Nous venons de voir les tentatives de deux conceptions rivales se développer devant nous. De chacune d’elles nous avons indiqué les phases et les types historiques principaux. Et cela autant pour donner l’impression de l’effort théologique que l’Eglise a déployé en cherchant à comprendre la mort de son Chef et pour faire apprécier et respecter cet effort qu’afin de donner des exemples historiques et concrets, c’est-à-dire une connaissance objective (bien que rudimentaire) de l’histoire du dogme sur ce point. Chacune de ces deux conceptions maîtresses, la juridique aussi bien que la morale, en chacune de leurs tentatives particulières, a sa raison d’être et sa légitimité ; chacune répond à un besoin de conscience et à un aspect des choses ; mais aucune ne résout définitivement le problème ; toutes échouent, sur un point ou sur un autre. Elles manquaient donc toutes d’un élément de vérité, de la connaissance d’un facteur, de la prise en considération d’un fait, en un mot de l’appréciation d’une des données du problème à résoudre. Car, quelque obscur et difficile que soit le problème, quelque mystère qui doive rester au fond, on conviendra pourtant qu’il doit être possible de l’approcher de manière que, s’il doit rester mystère, il ne soit pas mystère contradictoire. Quel est cet élément, ce facteur, ce fait qui manque ainsi, soit à la théorie juridique, soit à la théorie morale ? Et ce fait, serait-il le même pour toutes deux ? C’est là précisément ce que nous nous proposons de montrer tout à l’heure. Mais avant de le faire, et pour le mieux pouvoir faire, résumons le débat précédent en établissant le bilan aussi exact que possible des deux théories examinées, telles qu’elles nous sont apparues.
Je commence par rappeler quelles sont les quatre conditions que la révélation chrétienne de Dieu et de l’homme impose à la possibilité du salut chrétien1 :
1 – Voir pour les raisons elles-mêmes de ces conditions, ce que nous en avons dit à la fin de la troisième partie (tome II), et au commencement de la quatrième partie de ce cours.
- L’homme étant impuissant, c’est-à-dire déchu, le salut devra lui conférer une nouvelle puissance morale, c’est-à-dire être une régénération.
- L’homme étant coupable, le salut devra lui conférer une nouvelle justice, c’est-à-dire consister en un pardon qui anéantisse le péché.
- L’homme étant à la fois coupable et impuissant, ce salut ne saurait venir à l’homme de l’homme lui-même mais de Dieu seul.
- Mais l’homme étant encore et restant destiné à la vie et à la liberté morales, ce salut ne saurait venir de Dieu à l’homme sans l’homme (sans que l’homme y participe volontairement et librement).
La mort de Christ étant ce qu’elle est par l’histoire et par la psychologie, elle doit répondre à ces quatre conditions.
Mises en regard de ces conditions, les deux explications de la mort de Christ, l’explication juridique et l’explication morale, ont toutes les deux leurs points forts et leurs points faibles, et l’on peut dire qu’elles se balancent et se font réaction l’une à l’autre.
La théorie juridique rend mieux compte du pardon que de la régénération, et de la part de Dieu que de la part de l’homme dans le salut2.
2 – On voit bien comment la coulpe est expiée et remise (par compensation), mais on voit moins bien comment le pécheur est vivifié et régénéré dans sa vie morale. — On voit bien que c’est Dieu qui cause le pardon, puisque c’est le Fils de Dieu en tant que Fils de Dieu qui souffre infiniment pour nous ; mais on voit moins bien comment l’homme s’associe à cette souffrance, puisque le Fils de l’homme n’a rien à y voir.
Au contraire la théorie le morale rend mieux compte de la régénération que du pardon, et de la part de l’homme que de la part de Dieu dans le salut3.
3 – On voit bien comment l’homme est régénéré, vivifié, par l’exemple ou par l’enseignement (socinianisme), par l’amour surabondant de Dieu (Ritschl) ; mais on voit moins bien comment il est justifié, puisqu’il n’y a point de jugement et que dès lors l’homme demeure dans sa mauvaise conscience. — On voit bien que l’homme est actif dans le salut puisqu’il se convertit lui-même (Kant), et que rien ne vaut que ce que l’individu opère de lui-même et par lui-même (socinianisme, Ritschl) ; mais on voit moins bien comment Dieu y prend part puisque la mort de Jésus n’est qu’un symbole (Kant) ou le martyre d’un homme comme nous (socinianisme, Ritschl).
Il semblerait à première vue que les deux conceptions se balançant et se complétant mutuellement, il suffirait de les fondre ensemble pour avoir la théorie qui rend compte intégralement du problème. Mais c’est une illusion. Car d’abord elles sont réfractaires l’une à l’autre, le point d’appui de l’une étant aux antipodes du point d’appui de l’autre4. Et leur histoire montre que si elles sont complémentaires en fait, elles se sont constituées par réaction, antithèse et opposition réciproques. Bien loin de se compléter, elles s’excluent réciproquement.
4 – La conception juridique le met en Dieu comme isolé, opposé à l’homme ; la conception morale le met en l’homme comme isolé, opposé à Dieu.
Voyons donc maintenant où réside la lacune ou l’erreur originale de l’une et de l’autre.
La théorie juridique rend compte à première vue de la part de Dieu dans le salut, et des conditions objectives du pardon (par la satisfaction de la justice). Mais sa faiblesse, ou son erreur, annule ces avantages. Elle met en relation d’équivalence deux choses qui n’ont pas de commune mesure : la coulpe de l’humanité et la souffrance de Christ comme Fils de Dieu. Dieu d’un côté, l’homme de l’autre ; la souffrance d’un être divin (et métaphysiquement divin, incréé) et le péché d’un être créé. Comment apprécier cela ? Comment dire : ceci vaut cela, ceci égale cela ; ceci se substitue justement à cela, ceci s’additionne à cela ? Autant additionner une pomme et une poire, substituer une pomme à une poire, dire qu’une pomme est une poire, — L’identité et par conséquent l’équivalence des souffrances d’un Dieu et des fautes d’une créature, sont une équivalence et une identité arbitraires. Il n’y a point de commune mesure de l’un à l’autre. Cet arbitraire est ce contre quoi proteste la conscience et ce qui fait la faiblesse, la fausseté de la théorie juridique5.
5 – Et l’on voit d’ici comment, soit l’activité divine dans le salut, soit les conditions morales du pardon en sont aussitôt faussées.
Mêmes conclusions, mais autrement motivées, pour la théorie morale. Elle paraît satisfaire à l’activité humaine dans le salut et aux conditions de la régénération ; elle n’y satisfait pas non plus. — A la considérer de près, elle est affligée d’une double impuissance. La première de ces impuissances consiste dans l’individualisme radical. L’individualité morale, considérée comme un tout reposant sur soi et se suffisant à soi-même, est seule en cause. Dès lors la théorie sépare l’individu de l’humanité, l’abstrait des conditions générales de la vie humaine. Rien n’est réel, rien ne vaut que ce qui est fait, obtenu et accompli dans l’individu, par l’individu. Toute régénération, toute conversion, toute expiation, tout salut, dont le point de départ et le point d’appui seraient en dehors de l’individu, ne présentent aucune réalité. C’est le point de vue de Kant, qui est seul conséquent avec les pures prémisses de l’expiation morale. Et nous avons vu comment il aboutissait, d’une part à l’irréalité de l’expiation, de l’autre à une conception extra-chrétienne, sans attaches aucunes avec la mort de Christ et sans explication ni de cette mort, ni de son rôle, ni de ses effets.
Le socinianisme et le ritschlianisme tentent de porter remède à cette lacune et de relier la théorie morale de l’expiation à la mort de Jésus-Christ. Mais non seulement ils rompent par là même avec les prémisses du système qui sont strictement individualistes et, partant, l’affaiblissent ; mais encore, ce qu’ils sont bien forcés de conserver de cet individualisme les empêche de rendre justice à la mort de Christ, à son rôle et à sa valeur, tant historique que psychologique. Ce qui manque, ce qui manquera toujours, ce qui ne peut autrement que de manquer, c’est une relation précise, organique et vivante entre la croix du Sauveur et la justification du fidèle.
Telle est la première impuissance de la théorie morale de l’expiation ; elle est constitutive et irrémédiable, parce qu’elle repose sur ce qu’il y a de plus profond et de plus essentiel dans la théorie : un individualisme incoercible et réfractaire à toute solidarité effective.
La seconde impuissance de la théorie morale de l’expiation, est une impuissance psychologique. Elle vaut pour tous ses représentants. C’est qu’au lieu de faire dépendre la sanctification du fidèle de sa justification préalable, elle fait dépendre sa justification de sa sanctification préalable. Cela encore est logique, d’accord avec les prémisses du système. S’il n’y a rien de réel que ce qui s’opère dans l’individu, et ce qui s’opère dans l’individu étant essentiellement la lutte morale, le travail de la sanctification, c’est de la sanctification que dépendra la justification, du degré de la sanctification que dépendra le degré de la justification ; c’est-à-dire que le pardon et le salut auront leur source véritable, leur vrai fondement, non pas en Dieu ou en Jésus-Christ, mais dans l’œuvre de l’homme ; non pas dans la grâce divine, mais dans le mérite humain. La théorie de l’expiation morale, par le simple développement de sa logique interne, annule le principe protestant de la justification par la foi et ramène le principe catholique du salut par les œuvres. Les dangers de cette conception ont été suffisamment prouvés par l’histoire du catholicisme, pour qu’il soit superflu de nous y arrêter ici. Des conséquences si fausses ne peuvent être issues d’un principe juste. Et, en effet, ses conséquences mêmes mises à part, le principe est faux en lui-même, par où je veux dire psychologiquement faux.
Psychologiquement, il faut, pour le développement d’une vie morale nouvelle, un point de départ nouveau. Tant que l’homme conserve sa conscience coupable, il est moralement impuissant ; tant qu’il vit séparé de Dieu, en révolte contre Dieu, condamné par Dieu dans sa conscience, il est sans force pour lutter contre les penchants mauvais qui le dominent. Il faut donc que la justification se place au début et non au terme de la vie nouvelle du croyant. C’est là la vérité, la grande, l’indestructible vérité de la justification par la foi. Elle est psychologiquement nécessaire, et c’est pour l’avoir devinée et pour avoir seul répondu à cette nécessité, que le christianisme a réalisé dans le monde une vertu morale sans précédent ; qu’il a été et qu’il est encore dans le monde la vertu, la puissance morale suprême. Notre sanctification, notre obéissance filiale à Dieu supposent un nouvel état de conscience, la conscience filiale. Ce n’est pas par nos efforts moraux que nous deviendrons fils, c’est-à-dire aimants et libres ; parce que ces efforts moraux ne s’appuyant que sur un état de conscience servile (où nous sommes serviteurs), ils peuvent bien améliorer notre service, notre état de conscience servile, mais non le transformer en un état de conscience filiale. Pour que celui-ci se réalise, il faut que nous soyons préalablement pardonnés, adoptés, justifiés, c’est-à-dire entrés avec Dieu dans un rapport nouveau où nos péchés n’entrent plus en ligne de compte, où ils sont effacés, expiés, et qui est précisément l’état de justice ou de justification devant Dieu par la foi6. Or cette justification initiale est rattachée à Jésus-Christ et particulièrement à sa mort. Sur ce point, la conscience chrétienne est unanime et correspond exactement à ce que nous avons vu de la pensé de Jésus sur sa propre mort. La seconde et radicale impuissance de la théorie morale de l’expiation consiste à n’en pouvoir tenir compte.
6 – Voir Bovon, Dogmatique, II, page 73.
Or nous demandons maintenant : Que faudrait-il à la théorie juridique et à la théorie morale pour être vraies, pour échapper aux critiques que nous avons été obligés de leur faire ? Nous répondons : Une seule chose et — chose curieuse ! — pour toutes deux, une seule et même chose, mais qui les transforme du même coup jusque dans leur essence, à savoir une solidarité réelle et légitime.
J’insiste sur ces deux derniers mots, pour insister tout à l’heure sur le premier.
D’abord : une solidarité légitime, voilà pour la conception juridique. Qu’est-ce en effet qui démoralise la théorie juridique ? C’est une solidarité illégitime, c’est-à-dire arbitraire, entre le péché de l’être humain et la souffrance d’un être divin. Ce sont deux quantités qui ne correspondent pas ensemble. Mais remplacez cette solidarité arbitraire par une solidarité naturelle, c’est-à-dire légitime ; envisagez en Jésus-Christ non pas le Fils de Dieu, mais le Fils de l’homme ; cessez d’appuyer sur les idées toutes juridiques d’équivalence et de compensation de la faute et de la peine ; aussitôt le point de vue change ; à la place d’une solidarité factice entre une expiation divine et une faute humaine, vous avez une solidarité légitime, compréhensible, réclamée par la conscience, entre une faute humaine et une souffrance humaine. Jésus est l’homme souffrant et mourant pour le péché de l’homme. Si la conception reste encore mystérieuse et troublante sous plus d’un rapport (nous nous réservons de l’élucider ultérieurement), au moins est-elle concevable. La souffrance et la mort de l’homme correspondent à quelque chose d’homogène : la faute et le péché de l’homme. Nous sommes sur le terrain des analogies de l’histoire morale de l’humanité, sur celui des faits et des exemples qui nous entourent ; sur celui des postulats de la conscience qui réclament le jugement pour la faute, et la souffrance pour le péché.
Ensuite : une solidarité réelle, voilà pour la conception morale. Qu’est-ce, en effet, qui démoralise la conception de l’expiation purement morale ? C’est un individualisme exagéré, qui refuse et méconnaît toute solidarité. Sous prétexte que ce qui se passe dans l’individualité morale est seul réel, elle pose l’individu comme un être complet, séparé, se suffisant à soi et ne relevant que de soi. C’est en vertu de ce principe que la tendance de l’expiation morale sépare complètement le fidèle de Jésus-Christ (Kant), ou ne l’y relie que d’une manière superficielle par l’enseignement et l’exemple (Socin, Ritschl) ; c’est en vertu de ce principe qu’elle statue faussement la justification comme conséquente (et non antécédente) à la sanctification. Supprimez maintenant, par hypothèse, cet individualisme intransigeant ; admettez une solidarité réelle des individus entre eux, des individus avec l’espèce et, par conséquent, des fidèles avec Jésus-Christ ; supposez que la foi étant le principe de cette solidarité réelle avec Jésus-Christ, celui-ci s’identifie avec le fidèle, comme le fidèle avec Jésus-Christ ; que Jésus Christ souffrant et mourant soit le fidèle souffrant et mourant ; que Jésus-Christ expiant soit le fidèle expiant ; que la justice soit satisfaite par la mort de Jésus, parce qu’elle le sera par la mort du fidèle s’unissant à la mort de Jésus-Christ ; en un mot, qu’en vertu d’une solidarité réelle (bien que spirituelle c’est-à-dire établie par la foi), tout ce qui se passe en Jésus se passe aussi dans le fidèle ; que tout ce qui s’inaugure en Christ, s’achève et s’accomplisse dans le fidèle ; le point de vue est transformé, et l’expiation sans cesser d’être morale, échappe aux critiques et aux impuissances précédentes. Elle rend compte du rôle et de la valeur de la croix et elle donne à la sanctification du fidèle le point d’appui d’une justification préalable acquise à la foi par la mort de Jésus. Il n’y a plus rien de contradictoire dans la mort de Christ ; il n’y a plus rien d’irréel dans l’expiation morale du croyant.
La solidarité, une solidarité réelle et légitime, est donc la donnée qui manquait aux solutions du problème, tentées en sens divers par les deux théories précédentes. En introduisant la solidarité, les deux conceptions se transforment et s’harmonisent au point de n’en faire plus qu’une seule, et celle-ci répond aux quatre conditions principales du salut telles que les avaient posées la révélation chrétienne.
- Le salut est une régénération puisque le croyant s’unit à Jésus-Christ, source de toute vie spirituelle.
- Le salut est un pardon moral puisque le croyant uni à Jésus-Christ se repent jusqu’à la mort et remplit ainsi les conditions d’une expiation justifiante.
- Le salut est de Dieu puisque le type, les conditions et l’initiation de l’expiation par la mort, nous sont donnés par Dieu en Jésus-Christ.
- Le salut est de l’homme puisque Jésus-Christ est le Fils de l’homme et que c’est dans la communion à son humanité que se réalisent les conditions du salut.
Par la solidarité avec la conscience sainte de Jésus-Christ se repentant du péché de l’homme jusqu’à la mort, s’effectue cette nécessité qui était une impossibilité : la mort du pécheur qui revit en mourant.
Or, en y regardant de près, je m’aperçois que cette conception de la solidarité dans la mort de Christ est aussi ancienne que la théologie chrétienne elle-même, qu’elle a eu partout ses représentants, qu’elle s’est mêlée plus ou moins à la théorie juridique comme à la théorie morale, et que son seul tort est d’être restée sous-entendue, de n’avoir jamais été dégagée et d’avoir été constamment absorbée par d’autres notions qui la paralysaient, la défiguraient et l’attiraient.
Elle est, en tous cas dans la pensée de Paul, le premier théologien de l’Eglise chrétienne, peut-être même, (je ne suis pas éloigné de le croire) est-elle toute la pensée de Paul. Ecoutez plutôt ces paroles tirées du chapitre sixième de l’épître aux Romains : « Ignorez-vous que nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, c’est en sa mort que nous avons été baptisés. Nous avons donc été ensevelis avec lui dans sa mort afin que comme Christ est ressuscité des morts…, de même nous aussi nous marchions en nouveauté de vie. En effet, si nous sommes entièrement unis à lui (c’est-à-dire, si nous sommes faits une même plante avec lui, greffés en lui) par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable, sachant que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché fût détruit… Or, si nous sommes morts avec Christ, nous croyons que nous ressusciterons aussi avec lui. » Je crois énergiquement que là est la clef de la doctrine paulinienne sur la mort de Christ, et que tout le reste de son enseignement s’explique par ce principe.
Or ce principe est celui de la solidarité. Voilà le nerf de tout le raisonnement. Supprimez ce « avec lui », et toute la pensée tombe d’elle-même. Chez Irénée, le premier, je ne dirai pas encore des théologiens mais des penseurs chrétiens post-apostoliques, nous retrouvons la même notion, courant à côté de la notion juridique la plus naïve et la plus grossière (celle que nous avons vue). Selon Irénée, Jésus en effet est le second Adam, récapitulant en lui toute l’humanité, par une « récapitulation » mystique, mais réelle, toute l’histoire du salut, et par conséquent toute celle du croyant. Or la clef de cette « récapitulation » mystique, c’est encore la solidarité ; ou plus exactement : la solidarité est la condition nécessaire de cette condition nécessaire de cette identité récapitulatrice.
On retrouverait sans peine chez Origène la même notion7. Sa théologie toute entière est une théologie solidariste, puisque de Dieu à l’univers physique en passant par le Logos, par l’homme et même en poussant jusqu’au démon, il n’y a point de solution de continuité8.
7 – Frommel résume ici un développement de Bovon, auquel nous renvoyons (Dogmatique, II, page 72 et suivantes) ; on y trouvera les références des textes cités par Frommel.
8 – Au fond la notion est sous-jacente à toute la pensée chrétienne de l’Eglise grecque qui fait de l’incarnation un principe de solidarité divino-humaine, dont la formule est heureusement donnée par Athanase :« Il s’est fait homme afin que nous fussions faits divins. » (De incarn. Verbi, chapitre 54).
Même conception chez Augustin, qui fait de Jésus-Christ le représentant de l’homme-humanité.
Chez les scolastiques pareillement. Et nous voyons Thomas d’Aquin présenter ou sous-entendre une doctrine analogue, soit qu’il dépeigne l’Eglise réalisant l’unité mystique du corps de Christ, soit qu’il l’applique à la nature humaine : « Christus est caput omnium hominum, sed secundum diversos gradus ».
Même conception encore au XVIe siècle dans la réforme protestante. On se rappelle les paroles de Calvin à propos de Jésus-Christ, lequel « s’étant fait un avec nous » « a prins un corps commun avec nous, et a esté fait chair de notre chair, et os de nos os » … « n’a point desdaigné de prendre ce qui nous estait propre et nous faire compagnons avec soy de ce qui luy estoit propre » « à laquelle fin tend aussi la sépulture de Jésus-Christ, asçavoir qu’ayant la société d’icelle, nous soyons ensevelis à péché ». Selon Calvin, c’est donc, comme selon saint Paul, l’humanité qui meurt et se sacrifie en la personne de Jésus-Christ.
Dans notre siècle enfin, je me borne à citer deux auteurs d’allures et de principes très différents, tous deux de langue française : MM. Matter et Charles Secrétan. « Il est vrai », écrit le premier « que Jésus-Christ a accompli seul son œuvre ; mais cette œuvre, c’était l’humanité même qui l’accomplissait en sa personne… Jésus-Christ a été la conscience de l’humanité. » « Rien d’humain », expose à son tour le second, « n’est étranger à l’homme ; la sympathie a ses raisons d’être dans la constitution de l’univers, l’acte d’un homme est toujours, nécessairement, en quelque sens un acte de l’humanité tout entière. C’est pourquoi l’homme bien constitué moralement se sent relevé par toute action généreuse et déprimé par toute action vile et méchante accomplie quelque part par un être humain. Mais les actes d’un homme central, qui, préparé pour cette place par, les aspirations antérieures de l’humanité, l’a conquise par sa victoire sur la tentation, appartiennent à l’humanité dans un sens bien plus éminent que ceux d’un individu quelconque. Ce qu’il a fait est accompli véritablement par toute l’espèce. Le sacrifice de Jésus-Christ serait donc l’initiation décisive à la charité, et si [nous dirons : puisque] l’on ne peut pas séparer les idées de faute et d’expiation, on ajoutera : c’est l’expiation du péché de l’humanité dans la personne d’un représentant qui, individuellement, n’aurait rien à expier… L’humanité se repent en lui de ses crimes. »
On le voit, la notion de solidarité, non pas de cette fausse et artificielle solidarité entre une faute humaine et une souffrance divine, comme dans la théologie juridique, mais de cette solidarité bien plus naturelle et plus plausible entre l’individu et l’individu par la race, et par conséquent entre le Fils de l’Homme et le fidèle, — cette notion court comme un fil d’or d’un bout à l’autre de la théologie chrétienne. S’il semble se perdre à certaines époques et à certains endroits, ce n’est pas qu’il soit rompu ; il est seulement caché par des surcharges, étouffé sous les épaisses broderies de pensées moins justes et plus éclatantes ; mais il finit toujours par reparaître. Ce qui lui manque c’est d’avoir été mis au jour, étudié en lui-même, et éprouvé à la vérité des faits. Il y a même davantage. Non seulement la notion de solidarité court parallèlement avec celle de l’expiation à travers la théologie ; non seulement elle ramène à l’unité les deux conceptions principales qui s’en disputent le monopole en les transformant radicalement ; mais encore elle précède la théologie elle-même, puisqu’elle existe dans la pensée de Jésus, qu’elle se fait jour chez lui à propos de sa mort et qu’elle est appliquée par lui à cette mort même9.
9 – Je rappelle ici ce que nous avons dit dans notre chapitre II : « La nécessité de la mort du Messie dans la pensée de Jésus ».
Voilà certes un ensemble de constatations considérables, et dont la plus considérable est la dernière. Car on concédera que l’autorité de Jésus surpasse celle de tous les théologiens qui ont pu l’interpréter. Si nous partions du seul principe de l’autorité de Jésus-Christ, cela nous suffirait. Et si cette autorité ne nous suffit pas, néanmoins, ce n’est pas que nous la mettions en doute, mais qu’il nous importe, de la comprendre, et que notre théologie étant expérimentale, nous devons l’appuyer sur des faits. La question qui se pose maintenant à nous est donc celle-ci : La solidarité supposée de la sorte est-elle un fait ? Se confirme-t-elle dans les faits et par les faits ? Et cela en un degré tel que ce fait permette cette identification singulière et hardie des actes de Jésus-Christ (et en particulier de sa mort) avec les actes (et en particulier avec l’expiation) de l’humanité ? En d’autres termes la solidarité humaine est-elle de tel ordre qu’elle permette de concevoir que ce qui est accompli par le Fils de l’homme l’est aussi et réellement par l’humanité ?
Pour répondre à cette question, il faut maintenant nous dépréoccuper de toute application possible du fait de solidarité et le considérer en lui-même, s’il existe.