Ainsi, son séjour à Copenhague n’avait atteint en aucune façon le but qu’il s’était proposé. « Je m’en console cependant, » écrivait-il au roi, au moment de s’éloigner ; « je remets à mon Père céleste la conduite de mon affaire, et j’ose espérer qu’en permettant ce voyage Dieu a eu des vues secrètes qui seront manifestées en leur temps. Je ne dois pas voir, mais croire. »
L’espérance de Zinzendorf ne devait point le confondre. Ce voyage devait avoir des conséquences bien autrement importantes que celles auxquelles on avait songé ; il allait être le point de départ des missions de l’église des Frères.
On se rappelle que le désir de faire connaître l’Évangile aux païens était né de bonne heure dans le cœur de Zinzendorf. Son amour pour le Sauveur, son caractère entreprenant, sa vive imagination, lui faisaient partager les joies et les souffrances de ces missionnaires dont les récits venaient si souvent éveiller l’attention des élèves du pædagogium de Halle. On sait que dès ce temps-là Watteville et lui avaient pris entre eux l’engagement de s’occuper un jour de la conversion des païens ; et tout récemment encore, nous venons de le voir, en se rendant en Danemark, il se disait que la position, l’influence peut-être qu’il y acquerrait à la cour pourraient servir l’œuvre des missions. Le Danemark en avait établi dans quelques parties païennes de son territoire, ainsi que dans ses colonies ; elles avaient eu peu de succès, il est vrai, mais, sous le règne d’un souverain tel que Chrétien VI, on pouvait espérer de les relever ; de là le projet d’université que Zinzendorf avait présenté au roi.
Mais cela non plus n’avait abouti à rien ; les desseins de Dieu sur Zinzendorf étaient plus grands et plus glorieux encore. C’était Herrnhout même qui devait reprendre ces missions délaissées et en fonder de nouvelles. Voici quelles circonstances, bien minimes en apparence, donnèrent naissance à une si grande entreprise.
Pendant son séjour à Copenhague, le comte vit deux Groënlandais et fut mis au fait des travaux du P. Égède. Les efforts inouïs de ce missionnaire pour répandre l’Évangile dans le Groënland avaient été presque entièrement infructueux. Le comte apprit avec tristesse l’insuccès de cette tentative ; mais ce qui l’affligea surtout, ce fut de voir que l’on commençait à perdre courage et à répéter généralement qu’il n’y avait absolument rien à faire ; il était même question de rappeler le P. Égède et de renoncer tout à fait à la mission.
Zinzendorf eut aussi l’occasion de voir un homme noir de Saint-Thomas, converti à l’Évangile et appartenant au comte de Laurwig. Il prit plaisir à s’entretenir avec lui et à l’interroger sur la condition des esclaves dans les colonies danoises. Le pauvre homme lui en fit un tableau lamentable ; il lui peignit la dure oppression sous laquelle gémissaient les noirs et l’état de corruption dans lequel les maintenait l’ignorance de l’Évangile ; il assurait au comte que beaucoup d’entre eux recevraient avec joie le christianisme, si quelqu’un allait le leur prêcher, et il ajoutait, avec l’accent d’une douleur profonde, qu’il avait lui-même une sœur dont il était bien sûr qu’elle aussi se convertirait, si seulement elle pouvait entendre parler de Jésus-Christ. Le cœur de Zinzendorf s’émut à ces paroles. Il entrevit l’œuvre que le Seigneur allait lui confier.
Cette pensée ne le quitta plus. Transporté d’espérance, il écrit à la comtesse : « Hier, le comte Laurwig s’est entretenu très amicalement avec moi. Il veut venir nous voir. Il me permet d’emmener Antoine, son domestique noir, pour faire connaissance de Herrnhout et frayer la voie à la conversion des noirs d’Afrique et d’Amérique. Les missions danoises au Groënland et en Laponie sont abandonnées. La place est à qui veut la prendre. Je vois un vaste champ devant moi. Que le Seigneur veuille dire : Amen ! »
Nous traduisons mot à mot de Spangenberg ce qui va suivre ; nous craindrions en refaisant ce récit de lui faire perdre quelque chose de sa touchante simplicité : « Le 23 juillet 1731, le surlendemain de son retour à Herrnhout, le comte parla, dans la réunion, de ce qu’il avait appris à Copenhague sur l’état misérable des noirs. Par la grâce de Dieu, ses paroles produisirent un tel effet sur le frère Léonard Dobera, que sur-le-champ il se dit en lui-même : Si le Seigneur trouvait que je fusse bon à cela, j’aimerais bien aller chez les pauvres esclaves. Au même moment, le frère Tobie Leupold formait justement le même dessein ; mais, quoiqu’ils fussent amis intimes, ils ne se dirent rien l’un à l’autre de ce qui se passait dans leur cœur, avant d’en avoir parlé à fond au Sauveur, chacun de son côté. Léonard Dober passa la plus grande partie de la nuit sans dormir. Le lendemain matin (24 juillet), il ouvrit la Bible pour y chercher une direction et tomba sur ce passage : Ce n’est pas une parole qui vous soit proposée en vain, mais c’est votre vie, et par cette parole vous prolongerez vos jours (Deutéronome 32.47). Ces mots le fortifièrent extrêmement. Là-dessus, il parla à Tobie Leupold et le trouva, à sa grande joie, justement dans les mêmes dispositions que lui. Alors ils prièrent ensemble et exposèrent au Sauveur leur désir.
a – Léonard Dober était un potier souabe, qui, en faisant son tour d’Allemagne, était arrivé à Herrnhout et s’y était établi. Il fut, comme on le verra, le dernier ancien de l’église des Frères et devint plus tard évêque.
Le 25 juillet, Leupold écrivit au comte, lui disant tout simplement comme quoi Léonard Dober et lui se sentaient intérieurement poussés à aller chez les noirs. Leur lettre fut lue le soir, dans la réunion de chant, mais sans qu’on les nommât.
Le 29 juillet, le serviteur noir dont il a été question arriva de Copenhague. Peu après son arrivée, on le fit parler dans une assemblée. Il raconta avec émotion l’état déplorable des pauvres noirs dans les Indes-Occidentales. Mais il dit aussi qu’autant qu’il en pouvait juger, il serait presque impossible à un missionnaire de voir les noirs et de les instruire, à moins de se faire lui-même esclave ; car ils étaient tellement accablés de travail qu’on ne pouvait pas se trouver avec eux pour leur donner quelque instruction, si ce n’est pendant le temps où ils étaient à l’ouvrage.
Les Frères dont nous avons parlé ne se laissèrent point effrayer par ce qu’ils entendaient ; cela ne fit que les affermir dans leur résolution. On pesa cette affaire dans le conseil de la communauté, et l’on décida que, puisqu’il s’y sentait poussé, Léonard Dober irait aux Indes-Occidentales, auprès des noirs, mais que Tobie Leupold resterait encore à Herrnhout pour un temps plus ou moins long. Toutefois, le voyage de Dober se trouva différé jusqu’au 21 août 1732, plus d’un an par conséquent. Tel fut le commencement de la Mission des Frères dans les îles danoises de Saint-Thomas, Sainte-Croix et Saint-Jean, mission qui fut extrêmement bénie. »
Il se présenta bientôt aussi des missionnaires pour le Groënland. Dans la même assemblée où le comté avait parlé des noirs, ses compagnons de voyage avaient à leur tour raconté quelque chose des Groënlandais qu’ils avaient vus à Copenhague et de l’œuvre du P. Égède. Aussi, lorsque, deux jours après, on lut la lettre par laquelle Dober et Leupold exprimaient leur intention d’aller aux Indes, deux autres Frères sentirent aussitôt naître en eux le désir de faire pour les Groënlandais ce que d’autres voulaient faire pour les noirs. Mais ces Frères étaient encore jeunes — « jeunes d’années et jeunes en la grâce, » dit Spangenberg et se défiaient beaucoup d’eux-mêmes. Ce ne fut qu’après avoir acquis la certitude que le Seigneur les appelait à cette œuvre, qu’ils firent part de leur intention à Zinzendorf. Celui-ci attendit assez longtemps avant de leur donner aucune réponse. Enfin, voyant que leur résolution était bien arrêtée, il consentit à les laisser partir. L’exécution de ce voyage fut aussi différée d’un an ; leur départ eut lieu le 19 janvier 1733.
La principale cause de ces retards était en Zinzendorf lui-même, qui tenait à s’assurer de la vocation de ces nouveaux missionnaires. Avant de laisser partir Dober, il le prit avec lui dans un voyage qu’il fit à Neustadt-sur-l’Aisch ; il voulait apprendre à le connaître de plus près. Il sentait trop bien l’importance d’entreprises pareilles pour permettre à ses frères de s’y aventurer témérairement. Jamais, cela va sans dire, il n’eût songé à y encourager qui que ce fût ; loin de là : apercevait-il le moindre regret, la moindre hésitation, c’était pour lui un motif suffisant d’interdire même un voyage déjà résolu.
« Je sais parfaitement », dit Spangenberg, « qu’en pareil cas il aurait empêché le départ d’un frère, lors même que ce frère aurait été déjà à bord du navire et que le navire eût été au moment de mettre à la voile. Il estimait aussi que c’était tenter le Seigneur que d’entreprendre une mission chez les païens, si l’on n’était pas ferme dans la foi, uni intimement à Jésus-Christ et rempli de son esprit. Car disait-il il faut que celui qui veut attaquer le dieu de ce monde jusque dans son camp soit bien sûr d’être soutenu ; autrement, il pourrait lui arriver ce qui est arrivé aux fils de Scéva. » (Actes 19.13-16)
Je dois, du reste, avouer qu’à cette époque-là ni le comte ni les autres Frères ne savaient clairement comment il fallait s’y prendre pour gagner au Sauveur le cœur des païens. Ce qu’on savait bien, c’est que c’était une grande affaire que de leur ouvrir les yeux et de les amener des ténèbres à la lumière et de la domination de Satan à celle de Dieu ; on savait que cela ne peut avoir lieu que par la parole de l’Évangile, qui est la puissance de Dieu pour sauver tous ceux qui croient. On savait enfin que tout ce que l’on ferait pour les païens serait peine perdue, si l’Esprit du Seigneur n’agissait afin de leur ouvrir le cœur pour recevoir la Parole. C’est pourquoi le comte, comme aussi les autres Frères et sœurs, envisageaient les missions chez les païens comme une des choses pour lesquelles il est le plus essentiel de s’accorder, afin de s’en souvenir devant le Seigneurb. Mais comme, malgré toute la fidélité avec laquelle ils s’attachaient à la volonté de Dieu, et malgré la grâce qui agissait si puissamment en eux, ils n’avaient cependant encore aucune expérience relativement à la conversion des païens, le comte préféra ne donner aux premiers missionnaires aucune espèce d’instructions et se contenta de les recommander à Dieu et à la parole de sa grâce. » (Actes 20.32)
b – Expression familière à Zinzendorf et aux Frères moraves.
[Zinzendorf continua à s’en tenir à cette manière de faire, conforme au modèle des premières églises apostoliques : « Nos ouvriers de delà les mers, dit-il, à la réserve de la seule ordination qu’ils reçoivent de nos évêques, sont absolument indépendants et autorisés de gouverner leur diocèse de la manière qu’ils trouvent la plus convenable à tous égards. » ( Manuscrit de Genève.)]