On voit dans une histoire manuscrite du concile de Constance que, le lendemain de la condamnation de Jean Hus, on lut sur les portes des églises de la ville un écrit ainsi conçu : Le Saint-Esprit aux fidèles de Constance, salut. Ayez soin de vos affaires ; pour nous, étant occupés ailleurs, nous ne saurions demeurer davantage au milieu de vous ; adieu.
L’opinion sévère exprimée dans ces lignes trouvait cependant peu d’échos à Constance, et l’esprit sacerdotal s’était si complètement substitué dans le monde religieux à l’esprit évangélique que les moyens de contrainte les plus cruels, n’excitaient aucune horreur dans ceux qui ne partageaient pas les opinions condamnées.
[On montre pourtant à Constance, dans le chœur de la grande église, un monument auquel se rattache une touchante tradition : c’est le tombeau d’un évêque anglais, qui mourut, dit-on, de la douleur que lui causa la mort de Jean Hus. Rev. Suisse, 1839.]
Le jugement si différent que portent aujourd’hui la plupart des chrétiens sur l’emploi du fer ou du feu pour soumettre les âmes n’est pas la marque la moins forte des progrès de la raison humaine, et si la bonne foi des juges dans le drame affreux de Constance est une excuse pour leur conduite, elle est aussi une condamnation pour l’esprit de leur époque. Le concile crut sérieusement que le sacrifice humain qu’il venait d’accomplir attirerait sur ses travaux la bénédiction divine, et il ordonna à cette occasion des processions solennelles. Toutefois, dans la session même où Jean Hus fut condamné, cette assemblée, qui prétendait ne recevoir ses inspirations que du Saint-Esprit, donna une forte preuve de la facilité avec laquelle elle cédait à d’autres influences.
Nous avons vu que, parmi les grandes affaires déférées au concile, était la trop célèbre apologie du meurtre du duc d’Orléans par le duc de Bourgogne. Cette justification de l’assassinat de son propre frère fut admise ou rejetée par le faible Charles VI, selon que la faction de Bourgogne était à Paris triomphante ou vaincue. Le parti d’Orléans l’ayant emporté en 1412, l’Université de Paris condamna sept propositions fidèlement extraites par son chancelier Gerson du plaidoyer de Jean Petit. Le roi ordonna, en conséquence, à Gérard de Montaigu, évêque de Paris, et à Jean Polet, inquisiteur de la foi en France, de s’adjoindre tel nombre de docteurs de l’Université qu’ils jugeraient convenable, d’examiner ces propositions et d’en juger. Ainsi fut formée la célèbre assemblée nommée le concile de la foi, et qui s’ouvrit au palais épiscopal le 30 novembre 1413.
Elle procéda avec vigueur et justice : tous les manuscrits qu’elle put se procurer du plaidoyer de Jean Petit furent confrontés avec les sept propositions déjà extraites et condamnées. L’auteur était mort, mais l’assemblée reçut le témoignage de deux de ses secrétaires qui affirmèrent avoir écrit son œuvre sous sa dictée. La grande majorité des docteurs décida que trente-sept propositions, aussi dangereuses que les sept premières, pouvaient être extraites de cette apologie ; toutefois ils les réduisirent à neuf, comprises sous les trois chefs suivants :
1° Il est licite à chaque sujet, selon les lois morales, naturelles et divines, de tuer sans mandement quelconque tout tyran qui, par convoitise ou par sortilège, machine contre le salut corporel et la puissance du roi son souverain seigneur.
2° Le roi doit récompenser celui qui tue le susdit tyran en amour, honneur et richesses, à l’exemple des rémunérations accordées à saint Michel l’archange pour l’expulsion de Lucifer du Paradis, et à noble homme Phinées pour l’occision du duc Zamri.
3° En cas d’alliance, promesse ou serment fait de chevalier à autre, de quelque façon que ce puisse être, si l’engagement tourne au préjudice de l’un des prometteurs, il n’est tenu à le garder : la lettre tue et l’esprit vivifiea.
a – Voyez pour les neuf propositions la Note P.
Ces propositions et le plaidoyer d’où elles étaient extraites furent condamnées au feu : le livre fut brûlé publiquement, et le roi enjoignit aux Parlements du royaume d’inscrire la sentence sur leurs registres.
Le duc de Bourgogne en appela au siège apostolique, et trois cardinaux furent commis par Jean XXIII à l’examen de l’affaire : ce furent les cardinaux des Ursins, de Florence et d’Aquilée ; ils cassèrent la sentence de l’évêque de Paris. Charles VI, de son côté, désira qu’elle fût confirmée à Constance, où il nomma pour ses ambassadeurs deux évêques et plusieurs docteurs, entre lesquels le plus illustre était Jean Gerson, chancelier de l’Université à Paris. Jean-sans-Peur se fit aussi représenter à Constance. Deux hommes surtout se signalèrent dans la défense de sa cause : Martin Porée, évêque d’Arras, à qui son zèle pour la doctrine de Jean Petit avait valu son évêché, et Pierre Cauchon, trop célèbre depuis, pour son malheur et pour celui de la France, comme évêque de Beauvais et comme juge de Jeanne d’Arc, et qui préludait à Constance par la défense d’un meurtre exécrable au plus affreux des assassinats juridiques. Le contre-coup des factions qui agitaient encore la France se fit ainsi sentir dans le concile, où la querelle entre Bourgogne et Orléans se reproduisit sous une forme vive et nouvelle. On y vit pénétrer l’influence des hommes puissants qui continuaient ailleurs cette grande lutte par l’épée, et les votes du concile sur cette question montraient beaucoup moins l’injustice ou l’équité de la cause de Jean Petit que le poids de la maison de Bourgogne en Europe. Le grand coupable, sous prétexte de la chasse, était venu lui-même dans le voisinage de Constance, tandis que déjà les Anglais envahissaient le royaume. Rêvant à son vieux crime, Jean-sans-Peur s’était établi sous la tente dans sa grande forêt d’Argilly, afin, disait-il, d’entendre la nuit bramer les cerfs, mais plutôt pour surveiller le concile et contenir ses adversaires en se rapprochant d’eux.
Gerson, parmi ceux-ci, donnait l’exemple à tous. Cette grande affaire lui était devenue, en quelque sorte, personnelle : il poursuivit, avec une incomparable ardeur, la condamnation des doctrines de Jean Petit. Et ce ne fut pas seulement parce qu’il était l’homme du roi et son ambassadeur au concile : il fut, au contraire, revêtu de ce titre parce que, dès l’origine, ces doctrines coupables avaient soulevé dans son âme l’indignation et l’horreur, et parce qu’il avait tout d’abord dénoncé au roi, à la France et à l’Europe, l’apologie du meurtre comme plus funeste que le meurtre même. Toute considération s’effaçait pour lui devant le devoir, et il ne fut pas détourné du sien par l’attache la plus forte des grandes âmes, par le lien de la reconnaissance. Ce sens droit, cette mâle fermeté inspirèrent tous ses actes, et il n’eut rien de plus à cœur à Constance que d’être conséquent avec lui-même.
[« Après Dieu je dois tout au duc de Bourgogne, dit Gerson en parlant de Philippe II, père de Jean-sans-Peur. Aussi nulle affliction n’avait égalé celle que ressentit Gerson des crimes commis par le fils de son bienfaiteur. Mais qu’allait-il faire en présence de l’apologie de ce crime ? La religion, la morale, la société étaient d’un côté, et de l’autre un prince puissant, qui semblait protégé à la fois par la reconnaissance et par la crainte. Le chancelier resta fidèle à la morale publique, et résolut de poursuivre, à ses risques et périls et de tout son pouvoir, la doctrine homicide prêchée au nom du duc de Bourgogne. (Prosper Faugère, Eloge de J. Gerson.)]
Gerson d’ailleurs, depuis le supplice de Jean Hus, avait à rendre un compte sévère à Dieu et à sa conscience. L’ardent désir de fonder l’autorité de l’Église sur l’infaillibilité des conciles, l’horreur qu’il avait de l’hérésie, le préjugé universel qui faisait regarder comme une œuvre pie le supplice d’un hérétique, tout avait contribué à armer Gerson contre Jean Hus. La nature cependant avait fait leurs âmes dignes l’une de l’autre, et parfois, lorsque les passions du théologien faisaient silence, lorsqu’une inflexible logique était moins écoutée, la triste image de Hus sur son bûcher, de la victime pardonnant à ses bourreaux et priant dans les flammes, se présentait à son juge.
Il est impossible que cette vision funèbre ait trouvé Gerson toujours également ferme, également insensible ; sans doute alors, agité par un poignant souvenir, il sondait son grand cœur, et s’il l’avait senti coupable de quelque faiblesse, s’il l’avait reconnu dominé par d’autres intérêts que par ceux de la religion et du devoir, s’il eût enfin, dans toute autre circonstance, déployé moins de zèle contre le crime des hommes puissants qu’il ne l’avait fait contre l’hérésie de Hus, l’arrêt de celui-ci eût pesé sur son cœur comme un remords.
Cet état douloureux, ce combat intérieur entre une logique impitoyable et de nobles regrets se trahit souvent dans les orageux débats qui suivirent. Le style de celui qui écrivit les douces pages intitulées : de Parvulis ad Christum trahendis devient acerbe et virulent ; l’emportement de la parole accuse l’agitation du cœur, et plus d’une fois, en voyant avorter ses efforts contre quelques hommes égarés ou dangereux, il s’écria dans l’amertume de son âme : « Jean Hus était moins coupable ! »
[Pour tout se qui est relatif à l’affaire de Jean Petit dans le concile de Constance, voyez la troisième partie du cinquième volume des œuvres de Gerson, recueillies par Dupin.]
Le concile parut d’abord favorable aux vœux du roi et de l’Université de Paris. L’évêque d’Arras, Martin Porée, Pierre Cauchon et les autres députés du duc de Bourgogne mettaient tout en œuvre pour que la cause fût considérée comme étrangère à la foi : il ne s’agissait, disaient-ils, que d’une simple question de morale, et la religion n’y avait aucun intérêt. Le concile, dans le principe, ne partagea point cette opinion. En présence des hérésies et des doctrines nouvelles qui s’annonçaient de toutes parts, une commission de douze membres avait été nommée, sous le nom de Commission de la foi et de Collège réformatoire ; elle fut chargée d’examiner toutes les causes touchant la foi, les mœurs et la réformation de l’Église, et d’en juger jusqu’à sentence définitive du concile. Plus tard, lorsque Gerson eut demandé la condamnation de la doctrine de Jean Petit et la confirmation de la sentence de l’évêque de Paris, deux des trois cardinaux auxquels l’affaire avait été précédemment soumise, le cardinal des Ursins et celui d’Aquilée furent adjoints à la Commission de la foib : c’était confondre cette cause avec celles qui avaient la foi pour objet. L’influence française était alors prédominante, et quoique Gerson, au plus fort du débat, n’eût jamais prononcé une accusation directe contre le duc de Bourgogne, son premier bienfaiteur, le parti qu’il représentait ne tendait à rien moins qu’à traduire ce prince comme hérétique au concile.
b – Le troisième, celui de Florence en était déjà membre.
Mais cet état de choses fut de courte durée : les progrès en France du roi d’Angleterre Henri V, allié avec Jean-sans-Peur, les largesses de ce prince, l’anarchie toujours croissante, et enfin la sanglante et désastreuse bataille d’Azincourt modifièrent, non l’esprit des doctrines incriminées, mais les dispositions des juges. Le concile refusa d’impliquer dans l’affaire le puissant duc de Bourgogne ou tout autre de ses partisans ; il n’osa même nommer son apologiste Jean Petit : il se borna à condamner en termes généraux la principale proposition de l’apologie conçue en ces termes : Il est permis et même méritoire à tout vassal et sujet de tuer un tyran par embûche ou autrement, nonobstant toute promesse et convention jurée avec lui, et sans attendre la sentence et l’ordre d’aucun juge. Le concile déclare que cette doctrine est hérétique, scandaleuse, séditieuse, et qu’elle ne peut tendre qu’à autoriser les fourberies, les mensonges, les trahisons et les parjures.
Ce décret éludait la question et ne la décidait pas ; bien qu’aux yeux du concile cette proposition générale fût le résumé de la doctrine professée par Jean Petit, les partisans de celui-ci, ceux du duc de Bourgogne pouvaient le nier, et ils le nièrent. L’apologie elle-même échappait à toute condamnation ; la sentence de l’évêque de Paris demeurait cassée et non avenue. D’après cela, s’il était défendu de tuer un homme sans un jugement, sans une mission légale, dans les circonstances précisées par la sentence du concile, il ne s’ensuivait pas qu’il fût défendu d’assassiner dans les cas définis par Jean Petit. Cette conséquence, que l’on pouvait tirer de la conduite du concile, était monstrueuse, inouïe, et cependant juste : une conclusion si dangereuse, si funeste, révoltait toutes les âmes honnêtes, et remplissait surtout celle de Gerson d’indignation et de douleur. « Le concile, disait-il, avait deux poids et deux mesures ; le concile, répétait-il sans cesse, avait condamné Wycliffe et Jean Hus pour des erreurs moins graves, moins perturbatrices de l’ordre social. Que pensera, que dira le monde ? que diront les princes ? Ils diront qu’on a condamné les erreurs de Hus parce qu’elles étaient contraires aux intérêts des prêtres, et qu’on a respecté celles de Jean Petit parce qu’elles ne sont préjudiciables qu’aux séculiers et aux rois. »
Aucun pouvoir humain, pas même celui que Gerson représentait, ne fut capable de l’ébranler. L’Université de Paris, maltraitée par les évêques ou gagnée par le duc de Bourgogne, tourna sa robe d’un autre sens, dit Etienne Pasquier ; mais en vain elle désavoua un moment son chancelier et demanda son rappel ; en vain le roi, réconcilié avec l’assassin, prescrivit de suspendre les poursuites : auprès de Gerson, la voix de la justice, de la morale et de la religion outragée fut plus forte, ou plutôt il n’entendit qu’elle ; il poursuivit sa tâche ingrate, il s’y donna tout entier avec ce noble acharnement dont rend capable le profond sentiment d’un devoir rempli envers Dieu et les hommes.
Ses adversaires n’étaient dépourvus ni de talent ni d’habileté : les plus dangereux étaient l’évêque d’Arras, Martin Porée, et un Cordelier nommé Jean de Rocha, docteur en théologie de l’Université de Toulouse, ancien confrère et grand partisan de Jean Petit.
Martin Porée disait : « Les neuf propositions attribuées par Gerson à Jean Petit sont probables et ne sont pas fausses ; d’ailleurs ces neuf propositions ont été mal déduites des huit propositions de l’apologie, qui sont autant de vérités, ce qu’il prouve en les confrontant. Gerson a donc tronqué, falsifié l’apologie pour faire dire à l’auteur ce qu’il n’a pas ditc. Si les propositions de Jean Petit étaient fausses, il s’ensuivrait que, dans le cas d’un danger imminent, il faudrait s’abstenir de frapper un meurtrier, et pourtant, si c’est un mal de frapper un homme, c’est un mal plus grand de laisser frapper son souverain. Enfin, si ces propositions sont condamnées, la guerre renaîtra entre le roi de France et le duc de Bourgogne. »
c – Jean Hus soutenait la même chose à l’égard des extraits tirés des œuvres de Wycliffe et des siennes.
Martin Porée et Jean de Rocha opposaient ensuite à la sentence de l’évêque de Paris une série d’objections dont chacune soulevait une grave question théologique. Les propositions de Jean Petit, répétaient-ils encore, sont étrangères à la foi, et si elles sont de foi, l’évêque de Paris n’a pu les condamner ; il a empiété en le faisant sur les droits du siège apostolique et du concile. Si les évêques croient posséder le droit de décider dans les causes de foi, ce que l’un aura approuvé, l’autre le condamnera : de là naîtront des schismes et des hérésies ; on multipliera à l’infini les articles de foi, et la religion chrétienne sera chargée d’un joug nouveau et insupportable : c’est une hérésie de commander de croire comme article de foi ce qui n’est pas article de foi, ou ce qui n’a pas été jugé tel par l’Église : toute doctrine qui n’a pas encore été condamnée par l’Église est une cause majeure et doit être renvoyée au siège apostolique. Ce déplorable débat mettait ainsi à découvert un des côtés les plus faibles, les plus vulnérables de l’Église ; les évêques, les docteurs lui reconnaissaient tous le droit, dont elle usait sans mesure, de juger, de condamner en toute matière touchant la foi ; mais ils ne pouvaient s’entendre ni sur ce qui était du ressort de la foi, ni sur l’autorité qui, dans l’Église était apte à en juger.
Aux objections de ses adversaires, Gerson opposait des raisons excellentes, sinon victorieuses, et en cela il fut vivement secondé par le cardinal de Cambrai, Pierre d’Ailly, son ami et son ancien maître. D’Ailly, membre de la commission de la foi, avait été récusé par l’évêque d’Arras, et de juge qu’il était dans l’affaire de Jean Petit, il devint partie. Il publia un vigoureux Mémoire où il soutient que chacune des propositions de l’apologie doit être condamnée comme la proposition générale, et il en allègue pour raison les deux commandements : Tu ne tueras point, tu ne te parjureras point (Exode 20.13 ; Lévitique 19.12), et le verset où il est dit : Si quelqu’un tue son prochain de dessein prémédité, en lui dressant des embûches, vous l’arracherez même de mon autel pour le faire mourir (Exode 21.14). D’Ailly opposa encore à Martin Porée deux passages de saint Augustin, où ce docteur déclare homicide quiconque tue quelqu’un de son autorité privée, fût-ce un empoisonneur, un voleur, un hérétique, et aussi un décret formel du concile de Lyon contre les assassins ; il déclare enfin que la doctrine de Jean Petit mérite condamnation beaucoup plus que cette proposition de Wycliffe qui porte que, si les seigneurs tombent en faute, les sujets peuvent les reprendre et les corriger.
Gerson, dans une dialectique serrée, reprend en détail, et l’un après l’autre, tous les arguments de Martin Porée et de Rocha. « Ceux même qui tiennent pour probables, dit-il, les propositions de l’apologie, ne sauraient se dispenser de les juger téméraires, et une probabilité ne saurait autoriser un assassinat. Qu’on ne dise point que leur condamnation troublerait la paix récente entre le roi de France et le duc de Bourgogne ; quelle tranquillité, quelle paix peut-on espérer, si de semblables maximes son répandues impunément ? Il est faux, il est hérétique de soutenir que la morale n’appartienne pas à la foi : l’Église a condamné comme autant d’hérésies plusieurs propositions purement morales extraites de Wycliffe et de Jean Hus. D’ailleurs, dit encore Gerson, toute proposition contenue dans l’Écriture est de foi, et la proposition contraire est une erreur. Quant à l’objection que les Universités et les évêques n’ont pas le droit de condamner, touchant la foi, des doctrines qui ne l’ont pas été par l’Église, Gerson répond que le concile a décidé le contraire en approuvant les condamnations faites en Angleterre et en Bohême. S’il n’était pas permis aux ordinaires de prononcer dans les matières de foi, il s’ensuivrait, entre autres inconvénients, que les moines mendiants seraient les maîtres de tout, parce qu’en cours de Rome ils sont juges et parties. Si l’on objecte que les évêques et les ordinaires peuvent errer, le pape ne peut-il errer de même, et le présent concile ne l’a-t-il pas suffisamment prouvé ?
Il faut s’abstenir ici de plus amples détails ; il suffit d’ajouter que Gerson, dans les assemblées des nations et dans plusieurs sessions générales, livra vingt-quatre assauts pour le même objet ; il reparut chaque jour sur la brèche avec une énergie nouvelle, et il aurait triomphé sans doute s’il n’avait eu à vaincre que ses antagonistes, s’il n’eût eu à lutter dans le concile contre les plus redoutables auxiliaires de leur éloquence, savoir : la cupidité qu’enflammaient les secrètes largesses du duc de Bourgogne, et la crainte que sa puissance inspirait.
Les députés de ce prince, n’ayant à redouter que Gerson et d’Ailly, ne reculèrent devant aucun moyen pour les perdre, ils eurent recours à celui dont on abusait le plus dans le siècle : ils les accusèrent d’hérésie. Gerson, le docteur très-chrétien, la lumière et l’âme du concile, d’Ailly, surnommé l’aigle de France et le marteau des hérétiques, accusés d’hérésie ! sérieusement dénoncés, poursuivis à Constance dans ce même concile qui avait jusque-là vu par leurs yeux et parlé par leur bouche ! voilà ce qui doit paraître incroyable, et c’est aussi le meilleur argument contre cette exécrable fureur de se peser entre chrétiens, de se poursuivre, de se condamner pour des mots, de se maudire pour de vaines opinions spéculatives, étrangères à toute loi morale, et résultant non de l’ensemble d’une doctrine, mais de quelques fragments épars ou mutilés de discours ou d’écrits.
Il ne paraît pas, d’après les documents de l’histoire du concile, qu’on ait donné suite à l’accusation contre d’Ailly ; la pourpre romaine dont il était revêtu le mit hors de l’atteinte de ses ennemis. Les poursuites contre Gerson furent plus sérieuses, puisqu’il fut obligé de se défendre devant les commissaires de la foi : l’évêque d’Arras et Jean de Rocha présentèrent contre lui vingt-cinq chefs d’accusation tirés tous de quelques extraits de ses nombreux traités.
Les principaux sont les suivants :
- Ni le pape ni aucun autre ne doit prétendre que les canons du droit positif ou les autres traditions canoniques soient observées partout et par toute l’Église. — Cette proposition est tenue pour erronée, comme tendant à empêcher les chrétiens d’obéir au pape et à discuter les statuts et les traditions de l’Église.
- Si quelqu’un, dans la passion ou par la crainte de la mort, nie de bouche quelque vérité de foi, et qu’il ne puisse et ne veuille pas s’en purger suffisamment, il ne laisse pas de demeurer fidèle. — On est catholique, disait Gerson, dès lors que l’on garde la foi dans l’entendement. Maxime dangereuse, répondit Jean de Rocha, car elle tendrait à favoriser l’hypocrisie et l’apostasie.
- Jésus-Christ, qui est l’époux de l’Église, ne peut être ôté à son épouse et à ses enfants, de telle sorte que l’Église demeurât dans une seule femmed. — Cette proposition est jugée téméraire, erronée, scandaleuse, contraire à la foi et à la piété, parce qu’on croit pieusement que, pendant les jours de la Passion de Notre-Seigneur, l’Église a subsisté dans la seule Vierge Marie.
- Le retranchement d’un seul membre de l’Église y met une grande imperfection. — Proposition fausse et scandaleuse, disait-on, parce que l’Église perd tous les jours plusieurs membres par leur obstination et leur impénitence sans rien perdre de sa beauté.
- Si un ange de Dieu descendait du ciel, et qu’il annonçât à l’auteur de ces assertions quelque chose qui fût opposé à son opinion, il ne le croirait pas, et, ce qui est plus, il n’en croirait pas Dieu lui-même. — Gerson soutient qu’il a parlé non de ce qui est opposé à une opinion, mais à la foi catholique en général, et il allègue en sa défense l’épître de saint Paul aux Galates (Galates 1.9). Il y a, dit Jean de Rocha, dans cette proposition, de la témérité et du blasphème. Saint Paul, d’ailleurs, ne parle que d’un ange du ciel et non pas de Dieu.
- Si Jean Hus avait eu de tels avocats, on ne l’aurait pas condamné. — Cette proposition, disait Gerson, ne devait point être prise dans le sens littéral. Elle est injurieuse au concile, répondait Jean de Rocha ; en admettant qu’elle fût sage, il aurait faire que Jean Hus échappât.
d – Gerson dit le contraire dans son Traité de Mod. de uniendi ac reform. Eccles., t. II, p. 189.
Quel exemple pour le siècle, pour le concile, pour Gerson lui-même ! quelle leçon pour tous, de voir ce grand homme, réputé une des lumières de l’Église, poursuivi comme celui qu’il avait naguère attaqué, condamné, et recourant aux mêmes moyens pour échapper à ses adversaires !
Sa position, d’ailleurs, était différente à tous égards ; il ne courait pas un danger sérieux dans un concile composé de tant d’hommes ses amis et ses admirateurs : les poursuites dirigées contre lui avaient pour but moins de le perdre que d’ébranler son crédit, et il avait, vis-à-vis de ses ennemis, outre la certitude de son innocence, la conviction de sa force.
Cette situation si haute et si digne dicta à Gerson sa défense, et il proféra quelques nobles paroles où perce plus de dédain pour de semblables accusations que d’empressement à les repousser. « Bien que j’aie, dit-il, amplement de quoi répondre à la calomnie, ce serait une honte pour moi, qui ne suis que cendre et poussière, si, à l’imitation du Christ, notre maître à tous, je ne passais pas sur ces injures personnelles pour ne m’occuper que de celles qui regardent Dieu et la foi. J’ai résolu, d’ailleurs, de ne pas insister sur la discussion des faits ; à cet égard, ce saint concile pourra et peut savoir de quel côté est la vérité et le mensonge. S’efforcer de réfuter tout ce qui est faux, rendre morsure pour morsure, c’est une lutte brutale, insensée, frivole, indigne de la gravité chrétienne. »
Gerson sortit victorieux du débat ; mais si, devant le monde, sur ce point, il eut cause gagnée, dans le secret de son âme il se sentait déjà vaincu sur un autre d’une importance presque égale à ses yeux. L’autorité des conciles généraux était pour lui l’ancre de salut du catholicisme ; il avait voué ses forces, son talent, sa vie à les faire reconnaître comme le premier des pouvoirs de l’Église, comme le seul qui fût infaillible, et, dans l’affaire qui lui tenait le plus à cœur, dans celle où il avait paru comme représentant du roi de France, il avait vu l’influence du bien et du vrai, l’inspiration d’en haut, balancée, étouffée par des influences humaines et grossières, et dans son amère douleur il s’était écrié : J’aimerais mieux avoir des Juifs et des païens pour juges dans les causes de la foi que les députés du concile !
Cri d’indignation d’une âme inflexible et dévorée de l’amour du juste ; parole téméraire pourtant et qui fut aussitôt relevée par ses ennemis, et reproduite contre lui comme dernier chef d’accusation.
Nous avons dit qu’il fut vainqueur dans ce débat personnel, mais pouvait-il se faire illusion sur sa victoire ? Sa haute raison ne lui dit-elle pas qu’elle tenait plus au lieu de la convocation du concile qu’à son infaillibilité, et qu’absous à Constance il eût été condamné à Rome ?