Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

Chute

Récit de Gen. ch. 3

— Si tout est allégorique ou mythique, le récit n’a plus de valeur. — Quelle est la mort dénoncée ? — Dieu n’est-il pas l’auteur du péché ? (Controverse du xviie siècle : Bayle, Leibnitz etc.). — Opinion moderne, même orthodoxe, (contre-pied de l’ancienne) peu d’accord avec les données de la Bible sur la chute, avec celles de la conscience sur le péché et avec l’Angélologie. — Symbolisme réaliste.

Nos premiers parents trouvaient dans leur état intérieur et extérieur la source d’une pure et constante félicité. Ils n’y persévérèrent pas. Dieu leur avait dit : « Vous ne toucherez point aux fruits de l’arbre qui est au milieu du jardin, car au jour que vous en mangerez, vous mourrez. » Ils se laissèrent entraîner par le serpent à violer cette défense ; ils connurent dès lors par expérience le bien et le mal, et en même temps la honte, la crainte, le remords (Genèse 3.7-8) ; ils redoutèrent la présence de Dieu qui faisait auparavant leur joie ; ils furent bannis d’Eden, et assujettis à un travail pénible, à la souffrance et à la mort. Mais la miséricorde s’unit à la justice ; une promesse mystérieuse accompagna la sentence de condamnation (Genèse 3.15).

Ce récit, étrange par tant de côtés, porte pourtant en soi la solution des questions métaphysiques les plus hautes ; la science l’a sans cesse attaqué et y est sans cesse revenue. C’est que dans sa simplicité presque enfantine, il renferme le mot de la grande énigme que présente l’état actuel de l’homme (et du monde) ; c’est qu’il répond, mieux que tous les systèmes, aux postulats réels de la raison, aux aspirations de la conscience religieuse et morale, à ces pressentiments du cœur qui semblent comme des souvenirs voilés. Il y a quelque chose qui étonne et attire tout ensemble, et qui trouve un témoignage indéfinissable dans le fond le plus mystérieux de notre être. N’oublions pas qu’il s’est conservé chez la plupart des anciens peuples, des idées de la chutea, ainsi que de l’espérance qui s’y joint...

a – Ce mot se lit Sapience.10.1 :« C’est elle qui a gardé le Père des hommes et qui le retira de sa chute. »

Ce fragment de l’Histoire sainte a été l’objet de recherches et de spéculations infinies. On a demandé ce qu’auraient été les hommes si Adam n’eût pas péché ? — On a demandé si la chute s’accomplit en un seul moment et un seul acte, ou par une série d’actes successifs ? — Combien de temps dura l’état d’innocence (6 heures, 6 jours, 40 jours, 7 ans, etc.) ? — Comment s’opéra la tentation ? etc., etc. Questions vaines et pour la plupart téméraires, que la vraie science laisse à l’écart comme la simple foi.

Mais il en est une plus sérieuse que nous avons déjà rencontrée sur les récits qui précèdent et qui revient sur celui-ci : Faut-il l’entendre littéralement ou allégoriquement ?

L’interprétation allégorique a toujours eu des partisans soit dans les temps anciens (Philon, Clément d’Alexandrie, Origène, etc.), soit dans les temps modernes. Pour la motiver, les uns ont invoqué le langage symbolique et légendaire des peuples primitifs ; les autres ont supposé que la narration avait été calquée sur un document antérieur, écrit en caractères hiéroglyphiques, et où l’auteur de la Genèse aurait pris la figure ou la lettre pour le fait ; d’autres encore y ont vu un mythe historique représentant la perte de ce que la tradition nomme l’Age d’or, ou un mythe philosophique destiné à rendre sensibles les premières origines du mal. La haute métaphysique et la haute critique allemandes se sont attachées à cette idée du mythe, dont elles ont fait pendant un temps une des clefs de la science, assimilant les traditions bibliques aux autres traditions religieuses ; mais il faut reconnaître que, tout en essayant de ramener le texte sacré à leur point de vue propre, les grandes écoles qui se sont succédé l’ont considéré et traité avec un sérieux profond (Schelling, Hegel, etc.).

L’interprétation littérale, la simple admission du récit, présente certainement bien des obscurités et des difficultés. Elle ne doit ni ne peut être poussée jusqu’à méconnaître entièrement le symbolisme qui caractérise le style biblique à tant d’égards et en tant d’endroits, et que toutes les opinions laissent d’ailleurs subsister ici à quelque degré. Mais elle est donnée par la forme historique du troisième chapitre de la Genèse, par l’absence de toute indication que l’auteur ait eu l’intention d’écrire une allégorie, par l’opinion constante des Juifs et des chrétiens, par d’autres passages de l’Ecriture (2 Corinthiens 11.3 ; 1 Timothée 2.14). Le plus sage est de s’y tenir, sans la presser avec le respect superstitieux du servilisme : disposition difficile entre les deux tendances contraires qui portent si loin, l’une dans le sens négatif, l’autre dans le sens affirmatif, l’une vers l’allégorisme, l’autre vers le positivisme ou le culte de la lettre.

Divers traits du Nouveau Testament conduisent à voir dans le serpent l’esprit du mal (Apocalypse 12.9 ; 20.2 où Satan est appelé l’ancien serpent ; Jean 8.44, comp. à Hébreux 2.14 où le Diable est représenté comme meurtrier dès le commencement et ayant l’empire de la mort, allusion visible à Gen. ch. 3. (Cf. Matthieu 13.28 ; 1 Jean 3.8) Aussi l’Eglise l’a-t-elle cru dans tous les temps (Justin, Tatien, Irénée, Tertullien, etc.). Parmi les allégorisants, les uns ont dit que c’était un serpent réel qui devint la cause de la tentation et de la chute, en mangeant devant Eve du fruit défendu, et que tout le reste du récit est une draperie légendaire ; les autres ont dit qu’il n’y eut ni serpent ni démon, et que le mot nachash désigne seulement, d’après son étymologie, l’attrait de la séduction et ses insinuations progressives dans le cœur. Bien des théologiens ont pris le texte sacré dans un sens historique et allégorique tout ensemble. Morusb dit que « c’est une narration didactique où l’écrivain a voulu nous montrer, par l’exemple de nos premiers parents, comment le péché se développe d’ordinaire. Moïse nous apprend qu’il arriva aux premiers hommes ce qui arrive encore aux justes : la seule différence, c’est que les premiers hommes n’avaient pas encore péché. Il désigne sous le nom emprunté de serpent la cause extérieure de la chute, sans doute pour marquer les détours par lesquels le mal s’insinue peu à peu ». — Il est bien clair qu’ainsi entendu, le caractère allégorique finit par absorber le caractère historique qu’on croit conserver.

bEpît. théol., p. 99

Deux observations générales, que nous avons eu occasion de faire sur ce qui précède, s’appliquent également ici : 1° Dès qu’on se laisse librement aller à l’interprétation allégorique, à la spéculation métaphysique, mystique, psychologique, on en perd la base, car peu à peu le récit sur lequel tout porte échappe en entier ; à force de le rationaliser, on le volatilise. S’il ne renferme pas un fond réel, c’est un pur néant qui ne vaut plus la peine qu’on s’y donne ; 2° Il est un fait de nature à rendre circonspect aujourd’hui vis-à-vis de ces monuments de l’antiquité biblique. On a longtemps dit de l’histoire de la création, comme de celle de la chute, qu’il fallait l’entendre allégoriquement. Or, nous voyons la géologie, l’astronomie, la physique, relever et légitimer dans ce majestueux frontispice des Ecritures, précisément les traits qui offusquaient le plus une prétendue science et qu’elle avait voulu surtout faire disparaître, comme l’existence de la lumière avant le soleil, les formations successives de la terre jusqu’à l’apparition de l’homme. Sans doute il n’y a pas dans les fiat de la Genèse cette rigueur d’exposition et d’expression que réclame la pensée discursive ; c’est de la religion, ce n’est pas de la cosmologie, ce n’est pas même de la théologie. Mais il y a ces grands rapports qui ont frappé dès le premier moment, et auxquels il faut surtout s’arrêter ; il y a ces étonnantes rencontres que rien ne faisait soupçonner et qui éclatent après 60 siècles ; il s’y découvre un réalisme positif là même où on s’attendait le moins à le trouver. Devant un fait pareil, le scalpel de la haute critique ne doit-il pas éprouver quelque respect ou tout au moins quelque hésitation ? Ce qui lui arrive si inopinément pour l’un des récits de cet antique document n’est-il pas de nature à la rendre circonspecte envers les autres ?

A quelque interprétation qu’on s’arrête, il reste toujours qu’Adam et Eve, jusque-là innocents et heureux, cédant à la tentation, s’écartèrent librement de la volonté de Dieu en doutant de la vérité de sa parole, et que dès lors leur condition tout entière changea profondément. Nous voyons là l’affinité de la loi du devoir et de celle du honneur, que révèle la conscience ; l’origine du mal moral et physique ; l’incrédulité produisant le péché, et le péché l’éloignement de Dieu et la mort. Voilà le fond du récit ; voilà l’essentiel, ce que réclame la religion, ce qui intéresse la foi et la vie. Retenons ces grands faits, qui nous expliquent en quelque sorte nous-mêmes à nous-mêmes, et laissons le reste à la spéculation théologique ou philosophique. C’est sur ce fond religieux que va se greffer le christianisme. En thèse générale, les appels du christianisme sont écoutés, crus, obéis, quand ils semblent une réponse d’En-haut aux vœux de la conscience, quand ils trouvent un témoignage secret dans les aspirations de l’âme humaine, convaincue de péché, de justice et de jugement et soupirant après le pardon et le secours divin. Ce fait d’une certitude immédiate, l’apologétique le relève et l’invoque à bon droit ; il fournit un argument réel, car il révèle en quelque sorte dans le Créateur de l’homme, l’Auteur de l’Evangile : argument d’un grand prix et d’une large application que nous n’avons critiqué ailleursc, qu’en tant qu’on a voulu en faire l’argument principal ou même l’argument unique, compromettant par là sa vérité et sa force, en exagérant sa portée.

cIntrod. à la Dogm. : Question des preuves de la révélation.

Parcourons quelques-unes des questions auxquelles a donné lieu cette partie du récit biblique :

Quelle est la mort qui fut dénoncée à nos premiers parents ? est-ce la mort corporelle, ou la mort spirituelle, ou la mort éternelle, ou les trois à la fois ? — A première vue il semble que c’est seulement la mort corporelle (Genèse 3.19). Mais pour peu qu’on pénètre dans l’intérieur du récit et qu’on prenne garde au langage général de l’Ecriture, on ne tarde pas à y voir davantage, c’est-à-dire la mort dans son sens biblique complet. La mort que Dieu dénonce à Adam est la suite et la peine de sa transgression. Or, la mort spirituelle, perte de la communion avec Dieu, qui constitue la vie des âmes, est la conséquence naturelle et nécessaire du péché, c’est le péché lui-même dans son plein développement ; et la mort éternelle, privation de la présence et de la gloire divine, est la suite ou la prolongation de la mort spirituelle. Le mot mort désigne souvent dans l’Ecriture le mal en général, l’ensemble des misères physiques et morales auxquelles le pécheur se trouve assujetti ; comme le mot vie désigne la plénitude du bien. Ainsi Moïse lui-même, après avoir récapitulé la Loi, avec les menaces et les promesses qui y étaient attachées, dit Deutéronome 3.15 : J’ai mis aujourd’hui devant loi tant la vie et le bien que la mort et le mal » et au v. 19 : J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction ; choisis donc la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité ». Il est visible que les termes de vie et de mort marquent là la somme des biens et des maux, conséquence de la fidélité ou de la révolte. Dans certains passages, c’est cette signification générique qui règne, comme Romains 5.12-21, où il est question à la fois de la mort corporelle et de la mort spirituelle et éternelle, opposée au don de la grâce et de la justice, parce que l’Apôtre y met en contraste tes suites générales de la chute et celles de la rédemption. Dans d’autres passages, c’est une des acceptions spéciales du mot qui prédomine, et dans le Nouveau Testament c’est fréquemment la plus profonde, comme dans ces paroles de saint Paul : « Le salaire du péché, etc… » et dans celles-ci du Seigneur : « Si quelqu’un garde ma parole, il ne mourra jamais » (Jean 8.51), ou dans ces autres : Celui qui croit à Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle. » (Jean 5.24 ; 11.26)…

L’une des plus graves questions auxquelles ait donné lieu le récit de la chute, est celle-ci : D’après la manière dont le péché s’est introduit dans le monde, peut-on dire que Dieu n’en est l’auteur à aucun degré ni en aucun sens ?

Cette question, qui a toujours plus ou moins préoccupé l’Eglise et la science, et qui les préoccupera jusqu’à la fin des temps, a été vivement discutée à certaines époques ; elle le fut en particulier au xviie siècle, par suite de la prééminence que le dogme de la chute tenait en théologie et des controverses sur les décrets de Dieu. On disait d’un côtéd : L’être doué d’une sainteté parfaite, — qui prohibe le péché, — qui prédit les maux que le péché doit produire, — qui le punit sévèrement dès qu’il est commis, ne peut en être considéré comme l’auteur. Or, Dieu est doué, etc... — On répondait à ce raisonnement : L’être qui en place d’autres dans un état où ils peuvent pécher, — qui leur fournit l’occasion de le faire et sait qu’ils le feront certainement, peut être considéré comme la cause du péché. Or, Dieu, etc..

d – V. Mosheim, Elementa

Bayle présenta cet argument avec plus d’habileté que personne avant lui. Tous les érudits de l’Europe s’unirent pour réfuter son attaque. Les Sociniens et les Arminiens, admettant que Dieu serait en effet l’auteur du péché s’il avait prévu la chute d’Adam, soutinrent qu’il n’a pas pu la prévoir, parce qu’elle appartient aux actes contingents qui, par leur nature même, échappent à toute prévision. — Cette solution lèverait la difficulté si son point de départ et d’appui était admissible ; mais elle renverse une des données fondamentales de la théologie naturelle comme de la théologie révélée, la prescience ou la toute science divine. — Un certain nombre de théologiens, Arminiens et autres, Jean Leclère à leur tête, voulurent résoudre l’objection par la non-éternité des peines (universalisme — αποκαταστασις — réhabilitation finale) ; mais cette hypothèse qui s’est produite en tout temps depuis Origène jusqu’à Schleiermacher, est en opposition formelle avec le langage de la Bible, et ne donne d’ailleurs qu’une demi-solution. Quand les tourments de l’Enfer devraient avoir un terme, l’argument de Bayle resterait toujours, quoique l’effet en fût amoindri ; on aurait restreint les conséquences du péché, on n’aurait nullement établi qu’il n’a pas sa cause en Dieu. — Les reformés rigides (supralapsaires) répondirent que la volonté divine étant absolue et souveraine, elle n’est soumise à aucune loi, qu’elle est elle même la loi suprême, qu’elle change le mal en bien par sa seule décision, et qu’elle a pu par conséquent prédéterminer la chute. Ils ajoutaient que Dieu, en créant le monde pour sa gloire, s’était proposé de manifester sa justice et sa miséricorde, comme ses autres perfections, ce qu’il n’aurait pu faire pleinement sans le péché. La masse du monde chrétien repoussa ce système, soutenant qu’au lieu de lever les difficultés, il les multipliait et les aggravait ; et parmi les Calvinistes eux-mêmes, plusieurs (infralapsaires) cherchèrent à l’adoucir. Les Arminiens, les Luthériens, les catholiques, se réfugièrent généralement dans la distinction qu’ils établissaient entre « prédéterminer » et « permettre », mais qui était loin de désarmer entièrement l’attaque, car elle ne rendait pas raison de la permission du péché. C’est là ce qu’entreprit Leibnitz, dans sa Théodicée, où il essaie de prouver a priori que le monde actuel, malgré le mal physique et le mal moral, ou, pour mieux dire, à cause de la présence de l’un et de l’autre, est le meilleur possible. Mais ce brillant système laisse subsister au fond la difficulté. Si Dieu a permis la chute parce qu’il voyait qu’il en sortirait un bien supérieur, il l’a donc fait entrer comme moyen dans la réalisation de ses plans, il l’a donc voulue et prédisposée, il peut donc en être considéré comme la cause première. D’ailleurs on ne prouve pas le point fondamental du système, savoir qu’il résulte de l’existence du péché une plus grande somme de bien pour l’universalité des êtres et pour la race humaine elle-même. Du reste l’idée de Leibnitz n’avait de neuf que la manière dont il l’a présentée et développée. Elle se retrouve dans beaucoup de systèmes philosophiques et théologiquese ; elle répond à cette expression si souvent échappée aux âmes chrétiennes, quand elles ont rapproché la chute de la rédemption : O felix culpa !

e – Chez les Gnostiques même. Basilides considérait le monde comme un tout harmonieux résultant de l’ensemble parfait des éléments, et le mal qui s’y trouve mêlé comme servant finalement au bien. C’est aussi la solution panthéiste, qui fait simplement du mal un moment de l’évolution de l’Absolu et finit par le nier, tout en le considérant comme un moyen du développement de l’être.

L’esprit humain se heurtera en vain jusqu’à la fin des siècles, comme il l’a fait jusqu’ici, contre l’introduction du mal, qui est le grand mystère de la théodicée. Il y a là des difficultés insolubles, parce qu’il y a des profondeurs insondables. Tenons nous à cette donnée générale de la conscience et de la Bible, que la raison est forcée d’admettre sans pouvoir la légitimer systématiquement : Dieu ne saurait être l’auteur du péché. La Bible affirme que le mal ne vient pas de lui ; elle nous montre l’homme créé pur et tombant par sa propre faute. Que ces faits nous suffisent ; au delà est la région des mystères, et par suite celle des illusions. Prenons garde que l’arbre de la connaissance ne nous fasse perdre l’arbre de la vie. Il arrive très souvent encore que pour s’approcher inconsidérément de l’un, on se prive de toute participation à l’autre. La philosophie contemporaine nous donne à ce sujet de graves avertissements. A force de vouloir tout sonder, elle a vu l’univers se transformer devant elle en une sorte de fantasmagorie et les réalités matérielles et spirituelles en pures idéalités. — Que de raisons de ne pas s’abandonner à la raison, toujours si prompte à méconnaître et à franchir ses limites ! (Romains 12.3).

Les modernes spéculations sur la question de la chute n’y ont pas jeté plus de lumière que les discussions anciennes ; mais elles s’en distinguent par un trait fondamental qu’il peut être bon de noter. Il est ordinaire, depuis Kant, de considérer la chute comme ayant fait passer l’homme d’une innocence inconsciente à la moralité proprement dite, en lui donnant la connaissance réelle du bien et du mal, en provoquant la lutte d’où dérive pour lui la véritable vertu, et en le mettant ainsi en possession de sa liberté ; de sorte que, malgré ses conséquences fatales, ce fait, lié au plan des dispensations divines et des destinées humaines, a été en somme un bien, un progrès, une conquête. Dès lors aussi le point de vue de l’anthropologie et de la théodicée change entièrement sous ce rapport. La déchéance a été nécessaire au développement moral de l’homme et aux desseins de Dieu envers lui. Elle se réhabilite en un sens aux yeux de la raison ; et la philosophie religieuse peut redire le mot échappé à la ferveur de la foi chrétienne : felix culpa ! L’idée Kantienne, nuancée de mille manières, se produit aujourd’hui à peu près partout dans la philosophie et dans la théologie allemandes. Elle a fourni à Hegel son principe que le mal est le premier pas vers le bien, en tant qu’il est la sortie de l’état d’inconscience morale. Les théologiens de l’école orthodoxe, sans adopter cette maxime dans sa crudité, en prennent toujours quelque chose, et ils s’en servent pour expliquer et justifier le récit biblique. Hengstenberg lui-même, le moins allemand, s’il est permis d’ainsi dire, de ces théologiens, n’hésite pas sur cette idée. Après avoir affirmé que l’opinion ancienne, qui exalte l’image divine jusqu’à revêtir Adam de la sagesse et de la sainteté la plus haute, est contraire à la relation de Moïse, il ajoute : « L’assertion que l’homme fut fait à l’image de Dieu, implique plutôt qu’il possédait la capacité d’acquérir ces attributs et qu’il était exempt de la corruption que nous portons maintenant avec nous. La narration montre d’ailleurs que son état était analogue à celui de l’enfance. Cette condition inférieure d’innocence inconsciente devait être changée en piété intelligente et libre ; c’est pour cela que Dieu établit l’épreuve et permit la tentationf. » D’après J. Muller et, je crois, d’après tous les adhérents de la grande école à laquelle il appartient, l’état d’Adam avant la tentation et la chute était un état de conscience peu développée, d’innocence enfantine. »

fChristologie. Trad. angl. T. I. p. 32.

L’opposition est évidente entre ces vues et les anciennes opinions théologiques ; –d’abord, quant à la condition de l’homme avant la chute : tandis qu’on le douait autrefois de toutes les perfections constitutives de l’idéal de l’humanité, on en fait aujourd’hui un grand enfant, qui avait à peine une vague intuition du bien et du mal, — ensuite quant au caractère de la première transgression : jadis on la représentait comme pleinement volontaire et réfléchie, comme ayant violé tous les devoirs à la fois, comme n’ayant eu que de funestes effets, comme ayant détruit ou profondément altéré tous les attributs moraux de l’homme et en particulier le libre arbitre ; on l’atténue maintenant en l’attribuant à une raison et à une volonté encore inconscientes d’elles-mêmes, on en fait sortir un développement essentiel de la nature humaine, et tout spécialement la liberté morale. Ce sont deux vues opposées.

Prise dans sa généralité, et en tant qu’elle fait de l’expérimentation du mal une sorte de condition de l’avancement spirituel, l’opinion actuellement en crédit nous paraît totalement inadmissible. Outre qu’elle est une pure hypothèse, sans autre base, et par conséquent sans autre valeur que de vagues analogies, elle est contraire à l’esprit des Ecritures, qui ne laissent pas même soupçonner que la chute ait eu les caractères et les résultats qu’on y attache ; elle est repoussée par la conscience qui ne saurait admettre cette nécessité de traverser le mal pour arriver au bien ; elle roule dans un cercle, puisqu’elle érige le principe immanent du désordre (penchant anormal) en principe formel de l’ordre ; elle est en désaccord avec l’angélologie biblique, qui nous montre des êtres moraux parvenus à la perfection par une constante fidélité. Elle conduirait, pour peu qu’on la suivît jusqu’au bout, à quelque chose d’analogue à l’hérésie des Ophytes qui adoraient le serpent pour avoir élevé l’humanité à une dignité plus haute. « Le sens profond de ce mythe, disait M. Schérer dans un article qui eut un grand retentissementg, est tout entier dans cette parole dont l’exégèse n’a pas osé tenir compte : Vos yeux seront ouverts et vous serez comme des Dieux ». Quoi ! c’est la parole du Tentateur qui est la vérité et la vie ? Qu’est donc la parole de Dieu ? Incroyables assertions, là du moins où l’on n’a pas entièrement rompu avec l’Ecriture et avec le Christianisme.

g – Du péché : Rev. de Strasb., décembre 1853.

Encore une fois, sur la chute, comme sur l’anthropogonie et la cosmogonie, sur ce grand fait des origines que le mystère recouvre nécessairement, tenons-nous à ce fond général de la donnée biblique, qui seul importe réellement, et que sanctionne la conscience religieuse et morale. Soyons en garde vis-à-vis de ces spéculations qui, sous prétexte d’expliquer le fait scripturaire, le changent tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, suivant la pente des idées, représentant le péché, ici comme une négation, là comme une imperfection, ailleurs comme un élément indispensable du développement spirituel, lui enlevant ainsi à des degrés divers ce qui le fait péché, dénaturant et le mystère d’iniquité et le mystère de piété qu’elles prétendent éclairer l’un par l’autre. Les impénétrables ombres qui enveloppent l’entrée du mal dans le monde recouvrent le passage de l’état primitif de l’homme à son état actuel. N’ayant de certain que ces récits, à tant d’égards incomplets ou même paraboliques, sachons les accepter et les retenir tels quels, en nous souvenant que le symbolisme des Ecritures est un symbolisme réaliste, expression que je crois exacte et qui inspire la circonspection tout en assurant la foi.

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