En dehors du péché et d’un péché capable d’affecter la natured, le surnaturel n’a plus son lieu. Il devient passible de deux objections capitales, dont l’une concerne Dieu et l’autre l’homme. Il devient une monstruosité métaphysique et une monstruosité psychologique. Il est indigne de Dieu, parce qu’il accuse l’imperfection de la création divine que son auteur est obligé… comment dire ? de retoucher de temps à autre, parce qu’elle se détraque au cours de son évolution comme une mauvaise horloge qu’envahit la poussière et que ronge la rouille. Il est indigne de l’homme, parce qu’il serait un outrage fait au caractère de l’humanité, une sorte de main-mise sur sa liberté, une espèce de contrainte. L’homme serait dégradé, violenté, dans le développement moral et normal de son être ; et dégradé, violenté, irrespecté par Dieu lui-même. Au sein d’une humanité normale, qui serait restée dans l’ordre, où la rédemption serait superflue, le surnaturel le serait également. L’homme achèverait sa destinée totale (spirituelle et physique) sur la seule base de sa liberté originelle, et parviendrait à la révélation pleine de Dieu, à travers le jeu naturel des lois morales et physiques. La religion sans qualificatif, la religion tout court, et par conséquent la religion sans surnaturel, la religion sans histoire et sans rédemption, suffirait à l’homme pour atteindre cette communion spirituelle avec Dieu, qui est la religion absolue et le terme du christianisme, la religion dans laquelle viendra aboutir et s’anéantir le christianisme, qui n’est qu’une forme historique de la religion absolue, la forme relative à l’histoire du péché et de la rédemption (1 Corinthiens 15.28).
d – Dans une mesure variable selon l’hypothèse sur l’origine du mal à laquelle on se range. Nous ne tranchons pas la question. Des trois hypothèses que nous avons laissées debout, chacune implique que l’acte se résout en habitude, l’habitude en nature individuelle, et la nature individuelle (par hérédité) en nature spécifique ; cela suffit à notre propos.
Faire abstraction du péché et de la rédemption (c’est-à-dire du christianisme) et parler du surnaturel, c’est à peu près comme si l’on entendait donner une théorie des couleurs sans s’inquiéter de la lumière, ou étudier la suite des saisons sans se préoccuper de l’inclinaison de l’écliptique. C’est ramener le surnaturel chrétien au niveau du merveilleux des religions païennes ; c’est le dénaturer, c’est lui ôter d’avance son lieu, sa raison suffisante et sa légitimité. Or, j’ai le regret de le dire, c’est ce que font dans une très large mesure la plupart de ceux qui ont abordé ce sujet dans ces derniers temps ; c’est ce que font presque également les adversaires du surnaturel et ses défenseurs, ceux qui le nient et ceux qui l’affirmente. Il ne faut pas s’étonner dès lors de voir les uns gênés et faibles dans leur défense, les autres triomphants dans leurs attaques.
e – Par exemple MM. Ménégoz, Sabatier et Chapuis, d’une part ; MM. Bois, Teissonnière et Thury, de l’autre. Tous, sans doute, admettent le péché de l’homme (voir Chapuis, Op. cit., p. 99-100), mais sans lui donner la place centrale et absolument décisive qui lui revient dans la question.
Mais aussi, faire abstraction du péché et de la rédemption, c’est faire abstraction des faits les plus positifs et les plus solidement établis dont vive et témoigne la conscience. Pour nous en tenir au seul péché, nous avons vu ce qu’il en est. Il en résulte que la création n’est pas sortie achevée toute entière des mains du créateurf. Une partie de la création, une partie de la nature créée, la dernière, la plus haute, la plus noble, relève de la liberté humaine. Par la liberté, l’homme devait arriver à la sainteté de sa nature. Dieu ne pouvait faire cela pour lui à sa place. L’homme seul le pouvait ; et il ne le pouvait qu’à condition de reprendre à son compte, et d’achever, l’œuvre inachevée — volontairement inachevée — de Dieu. On sait ce qu’il est advenu. Non seulement l’homme, en refusant de devenir ce qu’il devait être, n’a pas achevé l’œuvre divine, mais, par une réaction inévitable du péché sur sa nature psychique, il a perverti, il a corrompu cette portion même de sa nature qu’il avait reçue toute faite « bonne et parfaite » de Dieu. Comme l’a dit fort bien un Père de l’Église : « Le poème divin, qu’était la création, a été interpolé. » Dès lors, ce n’est plus son œuvre que Dieu doit corriger, parce que ce n’est plus son œuvre qui est imparfaite, c’est l’œuvre de l’homme ; ce n’est pas même l’œuvre de l’homme uniquement ; mais c’est l’homme lui-même, perdu, impuissant et malheureux par sa faute, qu’il faut remettre en état de reprendre et de consommer sa tâche, en le mettant en état d’achever sa destinée ; c’est l’homme, amené par l’histoire, c’est-à-dire par les conséquences de sa faute, à désirer moralement ce salut. Dès lors l’arbitraire cesse, et le magique aussi. Le surnaturel ne se définit plus par le caprice ou le merveilleux, mais par la rédemption. Il n’accuse plus la sagesse ou la puissance du Dieu créateur ; il se réclame de l’amour du Dieu rédempteur. Il n’est plus surérogatoire dans la vie humaine. Il répond à un besoin profond, au besoin vital de l’homme ; il répond moralement à une aspiration, à une nécessité morale de l’homme puisqu’il n’intervient que lorsqu’il est demandé, réclamé par une créature déchue qui, le recevant comme une grâce, le reçoit du même coup comme un devoir et une responsabilité.
f – Nous disons qu’il en résulte au moins cela. Peut-être en résulte-t-il davantage encore (voir les deux dernières hypothèses du problème du mal). Mais ce minimum nous suffit.
Le surnaturel, c’est l’action rédemptrice de Dieu, qui, sans rien changer à l’ordre de choses préexistant, sans même achever ou réparer à la place de l’homme l’œuvre manquée de l’homme, s’adresse à l’homme afin de lui rendre la force et la volonté morale nécessaires à l’accomplissement de sa tâche qui est d’achever la création de Dieu. Le surnaturel ne s’oppose point au naturel normal, à la nature divine de l’Univers. Il n’en trouble ni n’en contredit l’harmonie, l’ordre, ni les lois qu’il achève et complète au contraire, en permettant à l’homme, devenu incapable, de consommer son œuvre et sa destinée spirituelleg ; il n’est surnaturel que par rapport à la nature déchue et à la volonté coupable de l’homme, c’est-à-dire à cette portion de la nature qui est tombée, par suite de la liberté mal employée, dans un état sous-naturel et contre-naturel.
g – Loin d’y contredire, l’ordre et l’harmonie de l’univers appellent le surnaturel pour leur complétion finale.