Une question préjudicielle se pose ici : celle de savoir si la Théologie systématique doit être divisée ; et elle a reçu des solutions diverses jusqu’à aujourd’hui.
L’ancienne théologie protestante ne connaissait qu’une seule discipline en cet endroit : la dogmatique, dans laquelle rentrait la Morale, à supposer même qu’on fit à cette dernière l’honneur d’une mention quelconque. Il y avait dans cette exclusion une réaction exagérée du principe fondamental de la Réformation, la justification par la foi, contre le légalisme catholique. La doctrine même de la prédestination, qui fut régnante à cette époque de réveil, en annulant la liberté de choix, devait faire considérer l’étude d’une Morale impérative comme incompatible avec l’idée même du Christianisme. Ainsi l’Institution de Calvin ne contient que quelques chapitres consacrés à des matières morales, et qui encore n’y apparaissent que comme des corps étrangerse.
e – Liber tertius, Cap. II, III. VI, VII, VIII, IX, X.
Ce furent dans l’Eglise réformée Danaeus, et dans l’Eglise luthérienne, Calixt, tous deux théologiens du XVIIe siècle, qui eurent les premiers l’idée de séparer l’éthique ou la Morale de la dogmatique. Cet usage a été généralement suivi dès lors, bien qu’il rencontre encore aujourd’hui des contradicteurs. La tendance du jour hostile au dogme, au profit, prétend-on, de la morale, tendrait à l’inverse des siècles passés, à faire rentrer dans l’éthique la dogmatique devenue suspecte, ou réduite au rang de discipline historique. C’est ce qu’a fait Rothe en intitulant : Christliche Ethik, son grand ouvrage de Théologie systématique, tandis que Nitzsch, ancien professeur à Berlin, a tenté de réunir de nouveau la dogmatique et l’éthique dans son System der christlichen Lehre.
Bien que le professeur Beck de Tubingue traitât séparément la dogmatique et l’éthique, il ne le faisait pour ainsi dire, qu’à contre-cœur, et il admettait en tout cas la légitimité d’une exposition unique de ces deux parties de la Théologie systématique. La tendance générale de sa pensée qui allait à faire ressortir constamment l’élément moral du Christianisme, en opposition au dogmatisme régnant dans l’Eglise luthérienne, eût naturellement imprimé son caractère et conféré son titre à cette discipline unique.
Pour trancher la question de principe concernant la séparation de la dogmatique et de l’éthique, et déterminer les rapports véritables de l’une avec l’autre, il faut les avoir définies.
Pour cela, nous devons d’abord faire abstraction du sens étymologique des deux mots : dogmatique, éthique ou Morale, qui pourrait fausser notre jugement, et a certainement contribué à accréditer des conceptions fausses, selon nous, de l’objet de ces deux disciplines.
Le mot dogmatique vient de δόγμα qui signifie en premier lieu statutum, decretum : Luc 2.1 (comp. dans les LXX, Daniel 2.13 ; 6.8). Les ordonnances judaïques dont Christ nous a affranchis, sont appelées dans le Nouveau Testament : δόγματα : Éphésiens 2.15 ; Colossiens 2.14. Jamais dans le Nouveau Testament la doctrine chrétienne ne porte le nom de δόγμα ; elle est appelée εὐαγγέλιον, κήρυγμα, λόγος, ὀδὸς τοῦ θεοῦς. Nous reconnaissons que le passage : Actes 15.22-28, où se rencontre trois fois le verbe ἔδοξεν, et en dernier lieu à propos de décisions prises par le Concile de Jérusalem touchant des observances et des pratiques, nous fournit, pour ainsi dire, le point de départ de la signification que le substantif δόγμα ; recevra dans la langue ecclésiastique. Il est vrai que l’association des deux régimes dans la formule : ἔδοξεν γὰρ τῷ ἁγίῳ πνεύματι, καὶ ἡμῖν, pour autant que cette formule répondait à la réalité, était une garantie d’infaillibilité qui ne devait pas tarder à faire défaut dans l’Eglise, laquelle se contenta de dire : ἔδοξεν ἡμῖν, en attendant que quelqu’un dit : ἔδοξε μοί.
Chez les Pères, le mot a tantôt le sens d’un point de doctrine arrêté et fermement établi (θεῖον δόγμα), tantôt celui d’une opinion individuelle et passagère, et ce fut le premier sens qui finit par prévaloir.
Les noms donnés à la seconde des grandes disciplines théologiques, et qui sont originaires du grec (Ethique), du latin (Morale) ou de l’allemand (Sittenlehre), sont plus malheureux encore, car leurs étymologies diverses, régies par un seul et même principe, s’accorderaient, si elles étaient seules consultées, à faire des mœurs la seule loi des actes et de la conduite de l’homme en général et du chrétien en particulier. En effet, Morale vient du latin mos, mores, comme Ethique de ἔθος, dérivé lui-même de ἐζομαι, et Sittenlehre de Sitte, dérivé de sitzen.
L’éthique ou la Morale définie d’après l’étymologie, devrait être entendue à la façon de Montaigne comme l’exposé des mœurs et coutumes faisant loi pour les individus et les sociétés, tandis que la dogmatique désignerait, selon la définition qui en a été faite par Schleiermacher et Rothe, l’exposé des articles de foi reconnus dans l’Eglise ou dans telle église particulière.
Lorsque les deux disciplines principales comprises dans la Théologie systématique furent traitées séparément, le principe de la distinction mutuelle de l’une et de l’autre répondit, comme on devait s’y attendre, à la conception de la religion alors régnante dans l’orthodoxie elle-même, qui la décomposait en un savoir et en un faire. La dogmatique fut conçue comme l’exposé systématique des vérités qu’il faut croire pour être fidèle à une certaine tradition consacrée par l’Eglise, et l’éthique ou la Morale, comme l’exposé des devoirs qu’il faut accomplir pour être conséquent à cette croyance.
Selon Calow, de Wittemberg († 1686), la religion : comprehendit omnia, quæ in theologia comprehenduntur, sive agenda sint, sive credenda.
Buddeus de Iéna († 1729), considère de même comme les deux parties juxtaposées de la religion : veram Dei agnitionem et cultum et debitum.
C’est surtout dans la définition suivante de Gerhard, professeur à Iéna, († 1637), que se révèlent les lacunes du point de vue que nous examinons dans ce moment, en ce qu’on y fait procéder l’acte moral du fait intellectuel :
Fidei esse duas quasi partes, nempe notitiam cum assensu conjunctam et fiduciam ; respectu notitiæ cum assensu conjunctæ, dicimus eam esse in intellectu : respectu fiduciæ, in voluntate ; voluntas ante se requirit intellectum.
C’est évidemment à raison d’une confusion de termes que l’assensus est attribué ici à l’intellectus plutôt qu’à la voluntas.
La définition de la religion dans le Catéchisme d’Osterwald, et par conséquent la division des matières dogmatique et morale, étaient déterminées par le même principe : « La religion consiste à connaître Dieu et à le servir. »
Mais s’il est jamais reconnu que l’essence de la foi ou de la religion, au lieu de se décomposer en un savoir et en un faire, réside plutôt dans un acte intérieur unique, acte de volonté, œuvre morale génératrice de toutes les œuvres, la division de la Théologie systématique en une science du dogme et une science de la pratique, laissera subsister entre l’une et l’autre une lacune non comblée. Cette division sera mécanique et artificielle, comme la définition de la religion dont elle procède ; incomplète, parce qu’elle ignore le fait essentiel, le lien intime et vivant qui unit les deux termes que l’on se contente de juxtaposer ; incorrecte enfin, parce qu’elle sépare le dogme, objet de la première partie, de l’œuvre morale, dont il n’est, s’il a une valeur religieuse et morale, qu’une des expressions, et qui doit être à son tour objet de foi et de dogme par conséquent. Ainsi la première partie devrait rentrer dans la seconde, si la foi est la première œuvre morale, et en revanche, la seconde partie dans la première, puisque le devoir est objet de foi.
Plusieurs théologiens modernes, (Néander, Julius Muller entre autres, dans leurs cours malheureusement inédits, puis Beck et Hoffmann), ont cru pouvoir appliquer à la division des deux disciplines, le principe chronologique, en arrêtant la tractation de la dogmatique à la naissance de la vie nouvelle chez l’individu, et en attribuant à l’éthique la connaissance de cette vie nouvelle. Les articles de la foi et de la conversion rentreraient encore dans la dogmatique ; celui de la nouvelle naissance ouvrirait l’éthique. Procédé mécanique encore, et qui ne se justifie par aucune raison puisée dans l’ordre réel des matières ; car les antécédents de la nouvelle naissance étant évidemment la foi et la conversion, faits essentiellement moraux, et la foi et la conversion elles-mêmes ayant des origines cachées dans le sein de la nature humaine, pourquoi établir une limite si incertaine entre l’une et l’autre discipline ? Autant valait ne les point séparer que de le faire artificiellement. En tout cas, l’éthique est écourtée ; elle est privée de l’espace qui lui convient et des principes dont elle vit, quand elle est réduite à n’être que l’exposé de la vie chrétienne une fois formée, et que les antécédents psychologiques de ces faits sont soustraits à ses recherches.
Selon Schleiermacher, la formule de la tâche de la dogmatique est : « Was muss sein, weil die religiöse Form des Selbstbewusstseins der religiöse Gemüthszustand ist ? Qu’est-ce qui doit être, étant donné que la forme religieuse de la conscience du moi est l’état religieux du sentiment ? » Et la formule de la tâche de l’éthique sera : « Was muss werden aus dem religiösen Selbstbewusstsein und durch dasselbe, weil das religiöse Selbstbewusstsein ist ? Que doit devenir la conscience religieuse du moi, et qu’est-ce qui doit devenir par elle, étant donnée la conscience religieuse du moi ? » Et dans l’ouvrage précité, il affirme, ce qui nous a paru être en effet conforme aux prémisses déterministes du système, que la séparation des deux disciplines dogmatique et éthique, n’est pas plus nécessaire en soi qu’elle n’a été originelle dans la théologie protestante.
La dogmatique est opposée ici à la Morale comme le Sein au Werden, et dans un sens que nous exposerons tout à l’heure, ce principe peut se défendre. Mais comme la liberté morale est ignorée, la méthode de l’une et de l’autre discipline sera purement historique ou descriptive. La dogmatique étant conçue comme l’exposé d’une donnée relativement fixe : le dogme ecclésiastique, l’éthique sera non plus une science impérative exposant ce qui doit être, mais la description de l’état de fait, das Handeln accidentel et divers, correspondant à ce dogme.
S’il est vrai que l’objet de la théologie en général et de la Théologie systématique tout spécialement, soit le fait du salut qui est en Jésus-Christ, et que ce salut lui-même soit le résultat du concours de deux facteurs, inégaux sans doute, mais nécessaires l’un à l’autre : la grâce divine et la liberté humaine, ce partage donnera tout naturellement naissance à deux parties de la Théologie systématique que nous dénommons provisoirement dogmatique et éthique.
La première traitera des faits objectifs et divins dans l’œuvre du salut qui est en Jésus-Christ, accomplis dans le passé, s’accomplissant dans le présent, et devant s’accomplir encore dans l’avenir. La seconde traitera des faits humains qui doivent correspondre à ces faits divins : qui doivent, ai-je dit ; car si la première partie de la Théologie systématique porte sur un objet positif, réel et dont la réalisation future est aussi certaine pour le croyant que ses réalisations passées, la seconde, l’éthique, traitant essentiellement des obligations de l’homme créées par le fait chrétien, c’est-à-dire d’un objet idéal et éventuel, sera essentiellement une science délibérative et impérative, et non point historique ou descriptive.
Afin de trancher plus nettement encore entre les deux disciplines, nous renverrons donc à la dogmatique tout fait purement et simplement objectif, réalisé sans aucun concours et sans l’intervention du facteur humain, et soustrait par là aux modifications et aux fluctuations que pourraient lui faire subir l’activité et la liberté humaines dans leurs directions opposées. Les faits futurs rentreront eux aussi dans cette catégorie, puisque l’activité divine étant supérieure au temps, ils sont affectés de la même objectivité que ceux qui s’accomplissent ou sont déjà accomplis.
Partout au contraire où nous constaterons la présence et l’action du facteur humain, fût-il même réduit aux plus minimes proportions, partout où il nous sera donné de surprendre ce filet, si mince et si méconnaissable soit-il, concourant avec le facteur divin et pénétré par lui, là commencera selon nous la tâche de l’éthique.
Il s’ensuit que ces deux branches d’un même tronc rencontreront encore dans leurs développements successifs maints points de contact, savoir dans tous les cas où l’activité divine et l’activité humaine se montreront concomitantes dans l’œuvre du salut. Plusieurs loci ressortiront même à toutes les deux simultanément ; par exemple, les doctrines de l’homme, du péché, de l’œuvre du Saint-Esprit en l’homme. Mais nous nous faisons fort de traiter tous ces articles communs aux deux disciplines sans les confondre, et en les soumettant dans chacune d’elles au point de vue qui lui est propre. C’est ainsi que la dogmatique doit traiter de l’homme dans ses rapports extérieurs avec Dieu et avec le reste des créatures ; tandis que l’homme devient dans l’éthique, l’objet d’une étude psychologique et analytique. L’une considère l’humanité dans l’homme, l’autre y considère l’individu. De même l’étude dogmatique du péché opposera ce fait comme événement historique au plan universel et primitif du Royaume de Dieu ; l’éthique en étudiera les effets subjectifs, en suivra les ramifications internes dans l’individu.
Selon que la justification sera définie comme un acte divin purement objectif, forensique et déclaratif, ou qu’elle sera tenue pour l’infusion d’une justice divine dans l’âme humaine, elle sera rapportée soit à la dogmatique, soit à l’éthique. Mais il ne saurait y avoir d’hésitation, à notre point de vue, sur la place à assigner aux articles traitant de la foi et de la conversion, qui comme ceux de la nouvelle naissance et de la sanctification, rentrent manifestement dans l’éthique.
Mais si rapprochées que soient ces deux disciplines, et encore que par la nature de leur objet, elles tendent souvent à se confondre, comme la distinction entre elles existe toujours dans l’idée, nous maintenons qu’il y a avantage à en faire l’objet d’expositions séparées : avantage de méthode tout au moins. Le facteur divin et le facteur humain étant distincts en soi, et même dans les moments où ils concourent au même acte, notre marche serait sans cesse embarrassée par le fait de ce dualisme et par la difficulté de mener de front l’un et l’autre sujet. Il nous faudrait à tout instant rétrograder pour regagner le point que l’on avait dû momentanément perdre de vue afin de ne pas briser l’exposition commencée. C’est l’inconvénient que l’on ressent entre autres à la lecture de l’ouvrage de Nitzsch cité plus haut : System der christlichen Lehre.
L’objet de la dogmatique est ou sera ; l’objet de l’éthique est ce qui doit ou même seulement ce qui devrait être ; ce qui n’est et ne sera réalisé qu’en partie ; que dis-je, ce qui, vu la présence du mal dans l’univers, ne le sera jamais, puisqu’il y a et qu’il y aura toujours des méchants. C’est dire que la loi morale qui fait l’objet essentiel de l’éthique chrétienne, même ignorée et offensée par ceux qui devraient être ses agents, subsiste tout entière dans son idée, s’affirme éternellement dans son droit, se réalise de siècle en siècle dans le bien, pour se manifester à la fin dans la récompense des uns et la punition des autres. C’est dire encore que l’action divine produit le bien dans et par la créature fidèle, et juge le mal, en attendant de condamner le méchant.
Nous terminons cette partie encyclopédique par l’énoncé des subdivisions de la dogmatique et de l’éthique, qui résultent des principes énoncés plus haut :
La dogmatique étant l’exposé à la fois historique et synthétique des faits divins accomplis en vue du salut de l’humanité, contiendra trois parties constitutives répondant aux trois grandes créations opérées par Dieu dans l’histoire : la première, la création primitive et adamitique ou : création psychique (1 Corinthiens 15.45). Cette partie toutefois sera traitée non de front, mais de profil, pour ainsi dire, et en vue de l’œuvre suivante. Celle-ci a été le salut, opéré dans la première venue de Christ ; et nous rattachant encore à la terminologie de Paul, nous l’appellerons : la création pneumatique. Mais comme le salut n’est encore accompli que dans l’ordre invisible, et qu’il aspire à une réalisation finale dans l’ordre visible, nous attendons dans l’avenir une création physique, qui sera le renouvellement ou la restauration de la nature comme de l’esprit.
Toutefois comme nous ne saurions parler pertinemment des actes divins sans avoir parlé de Dieu lui-même, la doctrine de Dieu fera l’objet d’une partie fondamentale de la dogmatique, qui dès lors en comprendra quatre :
- Partie fondamentale : Théologie spéciale, traitant de la doctrine biblique de Dieu.
- Première partie : Cosmologie ; ou doctrine de la création psychique.
- Deuxième partie : Sotériologie ; doctrine de la création pneumatique.
- Troisième partie : Eschatologie ; doctrine de la création physique.
Comme l’éthique chrétienne dépasse le programme annoncé dans la préface de ce volume, nous nous contenterons d’en indiquer et d’en justifier sommairement les subdivisions telles que nous les concevons, et dont nous comptons trois :
Première partie : Téléologie ou doctrine de la fin normale de l’homme.
Cette partie est placée en tête à raison du caractère impératif de cette science, car la direction du premier pas fait dans une voie est déterminée par la connaissance anticipée de la fin poursuivie. De la considération de la fin, il convient de rétrograder ensuite au premier point de départ de la carrière même, afin d’y étudier l’agent appelé à la fournir : l’homme, ses organes et ses facultés. De là le titre et la matière de la
Deuxième partie : Anthropologie.
Au contraire de la première partie qui est impérative, la deuxième qui est d’ailleurs subsidiaire, ayant pour objet l’homme considéré aux débuts de son activité morale, sera nécessairement descriptive. La troisième, en revanche, conformément au caractère général de l’éthique, sera de nouveau impérative comme la première, et elle traitera de la réalisation de la tâche morale du point départ de la carrière morale (décrit dans la deuxième partie), à son terme (marqué dans la première), remplissant ainsi, pour ainsi dire, l’intervalle de l’une à l’autre, sous le titre de :
Troisième partie : Ethologie.
Fin de la Méthodologie