Où l’on considère le second dérèglement de l’orgueil.
Le désir excessif que nous avons de nous faire estimer des autres hommes fait que nous désirons avec passion d’avoir des qualités estimables, et que nous craignons extrêmement d’avoir des défauts qui nous fassent tort dans l’esprit des hommes, ou de nous trahir nous-mêmes en ne donnant point une opinion assez avantageuse de nous. Or comme on se persuade ce qu’on désire, et ce qu’on craint trop fortement, il arrive que nous venons à concevoir une trop bonne opinion de nous-mêmes, ou à tomber dans une excessive défiance de nous. Le premier de ces défauts s’appelle présomption, le second, timidité. Ces deux défauts qui semblent opposés viennent tous deux d’une même source, ou plutôt il ne sont qu’un même défaut sous deux formes différentes. La présomption est un orgueil confiant ; et la timidité un orgueil qui craint de se trahir. Nous avons du penchant à l’un ou à l’autre selon la diversité de notre tempérament. Le sang fait ordinairement qu’on se persuade ce qui est avantageux : c’est le principe de la confiance. La mélancolie fait qu’on croit tout ce qu’on appréhende ; elle fait naître nos défiances ; mais et défiance et confiance, tout est enté sur l’orgueil, puisque tout vient de l’amour excessif de l’estime, qui est le plus ancien de ses dérèglements.
Tout le monde croit qu’un présomptueux s’estime trop ; mais nous croyons pouvoir dire contre le sentiment de tout le monde, qu’il ne s’estime pas assez, et qu’il manque par un excès de bassesse, et non par un excès d’élévation disproportionnée à ce qu’il est. Il ne s’aperçoit point en effet il y a en lui une plus grande excellence, que celle qui fait l’attention de sa vanité et que le mérite de l’homme qui périt est peu de chose, comparé au mérite de l’homme immortel.
Il ne faut pas s’étonner néanmoins qu’il aime mieux se considérer par rapport au temps, que par rapport à l’éternité, puisque dans la première de ces deux vues il usurpe la gloire de Dieu, en s’attribuant tout, et rien à l’Être suprême ; au lieu que dans la vue de l’éternité il est obligé de se dépouiller de toute sa gloire pour la rapporter à Dieu. Étrange aveuglement qui ne lui permet pas de reconnaître qu’il n’y a point d’autre bonheur véritable que celui qui se confond avec la gloire de Dieu.
J’avoue cependant qu’on peut s’estimer trop en un sens ; et qu’il est même ordinaire de voir des personnes qui ont des prétentions immodérées pour la gloire humaine. Il ne faut pour en demeurer d’accord, que se souvenir de ce qu’on a déjà dit : l’amour de l’estime a été gravé dans votre cœur par rapport à la société. Car de là il s’ensuit que raisonnablement ceux-là ont plus de part à cette gloire extérieure, qui font plus de bien à la société, et qui sont plus considérables au public, soit par leurs services, soit par leurs charges, soit par l’éminence du rang auquel la Providence peut avoir attaché la domination. Les grands ont raison de prétendre aux hommages, puisque que cela se mesure par rapport à la société ; mais ils seraient bien vains et bien peu raisonnables, s’ils pensaient que le fonds intérieur de leur mérite fût de là plus grand que celui des autres hommes, et s’ils ne reconnaissaient que c’est ici une préférence d’ordre, et non pas une préférence d’excellence. Car encore un coup les avantages de l’homme qui périt, ne sont rien, comparés à ceux de l’homme qui ne périt point ; et il s’en faut beaucoup que toute la société temporelle des hommes avec ses divers gouvernements, sa puissance, ses dignités, etc. ne pèse autant que l’immortalité d’un seul homme.