Grande importance de cette doctrine depuis le xvie siècle. — Principe dogmatique fondamental de la Réforme (Principe matériel). — Opinions diverses : 1° sur la « Nature » de la Justification ; 2° sur le « Moyen » de justification : … la Foi… Acte intérieur ayant pour élément constitutif la confiance. — Formule de la Réformation : « Par la seule foi ». — Toutes les opinions vont se ranger autour de la formule de saint Paul : « Justifiés — par la foi, — sans les œuvres ». — Point central du Christianisme.
Cette doctrine, dont l’ancienne Église se préoccupa fort peu, qui n’y fut jamais l’objet d’une discussion directe ni, par conséquent, d’une détermination expresse, quoiqu’elle ait fait le fond réel de la grande lutte du Pélagianisme et de l’Augustinisme, prit au xvie siècle une importance qu’on ne lui avait point soupçonnée jusque-là, et elle est restée, depuis lors, l’un des articles prédominants des débats entre les églises et les écoles. Personne n’ignore que la Réforme en fit son principe dogmatique fondamental (principe matériel), en même temps que son arme offensive et défensive, et, à bien des égards, son instrument de démolition et de reconstruction. Mais on ne sait pas assez ce qu’elle fut à cette époque au sein même du Catholicisme. Elle parut germer spontanément dans le monde chrétien tout entier, sans doute comme réaction contre les tendances pélagiennes et formalistes qui, en élevant les œuvres de toute sorte, avaient matérialisé le Christianisme et presque anéanti la grâce rédemptrice et régénératrice. Par là l’œuvre du xvie siècle, l’œuvre des Réformateurs, se montre étroitement liée à l’esprit du temps, dans sa direction interne aussi bien que dans sa direction externe. Elle fut le fruit d’un travail aussi profond qu’étendu au sein de la chrétienté. Ce qui se passa dans la cellule d’Erfurt se faisait sentir à quelque degré dans l’Église entière.
Le dogme ou le principe de la justification gratuite caractérisait l’association connue sous le nom d’Oratoire de l’amour divin, dont firent partie les hommes les plus distingués, tels que Contarini, Sadolet, Caraffa. Ce principe ou ce sentiment se répandit avec rapidité, surtout dans les classes moyennes, au point que, selon Rankea, le rapport de l’Inquisition parlait de trois mille instituteurs qui y tenaient en Italie, préparant les voies à la Réformation qu’il portait, à vrai dire, en lui. Cette doctrine constituait le fond de l’opuscule attribué au martyr Palearius et intitulé : Le bienfait du Christ, opuscule dont le succès fut immense, qu’on avait cru anéanti par le Saint Office, et qu’on vient de retrouver et de réimprimerb.
a – Histoire de la Papauté, T. I.
b – Revue Chrétienne, 1854, art. sur Palearius.
On s’accorde à considérer la justification comme l’application ou l’appropriation de la grâce rédemptrice. Mais on ne s’entend ni sur son élément constitutif ni sur sa cause directe ; on se forme des notions fort différentes de sa nature propre, de son fonds réel, et, par conséquent, du moyen ou de l’ordre de moyens dont elle dépend. Malgré leur nombre et leur diversité, les opinions peuvent se ramener à deux classes générales, selon qu’elles font prédominer ou le point de vue judiciaire (externe, objectif) ou le point de vue moral (interne, subjectif). C’est la même division qu’à l’article de la rédemption ; chose toute simple, car c’est le même dogme ou le même fait divin sous deux aspects ; là, l’œuvre de Christ en elle-même (rémission des péchés, grâce réconciliatrice) ; ici, cette œuvre chez le croyant (sanctification, grâce régénératrice) ou, selon des termes depuis longtemps consacrés : Christ pour nous, Christ en nous.
C’est ici le centre vital du Christianisme ; toutes les grandes lignes dogmatiques et pratiques de l’Évangile s’y rencontrent, s’y touchent, s’y mêlent en mille sens ; d’où des faces multiples et par suite des conceptions diverses, des systématisations contraires et de nombreuses méprises. Sans doute, partout les mêmes éléments constitutifs, mais autrement conçus ou combinés, partout, au fond, la grâce réconciliatrice et régénératrice de la part de Dieu, la foi et les œuvres de la part de l’homme ; mais ces termes corrélatifs autrement placés, et imprimant aux divers systèmes une couleur et une direction différentes. Nulle part, peut-être, on ne voit mieux combien la vérité dépend de la proportion des choses.
Dans les opinions que nous aurons à juger, nous nous attacherons essentiellement, sinon uniquement, aux trois principales : celle de la Réformation, celle du Catholicisme et celle de la Théologie nouvelle qui veut rester et qui reste protestante, quoiqu’elle relève au fond le principe de l’opinion catholique…
d) — La 4e opinion admet la foi et comme devoir et, comme principe moral, tout autant que les trois autres. Elle reconnaît que l’homme doit une entière soumission d’esprit et de cœur à la Parole divine ; que la conversion et la sanctification sont absolument indispensables ; que le moyen dont Dieu se sert pour les produire, c’est la foi ; que la foi renferme virtuellement l’obéissance, comme l’arbre son fruit, comme la cause son effet ; qu’elle n’est salutaire qu’autant qu’elle agit avec les œuvres ; qu’elle est morte ou nulle devant Dieu, quand elle n’opère pas par la charité ; et que toute tendance dogmatique qui porte atteinte à cette grande donnée de l’Évangile, se déclare par cela seul antichrétienne. Mais cette opinion maintient en même temps qu’au point de vue de la justification, l’homme, condamné par la loi, ne peut s’appuyer ni sur ce qu’il est, ni sur ce qu’il fait ; ni sur ses œuvres ou sur la vie qui sort de sa foi, ni sur sa foi elle-même, considérée comme une œuvre ; ni, en un mot, sur rien qui soit en lui : qu’à quelque degré de sanctification qu’il arrive, il doit toujours confesser qu’il est indigne du Ciel, sauvé par pure miséricorde, justifié gratuitement par la grâce, par la rédemption qui est en Jésus-Christ (Romains 3.23 ; etc.).
Dans cette conception du dogme central et vital du Christianisme, la foi, en tant que justifiante, laisse, pour ainsi parler, derrière elle tous les fruits de régénération qu’elle a pu produire, pour ne regarder qu’à l’œuvre de Christ et au don de Dieu. C’est ainsi qu’elle sauve le pécheur (Romains 4.5 : A celui qui n’a pas fait les œuvres, mais qui croit à Celui qui justifie le pécheur, sa foi lui est imputée à justice) ; c’est ainsi égarement qu’elle sauve le juste (Romains 1.17 : Le juste vivra par la foi). Ce qui la constitue, ce qui fait son essence, sa valeur, sa vertu mystique, c’est une pleine confiance en la promesse divine, sur laquelle elle place tout son espoir et tout son appui. Quoiqu’elle soit le germe effectif du renouvellement spirituel, elle n’en tient nul compte et craindrait en quelque manière de s’en souvenir devant Dieu. Quelque avancée qu’elle soit dans la sanctification, elle n’a recours qu’à l’amnistie céleste. Elle envisage et attend la vie éternelle comme le don de Dieu en Jésus-Christ (Romains 6.23). Ce fut la pensée mère de la Réformation ; (ce qu’on a nommé son principe matériel). « Nous croyons que toute notre justice est fondée en la rémission des péchés, comme aussi c’est notre seule félicitéc ». « Nous croyons que nous sommes faits participants de cette justice par la seule foid. »
c – Conf. de La Rochelle, Art. 18.
d – Ibid., Art. 20.
La formule de la doctrine chez Luther et chez les Réformateurs en général est celle-ci : Nous sommes justifiés par la seule foi. » Cette épithète n’est point biblique. Elle est, en un sens, exacte comme expression sommaire de l’enseignement de saint Paul et du dogme protestant : Justifié par la foi, sans les œuvres. Mais elle peut prêter à de graves méprises, et elle l’a fait. D’abord, elle paraît es opposition directe avec la déclaration Jacques 2.24 : Vous voyez donc que l’homme est justifié par les œuvres et non par la foi seulement. Ensuite, elle peut être entendue comme excluant tout lien, tout rapport avec les œuvres ; tandis que la Réforme n’a nié des œuvres que leur mérite ou leur vertu justifiante, et qu’elle maintient leur absolue nécessité, ne considérant comme efficace ou réelle que la foi vive ou active, celle qui opère par la charité, suivant la définition de saint Paul. Cette erreur a été commise par les adversaires du Protestantisme, et quelquefois par ses adhérents eux-mêmes, dont plusieurs, pressant vigoureusement la formule consacrée, ont dit que l’action salutaire de la foi est totalement indépendante de son caractère moral, et que ce serait altérer l’Évangile, pervertir l’ordre du salut, obstruer le chemin du Ciel, que de poser ce caractère comme condition sine qua non (Solifidiens, — Darbystes). Pour couper court à ces tendances antinomiennes et conserver l’épithète sous laquelle elles s’abritent, quelques personnes ont proposé cette autre formule : « Nous sommes justifiés par la seule foi, mais non par la foi qui demeure « seule. » Cette singulière définition exprimerait avec assez d’exactitude la pensée protestante, si elle ne réduisait à une sorte de jeu de mots la plus sérieuse des doctrines. Elle a probablement inspiré le titre d’un opuscule publié au commencement du Réveil : Point d’œuvres pour le salut, et point de salut sans les œuvres. Le plus simple et le plus sûr est de revenir au vrai principe protestant : la Bible, sans plus ni moins, et de laisser tomber l’épithète, par cela seul qu’elle n’est pas biblique.
Toutes les opinions sur la justification peuvent se grouper autour des trois termes de la proposition de saint Paul : Justifiés — par la foi, — sans les œuvres ; et se ranger, par conséquent, en trois classes, selon l’acception qu’elles donnent à l’un ou l’autre de ces termes constitutifs. Le mot justification a été pris dans un sens judiciaire, ou dans un sens moral, ou comme désignant deux faits distincts (justification première et seconde). On a entendu par la foi qui justifie, tantôt la vie chrétienne tout entière, tantôt la direction spirituelle qui vient de l’amour et qu’inspire l’Évangile, par opposition à celle qui naît de la crainte et qu’inspire la loi ; tantôt le Christianisme lui-même, par opposition au Judaïsme ; tantôt la confiance vivante à la parole du salut ; tantôt le simple acquiescement au témoignage divin qui annonce le pardon. Quant aux œuvres qu’exclut saint Paul, on les a expliquées, soit des œuvres cérémonielles (Sociniens, Arminiens), soit des œuvres purement naturelles (catholiques, qui veulent que les dons de la grâce achèvent les actes du libre arbitre), soit des œuvres simplement légales (écoles actuelles), soit des œuvres en général, de celles mêmes qui procèdent des mobiles les plus élevés (Réformateurs). Chaque interprétation de l’un ou de l’autre de ces trois mots a été le germe ou le fruit d’un système théologique particulier ; et chaque système s’est encore nuancé de mille manières. On comprend l’importance des plus légères diversités en un point si capital, qui est comme le principe d’où tout sort dans le Christianisme, et aussi comme le terme où tout revient, parce que c’est le centre des rapports entre l’homme et Dieu.
En y regardant de près et sans préventions, on reconnaîtra que tous ces systèmes, même les plus incomplets et les plus erronés, relèvent quelque face de l’Évangile plus ou moins méconnue, amoindrie ou voilée ailleurs.
Aucun de ces systèmes peut-être, même parmi les plus exacts et les plus larges, ne reflète la vérité sainte dans sa pure et parfaite intégrité. C’est que là est le point de rencontre de toutes les lignes de la révélation chrétienne, par conséquent de toutes les faces et de toutes les antinomies qu’elle présente. Là s’unissent des directions variées et en apparence contraires. Là des principes différents (grâce et obligation, etc.) se touchent et se croisent. Or, il est infiniment difficile, je ne dirai pas de ramener à l’unité logique que recherche la haute théologie, ces principes à la fois si essentiels et si divers, mais de les unir constamment en équilibre, de conserver à chacun son rang et son office propre, sa place et son action respective, de les développer simultanément sans donner aux uns ou aux autres une prépondérance excessive, sans rompre la proportion qui fait leur vérité en faisant leur harmonie. Et cependant, répétons-le, la moindre déviation à ce point central peut entraîner les plus graves écarts.
Ajoutons que nos écrivains sacrés n’ont nullement prétendu à un exposé régulier de leur doctrine. Ils ne sont pas des théologiens, quoi qu’on en dise aujourd’hui ; ils sont simplement des révélateurs : ce n’est pas une dogmatique qu’ils donnent, c’est une religion qu’ils proposent et imposent au nom du Ciel ; ce n’est pas une systématisation ou une théorie des faits chrétiens qu’ils essayent, c’est une vie nouvelle qu’ils veulent produire au moyen de la vérité céleste dont ils sont les promulgateurs. Cette vérité, cette vie, ils la dépeignent dans ses principes et ses manifestations, sans se préoccuper d’en coordonner méthodiquement les éléments ou les aspects divers, mettant en saillie tantôt celui-ci, tantôt celui-là, selon l’objet spécial qu’ils ont en vue ; relevant, en certains cas, la pleine gratuité du salut, dans d’autres, la rigoureuse obligation d’y travailler avec crainte et tremblement ; déprimant les œuvres en matière de justification jusqu’à paraître les annuler, les exaltant en matière de sanctification jusqu’à sembler souvent leur faire tout porter ; et ne prenant d’ordinaire nul soin de mesurer leurs expressions, uniquement soucieux de la déviation théorique ou pratique dont ils veulent retirer ou préserver l’Église.
de là une autre source de difficultés et par cela même d’erreurs, puisque, en présence de ces expositions fragmentaires, chacun peut choisir pour fondement de sa construction dogmatique celle qui va le mieux à son point de vue personnel, et y plier ensuite tout le reste. Cela nous explique pourquoi la conscience qui reçoit purement et simplement les grandes données de l’Écriture, est ordinairement plus exacte ou plus complète que la science qui cherche avant tout à s’en rendre compte et à les classer dans leur ordre de filiation. Cela nous explique aussi que la pratique ait toujours modifié les théories extrêmes, forçant le Pélagianisme, par exemple, à confesser plus ou moins la grâce et l’Augustinisme la liberté. Il en est, sous ce rapport, du sens chrétien en théologie comme du sens commun en philosophie. Le sens commun et le sens chrétien pénètrent moins avant que la philosophie ou la théologie dans les faits-principes, mais ils les embrassent et les retiennent mieux dans leur ensemble, ils sont moins profonds, mais ils sont généralement plus vrais, parce qu’ils sont plus complets.
De ces considérations ressortent deux avertissements. — 1° Support des conceptions théologiques qui diffèrent de la nôtre, alors même que l’intérêt de la vérité et de la vie chrétienne nous fait une obligation de les combattre. — 2° Redoublement de soins pour recueillir l’enseignement scripturaire dans sa pleine intégralité.
On peut regretter et déplorer qu’on se soit laissé aller à ces systématisations tout à la fois excessives et partielles qui, dans leur mouvement dialectique, séparant des faits étroitement unis dans l’Évangile, les subordonnant arbitrairement les uns aux autres, ou les absorbant les uns dans les autres, arrivent trop souvent à compromettre la grâce rédemptrice pour sauvegarder l’obligation morale, ou l’obligation morale pour maintenir la grâce, c’est-à-dire à exposer le double fondement de la foi et de la vie. Il eût, certes, mieux valu que la théologie se souvînt davantage qu’elle touche ici au point de jonction de l’œuvre de Dieu et de l’œuvre de l’homme, ce mystérieux dualisme où plonge l’ordre entier du salut ; et que l’Église se tînt avec une humble docilité devant les mille paroles évangéliques où les deux se posent ensemble ou s’appellent mutuellement. Il eût mieux valu que la science et la foi restassent inclinées devant des déclarations telles que celles du Seigneur : Nul, s’il ne naît etc.. ; Dieu a tant aimé le monde etc. ; ou celle-ci de saint Paul : Justifiés par la foi, nous avons la paix avec Dieu en Jésus-Christ ; … Sans la sanctification, personne ne verra le Seigneur.
Pleine gratuité du don de Dieu en Christ, et obligation ou condition impérieuse de se donner avec tout ce qu’on a et tout ce qu’on est, telle est l’impression que la conscience religieuse reçoit d’un bout à l’autre des Livres saints, quand elle lit simplement pour être enseignée de Dieu. Il n’est que trop vrai qu’en thèse générale les systématisations théologiques restent en deçà ou vont au-delà de cet enseignement divin. Mais elles existent, et elles intéressent à un trop haut degré le christianisme théorique et pratique pour qu’il nous soit permis de les traiter comme si elles n’étaient pas. Nous avons à les examiner et à les juger, ce qui nous conduira à reconnaître, j’espère, que la doctrine de la Réformation, prise en elle-même, en dehors des superfétations dont l’a surchargée la polémique, envisagée dans sa pensée intime, dans son intention et sa portée réelle, est la conception la plus profonde en même temps que la plus complète du fait chrétien. En élevant au-dessus de tout le dogme de la grâce, fond central et vital de l’Évangile, elle maintient pleinement les autres grandes données de la Révélation qu’on l’accuse de laisser tomber, affermissant la loi par la foi, suivant une expression de saint Paul, qui le met en si vive saillie. Il importe d’autant plus de l’établir avec soin que le courant philosophico-théologique de nos jours tend à ramener le point de vue catholique, qu’il prétend faire ressortir du principe protestant lui-même.
L’intérêt de la discussion se concentre sur les deux directions générales, dont l’une fait prédominer le point de vue dit moral, l’autre le point de vue dit forensique, et en présence desquelles nous nous sommes déjà trouvés à l’article de l’Expiation.
Il s’agit de déterminer la nature propre de la justification, et celle de la foi qui en est pour l’homme le principe ou le moyen. Ainsi la question se divise en deux : 1° En quoi consiste la justification ? 2° Quelle est la foi qui justifie ?