une est inviolable, toujours entière, toujours égale à elle-même, l’autre n’est pas dans les mêmes conditions. Il est un sens dans lequel la gloire de Dieu ressemble à la nôtre, qui ne dépend pas uniquement de notre volonté ni de ce que nous sommes, mais de la volonté des autres et de ce que nous paraissons à leurs yeux. Dieu n’habite point dans cette seconde lumière, qui est pourtant bien sa lumière, mais qui n’est pas inaccessible comme la première ; l’ombre, les ténèbres, la nuit y peuvent pénétrer. Il a voulu cette seconde gloire, puisqu’il nous a créés ; il nous a créés en quelque sorte pour l’avoir. Jusqu’à la création, il ne se regardait qu’en lui-même ; depuis la création, il se regarde en lui-même et en nous ; mais toujours sa gloire est de se regarder : elle lui vient de lui, soit qu’elle demeure en lui, soit qu’elle sorte de lui pour revenir à lui.

Dieu, en créant l’être libre et pensant, a prétendu se glorifier hors de lui ; il a voulu se glorifier dans notre liberté, dans notre obéissance et dans notre félicité. Notre liberté, notre obéissance, notre félicité font sa gloire, c’est-à-dire cette partie de sa gloire qu’il a voulu placer hors de lui et pour ainsi dire dans notre dépendance. Gardons-nous d’oublier qu’il est une gloire hors d’atteinte et que rien ne peut entamer, auprès de laquelle le diamant le plus pur et le plus dur est trouble et mou ; mais ce n’est pas d’elle que nous parlons ici : nous parlons de cette gloire réfléchie, extérieure en quelque sorte, et que Dieu daigne placer et chercher en nous ; or cette gloire se compose de ces trois éléments : Dieu se glorifie par notre liberté, par notre obéissance et par notre félicité.

Dieu se glorifie par notre liberté. Toute créature émanant de Dieu sert à sa gloire, parce qu’elle émane de lui ; mais entre la créature privée de liberté et la créature libre, il y a un espace que ni l’œil ni la pensée ne peuvent mesurer ; elles n’ont rien de commun si ce n’est d’avoir été créées. Dieu n’a accompli son œuvre, Dieu n’est arrivé au terme de ses créations, Dieu ne se repose, que lorsqu’il a enfanté la liberté, que lorsque la liberté divine a créé la liberté humaine, que lorsque la liberté souveraine a créé la liberté dépendante, que lorsque Dieu s’est donné un semblable. Au-delà, nous le pouvons dire hardiment, il n’y a rien ; car il se peut sans doute qu’au-dessus de l’homme il y ait des êtres mieux doués, plus richement pourvus ; mais que sont-ils essentiellement ? Libres et spirituels comme l’homme, égaux par là à l’homme, et la supériorité qu’ils peuvent avoir sur lui n’est rien auprès de cette profonde égalité ; avec elle tout le reste n’apparaît plus que comme des nuances. Il n’est donc pas nécessaire que nous nous arrêtions à la différence entre l’homme et l’ange, ni à celle entre l’ange et le séraphin : quelle que soit la hiérarchie des intelligences, ses degrés perdent de leur importance en regard de la liberté commune à toutes. Dieu, en créant la créature libre, a atteint le sommet des créatures.

Dieu ne peut créer son égal ; car, par cela seul qu’il est créé, tout être créé est inférieur à son créateur.

Mais créer l’être libre ne serait pas glorieux pour Dieu, si cet être libre n’était pas fait pour obéir et s’il n’obéissait pas. La liberté n’est que le commencement de l’œuvre, le piédestal de la statue, la base et la condition de l’obéissance. La liberté est le moyen, l’obéissance du cœur et de la volonté est le but : la liberté est nécessaire pour obéir ; hors de la liberté, l’obéissance n’existe plus et il n’y a même plus d’usage pour le mot. Mais si la liberté n’a de sens ni de but que par l’obéissance, ce sont deux idées corrélatives, ce sont comme les deux pôles d’un même axe, et nous n’avons pu dire que Dieu se glorifie dans la création de l’être libre qu’en présupposant que cet être libre fera usage de sa liberté pour obéir à Dieu.

Enfin, Dieu se glorifie dans notre félicité ; car Dieu est amour[y]. Dieu se renierait lui-même, si, voulant créer, il ne créait pas des êtres heureux. Se renier et se contredire est incompatible avec sa gloire ; la gloire de Dieu, c’est d’être semblable, d’être fidèle à lui-même. Or la félicité de la créature se trouve dans son obéissance, comme l’obéissance trouve sa base dans la liberté. Il n’y a pas d’autre félicité que celle dont l’obéissance est la base et le fond. Tout le reste n’est qu’accessoire et insignifiant ; tout le reste n’est que symbole. Ce que nous appelons vulgairement bonheur n’est que l’image de la félicité véritable, qui consiste dans l’union avec Dieu, laquelle n’est autre chose que l’obéissance. Nous aurions donc pu nous borner à nommer le second des trois éléments par lesquels Dieu se glorifie en nous ; car il comprend les deux autres, l’obéissance, ainsi que nous l’avons fait voir, supposant la liberté et renfermant la félicité. Dieu a donc satisfait à sa gloire en créant un être libre qui lui obéit.

[y] 1 Jean 4.16

L’obéissance, c’est l’union de la créature avec Dieu. Cette union doit être nécessairement intime ; elle ne peut pas ne pas l’être ; on ne peut la concevoir autrement ; elle est intime ou elle n’est pas. Ce n’est pourtant pas l’unité, car il y a deux termes : le Créateur et la créature, Dieu et l’homme ; c’est l’union. S’il y avait unité, il n’y aurait ni obéissance ni liberté. Dieu qui se contemple et se voit en lui-même, a voulu (qu’il nous pardonne ces expressions indignes de la vérité et de nos propres pensées !) se voir et se contempler en nous ; et c’est là sa gloire : sa gloire est de se voir. Ceci nous ramène à ce que nous avons dit. Dieu se voit en lui-même et il se voit en nous, c’est-à-dire dans l’être libre qui lui obéit. L’être libre, obéissant et heureux est un miroir de Dieu où Dieu se contemple ; la gloire de Dieu est la réflexion dans ce miroir d’un rayon divin, à la fois chaleur et clarté, feu et splendeur ; et c’est ainsi que l’homme, en se servant de sa liberté pour obéir et en trouvant dans l’obéissance la félicité, devient un miroir qui réfléchit la gloire de Dieu.

Mais ce miroir a été brisé, et c’est l’homme qui l’a brisé. Il a fait usage de sa liberté pour le briser, et en le brisant il a perdu sa liberté. Je me représente un petit enfant qui, de son poing fermé, brise un miroir et se blesse tellement la main qu’il ne pourra plus jamais s’en servir. La liberté de l’homme a brisé le miroir, et elle est restée dans les débris du miroir brisé. L’homme, en cessant d’obéir, non seulement a cessé d’être heureux, il a cessé encore d’être libre. Il n’est plus libre et, pour surcroît de malheur, il croit l’être. Il n’a plus qu’une fausse liberté qui lui donne le change sur la véritable. Le miroir est brisé, et l’homme cessant de glorifier Dieu, Dieu en est réduit à sa propre gloire : il ne se voit plus hors de lui, mais seulement en lui.

Supposons, pour un instant, que Dieu, sans cesser d’être Dieu, soit moins parfait qu’il ne l’est en sagesse et en charité ; en d’autres mots, supposons l’absurde : que ferait-il s’il était inférieur à lui-même et s’il ne consultait que ce que nous appelons le droit ? Il jetterait au rebut les débris du miroir cassé ; il répudierait l’humanité ; il renoncerait à cette partie de la création ; l’homme disparaîtrait de l’ordre des choses, et, point capital, nous ne trouverions en nous aucune objection à cette détermination de sa volonté. Ou bien encore, toujours dans la supposition que nous avons osé faire, s’il était Dieu et pourtant pas Dieu, il pourrait, ce qui semble moins raisonnable, rapprocher les débris sans les réunir ; c’est-à-dire, au lieu du miroir, se contenter de la poussière du miroir ; et çà et là, dans cette poussière, quelque faible reflet, quelque lointain souvenir de cette grande lumière se retrouverait peut-être et ferait rêver la créature intelligente. Mais le miroir n’en serait pas moins brisé ; la gloire de Dieu n’en serait pas moins obscurcie et son nom profané.

Dieu s’y prend autrement : il refait le miroir, c’est-à-dire l’homme. Après avoir fait l’homme, lors de la création, Dieu se reposa ; maintenant il ne se repose plus ; il sort au contraire de son repos ; il fait l’homme une seconde fois ; une seconde fois il dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance[z]. Mais quoi ! sera-ce avec les éléments humains, avec ces éléments irrévocablement altérés ? Il n’y faut pas songer. Il ne s’agit pas d’une réparation ; l’édifice est renversé, il faut le reconstruire, il faut créer ; Dieu s’y résout. Les éléments humains ne sont plus propres à cette œuvre, et cependant Dieu ne veut pas perdre l’humanité. Il a pitié, et toutefois il ne peut refaire l’humanité au moyen de l’humanité. C’est alors que le Fils éternel revêt notre nature. Il dit au Père : Tu ne prends point plaisir au sacrifice ni au gâteau ; mais tu m’as percé les oreilles, (en d’autres mots, moi ton égal, qui procède éternellement de toi, tu m’as placé dans la dépendance comme les autres créatures) ; et moi j’ai dit : Me voici, je suis venu, il est écrit de moi dans le volume du livre. Mon Dieu, j’ai pris plaisir à faire ta volonté, et ta loi est au-dedans de mes entrailles[a].

[z] Genèse 1.26
[a] Psaumes 40.7-9

Dès lors voici un second Adam, mais un Adam qui obéit, mais un Adam surtout qui, exerçant en sens inverse du premier la mystérieuse loi de solidarité que le premier avait exercée, absorbe en lui, en lui seul, la peine qu’un seul avait fait déborder sur tous. Un mystère n’explique pas un autre mystère ; mais un mystère accepté en doit faire accepter un autre. Nous acceptons, vaincus par l’évidence du fait, la solidarité en vertu de laquelle le péché d’un seul a passé sur tous : ayant accepté le mystère de la condamnation, pourquoi n’accepterions-nous pas le mystère de grâce, le fait que la vertu d’un seul a passé, a débordé sur tous ? Ce torrent qui découlait d’Adam et qui submergeait la terre entière, Jésus-Christ le détourne, l’attire et l’absorbe. La mort est engloutie en victoire ; le péché et la mort sont engloutis en victoire.

C’est à cette mystérieuse vérité que l’auteur de l’Epître aux Hébreux fait deux fois allusion. D’abord il déclare qu’il était convenable, c’est-à-dire qu’il était absolument nécessaire, que l’auteur de notre salut fût consacré par les souffrances[b] ; qu’il fût consacré, c’est-à-dire accrédité ; qu’il reçût la sanction de son œuvre et portât les souffrances que nous devions porter. Sans cela il n’était pas l’homme, le représentant de l’homme. Représentez-vous Jésus-Christ avec toute l’obéissance, sans la souffrance : il n’est pas le second Adam[c]. La source de la seconde humanité doit partir de la souffrance, comme le chef de la première est parti de la félicité. Jésus-Christ doit prendre son point de départ de notre terme. Il nous prend où nous sommes ; il prend l’œuvre où il la trouve ; il prend la souffrance : c’est à ce prix qu’il est consacré comme l’auteur de notre salut, et c’est même là une partie de son obéissance. Le premier Adam n’avait pas à souffrir ; l’action et l’abstention n’étaient liées pour lui à aucune souffrance. Pour Jésus-Christ, la souffrance est un élément de l’obéissance ; elle était comprise dans son obéissance. Et ce qui le prouve, c’est cette parole : Quoiqu’il fût Fils, il a appris l’obéissance par les choses qu’il a souffertes[d]. L’obéissance et la souffrance, dans le second Adam, sont essentielles l’une à l’autre.

[b] Hébreux 2.10
[c] 1 Corinthiens 15.45
[d] Hébreux 5.8

C’est à ce prix donc, à la condition de souffrir tout ce que l’âme humaine est capable de souffrir, que Jésus a pu dire : Je t’ai glorifié sur la terre ; j’ai achevé l’œuvre que tu m’avais donné à faire. Jésus-Christ n’a pas pris seulement notre corps, notre chair, mais notre nature ; il a dû être complètement homme pour souffrir.

Au moment où Jésus-Christ disait : J’ai achevé l’œuvre, sa passion, sa résurrection n’avaient pas encore eu lieu. Avait-il achevé ? Oh ! oui, virtuellement il avait achevé l’œuvre que le Père lui avait donné à faire.

Sa passion avait commencé dans la crèche, et la croix n’était que la couronne de son humiliation, le sommet de la montagne qu’il devait gravir. D’ailleurs, n’avait-il pas résolu en lui-même de mourir ? Il avait dit : C’est pour cette heure même que je suis venu[e].

[e] Jean 12.27

Quoi qu’il en soit, dès cet instant un nouveau centre, un nouveau chef est donné à l’humanité. Elle jaillit d’une nouvelle source, Jésus-Christ, Dieu et homme, le Fils de Dieu devenu Fils de l’homme. L’humanité manquait d’un point de départ ; elle était comme un vaisseau arrêté sur le rivage où il a échoué. Un flot propice, un flot formé du sang de Jésus-Christ, vient s’enfler sous le navire, le soulève et le reporte en pleine mer. Dès lors l’humanité rentre dans l’harmonie universelle ; elle n’est plus un faux ton déchirant dans le concert des créatures. Virtuellement, tous les membres de l’humanité sont réconciliés et sauvés, et la gloire de Dieu éclate de nouveau dans sa pureté : virtuellement, disons-nous, et dans l’intention de Dieu ; car les conditions du salut sont offertes à tous, Jésus-Christ est l’ancêtre de tous, et nous revivons tous en Christ comme nous sommes tous morts en Adam[f].

[f] 1 Corinthiens 15.22

La gloire de Dieu éclate, et quoique tous n’acceptent pas ce nouveau contrat, cette nouvelle alliance, le miroir est reconstruit. N’y eût-il qu’un fidèle, le miroir est entier, l’humanité est restaurée. Mais ne l’est-elle pas tout d’abord dans le prince des fidèles, dans le chef de l’Eglise ? Jésus-Christ est un homme, un être qui compte parmi les hommes ; chef de l’humanité, il en est membre ; il est l’homme par excellence et un homme, et dans cet homme parfait le miroir entier se retrouve.

Dieu, qui se contemple toujours en lui-même, se contemple de nouveau hors de soi. Jésus-Christ a donc pu dire et il peut dire éternellement : Je t’ai glorifié sur la terre ; j’ai achevé l’œuvre que tu m’avais donnée à faire. Puissions-nous, chacun de nous, nous emparer de cette parole, afin de pouvoir, nous aussi, au terme de notre existence, avec humilité et dans le sentiment de notre entière dépendance, dire à son Père qui est notre Père : Je t’ai glorifié sur la terre ; j’ai achevé l’œuvre que tu m’avais donnée à faire. Amen.

chapitre précédent retour à la page d'index