M. de Gasparin fait reposer son idée du mysticisme et toute sa polémique sur l’alternative de ces deux principes hors desquels il ne peut en imaginer un troisième : celui de la règle extérieure, et celui de la règle intérieure. A voir l’importance décisive qu’il donne à la question, et la confiance absolue avec laquelle il adopte le principe de la règle extérieure, on devrait s’attendre à des développements qui viendraient le légitimer, et montrer du même coup la pauvreté du principe contraire. Car évidemment ce que M. de Gasparin appelle le principe de la règle extérieure, n’est pas chose tellement claire et nette, que chacun sache soudain ce qu’il faut entendre par là. Pour M. de Gasparin, cependant, cette règle est évidente comme un axiome. Il l’invoque, mais il ne l’explique pas ; et si nous voulons une explication, il nous laisse le soin de la chercher.
Qu’est-ce donc, au point de vue le plus général, qu’une règle extérieure ? C’est tout ce qui se pose du dehors en face de notre vie spirituelle, avec la prétention de la régler. Pour celui qui accepte, c’est synonyme d’autorité. Cette forme est celle sous laquelle se présentent, d’abord, toutes les religions positives, et en particulier celles qui ont le caractère permanent de loi. Dans le sein de la religion chrétienne il existe une expression grandiose et bien riche du principe de la règle extérieure, c’est le catholicisme. Ici tout se trouve à souhait ; le principe lui-même avec toute sa netteté et dans son application la plus étendue ; le souverain commandement de l’Église ; l’humble obéissance chez les croyants. Nous le demandons à M. de Gasparin, reconnaît-il là son principe ? A coup sûr, non, lui qui combat aux avant-postes du protestantisme. Il nous dira : la véritable règle extérieure c’est l’Écriture et non l’Église. Mais de quel droit le dira-t-il ? En présence de plusieurs formes de la règle extérieure, s’il m’arrive de me décider pour la moins expressive et la moins riche, ce n’est point par caprice sans doute, et je dois avoir des raisons internes. Mais alors je ne m’en tiens plus simplement à la règle extérieure ; j’ai recours à une autre mesure, à une autre règle. Où est le protestant réfléchi et convaincu qui, pour repousser le catholicisme, ne s’appuie en quelque façon sur une règle interne !
Mais laissons là le catholicisme et venons-en à l’Écriture qui est pour M. de Gasparin la seule règle véritable ! Voici dès lors la question qui se présente : L’Écriture se donne-t-elle pour une règle extérieure, dans le sens qu’on entend, et devons-nous la prendre comme telle ? Ou mieux encore : est-elle une règle extérieure dans le sens absolument exclusif, de telle sorte qu’elle repousse et condamne toute règle interne et l’emploi qu’on en pourrait faire ?
Si M. de Gasparin me demande tout simplement : L’Écriture est-elle une règle extérieure, objective ? Je lui réponds tout aussi simplement, en ma qualité de protestant, et sans hésiter : Oui. Je reconnais avec toute l’Église évangélique la valeur normative de l’Écriture, et j’y trouve le palladium du protestantisme. Je dis avec Luther : « C’est la Parole de Dieu, et personne autre, pas même un ange, qui doit poser des articles de foi. » Je ne veux pas juger l’Écriture, mais je veux être jugé par elle. Je ne veux pas me faire un Christ, mais je veux avoir le Christ duquel l’Écriture témoigne, lui et lui seul, mais lui tout entier. Cette Écriture enfin m’est plus qu’un témoignage pleinement suffisant de Lui et de son œuvre, il m’est encore un témoignage divinement garanti. Voilà ma réponse et ma confession, à l’égard du principe formel du protestantisme évangélique.
Mais si l’on me demande encore : l’Écriture est-elle une règle extérieure en ce sens qu’elle exclue tout rapport à une règle intérieure, à quelque chose de plus étendu, de plus profond, de plus élevé que la Parole écrite telle quelle, ni plus ni moins ? Alors je réponds tout aussi nettement : Non. Et j’ajoute : Elle-même ne se donne pas pour une telle règle, et nous ne devons pas l’entendre ainsi. Eh quoi ! ne tire-t-elle pas son origine d’une source intérieure, et n’a-t-elle pas sans cesse pour tendance et pour but de revenir à l’intérieur, de redevenir esprit et vie ? Et pour opérer cette infusion de son esprit et de sa vie, ne faut-il pas qu’elle agisse autrement qu’à la façon d’une règle externe, qu’elle s’éprouve et se prouve au contact de toute notre vie intime, en conquérant notre libre adhésion ? Concluons-donc qu’il y a une incessante réciprocité d’action entre l’externe et l’interne, entre l’objectif et le subjectif, et qu’il ne faut pas séparer une face de l’autre.
Mais encore, si l’Écriture est une règle, nous avons le droit à notre tour de demander : d’où et comment nous est-elle arrivée avec ce titre ? Vous ne direz pas qu’elle soit tombée du ciel ; que Dieu l’ait écrite de sa propre main. D’ailleurs avant qu’elle fût, le christianisme existait, était là ; et c’est de lui, avec lui et sur lui qu’elle a été faite. Après la prédication, elle fut le milieu par lequel l’Évangile fut transplanté dans le monde. Ainsi l’Écriture n’occupe pas dans l’ordre de la création nouvelle la première place ; elle n’est pas le chaînon original ; elle n’est pas le premier fiat lux. Avant elle, et indépendamment d’elle, il existait une parole, une lumière, une vie de Dieu auxquelles elle servit de canal, de moyen. Avant elle il y avait l’ensemble magnifique, la création divine des faits du salut dont Christ est le centre, et de la vie chrétienne qui jaillit de ces faits. Quel est donc le rôle essentiel de l’Écriture ? le voici : là où la Parole vivante ne suffisait plus, elle médiatait le salut qui se trouve dans la personne et dans l’œuvre du Christ. Son prix consiste donc à renfermer en elle le Sauveur et ses grands biens ; à être l’organe de son esprit et de sa vie, en étant elle-même toute pénétrée de cette vie et de cet esprit saints. Et c’est aussi pour cette raison que n’étant pas la première dans la genèse chrétienne, elle n’est pas non plus la perle suprême, absolue. Cette perle supérieure sans laquelle il n’y aurait pas d’Écriture et qui se reflète en elle, c’est le Christ. Encore une fois ce n’est pas l’Écriture qui fonde l’autorité du Christ, mais c’est le Christ qui fonde celle de l’Écriture. Et nous le répétons avec une joyeuse assurance, l’objet propre de la foi c’est le Christ écrit dans les saints Livres, et non pas les saints Livres eux-mêmes.
Quelque sainte et divine que soit une Écriture, il n’y a que ce qui est personnel qui puisse être, dans le plein sens du mot, l’objet de ce dévouement personnel et absolu que nous appelons foi. Cette foi qui se rayonne de personne à personne naquit originairement de la façon la plus vivante. A quoi le Seigneur lui-même renvoyait-il ceux qui venaient à lui pour croire ? Ah ! sans doute aux Écritures qui témoignaient de lui ; mais surtout à l’attrait intérieur du Père qui dirigeait vers son Fils, à l’expérience intime de sa volonté et de ses enseignements. A la vue et à l’ouïe du Christ et de ses œuvres, les apôtres et les disciples reçurent cette impression qui leur fit dire : « Seigneur, à quel autre irions-nous qu’à toi ; tu as seul les paroles de la vie éternelle… Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Et cette confession fut-elle amenée sur leurs lèvres par la vertu d’une règle extérieure ? Non ; elle fut un fruit vivant, immédiat, intime, et marqué du sceau divin ; ni la chair ni le sang ne le leur avaient révélé, mais bien le Père qui est au ciel. Cette foi intérieure s’exprima dans les écrits des apôtres sous la direction de l’Esprit-Saint ; mais il est bien évident que cette forme extérieure provenait d’um fond intérieur et antérieur, et qu’elle n’aspirait, comme la Parole vivante, qu’à rapprocher des âmes l’objet propre de la foi qui est le Christ et son salut, pour produire la foi elle-même. Ainsi donc l’Écriture tend invinciblement à faire de ce qu’elle nous montre au dehors quelque chose de réellement cru et vécu au dedans de nous. Et ici l’on se demande encore si elle veut accomplir cette œuvre à la façon d’une règle exclusivement externe ?
Une règle de ce genre qui se pose comme telle sans égard à aucun acquiescement intérieur, s’appelle loi. L’autorité extérieure, voilà sa valeur ; la soumission et l’obéissance, voilà ses conditions. Eh bien ! pouvons-nous, devons-nous appliquer ces principes à l’Écriture ? Non sans doute. L’Écriture, qui fait partie de l’ensemble organique du christianisme, ne peut pas avoir un autre caractère fondamental que le christianisme lui-même. Or il est vrai que celui-ci nous parle aussi de loi et d’obéissance, mais sa loi est celle de la liberté, et son obéissance est celle de la foi. Au fond, il n’est ni une loi objective, ni une soumission à cette loi ; il est bien plus vrai de dire qu’il a aboli le principe de la légalité en lui substituant la joyeuse nouvelle de la grâce divine, l’Évangile, et en demandant à l’homme de l’accepter avec une pleine et libre confiance, c’est-à-dire, d’y croire. Et puis, quelle est donc en dernière instance la source d’où découle pour nous la grâce divine elle-même ? Est-ce l’Écriture, ou plutôt n’est-ce pas le Christ ? Oui, c’est le Christ qui est la révélation positive de l’amour saint et miséricordieux de Dieu, tandis que l’Écriture a pour office de nous conduire et de nous élever à Lui. Or un conducteur et un éducateur véritable ne doit et ne peut pas être en opposition avec celui auquel il nous amène. Et puisque le Christ a aboli la voie de la légalité, l’Écriture ne peut pas la rétablir, ou vouloir nous conduire à lui par cette voie de la règle extérieure telle quelle ; car alors elle refoulerait le Christ ; elle établirait une nouvelle loi et une domination nouvelle. Elle ne peut donc et ne veut faire son œuvre et remplir sa mission que par la voie de la foi, c’est-à-dire en rendant à la vérité un témoignage vivant et libre, auquel l’homme doit correspondre par une acceptation libre aussi et confiante, inspirée par les besoins les plus intimes de son âme. En outre, puisque le Christ ne peut être cru et connu qu’avec l’aide de l’Esprit-Saint dont il a été le médiateur auprès de l’humanité, il s’ensuit que l’Écriture qui doit nous amener à lui, ne peut aussi être comprise que par cet Esprit. Ainsi donc l’Écriture, au lieu d’être un code canonique, un recueil de règles extérieures et de lois, est un livre de foi et de vie, et son autorité est intérieure. Et comme un livre de foi et de vie ne peut agir efficacement qu’autant que ses vérités objectives se prouvent elles-mêmes à notre être intérieur par la démonstration d’esprit et de puissance, concluons que ce résultat n’est possible que par la voie mystique tant repoussée par M. de Gasparin, la voie de l’appropriation vivante, de l’assimilation intérieure. Si ce travail intime s’accomplit régulièrement, il sera lui-même une règle intérieure.
En résumé, l’Écriture issue du dedans tend toujours à y rentrer. Elle nous rend témoignage de Christ, il est vrai, mais aussi le Christ lui rend témoignage, puisqu’elle ne peut être véritablement comprise qu’avec son aide, car il en est le centre vivant. Elle répond au besoin du salut, mais aussi ce besoin seul peut avoir accès auprès d’elle. Elle nous communique l’Esprit de Christ, mais aussi elle ne conduit à la piété que celui en qui cet esprit agit. Ainsi donc l’intérieur et l’extérieur, l’objectif et le subjectif sont inséparablement unis ; et le progrès vivant consiste dans leur pénétration toujours plus complète. Qu’on ne s’imagine donc pas qu’il s’agisse et qu’il suffise de faire une fois pour toutes un acte de soumission à l’Écriture. L’essentiel est de vivre en elle, en ayant sans cesse pour docteurs intérieurs l’Esprit de Dieu et notre expérience propre.