Jacob a de Léa six fils, Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issachar, Zabulon ; de Zilpa, la servante de Léa, il en a deux, Gad et Ascer ; de Rachel deux, Joseph et Benjamin, et enfin de Bilha, la servante de Rachel, deux également, Dan et Nephthali. Or, on a remarqué que ce nombre de douze revient trois fois dans les tableaux généalogiques de divers parents de Jacob : Ismaël, son oncle, a douze fils (Genèse 17.20 ; 25.13-16) ; Esaü, son frère, de même, si on laisse de côté Amalec, donne naissance à douze peuplades ; et enfin Nacor, son grand-oncle, a pareillement douze fils, dont huit, pour plus de ressemblance, sont d’une épouse légitime et quatre d’une concubine (Genèse 22.20-24). On a vu dans ce retour uniforme du même nombre une preuve du caractère mythique de tout ce récit. Mais si, chez les Egyptiens, où le nombre douze revient souvent aussi, on a le droit de le mettre en rapport avec les signes du Zodiaque et les mois de l’année, il est impossible de trouver une intention symbolique dans le récit qui nous est fait dans la Genèse, de la naissance successive des douze fils de Jacob. On pourrait plutôt, si l’on y tient, chercher quelque chose de factice dans les généalogies de Nacor, d’Ismaël ou d’Esaü, qu’on se serait plu à assimiler à celle d’Israël.
Le peuple qui descendra de ces douze patriarches occupera un jour le pays de Canaan. Mais auparavant il devra passer de longues années en exil, dans un état de pénible servitude (Genèse 15.13 et sq.) Et, en effet, voilà Joseph qui est emmené en Egypte. Sa foi y est mise à une longue épreuve, mais il devait être guéri de sa vanité naturelle. Devenu le premier ministre de Pharaon, il sauve sa famille de la famine. « Vous aviez dessein de me faire du mal, dit-il à ses frères, mais Dieu a pensé en bien » (Genèse 45.5-8 ; 50.20). Israël doit une fois de plus quitter la terre promise. L’Éternel, au moment du départ, le console en lui réitérant ses promessesa (Genèse 46.2 et sq.). Jacob meurt en Egypte après avoir prononcé cette bénédiction prophétique où, se transportant en esprit dans les siècles qui suivront l’exil qui ne fait que de commencer, il annonce quel sera le sort des tribus qui descendront de chacun de ses fils (ch. 49).
a – Pour toute cette partie de l’histoire des Israélites, je ne puis trop recommander le livre de Eber sur l’Egypte et les livres de Moïse. 1866. Voyez aussi Hengstenberg : « Les livres de Moïse et l’Egypte. »
Arrêtons-nous un instant à cet important chapitre. Jacob parle tantôt du rôle que telle ou telle tribu jouera dans l’histoire de la théocratie, tantôt de la position géographique de telle autre. Mais ces douze paroles, prises dans leur ensemble, ne constituent cependant point une page d’histoire ou de géographie, car Jacob motive ses sentences par des considérations d’un ordre moral. Les païens pensaient que les bénédictions ou les malédictions des parents avaient à elles seules le pouvoir de mettre en mouvement certaines puissances mystérieuses, soit bonnes, soit mauvaises. Aux yeux de l’A. T., elles n’ont de réalité qu’en tant qu’elles sont conformes à la volonté de Dieu et qu’elles rentrent dans ses plans. Or, les desseins de Dieu se réalisent quelquefois tout autrement que ne le pensait la personne qui prononçait la sentence de bénédiction ou de malédiction. Nous avons un exemple de la chose dans la bénédiction d’Isaac (ch. 27).
Joseph reçoit pour sa part un des meilleurs lots ; il compte pour deux tribus (Genèse 48.5), qui seront toutes deux puissantes, bien qu’Ephraïm, le cadet, soit privilégié au-dessus de Manassé (14 et sq.) Cependant ce n’est pas Joseph qui sera la tribu royale. Ce n’est pas non plus Ruben, l’aîné des douze frères ; il a perdu son droit d’aînesse par suite d’une action infâme (Genèse 35.22) ; ni Lévi, car, si plus tard Moïse lui décerne de grandes louanges (Deutéronome 33.8 et sq.), pour le moment il doit porter la peine du crime qu’il a commis de concert avec Siméon (Genèse 34.25), il doit être dispersé en Israël, malédiction qui s’accomplira, mais sans plus avoir le caractère-d’une malédiction, lorsque Lévi sera devenu la tribu sacerdotale. Non ! c’est Juda qui est la tribu royale ; sur lui se concentrent les promesses qui jusqu’alors ont reposé sur le peuple entier ; c’est à propos de lui qu’il est de nouveau parlé de cette domination dont Isaac avait déjà fait mention lorsqu’il bénissait Jacob (Genèse 27.29). A cet égard, il y a accord complet entre Genèse ch. 49 et 1 Chroniques 5.2, où le droit d’aînesse, c’est-à-dire une part double, est donnée à Joseph, tandis que c’est de Juda que doit sortir le prince.
Impossible de quitter le chapitre de la bénédiction de Jacob sans dire quelques mots de l’opinion de tant de critiques qui y voient l’œuvre d’un poète vivant sous les Juges ou sous les premiers Rois. On traduit le verset 10 comme suit : « Le sceptre ne se retire point de Juda jusqu’à ce qu’il entre à Sçilob », et l’on dit que ce verset ne pouvait avoir de sens que dans le temps des Juges, où Sçilo, ville d’Éphraïm, possédait le tabernacle et était par là même la capitale religieuse du pays. Mais un poète du temps des Juges ou des premiers Rois n’aurait jamais fait maudire Lévi, qui jouissait alors d’une position si honorable ; et quant au sceptre qui figure dans la bénédiction de Juda, on ne comprend guère comment on aurait pu en avoir l’idée avant David. Le rôle prépondérant de cette tribu pendant les guerres de conquête ne suffit point à expliquer les expressions de sceptre et de législateur. A l’époque des Juges, c’est à Ephraïm qu’on aurait pu être tenté, à vues humaines, d’annoncer de pareilles destinées. La ville de Sichem, dans la tribu d’Ephraïm, n’avait-elle pas été le théâtre d’un essai de royauté ?
b – Nous renvoyons à un autre moment la fixation du sens de ce passage difficile.
Deux choses encore, à mon sens, militent en faveur de l’authenticité de Gen. ch. 49. D’abord, il n’est point conforme au génie oriental, ni même au génie antique, qu’un poète sorte ainsi de soi-même et se mette à faire parler à son gré tel ou tel personnage ; ce que l’antiquité nous présente, au contraire, ce sont des paroles de malédiction ou de bénédiction qu’un père prononce sur ses enfants, et qui ont une influence réelle sur les familles qu’elles concernent. — Puis le caractère antique de ce morceau ressort des nombreuses images tirées du règne animal qu’il renferme : Dan est un serpent, Nephthali une gazelle, etc. C’est ainsi que devait parler un patriarche à la vie simple, un nomade.
Au point de vue théologique, la bénédiction de Jacob est bien propre à montrer que, dans le royaume de Dieu, les lois naturelles ne sont pas souveraines, mais que tout dépend du libre choix de l’Éternel. Ce n’est ni l’aîné, ni le favori de Jacob qui est choisi pour devenir le dépositaire des promesses ; c’est Juda, son quatrième fils. Qu’est-ce qui, dans ce moment où, pour parler avec Herder, Jacob fortifié en son esprit par l’assistance divine, cherchait à prévoir d’après le caractère et le passé de ses fils, quel serait leur avenir respectif, — qu’est-ce donc qui a pu amener Jacob à assigner à Juda la place d’honneur ? Dans le texte même de la bénédiction, nous ne trouvons aucune indication à cet égard. Mais rappelons-nous le généreux dévouement de Juda, lorsqu’il supplie Joseph de l’emprisonner à la place de son frère Benjamin (Genèse 44.32). N’est-ce peut-être pas ce trait touchant qui a donné à penser à Jacob que ce serait de Juda que descendrait un jour Celui qui se dévouerait pour ses frères ?
Jacob fait faire à Joseph la promesse solennelle de ne pas l’enterrer en Egypte (Genèse 47.29), et Joseph, à son tour, fait jurer les enfants d’Israël et leur dit : « Certainement Dieu vous visitera, et alors vous transporterez mes os d’ici (Genèse 50.25) » ; dernière preuve que donnent ces patriarches de la confiance pleine et entière qu’ils ont dans les promesses de Dieu (Hébreux 11.22).
C’est sur l’alliance que Dieu fit avec les trois grands patriarches que repose en dernière analyse l’ancienne alliance toute entière. « Dieu entendit les gémissements des enfants d’Israël et il se souvint de l’alliance qu’il avait faite avec Abraham, Isaac et Jacob » (Exode 2.24). « Parce qu’il a aimé tes pères, il a choisi leur postérité après eux » (Deutéronome 4.37). Voyez encore des paroles comme Deutéronome 7.8 ; 8.18, et sq. C’est pour cela que le Dieu de l’A. T. est appelé le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (Exode 3.6, 15 ; 1 Rois 18.36 ; Psaumes 47.9).