Le premier volume a mis en lumière la Formation, la Déformation, la Réformation de l’Eglise. Le présent volume sera dominé par sa Transformation.
Sans doute, l’Eglise romaine, entraînée par la milice papale, par les « troupes de choc » du jésuitisme, réussit à rétablir, en diverses contrées de l’Europe, son prestige menacé ; elle sembla mener à bien, par la diplomatie ou la violence, autant que par le zèle ou la foi, l’œuvre systématique d’une Contre-Réformation. Mais cette victoire ne fut pas, en réalité, malgré d’admirables et saintes exceptions, un triomphe de la spiritualité profonde et de l’idéal évangélique. A partir de cette époque, la papauté, concentrée sur elle-même, resserrée, durcie, impuissante à briser partout les velléités de résistance ou les tentatives de discussion, s’enferma toujours davantage dans l’affirmation obstinée de son propre droit et de son autorité absolue ; elle finit par s’ankyloser dans le dogme de l’infaillibilité, en 1870.
La biographie du Père Gratry nous imposera la méditation de ce drame, lequel marqua le terme d’un lent phénomène d’artériosclérose. En soi, le « papisme » s’affirme irréformable par définition, incapable d’erreur, et indigne de repentance ; il a donc, théoriquement, terminé son évolution historique ; il échappe au domaine vivant ; il se fossilise.
Heureusement, le « catholicisme » authentique, c’est-à-dire le christianisme, demeure une force active ici-bas, soit à l’intérieur de l’Eglise romaine (qui oserait le nier ?), soit en dehors d’elle (qui refuserait de l’affirmer ?). L’Eglise catholique réformée vécut, dès le XVIe siècle, de son propre catholicisme intime et inextinguible. Dans les contrées où ses champions ne furent pas exterminés, le catholicisme évangélique s’élança vers l’avenir avec une indomptable espérance. Au lieu de regarder surtout en arrière, il regardait en avant. Bientôt se dessinèrent les linéaments d’une réforme de la Réforme, c’est-à-dire d’une Réformation qui se découvrait elle-même, prenait possession de ses propres principes, acceptait ses tâches. Des germes cachés levèrent ; ce fut un printemps spirituel ; il annonçait une Transformation de l’Eglise.
Non une transformation de l’Eglise au sens religieux, mystique, essentiel, car celle-ci est immuable ; elle vit toujours de l’union des sarments avec le Cep ; mais une transformation de l’Eglise au sens administratif, archéologique, ou clérical, du terme ; de l’Eglise identifiée avec un régime hiérarchique, ou un système sacramentaire. D’ailleurs, les futures lignes d’un tel développement étaient marquées dans l’histoire, avec la netteté d’une veine granitique dans le sous-sol planétarien.
Sans doute, sur la liste des vingt-cinq héros qui figurent dans La nuée de témoins, seize au moins furent des clercs, c’est-à-dire agrégés au clergé, – les uns « ordonnés », les autres « consacrés », par l’Eglise. Mais les huit « laïques », non cléricalisés, pesèrent d’un certain poids dans l’histoire : Moïse, Esaïe, Jésus, Paul, Coligny, Pascal, Fox, Elisabeth Fry. Certains en ajouteraient volontiers un neuvième : Calvin, ce juriste qui reçut, à Genève, la charge pastorale (1).
(1) En réalité, Calvin se trouvait dans la situation des candidats au saint ministère qui manifestent une « vocation tardive ». Il n’avait pas traversé la filière prévue des études préparatoires au pastorat. Mais son cas était celui que la Discipline Réformée visait en ces mots : « Il a fallu que Dieu ait suscité gens d’une façon extraordinaire pour dresser l’Eglise de nouveau, qui était en ruine et désolation ». (Consulter Pierre Du Moulin : De la vocation des pasteurs, 1618). Calvin fut un docteur en droit, appelé régulièrement à la charge pastorale. Dans l’église romaine, des personnages qui étaient encore « simples laïques » furent valablement appelés à la dignité épiscopale ou papale ; or, même s’ils avaient été clercs avant leur élection, ils auraient commencé par être laïques, à leur naissance, puisque le clergé se recrute dans l’humanité.
Le mot pasteur désigne, dans les églises du type prophétique, un laïque mis à part et consacré pour le saint ministère, sans nier pour cela le principe évangélique du « sacerdoce universel ». Le mot prêtre désigne, dans les églises du type sacerdotal, un laïque métaphysiquement transformé dans sa substance intime, surnaturellement transmué ou métamorphosé, transporté miraculeusement sur un plan supérieur de l’existence ou de l’Etre, au-dessus de l’humanité.
D’autre part, notre galerie de portraits rappelle que, parmi ces messagers d’En-Haut, nombreux furent ceux qui ne crurent pas déchoir spirituellement, sur le plan moral, en contractant mariage : Moïse, Esaïe, Luther, Calvin, Coligny, Rabaut, Fox, Wesley, Oberlin, Adolphe Monod, Vinet, Robertson, Elisabeth Fry, Booth, Coillard, Fallot.
L’histoire de l’Eglise, condensée en quelques personnalités de premier plan, ne semble donc pas confirmer, soit une certaine théorie du ministère, soit un certain idéal de la sainteté : l’Esprit déborde, à la fois, une certaine Doctrine et une certaine Morale. Les chrétiens commencent à prendre conscience des principes religieux que représentait la Réformation.
Nul n’aperçoit, d’emblée, où mène un nouveau courant d’idées ; mais quand il a traversé des siècles sans faiblir, et réchauffé, comme le Gulf-Stream, des rivages ainsi préservés de l’hiver, on peut discerner l’allure et la direction d’un puissant mouvement de pensée que rien n’arrête.
Des observateurs sagaces, après quatre siècles de spiritualisme évangélique, sont donc en mesure de commenter avec justesse la portée immense des changements introduits, par la Réforme, dans la notion traditionnelle de l’Eglise. Et surtout, des disciples fervents de Jésus-Christ sont capables de s’en réjouir, avec actions de grâces. Mais, hélas ! combien de modifications n’ont pas été heureuses ! Le protestantisme mondial se demande, aujourd’hui, avec appréhension, et non sans raison, si la violence du torrent qui l’emporte vers des horizons imprévus n’a point jeté, au fond de l’abîme, d’inestimables trésors. Cependant, cette inquiétude légitime est rassurante. Elle prouve que le principe nouveau est tellement sûr de soi, qu’il ne craint plus de se confondre avec le principe ancien, même en lui empruntant, avec reconnaissance, des grandeurs spirituelles dont il sent la beauté, l’urgence, la divine efficace.
En effet, le Catholicisme essentiel où s’abreuvent toutes les âmes chrétiennes ici-bas, n’est pas enfermé dans le lac du sacramentalisme, ni contenu derrière le môle du protestantisme. Il se joue des classifications ecclésiastiques ; il est « Esprit et Vie ». Voilà, précisément, dans quel sens l’historien a le droit d’affirmer que le christianisme libre et spirituel est entré dans une ère magnifiquement constructive.
Par la réforme continue de la Réforme, la chrétienté marche vers un concept renouvelé de l’Eglise ; elle travaille à l’avènement d’une catholicité.
Combien l’atmosphère du deuxième volume diffère de l’atmosphère qu’on respire dans le précèdent, si douloureux à écrire ! Quel drame ! Que de larmes, que de sang, que de bûchers qui fument encore ! Si Jésus fut « l’homme fort » (Marc 3.27), qui vient déposséder, ici-bas, le « Prince de ce monde », avouons que Béelzébul a su défendre ses positions. D’ailleurs, dans l’avenir, l’Evangile suscitera encore des hostilités furieuses ; et, peut-être, des vagues de persécution systématique, organisée au nom de l’Etat, ou au nom de la Raison, ou au nom de la Science, ou au nom de la Société laïque, ou au nom d’un Matérialisme athée. Alors, heureusement, comme à l’époque de l’Empire des Césars, Satan attaquera l’Eglise du dehors. Tandis que la tragédie de la phase ecclésiastique racontée dans le premier volume, c’est que l’Esprit du mal, « déguisé en ange de lumière », avait réussi à s’incruster dans l’Eglise officielle. La Réforme finit par le démasquer.
Pour apprécier à quel point l’ambiance est diverse, dans le présent ouvrage, d’un volume à l’autre, il suffit de comparer les deux seules figures féminines qui soient en évidence, parmi tant de personnages masculins : Jacqueline Pascal, Elisabeth Fry, – la janséniste et la quakeresse. Les deux portraits se détachent sur des fonds de tonalité si différente ! L’un, sur la sombre doctrine de Jansénius ; l’autre, sur la lumineuse doctrine de George Fox.
Pascal, né en 1623, Fox, né en 1624, sont chronologiquement contemporains ; mais le système du premier reflète une théologie développée au cours de seize siècles consécutifs ; tandis que la croyance du second appartient à un type nouveau, dont les caractères s’accusent avec un relief extraordinaire. Si ces traits doivent aller se développant, selon leur logique interne, comme se développa l’orthodoxie, qu’en sera-t-il au bout de seize cents années ?
Voilà dans quel sens il est permis d’affirmer que nous assistons aux débuts d’une évolution religieuse de la plus vaste envergure, comparable aux mouvements d’ensemble qui marquèrent l’époque des Prophètes, celle des Apôtres et celle des Réformateurs. Mais ce mouvement, pour aboutir, a besoin de la collaboration réfléchie, courageuse, désintéressée, vraiment « surnaturelle », de tous les chrétiens inspirés, dans toutes les Eglises, de quelque nom qu’elles s’appellent.
Ne tremblons pas devant les perspectives qui s’annoncent ; car si l’Eglise n’est pas « infaillible », elle est quand même « invincible » ; et les puissances de l’Enfer ne prévaudront jamais contre elle, selon la promesse. A travers des changements inévitables, mais secondaires, sur le plan ecclésiastique, demeurons fidèles au Chef suprême, Jésus-Christ, sans jamais voiler l’aspect héroïque de l’Evangile éternel, sans jamais amortir l’appel à la consécration totale. Ave Crux, spes unica !