[Sources : Les plus anciennes sont les documents mentionnés ou cités par Eusèbe. Mentionnés : Les lettres des martyrs de Lyon de 177 aux Églises d’Asie et de Phrygie et au pape Éleuthère, et la lettre où les chrétiens de la Gaule formulaient leur avis sur la question montaniste(H.E., 5.3.4). Un écrit d’Apollinaire d’Hiérapolis (H. E., 5.19.1 ; 16.1). Un écrit de Miltiade Περὶ τοῦ μὴ δεῖν προφήτην ἐν ἐκστάσει λαλεῖν. (H.E., 5.18). Cités :Une lettre de Sérapion d’Antioche (v. 200) à Caricus et Ponlicus (H. E., 5.19). Un ouvrage d’Apollonius d’Ephèse (H. E., 5.18). L’ouvrage d’un anonyme à Abercius Marcellus, écrit vers l’an 211 (H. E., 5.16). — Après cela, Tertullien, De corona militis ; De fuga in persecutione ; De exhortatione castitatis ; De virginibus velandis ; De monogamia ; De ieiunio adversus psychicos ; De pudicitia. Ses sept livres De exstasi sont perdus ; Pseudo-Tertullien, 21, Philastrius, 49 ; Épiphane, ici bien renseigné et qui a puisé à une source ancienne, l’ouvrage de Miltiadec à ce qu’il semble, Haer., xlviii, xlix. Les Philosophoumena, viii, 19 ; x, 25.
Travaux : Duchesne, Hist. anc. de l’Égl., I, ch. xv. P. de Labriolle, La crise montaniste, Fribourg et Paris, 1913. Les sources de l’histoire du montanisme, Fribourg et Paris, 1913.]
Le montanisme n’est plus, comme le judéo-christianisme et la gnose, le résultat d’un effort de la philosophie et des religions du dehors pour retenir le christianisme dans les cadres de l’Ancien Testament ou le transformer plus ou moins en elles-mêmes : c’est une lutte domestique d’éléments intérieurs à l’Église : c’est proprement une hérésie. Dans la crise gnostique, il s’était agi de savoir qui devait diriger la foi et la conduite des fidèles, de la spéculation représentée par la gnose et ses docteurs ou de l’enseignement traditionnel représenté par la catéchèse ecclésiastique et par les évêques. Dans la crise montaniste, la question est de savoir d’abord si l’économie de grâce apportée par Jésus-Christ et reçue par les apôtres est l’économie dernière et définitive, ou s’il ne doit point y en avoir une plus parfaite due à l’effusion spéciale du Saint-Esprit sur de nouveaux prophètes ; et conséquemment, si les successeurs des apôtres, les évêques, restent souverainement préposés à la direction doctrinale et morale de l’Église, ou si, à côté et au-dessus d’eux, cette direction ne revient pas à ces prophètes immédiatement inspirés de Dieu. L’autorité doctrinale et hiérarchique de l’Église avait dû premièrement se défendre contre les prétentions de la spéculation : elle doit se défendre maintenant contre celles de l’inspiration privée.
Bien que la chronologie en demeure quelque peu incertaine, on connaît assez bien les origines du mouvement montaniste. C’est probablement aux environs de l’an 172 qu’un certain Montan, nouveau converti du bourg d’Ardabau, dans la Mysie phrygienne, commence à éprouver des transports et des extases et à proférer des discours qui le font passer aux yeux des uns pour possédé, pour inspiré aux yeux des autres. Deux femmes, Priscilla et Maximilla, s’attachent à lui et présentent bientôt les mêmes troubles étranges. L’agitation gagne la Phrygie (ἡ κατὰ Φρύγας αἵρεσις). Les foules accourent dans la plaine située entre Pépuze et Tymium, où doit descendre incessamment la céleste Jérusalem. Là, les assemblées se tiennent et les saints mystères se célèbrent en plein air : on y est témoin de phénomènes extraordinaires d’extase et de lévitation. Comme la fin du monde est proche, chacun vend ses biens ou les met en commun pour les besoins des frères. L’enthousiasme est à son comble.
Quelle était donc la doctrine qui le motivait ? Au fond, le montanisme fut plutôt, au début surtout, un mouvement, une sorte de revival spirituel et excessif qu’un système défini. La morale y tenait plus de place que la spéculation. Cependant les nouveaux prophètes, Montan et ses acolytes, prétendaient être entre les mains de l’Esprit ce qu’est la lyre entre les mains du musicien ; l’homme dormait, mais l’Esprit veillait : c’est Dieu qui parlait en son nom propre ; le prophète ne faisait que prêter ses organes. On voyait dans cette inspiration l’effusion du Paraclet annoncée par le Sauveur et relatée Jean.14.16, etc. Quelques-uns même, distinguant entre le Paraclet et le Saint-Esprit, affirmaient que ce dernier seul était descendu sur les apôtres, tandis que le premier, réservé à Montan, enseignait par son entremise une doctrine supérieure à celle de Jésus-Christ.
Non pas que le symbole chrétien dût être corrigé par la nouvelle révélation. Tertullien, montaniste, soutient au contraire qu’elle, le confirme ; mais elle mettait fin à certaines indulgences que Jésus-Christ avait cru devoir laisser encore subsisterc. Ainsi les secondes noces étaient prohibées et, au début, peut-être même les premières ; de nouvelles fêtes, des jeûnes plus fréquents étaient introduits. Outre le carême, on admettait deux périodes de xérophagie pendant lesquelles on ne mangeait que des aliments secs et des racines. Mais ce qui dominait tout et donnait à tout le reste sa signification et sa force, c’était la croyance à l’imminence de la parousie et du millenium. Le Christ allait bientôt descendre pour régner sur son peuple : il fallait se préparer à cet événement par un détachement universel.
c – Tertullien, De monogamia, 2, 3, 14. De virgin. vel., 1.
Pénétrés de cette conviction et ardents au prosélytisme, les montanistes firent en Orient des progrès rapides et répandirent leurs erreurs dans la province d’Asie, dans la Galatie et surtout dans la Phrygie où l’on s’efforça de les cantonner. Parmi les premiers qui se distinguèrent dans la secte, on cite un certain Alcibiade, qui paraît l’avoir gouvernée après Montan ; un prétendu confesseur de la foi, Thémison, auteur d’une épître blasphématoire contre le Seigneur et les apôtres authentiques ; un voleur, Alexandre, dont le dossier existait encore à Éphèse, et un naïf et un convaincu, Théodote, qui se tua, dit-on, dans une expérience de lévitation. Le monde cataphrygien était, comme on le voit, composé d’éléments fort mêlés. Puis, vers 200-207, nous trouvons les montanistes établis à Rome et ayant à leur tête Proclusd et Æschine. La division ne tarda pas à éclater entre eux à l’occasion de la controverse monarchienne, et l’on eut les montanistes kata Proclum et les montanistes kata Aeschinem. Mais à ce moment-là même (vers 202), la secte fît une conquête de premier ordre dans la personne de Tertullien. Sous son influence, elle s’organisa en Afrique, et les scènes étranges que l’on avait vues en Phrygie se reproduisirent dans les nouvelles communautés. Tertullien en donne dans son traité De anima (9) un spécimen intéressant.
d – Eusèbe, H. E., 2.25.6-7 ; 3.28.2 ; 31.4 ; cf. 6.20.3. C’est probablement le même que Tertullien nomme Proculus (Adv. Valentinianos, 5).
L’Église cependant ne s’abandonna pas, et s’efforça immédiatement de repousser l’attaque et de réduire l’erreur. En Orient, de saints évêques cherchèrent à ramener les égarés et de vigoureux apologistes lancèrent leurs réfutations. Eusèbe a connu ou cité les ouvrages d’Apollinaire d’Hiérapolis, de Miltiade, de Sérapion d’Antioche, d’Apollonius, et enfin d’un anonyme qui écrivait treize ans après la mort de Maximilla, c’est-à-dire vers 211, et dont il a conservé des fragments précieux. En même temps, plusieurs conciles des évêques de Phrygie et des environs se réunirent. On en mentionne un à Iconium où il fut décidé que l’on renouvellerait le baptême des montanistes qui se convertiraiente, et un autre à Synnada (H.E., 7.7.5). Tous deux ont dû se tenir entre les années 230-235.
e – Epist. Firmiliani ad Cyprianum (Cypriani Epist. LXXV, 1, édit. Hartel).
En Occident, les premiers écrits connus relatifs au montanisme sont les lettres des martyrs lyonnais de 177 aux frères d’Asie et au pape Eleuthère envoyées, dit Eusèbe, τῆς τῶν ἐκκλησιῶν εἰρήνης ἕνεκεν, pour tâcher d’amener la paix. Cette expression a fait penser à quelques-uns — et les protestants l’ont souvent répété — que les auteurs de ces lettres étaient favorables aux montanistes. Non pas précisément ; car Eusèbe ajoute qu’un peu plus tard ces documents furent produits par les chrétiens de Gaule, lorsqu’ils donnèrent sur la question leur jugement, un jugement « pieux et très orthodoxe (εὐσεβῆ καὶ ὀρϑοδοξοτάτην) ». Or, comment auraient-ils mis en avant des écrits qui auraient contredit leur sentiment ? Les mots εἰρήνης ἕνεκεν n’ont donc pas le sens et la portée qu’on leur attribue. Quant à Eleuthère, bien que saisi de la question, il ne paraît pas, non plus que son successeur Victor, l’avoir tranchée définitivement. Elle le fut par Zéphyrin qui, ignorant d’abord du véritable état des choses, puis renseigné par le monarchien Praxeas, put arrêter à temps les lettres de communion déjà expédiées aux églises montanistes.
Tous ces écrits et ces mesures, s’ils n’arrêtèrent pas immédiatement le mouvement montaniste, limitèrent du moins sa diffusion et ses progrès. En Afrique, la secte s’étendit peu : elle avait presque entièrement disparu vers 370 et elle s’évanouit tout à fait au temps de saint Augustin. En Orient, sa vie fut plus tenace ; elle eut ses martyrs, dont elle faisait grand état. Les rigueurs de Constantin et de Théodose ne réussirent pas à l’extirper, et Sozomène témoigne que les montanistes étaient encore fort nombreux de son temps. Ils ne semblent pas avoir survécu au vie siècle.
[Eusèbe, H. E., 5.16,20-22. — Dans certaines églises rattachées au montanisme, un oracle de Quintilla ou de Priscilla donna lieu à d’étranges coutumes. La prophétesse avait vu en songe le Christ, sous forme de femme, descendre vers elle et lui communiquer la sagesse. On en conclut que les femmes pouvaient, comme les hommes, entrer dans le clergé et exercer les fonctions liturgiques. Sept vierges habillées de blanc se présentaient à l’assemblée avec des lampes allumées, et, comme violemment agitées par le Saint-Esprit, exhortaient le peuple à la pénitence (S. Épiphane, Haer. xlix, 1, 2). — Les montanistes furent accusés au ive siècle d’immoler un enfant dont on tirait le sang dans les saints mystères (Philastrius, 49 ; S. Épiph., Haer. xiviii, 14). S. Jérôme, qui rapporte cette accusation (Epist. xli, 4), n’y veut pas croire, et rien en effet ne la justifie. Voir Sozomène Hist. eccles., ii, 32, sur le nombre des montanistes, et sa remarque, (vii, 18) sur une de leurs particularités qui était de célébrer toujours la fête de Pâques le huitième jour des ides d’avril ou le dimanche suivant, si ce jour n’était pas un dimanche.]
Une réaction, qui donna dans l’erreur opposée à la leur, paraît d’ailleurs s’être produite contre eux, en Asie Mineure, presque aussitôt après leurs premiers éclats. Saint Irénée (Adv. Haer.3.11.9) connaît des gens qui, pour ne pas admettre les manifestations du Saint-Esprit, repoussent l’évangile de saint Jean où cette effusion est annoncée. En rapprochant ce texte des données de saint Épiphane (Haer. li) et de Philastrius (60), on incline à voir dans ces dissidents les aloges, dont l’origine remonterait ainsi aux années 170-180.
Ce que rapporte d’eux saint Épiphane est fort simplef. Ils rejettent l’Évangile et l’Apocalypse de saint Jean et attribuent ces deux livres à Cérinthe, prétendant qu’ils ne sont pas dignes d’être reçus dans l’Église (3) ; dès lors ils rejettent aussi le Logos prêché par l’apôtre (3, 18), et à cause de cela méritent bien le nom d’ἀλογοι (sans raison, 3). Saint Épiphane ne suppose pas cependant que l’éloignement qu’ils montrent pour le terme λόγος entraîne chez eux la négation de la personne du Fils — au contraire, il témoigne qu’ils sont généralement d’accord avec l’Église — ; ni même que leur refus de reconnaître le quatrième évangile et l’Apocalypse vienne d’un esprit anti-montaniste : on tire cette dernière conclusion plutôt de la comparaison de sa notice avec le passage de saint Irénée.
f – Saint Épiphane a dû puiser ses renseignements dans le Syntagma de saint Hippolyte, et dans un autre ouvrage, probablement du même auteur, spécialement dirigé contre les aloges (Harnack, Lehrb. der DG., l, p. 708, note 1).
Par contre, cet esprit semble très clair dans le cas du prêtre Caius qui, un peu plus tard, vers l’an 210, rejetait non pas l’Évangile mais l’Apocalypse de saint Jean, car c’est dans un écrit contre les montanistea qu’il avait formulé cette opinion. (H.E. 3.28.1)
On ne saurait, en tout cas, s’autoriser de ces faits pour affirmer que la canonicité du quatrième évangile n’était pas encore reconnue vers les années 170-180. Pour l’Apocalypse, la question est un peu différente : on n’ignore pas que ce livre, reçu depuis longtemps alors en Occident, eut quelque peine à entrer définitivement dans le canon des Églises grecques. (H.E. 3.24.17 ; 25.1-4)