J’ai recherché dans les Évangiles les traits épars de Jésus-Christ. Je les ai recueillis dans ses actes, dans ses préceptes, dans ses paroles, dans les divers rapports de sa vie. Je n’ai rien ajouté, rien magnifié : bien au contraire ; la vie de Jésus est infiniment plus grande et plus sublime que je ne l’ai faite ; ses paroles sont infiniment plus vraies et plus puissantes, ses préceptes infiniment plus profonds et plus beaux que je ne l’ai dit. Et je n’ai rien dit du sceau mis par sa Passion à sa mission et a son œuvre ; je n’ai pas montré Jésus-Christ dans Gethsémané et sur la croix !
Dieu, selon la Bible, est unique et toujours le même. Ainsi est Jésus-Christ selon l’Évangile. La plus parfaite, la plus constante unité règne en lui, dans sa vie comme dans son âme, dans ses paroles comme dans ses actes. Il agit progressivement et à mesure que les circonstances au milieu desquelles il vit provoquent son action, mais sans que ses progrès entraînent jamais, en lui, aucun changement de caractère et de dessein. Tel il apparaît, à douze ans, dans le Temple, déjà plein du sentiment de sa nature divine, quand il répond à sa mère qui le cherchait avec inquiétude : « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être occupé aux affaires de mon Père ? » tel il demeure et se manifeste dans tout le cours de sa mission active, en Galilée et à Jérusalem, avec ses apôtres et avec le peuple, chez les Pharisiens ou chez les Péagers, que ce soient les hommes, ou les femmes, ou les enfants qui l’approchent, devant Caïphe et Pilate comme sous les yeux de la multitude qui se presse autour de lui pour l’écouter. Partout et en toute circonstance, le même esprit l’anime, il répand la même lumière, il proclame la même loi. Accompli et immuable, toujours à la fois fils de Dieu et fils de l’homme, il poursuit et consomme, à travers toutes les épreuves et toutes les douleurs de la vie humaine, son œuvre divine pour le salut du genre humain.
Cela dit, comment en dire davantage ? Comment parler avec détail de Jésus-Christ lui-même quand on croit en lui, quand on voit en lui Dieu fait homme, agissant comme Dieu seul peut agir, et souffrant tout ce que l’homme peut souffrir, pour racheter les hommes du péché, et les sauver en les ramenant à Dieu ? Comment sonder de près les mystères d’une telle personne et d’un tel dessein ? Que s’est-il passé dans cette âme divine pendant cette vie humaine ? Qui expliquera ces crises de tristesse de Jésus-Christ au sein de la plus parfaite foi en Dieu son père et en lui-même, et ces mouvements d’effroi à l’approche du sacrifice sans la moindre hésitation dans le sacrifice, sans le moindre doute sur son efficacité ? Ce fait sublime, cet intime et continuel mélange du divin et de l’humain ne trouve point d’expression égale ni vraie dans les langues humaines, et plus on le contemple, plus il est difficile d’en parler.
Ceux qui ne croient pas en Jésus-Christ, qui n’admettent pas le caractère surnaturel de sa personne, de sa vie et de son œuvre, sont affranchis de cette difficulté ; quand ils ont, dès le premier abord, supprimé Dieu et le miracle, l’histoire de Jésus-Christ n’est plus, pour eux, qu’une histoire ordinaire qu’ils racontent et expliquent comme celle de toute autre vie humaine. Mais ils tombent alors dans une bien autre difficulté et viennent échouer sur un bien autre écueil. On peut contester la nature et la puissance surnaturelles de Jésus-Christ ; on ne peut pas contester la perfection, la sublimité de ses actions et de ses préceptes, de sa vie et de sa loi morale. Et en effet, non seulement on ne les conteste pas, mais on les admire, on les célèbre avec effusion et complaisance ; on semble vouloir restituer à Jésus-Christ simple homme la supériorité qu’on lui enlève en refusant de voir Dieu en lui. Mais alors que d’incohérences, que de contradictions, quelle fausseté, quelle impossibilité morale dans son histoire telle qu’on la raconte ! Quelle série d’hypothèses inconciliables avec les faits qu’on admet ! Cet homme parfait et sublime est tour à tour un rêveur ou un charlatan, dupe lui-même et trompeur aux autres, dupe de son exaltation mystique quand il croit à ses propres miracles, trompeur volontaire quand il arrange les apparences pour y faire croire. L’histoire de Jésus-Christ n’est plus qu’un tissu de chimères et de mensonges. Et pourtant le héros de cette histoire reste parfait, sublime, incomparable, le plus grand génie et le plus grand cœur entre les hommes, le type de la vertu et de la beauté morale, le chef suprême et légitime de l’humanité. Et ses disciples, justement admirables à leur tour, ont tout bravé, tout souffert pour lui rester fidèles et accomplir son œuvre. Et l’œuvre en effet a été accomplie ; le monde païen est devenu chrétien, et le monde entier n’a rien de mieux à faire que d’en faire autant.
Quel problème contradictoire et insoluble on élève ainsi, à la place de celui qu’on s’efforce de supprimer !
L’histoire repose sur deux bases, les documents positifs sur les faits et les personnes, les vraisemblances morales sur l’enchaînement des faits et l’action des personnes. Ces deux bases manquent également à l’histoire de Jésus-Christ telle qu’on la raconte, ou plutôt qu’on la construit aujourd’hui : elle est en contradiction évidente et choquante, d’une part avec les témoignages des hommes qui ont vu Jésus-Christ ou qui ont vécu près de ceux qui l’avaient vu ; d’autre part avec les lois naturelles qui président aux actions des hommes et au cours des événements. Ce n’est pas là de la critique historique ; c’est un système philosophique et un récit romanesque mis à la place des documents matériels et des vraisemblances morales ; c’est un Jésus-Christ faux et impossible, fait de main d’homme, qui prétend à détrôner le Jésus-Christ réel et vivant, fils de Dieu.
Il faut choisir entre le système et le mystère, entre le roman des hommes et le plan de Dieu. Même quand il se révèle, Dieu ne se révèle à nous qu’à travers des voiles ; mais ses voiles ne sont pas des mensonges. L’histoire évangélique de Jésus-Christ nous montre Dieu agissant par des voies qui ne sont pas ses voies de tous les jours ; elle a cela de commun avec bien d’autres faits dans, l’histoire de l’univers, entre autres avec le grand fait de la création actuelle, quand l’homme, en paraissant sur la terre, a reçu la première révélation divine. Le surnaturel n’a pas commencé avec Jésus-Christ ; et quand on nie, à ce titre, l’histoire de Jésus-Christ, il faut nier aussi bien autre chose. Pour échapper à cette mortelle nécessité, de savants hommes ont tenté naguère de réduire infiniment, dans l’histoire de Jésus-Christ, la part du surnaturel, et d’expliquer, par des moyens naturels, la plupart des actes et des faits de sa vie. Tentative puérile, qui a échoué dans les détails et qui laisse subsister le fond du problème. On ne réussira pas mieux dans la tentative nouvelle qu’on poursuit aujourd’hui, et qui consiste à mettre l’idéal à la place du surnaturel, et à élever le sentiment religieux sur les ruines de la foi chrétienne. C’est faire trop et trop peu. L’âme humaine ne se contente pas de ce qu’on lui laisse ainsi, ni l’orgueil humain de ce qu’on lui refuse. Quand on est si hardi que de prétendre, au nom de la science de l’homme dans le monde fini, déterminer les limites de la puissance de Dieu, il faut être plus hardi encore, et détrôner Dieu lui-même.