Il s’agit de savoir si le polythéisme représente un des degrés nécessaires et par conséquent légitimes de l’ascension religieuse et morale de l’humanité, ou bien une déviation ou une déchéance.
La façon dont Max Müller s’est représenté la genèse des mythologies et l’assimilation qu’il faisait entre l’origine des religions, celle du langage et celle de la poésie elle-même, peut déjà nous faire prévoir pour laquelle de ces deux alternatives il se décidera :
« Ce qui s’applique à l’étymologie s’applique avec la même vérité à la mythologie. Il a été prouvé par la philologie comparée qu’il n’y a rien d’irrégulier dans le langage, que ce que l’on prenait autrefois pour une irrégularité dans la déclinaison et la conjugaison tenait à la formation la plus régulière et la plus ancienne de la grammaire. Le même progrès s’accomplira, nous l’espérons, dans la science de la mythologie. Au lieu de la faire naître, comme on disait jadis, ab ingenii humani imbecillitate et a dictionis egestate, on en donnera une théorie plus vraie en l’expliquant : ab ingenii humani sapientia et a dictionis abundantiar. »
r – Essai sur les mythologies, page 182.
Eh bien non ! l’on n’a pas expliqué un phénomène aussi considérable que le polythéisme par un simple accident de linguistique. Quoi donc ! la forme religieuse qui domine la plus grande partie de l’humanité serait le résultat d’une surprise, l’effet d’un « piège » tendu à l’imagination et à l’âme de l’homme par le génie de sa propre langue. Mais il resterait à expliquer après cela la puissance irrésistible de ce génie lui-même, le mystère qui a converti ces nomina en numina, qui a donné une consistance et une fixité si redoutables à ces personnifications poétiques ; la fascination qui a présidé à la formation et aux transformations de ces fables grotesques ou gracieuses, une fois livrées à leur propre impulsion à la surface de l’océan des peuples ; quel démiurge séducteur a changé pour tant de siècles ces figures de langage en des personnes vivantes, ces phénomènes naturels en des scènes olympiennes où se réfléchissent et se démènent toutes les passions humaines. Nous croyons donc tenir un langage plus scientifique que celui du savant d’Oxford en disant que c’est du cœur de l’homme et non pas de sa langue que sort sa religion.
Aux théories de l’évolutionisme moderne, nous avons le droit d’opposer une page écrite il y a dix-huit cents ans par un contemporain parfaitement informé des secrets de la civilisation gréco-romaine, c’est-à-dire de celle qui a prêté au paganisme l’éclat des plus beaux décors, mais n’a pu dissimuler les pourritures qui la dévoraient et la déshonoraient. On le cite ici non comme auteur sacré, mais comme témoin intelligent et impartial, d’autant moins suspect que nul n’a rendu au monde païen des services aussi signalés que cet impitoyable censeur de ses erreurs et de ses crimes ; que ce petit Juif « sentant l’ail » traité si sévèrement par M. Renan pour n’avoir su voir dans les rues et sur les places publiques d’Athènes que des idoles.
D’après l’auteur de l’Epître aux Romains, la genèse du polythéisme, sa raison d’être première et permanente est de l’ordre moral ; c’est le refus de reconnaître les bienfaits de l’auteur bien connu de la nature : γνόντες τὸν θεόν, οὐχ ὡς θεὸν ἐδόξασαν ἢ εὐχαρίστησαν (Romains 1.21) ; ce fut le premier degré de la chute. L’ingratitude les a conduits à la vanité qui marqua le second degré (v. 22). La place que Dieu devait occuper dans son cœur comme l’auteur de tous les biens naturels, l’homme se l’est accordée à soi-même. Ils se sont crus et se sont dits les seuls sages. Le cœur vide du Dieu vivant s’est rempli de sa propre substance, de ses propres imaginations, de sa propre vacuité. Ainsi naquirent les mythes monstrueux, projections faites par l’homme dans le ciel et dans la nature de ses propres passions et de ses pensées tumultueuses.
Mais comme l’homme ne peut se passer du divin et qu’il ne voulait pas du vrai Dieu, il a fallu et Dieu a voulu qu’il se prosternât devant les objets façonnés par son cerveau et par ses mains, et par une juste et terrible revanche, faute d’avoir cherché et trouvé Dieu au-dessus de lui, il a fallu qu’il le retrouvât au-dessous, dans cette matière, dans cette nature même, jadis mise à son service pour qu’elle lui rappelât à tout instant tout à la fois sa royauté et sa dépendance. L’idolâtrie même la plus dégradante fut le troisième degré de la déchéance, et le juste châtiment des deux premiers chez les peuples même les plus civilisés de l’histoire : l’idolâtrie, c’est-à-dire l’homme livré aux dieux qu’il s’était faits pour avoir délaissé le Dieu qui l’avait fait.
Mais comme il faut que l’homme soit à l’image de Dieu, il faut aussi que, par une sinistre contrefaçon, il se rende lui-même semblable aux idoles qu’il adore. A la prostitution morale a dû succéder la corporelle ; au fractionnement de la divinité, au fractionnement de la nature, celui du règne moral lui-même. Les divinités se partagèrent les vertus et les vices comme les bois et les fontaines ; et ce régime de division illimitée qui procurait au vice protégé par de hauts exemples une justification aisée, ôtait du même coup à la vertu la seule sanction véritable, celle que lui assure l’unité et l’harmonie de la loi morale. Le débordement de toutes les passions même les plus honteuses (v. 24-32), l’avilissement complet de l’homme fut la quatrième, dernière et juste conséquence de l’avilissement infligé par l’homme à Dieu même, de la vérité retenue captive dans l’injustice (v. 18)s.
s – Voir Godet, Commentaire sur l’Epître aux Romains.
Aussi l’appréciation de l’Apôtre des gentils sur la responsabilité morale des gentils dans l’état où il les a rencontrés, se résume-t-elle dans un mot : ἀναπολογήτους (Romains 1.20).
Cette dernière sentence doit-elle retomber sur la tête de celui qui l’a rendue, et qui s’est refusé à voir dans les chefs-d’œuvre enfantés par le génie de l’humanité païenne la justification de cette religion elle-même ? Nous souscrivons, quant à nous, au jugement de l’apôtre Paul, et considérons comme lui le paganisme comme une déchéance plutôt que comme un progrès, pour les raisons suivantes :
1° L’essence divine qui se révèle dans la conscience et dans la nature comme bonne, sage, sainte et juste, spirituelle et unique, est ravalée dans le paganisme au-dessous de l’homme lui-même, soit par les passions désordonnées qui sont prêtées à la divinité, lorsque celle-ci a été revêtue de formes humaines (religion gréco-romaine), soit par les formes bestiales sous lesquelles cette divinité fut représentée (religion égyptienne).
2° Il serait contradictoire d’admettre que le paganisme reconnu comme un principe actif de dégradation intellectuelle et morale dans une phase déjà avancée de l’évolution religieuse et sociale de l’humanité, ait représenté un degré ascensionnel dans une période antérieure ou primitive.
3° La tentative de faire du polythéisme un des termes de l’évolution aboutissant au monothéisme est condamnée par l’histoire, qui nous montre l’hostilité acharnée et implacable éclatant entre le paganisme et les formes perfectionnées du monothéisme, le jéhovisme et le christianisme, toutes les fois qu’ils ont été mis en présence les uns des autres (époque d’Antiochus Epiphane et les trois premiers siècles de l’ère chrétienne). La philosophie elle-même s’allia avec les antiques superstitions pour faire front contre la nouvelle venue. Tandis que le panthéisme épicurien ou stoïcien et le paganisme, plus étroitement affiliés qu’il n’y paraissait d’abord, et liés les uns aux autres par un fonds commun de naturalisme, ont généralement fait bon ménage ensemble, et, en tout cas, ont su faire cause commune à l’heure du danger, le monothéisme juif et chrétien s’est toujours montré exclusif à l’égard de toutes les fictions humaines, qui le lui ont bien rendu, et il ne s’est jamais annoncé comme l’héritier présomptif ni du polythéisme expirant, ni des systèmes philosophiques en dissolution.
Il résulte de notre exposé de l’origine et de la nature des mythes que les dieux des païens ne sont pas réellement supérieurs à la nature ; ils y sont captifs ; fils de la loi universelle, esclaves du Destin, revêtant ou abandonnant au gré de leurs caprices la forme humaine, ils devaient se sentir tous ensemble menacés par le Dieu jusqu’alors inconnu qui, de propos délibéré, était devenu chair pour condamner le péché dans la chair, et élever la nature humaine dont il s’était librement revêtu, à la sainteté et à la gloire. Les philosophies et les religions de l’antiquité n’ont pas brisé le cercle de fer du cosmos. Ce sont le jéhovisme et le christianisme qui ont révélé au monde le miracle, le surnaturel véritable, les deux miracles suprêmes, l’incarnation et la résurrection ; ce furent, en regard des religions et des philosophies contemporaines, les seules doctrines supranaturalistes de l’antiquitét ; et nous ne nous étonnerons pas qu’à trois reprises différentes, dans l’histoire de la fondation de l’Eglise, ce soit le mot de résurrection qui ait achoppé les esprits de païens qu’on aurait pu croire dès longtemps familiarisés avec les vicissitudes de la mort et de la vie (Actes 17.32 ; 24.21-22 ; 26.23-24).
t – Comp. Revue chrétienne. Art. A. Naville. La négation du surnaturel est-elle moderne ? N° d’octobre 1874, pages 643 et sq.
Placé en présence de la conscience et jugé par elle, le polythéisme sera réputé être le résultat d’un compromis inconscient entre le matérialisme pratique du cœur de l’homme et les aspirations plus élevées de sa nature, restes de l’image divine primitive qui le rappellent vers le Dieu qui l’a fait. D’une part, l’homme a voulu conserver le divin, et dans le divin même, au lieu de l’abstraction panthéiste, retrouver la personnalité et la vie ; mais comme il voulait en même temps une divinité accessible à ses sens et complaisante ou indifférente à ses vices, il la lui fallut à la fois visible et divisée.
Pouvoir pécher tout en payant un léger tribut à la loi morale falsifiée, à la conscience subornée et à des divinités complices, pouvoir mettre le mal à couvert sous l’exemple et les sourires des dieux, tels furent, croyons-nous, l’intérêt, la raison, la propension secrète qui portèrent les hommes à l’idolâtrie, et prêtèrent à cette forme religieuse pendant tant de siècles et de milliers d’années, et chez les peuples les plus éclairés de l’histoire, une puissance de fascination et d’obsession qui ne recula que devant les adjurations et les menaces des prophètes d’Israël.
La formule la plus sincère de l’instinct idolâtrique nous a été donnée en Israël même dans la demande proférée au pied du Sinaï : Fais-nous des dieux qui marchent devant nous, Exode 32.1 ; et la morale, conséquence naturelle de cette doctrine, est résumée dans ce trait du récit : « Le peuple s’assit pour manger et pour boire, puis ils se levèrent pour jouer » (v. 6 ; cf. 1 Corinthiens 15.7).