Du ve au viie siècle, le progrès de la doctrine sur l’Église, considérée comme l’assemblée des fidèles et dans ses rapports mystiques avec Jésus-Christ son fondateur, fut peu sensible dans la théologie grecque. Tout avait été dit notamment sur l’Église cité de Dieu, Jérusalem nouvelle, épouse de Jésus-Christ, vierge immaculée, jardin fermé, etc. ; et saint Cyrille, qui revient fréquemment sur ces métaphores, ne fait guère que répéter ce qu’avaient dit ses devanciers. Mais d’autre part, le symbole rapporté par saint Épiphane, et qui passa plus tard pour être celui du deuxième concile général, contenait un article où l’on déclarait croire εἰς μίαν, ἁγίαν, καϑολικὴν καὶ ἀποστολικὴν ἐκκλησίαν. Commentant, pour ainsi dire, cette formule, on affirma qu’il n’y a qu’une seule Église du Christ, et que cette église, malgré la diversité des églises particulières qui la composent, est une. Cette unité repose sur l’unité de foi (τῇ συμφωνίᾳ τῶν ἀληϑῶν δογμάτων) sur ce qu’il n’y a pas entre les fidèles partage de croyances (διχόνοια, πνευματικὴ), et aussi sur l’unité du baptême. L’unité de gouvernement n’est pas mentionnée. Or, de cette Église une la doctrine ne saurait qu’être vraie, et la discipline sainte. L’Église, dit saint Maxime, est « la confession orthodoxe et salutaire de la foi », (ἡ ὀρϑὴ καὶ σωτήριος τῆς πίστεως ὁμολογία : et Isidore de Péluse, avant lui, l’avait plus complètement définie « l’assemblée des saints qu’unit la vraie foi et la plus excellente discipline », τò ἄϑροισμα τῶν ἁγίων τὸ ἐξ ὀρϑῆς πίστεως καὶ πολιτείας ἀρίστης συνκεκροτημένον. D’où la conclusion qu’on ne peut se sauver que dans l’Église : « Hors de la cité sainte, écrit saint Cyrille, on ne reçoit point miséricorde. » D’autre part, l’Église est, par destination, catholique ; elle est visible à tous les yeux. L’œuvre des apôtres est continuée par ses prêtres : ses premiers évêques s’appelaient apôtres.
Aux évêques et, en général, au clergé, par opposition aux laïcs, sont réservés dans l’Église le premier rang et le gouvernement de la communauté chrétienne. Les prêtres, dit Théodoret, sont comme la face de l’Église, à cause de leur prééminente dignité. Leur pouvoir vient de Dieu, et les laïcs ne doivent point les juger ; la dignité des princes mêmes est intérieure à la leur. Ce dernier point est et reste vrai en théorie, et lorsque les empereurs deviendront hérétiques ou favoriseront l’hérésie, les persécutés sauront, au besoin, le leur rappeler. Mais, en pratique, nous ne devons point oublier qu’avec le cinquième siècle surtout se développe ce que l’on peut appeler le byzantinisme théologique, c’est-à-dire l’immixtion permanente en Orient du pouvoir civil dans le gouvernement de l’Église et dans les conflits doctrinaux. L’empereur convoque les conciles, les dissout, en approuve ou en rejette les décisions, lance des confessions de foi et oblige l’épiscopat à y souscrire, dépose à peu près à son gré les patriarches et évêques récalcitrants, en un mot regarde les causes ecclésiastiques comme ressortissant à son pouvoir suprême. C’est là une situation dont l’Église grecque s’accommodait tout en en gémissant, que repoussaient cependant les âmes plus fières. Malheureusement, cette situation était, en partie, le résultat de la faute commise dans l’attribution au patriarche de Constantinople — patriarche de la cour — d’une dignité et d’une autorité exceptionnelles. Le concile de 381 lui avait déjà donné le second rang dans l’Église, après l’évêque de Rome, parce qu’il siégeait dans la nouvelle Rome, la Rome de l’Orient. C’était blesser et affaiblir Alexandrie. Le concile de Chalcédoine aggrava le mal, en supprimant l’autonomie des diocèses du Pont et de l’Asie (Néocésarée et Éphèse) qu’il soumit à Constantinople, et en diminuant, par la création du patriarcat de Jérusalem, le prestige et la force de celui d’Antioche. Tout cela, légitimé par cette considération que l’importance civile de la cité devait valoir au patriarche une autorité plus grande, conduisait naturellement à penser que l’évêque dans la communauté chrétienne tenait, sinon son pouvoir essentiel, du moins l’étendue de sa juridiction du pouvoir civil, et partant que le prince avait qualité pour légiférer dans l’Église. Rien n’était plus désastreux pour l’indépendance de cette Église et pour la pureté de son dogme. Le patriarche de Constantinople était devenu, en fait, le prélat le plus influent de l’Église d’Orient, et ce prélat était sous la main de l’empereur plus adulé que jamais.
Les papes, et saint Léon surtout, protestèrent contre ces décisions qui méconnaissaient les droits acquis, et qui, en leur créant à eux-mêmes des rivaux, préparaient le schisme. L’événement prouva qu’ils avaient vu juste. En principe cependant, leur autorité était reconnue de l’Église grecque, et même ne s’exerça jamais plus activement que dans la période qui va du ve au milieu du vie siècle.
D’abord, le fondateur de l’Église romaine, l’apôtre Pierre, continue d’être considéré par nos auteurs comme le premier, le chef, le coryphée du collège apostolique, πρῶτος, πρόκριτος, κορυφαῖος τῶν ἀποστόλων. La pierre de Math.16.18, n’est pas toujours, il est vrai, interprétée de la personne même de l’apôtre. Elle l’est, par Cyrille, du Christ lui-même ; par Cyrille encore, Théodoret et Isidore de Péluse, de la foi de l’apôtre, solide comme le rocher, et sur laquelle est édifiée l’Église ; mais elle l’est aussi de la personne de l’apôtre par saint Cyrille toujours, qui explique que Simon a reçu le nom de Pierre « parce que Jésus-Christ se proposait de fonder sur lui (ἐπ᾽ αὐτῷ) son Église », et par saint Maxime le Confesseur. Saint Cyrille corrobore cette interprétation dans son commentaire du Confirma fratres tuos : « Sois le fondement solide et le maître (στήριγμα καὶ διδάσκαλος) de ceux qui m’appartiennent par la foi. »
Cette reconnaissance de la primauté de saint Pierre était une reconnaissance indirecte de celle des papes. Mais il existe des textes et des faits d’une portée plus directe, et qui établissent, sans doute possible, que l’Orient, à l’époque qui nous occupe, voyait dans l’évêque de Rome un évêque d’une autorité supérieure, dont l’assentiment était nécessaire pour la conclusion des affaires importantes intéressant l’Église. Dans sa lettre xi à Célestin, saint Cyrille, patriarche lui-même, ne le nomme pas frère, mais père, et ajoute qu’une longue coutume des églises l’obligeait, lui, Cyrille, à communiquer à sa sainteté les affaires du genre de celle de Nestorius et à la consulter avant d’agir. Au cours de son homélie xi, le même Cyrille appelle Célestin « l’archevêque œcuménique » (ἀρχιεπίοκοπος πάσης οἰκουμένη). Dans la deuxième session du concile d’Éphèse, Firmus de Césarée déclare qu’il est inutile de juger à nouveau Nestorius : il y a sur son cas une décision et une sentence portée (ψῆφον καὶ τύπον) : c’est celle du pape. Déposés par le brigandage d’Ephèse, Flaviun de Constantinople et Eusèbe de Dorylée en appellent à saint Léon. Déposé aussi, Théodoret en appelle au même saint Léon par sa lettre cxiii, si précise sur la primauté romaine.
[« Si Paul, le héraut de la vérité, la trompette du Saint-Esprit, accourut auprès du grand Pierre pour recevoir de lui et rapporter à ceux d’Antioche la solution des difficultés qui les partageaient à propos des observances légales, combien plus faut-il que nous, humbles et petits, recourions à votre siège apostolique pour recevoir de vous le remède aux blessures des Églises. Car il vous convient de toutes façons de tenir le premier rang ; une multitude de privilèges ornent votre siège… Pour moi, j’attends la décision, etc. » V. le reste du texte cité plus haut.]
Au concile de Chalcédoine, les légats du pape président aux résolutions et définitions ; et dans leur lettre synodale à saint Léon, les pères du concile lui demandent « d’honorer leur décision de son adhésion », de donner « force et confirmation » à ce qui a été décrété, de les traiter eux, les enfants de sa souveraineté, comme il convient. Plus tard, en 483, c’est encore au pape que recourt le patriarche Jean Talaïa, chassé d’Alexandrie. En 519, les Grecs souscrivent à la fameuse formule d’Hormisdas, si claire sur la primauté de l’Église romaine, son indéfectibilité dans la vraie foi, si nette à prononcer que l’on ne saurait être dans la communion de l’Église qu’à la condition d’être en communion avec le siège apostolique. En 544, Mennas de Constantinople souscrit au document de Justinien qui condamne les trois chapitres, mais il réserve le jugement du pape. On sait assez que les papes intervinrent continuellement en Orient à propos des controverses monothélites, et que leur intervention fut sollicitée et acceptée. Celle d’Agathon fut alors décisive comme celle de Léon à Chalcédoine, et après s’être écrié que « Pierre avait parlé par Agathon », le VIe concile général, dans son adresse au pape, le reconnut pour le πρωτοϑρόνος τῆς οἰκουμενικῆς ἐκκλησίας, établi « sur la pierre solide de la foi ». Il sollicita de sa « sainteté paternelle » de vouloir bien confirmer par ses rescrits la sentence portée.
La signification de ces textes et de ces faits se trouve corroborée par la façon dont Socrate et Sozomène racontent les péripéties de la querelle arienne ; car, bien qu’orientaux, ils ne font évidemment l’un et l’autre nulle difficulté de reconnaître le bien-fondé des prétentions papales. Mais elle trouve surtout sa confirmation dans une lettre de saint Maxime, écrite de Rome à la vérité, mais qui n’en a pas moins une importance capitale, et qu’il faudrait citer en entier :
« Dès le moment où le Dieu Verbe est descendu vers nous et s’est incarné, écrit le saint confesseur, toutes les églises chrétiennes répandues partout ont reçu et possèdent comme unique base et fondement [l’Église] très grande qui est ici. Suivant la promesse même du Sauveur en effet, elle ne peut être renversée par les portes de l’enfer : elle possède les clefs de la foi orthodoxe en lui et de sa confession ; et elle ouvre à tous ceux qui s’approchent avec piété [les sources] de la seule et légitime religion, tandis qu’elle ferme et fait taire toute bouche hérétique, clamant dans les hauteurs l’iniquité. »
La théologie grecque des ve-viie siècles voyait donc certainement dans l’évêque de Rome un évêque supérieur aux autres en dignité et en autorité, un évêque dont la communion régulièrement s’imposait, à qui l’on pouvait en appeler même de sentences de patriarches et de conciles orientaux. Ce n’était pas sans doute tout ce que réclamaient les papes, et les Grecs, de leur côté, donnèrent, dans la pratique, plus d’un démenti à leurs principes. En deux circonstances, la première fois à propos de l’hénotique (484-519), la seconde à propos du monothélisme (668-678), l’Église grecque fit schisme et se sépara de Rome. Le Ve concile général lui-même se tint malgré Vigile, dont il raya le nom des diptyques ; Honorius fut condamné comme complice d’hérésie par le VIe concile, et les patriarches de Constantinople, Épiphane et Jean IV le Jeûneur, s’attribuèrent le titre de patriarches œcuméniques. Toutefois ces faits, en montrant que les Grecs portaient impatiemment le joug, n’infirment pas le droit reconnu ; et il est curieux de constater comment, dans les révoltes mêmes, ce droit arrivait à se faire jour. Justinien et le concile de 553, tout en rayant des diptyques le nom de Vigile, déclarent cependant qu’ils veulent garder la communion avec le siège apostolique, tant cette communion avec Rome leur paraissait nécessaire pour n’être pas eux-mêmes hors de l’Église.