Comme la connaissance de Dieu est le fondement de la religion naturelle, c’est par elle que nous devons commencer. Nous avons déjà fait voir ailleurs que cette connaissance vient de la nature, et non pas de l’éducation ; et nous l’avons fait voir avec assez d’évidence, pour n’être point obligés de nous arrêter davantage. Il reste seulement à savoir comment la connaissance de l’existence de Dieu est naturelle, puisque nous l’acquérons par le raisonnement.
On répond qu’elle est naturelle et acquise tout ensemble, et qu’il en est de cette connaissance comme de la tendresse que les pères ont pour leurs enfants, qui est naturelle par l’aveu de tout le monde, et qui ne laisse pas d’être acquise, puisqu’elle n’était point avant la naissance de l’enfant.
Ainsi, comme c’est Dieu qui est le principe de la tendresse paternelle, parce que d’un côté il nous donne des enfants, et que de l’autre il a tellement formé notre cœur, que nous ne pouvons nous empêcher de les aimer lorsque nous les avons ; c’est Dieu aussi qui est le principe de la connaissance que nous avons de son existence, parce que d’un côté il a gravé les caractères de sa sagesse dans cet univers, et que de l’autre, il a tellement formé notre esprit, qu’il ne peut s’empêcher de connaître l’existence de son Créateur à ces caractères.
Que si l’on en voit quelques-uns qui révoquent en doute, ou paraissent révoquer en doute la première vérité, on doit penser qu’ils sont dans la société ce que les monstres sont dans le monde. Après tout, n’y a-t-il pas aussi des personnes qui étouffent les sentiments de la nature ? L’on sait qu’un empereur romain fit mourir sa mère, et l’on nous a parlé mille fois de mères qui ont fait mourir leurs enfants. Si les passions du cœur de l’homme peuvent étouffer des sentiments si naturels, pourquoi s’étonnerait-on que ces mêmes passions obscurcissent la connaissance que nous avons qu’il y a un Dieu.
La conscience, qui enferme la loi naturelle, puisqu’elle agit sur ces principes, est naturelle à l’homme dans le même sens que la connaissance de Dieu : car de même que Dieu, en nous donnant d’un côté un esprit capable de connaissance, et de l’autre se manifestant avec tant de lumière dans l’univers, nous a mis dans la nécessité de le connaître ; ainsi Dieu, en nous donnant d’un côté une raison qui ne peut s’empêcher d’approuver certains devoirs et de nous les prescrire, et de l’autre un cœur qui ne peut s’empêcher de craindre lorsque nous nous reprochons de ne les avoir pas remplis, nous met dans la disposition et dans la nécessité naturelle de concevoir les remords lorsque nous faisons le mal.
La conscience donc, comme la connaissance de Dieu, est naturelle, non à la nature animale, mais à la nature raisonnable. Ce n’est point l’aveuglement et l’impétuosité de la matière, mais c’est la lumière et l’évidence de l’esprit qui la forment.
On comprendra mieux cette vérité, si l’on considère que les remords de la conscience sont composés des jugements de l’esprit et du sentiment du cœur. L’esprit, quoi qu’il fasse, ne peut s’empêcher de recevoir ces trois vérités : qu’il y a certaines actions qui sont essentiellement et nécessairement criminelles ; que le crime mérite d’être puni ; et que Dieu, qui connaît sans doute les choses comme elles sont, ne peut que désapprouver les actions criminelles. C’est la nature qui nous fait faire ces trois jugements ; et si nous nous trouvons coupables, et que nous nous en fassions l’application, c’est la nature aussi qui nous fait craindre.
Il est naturel à notre esprit de croire que certaines actions sont criminelles, parce qu’il consent naturellement aux principes que violent ces actions. On ne peut douter qu’assassiner ses amis, tuer son propre père, trahir ses bienfaiteurs, et blasphémer le nom de Dieu lorsqu’on reconnaît son existence, ne soient des actions méchantes, parce qu’elles violent des devoirs naturellement si connus, que toute la violence des passions ne peut empêcher les hommes de les approuver.
Il est naturel, en second lieu, à notre esprit de croire que le crime mérite d’être puni, puisque nous ne voyons jamais commettre de méchante action, de la nature de celles que nous avons marquées, que nous ne disions, comme par un instinct naturel, et comme étant forcés à faire ce jugement : Cette action mérite d’être punie, la même lumière qui nous fait désapprouver le crime, nous faisant juger que celui qui l’a commis est digne de punition.
Enfin, qui oserait douter que Dieu ne connaisse les actions des hommes, s’il existe, comme le sens commun nous l’apprend ; et qu’il ne les connaisse telles qu’elles sont, s’il les connaît ; et qu’il ne désapprouve celles qui méritent de l’être, s’il les connaît telles qu’elles sont ?
C’est donc une vérité très évidente et très incontestable, que la première partie de notre conscience, s’il m’est permis de parler ainsi, qui consiste dans les jugements sur lesquels les remords sont fondés, vient de notre nature, ou plutôt de Dieu, qui, en nous donnant notre raison, nous a mis dans la nécessité de former des jugements.
Qu’est-ce donc qu’on peut soupçonner qui vient de l’éducation ? Est-ce le sentiment de notre cœur, cette crainte et cette tristesse qui font la seconde partie du remords ? Nullement. Cette crainte et cette tristesse naissent infailliblement de ces trois jugements de notre esprit ; et il n’est point libre de craindre ou de ne craindre pas lorsqu’on les a formés.
Enfin, comme ce n’est pas l’éducation, mais la nature des choses, qui fait que l’injustice, l’ingratitude, la perfidie et le blasphème sont des crimes, c’est la nature, et non l’éducation, qui nous les fait considérer sous cette idée. Comme ce n’est pas l’éducation, mais leur propre noirceur, qui les rend dignes de punition, c’est leur noirceur naturelle, et non l’éducation, qui nous fait dire qu’elles méritent d’être punies. Comme ce n’est pas l’éducation, mais le sens commun et naturel, qui nous persuade qu’il y a un Dieu, et que Dieu n’approuve pas le crime que nous condamnons nous-mêmes, tout déréglés que nous sommes, il nous sera sans doute permis de conclure que nous craignons naturellement la justice de Dieu lorsque nous avons commis le mal, et que nos remords viennent de la nature, et non pas de l’éducation. Quand la raison ne le dirait pas, l’expérience nous le témoignerait ; et quand l’expérience ne nous le ferait pas connaître, la raison nous l’enseignerait. Qu’est-ce donc que l’union de l’expérience et de la raison ?
J’avoue que la nature et l’éducation s’unissent à l’égard de la conscience, aussi bien qu’à l’égard de la connaissance de Dieu. On peut raisonner de l’une comme de l’autre. La nature nous dit que Dieu hait les crimes, et que sa justice les punira. L’éducation venant là-dessus, persuade aux païens qu’il y a dans les enfers trois juges destinés à juger les hommes, et des vautours, des furies, etc., pour les punir. On ne peut renoncer à ce premier sentiment, parce qu’il est naturel ; mais on se désabuse de cette dernière erreur, parce qu’elle vient de l’éducation. Tous les hommes n’ont pas les mêmes préjugés, mais ils ont tous une conscience qui les oblige à craindre après qu’ils ont fait le mal : ainsi l’on peut dire que l’éducation change et détermine les mouvements de la conscience, mais qu’elle n’en produit point le fonds ; ou, pour m’expliquer en d’autres termes, que l’éducation est entée sur la nature à cet égard.
On trouve quelques vestiges de conscience dans tous les hommes, et même dans les plus sauvages et les plus barbares. Ceux qui ont les organes de la connaissance les plus bouchés, sont capables de quelque crainte, parce qu’ils se trouvent capables de quelque raisonnement ; et cela paraît en ce qu’ils prennent la fuite après avoir fait une méchante action. Si leurs lumières s’étendent, leur conscience s’étend aussi, par manière de dire. Ils craignent d’abord simplement, parce que l’action qu’ils ont commise leur paraît méchante. Leur crainte s’augmente s’ils viennent à connaître qu’il y a un Dieu, qui est le maître du monde et leur père commun. Que si la raison ne fait pas tout ce chemin, leur conscience ne le fait pas aussi. Comme ils ont un sens commun qui ne se déploie pas entièrement, ils ont aussi les principes d’une conscience qui demeure comme ensevelie dans leur stupidité.
Certainement, si l’on considère qu’il n’y a que les enfants, les fous, ou ceux qui ne font aucun usage de leur raison par quelque jugement de Dieu, qu’il n’est pas temps encore de vouloir pénétrer ; qu’il n’y a, dis-je, que ces gens qu’on puisse soupçonner de ne point reconnaître la religion naturelle, on ne pourra se dispenser de croire que celle-ci suit la nature raisonnable, qu’elle convient aux hommes en tant qu’ils sont hommes, et que l’exercice de cette religion dépend essentiellement de l’exercice du sens commun.
Enfin, les hommes les plus barbares ont une raison, bien qu’ils n’en fassent pas grand usage ; un cœur, bien qu’ils n’y pensent pas ; un sentiment qui les porte à aimer ceux qui leur font du bien ; une lumière naturelle qui leur dit qu’ils sont coupables lorsqu’ils les ont maltraités : et d’ailleurs, la révélation de la nature est tellement devant leurs yeux, qu’ils ne peuvent tirer la moindre conséquence de tout ce qu’ils voient, ni connaître les autres choses, ni se connaître eux-mêmes, ni regarder le ciel ou la terre, ni ouvrir les yeux, par manière de dire, et les porter sur le monde avec quelque réflexion sans se dire que tout cela ne s’est point fait de lui-même ; car cette pensée ne vient point de quelque spéculation de philosophie, elle naît de la première idée des choses, et de la plus pure et plus commune lumière du sens commun : de sorte que tout homme l’a nécessairement, ou l’aura dès qu’il fera usage de sa raison.
Concluons donc que tous les hommes ont les principes de la religion naturelle, qui se développent en eux à mesure qu’ils vivent en hommes.