Le principe formel de l’autorité divine des Ecritures est à la pensée théologique ce que sont les principes directeurs de l’intelligence à la pensée en général.
Tel n’est pas l’avis du catholicisme et du positivisme. D’après l’un et l’autre, le protestantisme, en érigeant ce principe, s’est précipité dans un subjectivisme tel qu’il lui est désormais interdit de chercher ailleurs que dans la conscience individuelle identifiée avec la révélation divine, la norme de sa théologie.
Il est de fait qu’à l’extrême gauche de la pensée dogmatique protestante, on accepte volontiers cette conclusion de la polémique catholique. On taxe volontiers d’inconséquence le protestantisme confessionnel. Il fallait opter entre l’autorité intérieure du témoignage du Saint Esprit et l’autorité formelle et extérieure d’un texte sacré, entre la Religion de l’Esprit et une religion de la Lettre entre beaucoup d’autres. Castellion est le véritable père du protestantisme. Calvin est resté un penseur médiéval. Castellion, lui, a compris que le siège de l’autorité ne pouvait être que le moi, et que l’autorité elle-même ne pouvait être que la conscience religieuse de l’individu.
« Il ne croit qu’à l’illumination de l’Esprit saint pour nous révéler le sens profond de ce qu’il a jadis dicté aux écrivains sacrés… Mais cette inspiration du Saint-Esprit se confond pour lui avec celle de la conscience ; ces révélations faites aux humbles ne sont pas autre chose que les intuitions d’un sens moral et religieux que la méditation fortifie…n »
n – F. Buisson, Sébastien Castellion, I, 314. Voir encore Ibid., p. 201.
Ainsi la révélation est une aspiration religieuse subjective aiguisée par l’effort humain de la méditation : la voix de la conscience et l’inspiration du Saint Esprit ne font qu’une seule et même modalité du sens moral.
Mais on ne saurait s’arrêter sur une route aussi glissante. Il est trop évident que les consciences individuelles ne déposent pas toutes dans le même sens sur ce qu’il convient de reconnaître comme vérité religieuse. Aussi certains sont-ils conduits par la force implacable de la logique à placer la religion sur un plan où la question de vérité et d’erreur ne correspond plus à la réalité qu’il s’agit de créer soi-même.
Le christianisme ne serait plus une doctrine, mais une personne : la personne de Jésus. Peut-être faudrait-il dire l’Expérience de Jésus se reproduisant en ceux qui se placent dans une attitude religieuse semblable à la sienne. Jésus est encore le Christ dans ce sens qu’il a réalisé l’idéal de la vie religieuse et qu’il nous a ainsi montré le chemin. Peu importe les idées théologiques qu’il a partagées avec les hommes de son temps. L’essentiel est qu’il a été l’homme religieux idéal. Or, nous avons une nature religieuse, comme nous avons des instincts esthétiques, moraux, scientifiques. Si nous ne voulons pas atrophier notre nature ; si nous voulons développer, au contraire, toutes nos virtualités spirituelles, il faut cultiver notre instinct religieux et nous ne saurions mieux faire qu’en imitant Jésus.
Quant à nos idées théologiques, nous savons que ce sont des symboles, dont il est peut-être impossible de se passer, surtout sociologiquement.
Nous en construirons donc de telle manière qu’elles soient conformes à la culture de notre temps et de notre milieu et qu’elles soient aptes à favoriser le développement de notre vie religieuse, sachant bien qu’elles ne nous apprennent rien sur cet inconnaissable que nous appelons Dieu et qui n’est que l’Incoordonnablej.
j – Nous croyons avoir résumé fidèlement ici l’agnosticisme religieux de J.-J. Gourd et de son disciple Trial.
Ainsi, pour sauver cette valeur qu’on appelle la religion, on admet que la philosophie négative et irréligieuse a eu raison de faire le vide dans le ciel et le silence dans l’intelligence. Pour vivre, on a renoncé à la raison suprême de vivre qui est le Dieu vivant et vrai. Nous ne méconnaissons pas la sincérité, parfois passionnée, de cette tentative apologétique. Mais nous demandons à quoi rime la culture intensive d’une personnalité destinée à se dissoudre bientôt dans l’inconscience de la mort. Nous demandons pourquoi l’on croirait en son instinct religieux, comme à tout autre instinct d’ailleurs, si l’on n’a pas de motif de croire qu’il est une inspiration et l’inspiration du Vivant qui promet la victoire sur la mort et qui ne trompe pas. Pourquoi se travaillerait-on et ferait-on effort pour ce qui n’est que néant ?
S’il n’y a rien, le dernier mot de la sagesse n’est pas la culture pénible de désirs vains et d’un idéal inaccessible, mais le renoncement total à l’action. Alors, en vérité, l’authentique Messie ne serait pas Jésus, mais Çakya-Mouni.
En fin de compte, cette apologétique qui veut être chrétienne et sauver cette valeur qu’est le christianisme aboutit logiquement au Boudhisme.
Le psychologisme religieux n’est pas seulement désastreux dans ses conséquences, il est contradictoire en son essence intime. Il nous dit que la question religieuse n’est pas une question de vérité et qu’une doctrine religieuse n’est pas vraie ou fausse, mais seulement utile ou inutile. Et il se présente lui-même comme vrai.
Ce serait d’ailleurs sont seul mérite. Nous avons montré, en effet, que cette théorie est suicidaire pour la religion chrétienne. De plus, elle ne peut être vraie, puisqu’elle est une doctrine religieuse et qu’on nous dit que toute doctrine religieuse est en dehors du plan où se livre le combat entre la vérité et l’erreur.
Peut-être n’est-elle pas une doctrine religieuse ? Elle serait alors une doctrine philosophique à propos du fait religieux.
C’est bien cela, croyons-nous, qui est au fond de la pensée de ses auteurs. Et ils auraient bien raison, dans ce cas, car on ne peut guère en concevoir une qui soit plus étrangère à la Religion du Prophète de Nazareth qu’on nous présente comme le type idéal de l’homo religiosus.
Or, on n’a rien gagné en se réfugiant dans cette distinction un peu subtile. Nous avons montré que toute philosophie immanentiste s’enferme dans un cercle vicieux. Son point d’appui est chimérique.
S’il était faux que les lois de la pensée fussent des lois posées et imposées par Dieu, dont la véracité est originaire et constitutive du réel et de la représentation légitime du réel, il n’y aurait plus de distinction entre la vérité et l’erreur. Et s’il est vrai qu’elles le sont, il y a une vérité religieuse et une erreur irréligieuse. Dans les deux cas, la théorie en question est bien hors du plan de la vérité…
Comme toutes les doctrines philosophiques immanentistes, elle peut bien essayer d’expliquer, de son point de vue, la religiosité de l’homme : elle est incapable de rendre compte de la Religion, aperception de cette réalité transubjective qui est Dieu.
Emanation de l’homme, l’agnosticisme subjectiviste laisse l’homme dans la solitude d’un effort qui le fait retomber sur lui-même. Si Dieu n’est pas le principium essendi, le principe de l’Etre de la théologie, si une Parole émanant de Lui, pour nous dire à quelle condition nous pouvons nous lier à Lui, n’en constitue pas l’essence et le fond, la théologie et la Religion dont la théologie est la science ne sont qu’un luxe à l’usage des gens de loisir, comme l’art ou la haute culture littéraire.
Elles ne sont même pas une sagesse, car il est contraire à la raison pratique, — en même temps que souverainement irréligieux, — de mettre une confiance totale en une réalité qui ne serait pas l’Etre absolu dans l’ordre de la véracité, de la fidélité et du vrai ; qui ne serait pas le Dieu dont la science soit originaire et constitutive du réel.
Le principe du subjectivisme radical ne peut pas être un principe de la théologie, car il nous conduirait à n’avoir à choisir qu’entre deux impossibilités : ou bien maintenir, avec les modérés, qu’il y a une vérité religieuse, mais avouer qu’on ne peut jamais être légitimement certain de l’avoir rencontrée, ou bien nier qu’il puisse être question de vérité en matière spirituelle et faire la gageure de cultiver sa vie spirituelle dans une machine pneumatique où on aurait fait le vide.
A l’extrême opposé du subjectivisme radical, le catholicisme a l’ambition d’ériger un objectivisme non moins absolu. C’est l’Eglise infaillible, ou le pape parlant ex cathedra, dont l’autorité nous garantit que Dieu a parlé dans les Ecritures, que la liste des écrits qui les composent est correcte ; que le sens donné à la parole divine est l’interprétation véritable. Toutes les précautions sont prises contre les écarts du « sens propre » auquel le subjectivisme a lâché la bride.
Mais il y a une fissure et cet objectivisme est plutôt un pium desiderium qu’une réalisation achevée. Il faut pourtant tenir compte du sujet qui croit à l’enseignement de l’Eglise pour ce motif que Dieu a révélé cet enseignement à cette église concrète qui prend le titre de catholique. « Une autorité, disait Claude, ne décide rien avant qu’elle ne soit reçue… »
Or, c’est le sujet qui la reçoit et il ne peut faire cet acte qu’en vertu d’une décision de son « sens propre »… à moins qu’on ne reconnaisse qu’un sujet qui donne son assentiment sur la foi de l’autorité divine n’obéit pas à son sens propre. Mais, dans ce cas, on dit précisément ce que disent les réformés.
Mais il y a plus. L’autorité de Dieu se fait-elle entendre hors du sujet, dans l’Eglise, dans l’Ecriture, ou dans le sujet, par une lumière intérieure qui le déterminerait à croire ? Dans la première alternative, le sujet ne peut faire reposer uniquement sa foi sur les motifs de crédibilité, car alors sa foi serait une fides humana et nous retomberions dans le « sens propre ». Il ne peut non plus décider, sans raison, de croire l’Eglise sur parole, car il s’agit précisément de savoir que c’est Dieu qui parle soit par l’Eglise, soit par l’Ecriture, soit par l’une et l’autre et sur quel fondement on le croit.
Suarez a bien vu les difficultés, mais ne peut en sortir : le sujet croit l’Ecriture, qui lui enseigne l’infaillibilité de l’Eglise, parce qu’elle est révélée, et il croit que l’Ecriture est révélée parce qu’elle le dit.
Lugo n’est pas plus heureux, car il revient, par un détour, au sentiment de Canus que Suarez avait critiqué parce qu’il rappelait trop le testimonum Spiritus Sancti de Calvin.
Lugo admet que l’acte par lequel le sujet reconnaît que la révélation divine est donnée n’est pas déterminé par l’attestation de Dieu, mais par l’intuition immédiate de la divinité de cette révélation. Cette intuition est surnaturelle, mais elle n’est pas proprement foi, car celle-ci suppose toujours qu’on accepte quelque chose pour vrai sur un témoignage en lequel on se confie. Et nous voilà revenus à l’instinctus specialisk de Canus. Or, Canus est en cela inférieur à Calvin qu’il ne dit pas sur quoi il fonde la foi en ce témoignage divin.
k – Canus, dans H. Bavinck, Geref. Dog. I, p. 623.
Le principe catholique ne peut pas être le principe de la théologie parce qu’il n’atteint pas ce qu’il cherche, savoir : la dépendance totale du sujet à l’égard de l’Eglise et qu’il aboutit où il ne veut pas aller : à la « maîtrise du Saint-Esprit », qu’on n’a plus alors le droit de condamner comme un illuminisme fanatique quand les calvinistes l’invoquent.
Pour avoir mis l’Eglise, en fait, au-dessus de l’Ecriture, Rome a abouti à la déification, qui tend de plus en plus à se parfaire, de l’homme du Vatican. Par ce côté, le système tend à se déchristianiser, et les âmes chrétiennes commencent à souffrir et à étouffer dans un sanctuaire qui ressemble, pour le penseur, à on ne sait quel in pace. De ce côté, c’est le bâillon mis à la liberté chrétienne. De l’autre, il y a peut-être pire encore. Le néo-protestantisme s’est élancé avec une juvénile allégresse vers les larges espaces de la liberté. Mais c’est la foi qui est frappée dans sa force. Le néo-protestantisme, dont les intentions valaient certes mieux que cela, a connu l’humiliation et la douleur de voir, au nom d’une application rigoureuse de son principe, s’élever dans son sein les négations désespérantes — la réalité de Dieu, la vie d’outre-tombe, l’existence historique de Jésus de Nazareth, tout a été et est encore nié ici ou là — les négations, disons-nous, qui vident la théologie de sa substance, et le sanctuaire de ses adorateurs. Il est bien entendu que l’immense majorité des théologiens néo-protestants d’aujourd’hui reçoivent de Dieu des secours qui les élèvent au-dessus de leurs principes faux et qui les mettent, grâce à une divine inconséquence, en communion avec le Christ qui parle avec autorité, dans le Nouveau Testament. Mais nous voyons où risque de conduire le principe et nous ne voulons pas nous engager, pour un voyage de découverte, sans autre guide que les incertitudes du sens propre.
L’acceptation, sur l’autorité de Dieu, de la canonicité du Nouveau Testament, tel que Dieu nous l’offre par la main de l’Eglise est la seule voie que l’Esprit nous détermine à suivre, après nous en avoir fait reconnaître l’existence. C’est la seule issue qu’il nous laisse. Alors notre foi, affranchie de la servitude des hommes, se sent libre de la liberté promise à quiconque suivra le Christ.
On ne peut donc pas dire à bon droit que le protestantisme orthodoxe est un premier pas vers l’individualisme subjectiviste. Son subjectivisme a un contre-poids : l’autorité de l’Ecriture.
En recevant l’autorité formelle de cette Ecriture Sainte, reconnue par toutes les églises orthodoxes, le chrétien réformé, part d’un fait aussi objectif, aussi social que possible : l’accord de l’Eglise dans son consentement.
D’autre part, on ne peut pas dire qu’il supprime l’individu en le réduisant à un conformisme extérieur et machinal. Car c’est dans l’âme individuelle que Dieu, Dieu intérieur — qui interius Deo ? — Dieu, et non la société religieuse, fait sentir la nécessité du canon et donne leur poids aux caractères de divinité qui se manifestent en lui.
Le subjectivisme individualiste, il est dans l’arbitraire qui préside à l’affirmation que c’est plutôt cette église, ce concile, cette tradition que les autres, qui sont infaillibles.
Le conformisme social, il est dans l’autorité accordée au sens individuel (raison, sensibilité, conscience morale), qui n’est chez l’immense majorité des personnalités de valeur moyenne que l’écho inconscient des impératifs du milieu et de l’opinion publique commune où elles sont plongées.
Celui qui reçoit l’autorité de la Parole contenue dans le corps intégral du Nouveau Testament sait bien qu’il se conforme à une opinion publique : celle qui naquit d’une protestation contre l’autorité sociale, près de Golgotha dans le jardin de Joseph d’Arimathée ; qui régna dans les catacombes, et plus près de nous, « au désert » ; qui combattit dans les arènes de Rome et rama sur les galères de France. Il sait bien que cette opinion trouve son expression adéquate et sa norme canonique dans le Nouveau Testament. Il sait aussi qu’il est intégré dans une société, l’Eglise, et qu’il ne serait spirituellement rien s’il n’avait été engendré par cette Mère des fidèles.
Mais il sait aussi que cette opinion est autre chose qu’une opinion ; qu’elle est la foi, parce qu’elle prend son point d’appui en quelqu’un qui est au-dessus de l’Eglise et au-dessus de lui-même ; qui le juge et juge l’Eglise. Il ne croit pas en l’Eglise représentative. Il ne croit pas en lui-même. Il croit en la Parole que Dieu adresse et à lui et à l’Eglise et qui se manifeste comme divine en ce que, quand elle s’affirme, elle contredit partout et en tous les points, les contraintes sociales et qu’elle affranchit de toute autorité civile ou religieuse qui prétendrait lier les consciences et dominer les esprits.
De la sorte, il apparaît qu’il n’y a que deux alternatives possibles pour les individus comme pour les sociétés religieuses : l’opinion ou la foi ; l’autonomie humaine de l’Eglise représentative ou de l’individu, avec, pour conséquence, le règne de l’arbitraire humain, ou la souveraineté de Dieu, Seigneur de l’Eglise et de la conscience individuelle, exerçant son autorité royale par sa Parole et par son Esprit.
L’autorité canonique de l’Ecriture est la condition de la foi et de la liberté. Une foi qui ne s’appuie pas sur Dieu n’est pas la foi ; une liberté qui n’a pas sa charte en la Parole de Dieu n’est que l’illusion de l’esprit, dupe de la contrainte sociale, dissimulée sous le voile d’une prétendue spontanéité psychologique.
Là seulement où est l’Esprit du Seigneur est la liberté. « Si vous gardez mes paroles », a dit le Christ, « vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira. »
Nous constatons que le subjectivisme religieux et que l’autoritarisme social catholique rendent à leur manière un puissant témoignage à la réalité du fait que Dieu révèle sa présence et son action dans l’esprit de l’individu et dans le corps social de l’Eglise. Mais ces deux tendances opposées ne discernent qu’un côté de la vérité, aboutissent l’une à l’anarchie, l’autre à la tyrannie et nous verrons que, pratiquement, le disciple de Jésus-Christ, dès qu’il prend conscience de ces deux abîmes, est rejeté par le Saint Esprit vers le principe réformateur de l’autorité de l’Ecriture.
Nous avons essayé, dans les pages qui précèdent, de faire sentir que les deux tendances exclusives en question, déjà condamnées par l’expérience, sont scientifiquement disqualifiées comme principes, parce que, loin d’être certains par eux-mêmes, ils conduisent à des impossibilités, renferment des contradictions internes, ou aboutissent au principe réformateur qu’il s’agissait d’éviter.
Nous n’avons pas demandé à nos adversaires de prouver leurs principes respectifs. Une telle exigence eût été injuste. Qui dit principe dit un indémontrable ayant en lui-même son titre à la croyance, au delà duquel on ne peut remonter et qui servira de point de départ à toute démonstration. Mais il était légitime de tenter de montrer que ce qu’on propose comme principes, l’autonomie de l’individu ou la souveraineté de l’Eglise représentative, ne peut être élevé à ce rang que par un coup d’état arbitraire et ne contient pas en soi les qualités qu’on doit attendre d’un principe.
Nous ne prétendons pas non plus démontrer le principe externe de la Réforme qui est l’autorité de l’Ecriture, ni son principe interne qui est le témoignage du Saint Esprit, s’affirmant dans et par la foi. Mais nous pouvons essayer de montrer contre les critiques des adversaires, que nos principes ont le même caractère de nécessité et d’autopistie, d’évidence sui generis que l’évidence sensorielle ou l’évidence des principes de la raison, mais sur un autre plan. Il est légitime aussi qu’on nous demande de montrer que nous n’aboutissons pas au subjectivisme radical que Rome nous reproche, ni à l’autoritarisme ecclésiastique que nous imputent les défenseurs de la « libre religion de l’esprit ».
Nous admettons, avec Calvinl deux principes : un principe externe et un principe interne. Le principe externe et objectif, c’est le fait assuré et sensible à l’âme que Dieu se révèle et parle dans l’Ecriture. Le principe interne, intérieur au sujet, c’est la persuasion du Saint Esprit qui élève cette connaissance à la hauteur d’une certitude de foi divine, certitude distincte de l’évidence sensorielle et de l’évidence rationnelle et totalement surnaturelle.
l – Calvin, Com. sur 2 Tim. III.
Cette dualité de principes de la connaissance religieuse établit entre celle-ci et la connaissance naturelle une analogie qui résulte du fait que l’une et l’autre sont connaissance ; qu’il y a indépendamment du sujet, et hors de lui, un réel objectif qui se donne à connaître et qu’il y a en face de l’objet un sujet dont la fonction est d’accomplir cet acte transitif qu’est l’acte de connaître, d’intérioriser idéalement à soi le réel objectif connaissable, en s’assimilant à lui idéalement.
Cela est vrai dans l’ordre naturel. C’est en vain que l’idéalisme invite le sujet à tirer sa connaissance du monde, de son propre fond. Il n’aboutit qu’à une fantasmagorie sans lien avec le réel. D’autre part, l’empirisme exclusif est impuissant à faire de sa statue sensible un esprit pensant par concepts.
De même dans l’ordre religieux, il est impossible de tirer de l’organe de la connaissance l’objet transcendant qu’il s’agit de connaître. Si Dieu ne dit rien sur la manière dont je dois le servir et s’il n’y a pas une parole de lui m’assurant de sa réalité indépendante de la mienne, de sa bienveillance à mon égard, je ne puis rien savoir de ces choses qui sont la substance même de la Religion.
D’autre part, s’il me parle dans une Ecriture sainte ou par une Eglise et que je sois incapable de discerner par une lumière intérieure à moi la Parole de Dieu d’avec les voix qui trompent, cette parole sera pour moi comme si elle n’existait pas.
Ainsi il y a un subjectivisme légitime du point de vue du réalisme religieux et la théologie catholique n’est pas, sur ce point, dans une position plus objective que celles de Calvin et de son adversaire Castellion.
Or, le principe externe du protestantisme satisfait bien à cette condition requise pour tout principe, qu’il peut servir de point de départ à des démonstrations subséquentes et qu’il est indispensable pour fournir les éléments de ces démonstrations.
Si Dieu a parlé, on peut et on doit tirer les conséquences qui résultent des faits généraux, des promesses et des menaces qu’il présente. S’il n’a pas parlé et sur les questions où il ne parle pas, il n’y a plus rien à démontrer.
Il en est de même du principe interne : si l’esprit de discernement, permettant de reconnaître et de comprendre, pour l’essentiel, la Parole de Dieu, fait défaut, on ne peut rien connaître des vérités dont l’âme a besoin pour glorifier Dieu et trouver en Lui sa félicité suprême.
Ces deux principes ont encore la qualité essentielle à tout principe de l’autopistie : ils portent en eux leur « créance pour être reçus sans contredit ».
On pourrait objecter qu’à l’évidence sui generis dont nous parlons et que nous attribuons aux deux principes de la Réforme, l’Ecriture et la foi, il manque pourtant le caractère d’universalité pour être objectifs. Ce serait oublier que les principes de l’évidence rationnelle n’ont pas non plus une universalité absolue. Sans parler des cas pathologiques (aveugles-nés, rêves, etc.) il y a les questions de la valeur de l’expérience sensible et de la réalité du monde extérieur. Il y existe des sceptiques. Il n’est pas de principes qui soient, en fait, absolument universels. Mais la foi aux principes n’est pas une question de majorité. Des moines ne sont pas des raisons, disait-on. Des subjectivistes non plus, ajouterons-nous. Celui qui croit sait que sa foi a virtuellement et eschatologiquement vaincu le monde.
Ces principes de foi jouent le même rôle, mutatis mutandis, que les principes directeurs dans les sciences. Ceux qui appliquent ces principes ne sont pas assurés d’atteindre toujours et partout la vérité, sans responsabilité et automatiquement. Mais ils savent qu’ils suivent la méthode légitime. De même ceux qui suivent le principe de la Réforme sincèrement et qui ne demandent qu’à obéir à la voix de Dieu ne sont pas dispensés de faire effort pour la comprendre. Mais quand ils interprètent l’Ecriture par l’Ecriture et selon l’analogie de la foi, ils ne s’attachent pas à leur sens propre ; ils s’attachent au contraire au sens le plus catholique qui soit : la foi en la nécessité d’une autorité canonique divine est le point où le subjectivisme légitime fait sortir le sujet hors de lui-même et toucher le transubjectif : Dieu et sa Parole.
On a dit qu’entre cette parole écrite et le sujet, il y a toujours son interprétation faillible et qu’ainsi il faut aller plus loin et supposer la nécessité d’un guide infaillible de l’interprétation. C’est vrai. C’est vrai même pour le catholique romain.
Entre le texte de son catéchisme, du canon d’un concile, d’une encyclique ou du prône de son curé, il y a toujours son interprétation faillible. Et quand les questions sont brûlantes et actuelles pour lui, tout le monde ne le voit que trop.
Mais ce qui est grave dans son cas, c’est, nous l’avons vu, qu’il ne peut jamais savoir d’une certitude qui ne soit pas arbitraire, que l’autorité infaillible a parlé. C’est ensuite que même s’il n’en était pas ainsi, des intermédiaires faillibles s’interposent entre cette autorité et lui qui reste faillible.
Le fidèle protestant n’est pas plus infaillible que son frère catholique. Mais, pour comprendre l’Ecriture, il se met sous la direction de deux guides dont les catholiques reconnaissent inconditionnellement l’autorité divine infaillible : l’Ecriture et le Saint-Esprit. L’Ecriture interprétée dans ses passages difficiles par ses parties éblouissantes de clarté ; le Saint-Esprit, promis à tous ceux qui le demanderont (Luc 11.13) et considéré par l’Ecriture comme une onction présente en tous ceux qui suivent les apôtres (1 Jean 2.19-20, 27).
Aussi Calvin n’a fait que se placer sur le vrai terrain de la commune expérience des fidèles et de la foi en la fidélité de Dieu quand il écrit, à propos du précepte de la Ire épître de Jean sur l’examen des « esprits » :
« Toutes doctrines doivent être éprouvées par la Parole de Dieu : toutes fois, s’il n’y a quant et quant l’Esprit de prudence, il ne servira de rien ou bien peu d’avoir la Parole de Dieu en main et de ne la pouvoir interpréter… Par quoi avant que nous soyons juges compétents, il faut nécessairement que l’Esprit de discrétion nous soit donné… Or, parce que l’apôtre nous recommanderait cela en vain, si nous n’avions quant et quant la science de juger, il nous faut tenir ceci pour certain que les fidèles ne seront jamais destitués de l’Esprit de prudence, autant qu’il sera expédient moyennant qu’ils le demandent au Seigneurm. »
m – Calvin, Com. in 1 Jean 4.1 vers la fin.
Ainsi donc : un principe : l’Ecriture norme suprême ; un ordre : éprouvez ; une promesse : Dieu donne son Esprit à qui le demande ; une assurance : l’Ecriture sera comprise autant qu’en sera besoin pour le fidèle.
Le libre-examen de Calvin se fonde sur l’autorité de Dieu parlant dans sa Parole et sur la foi qu’il ne manquera pas dans la nécessité.
Cela n’exclut ni l’aide ni la décision de l’Eglise. Dans la même page de son Commentaire, le réformateur coordonne à cet « examen particulier » l’« examen public ».
Et dans l’accord substantiel de ceux qui acceptent le principe posé, il voit, à juste titre, la confirmation de sa valeur objective et surnaturelle : « Il est certain que c’est une œuvre singulière de Dieu, qu’ayant dompté notre opiniâtreté, il nous fasse sentir une même chose et qu’il nous conjoigne en une vraie union de foi. »
Ceux qui voudront toucher du doigt cette « œuvre singulière de Dieu » n’ont qu’à étudier l’admirable harmonie des livres symboliques des Eglises réformées, réalisée, sans l’intervention d’un pouvoir central, par l’Esprit et la Parole qui procèdent du Christ roi et chef de l’Eglise.
Disons enfin que le principe de l’autorité de l’Ecriture fondée sur le témoignage du Saint-Esprit comme base de notre prédication et de notre science dogmatique ne suppose pas, comme l’en accusait Bossuet, qu’il y a un point où le catéchumène doit se demander si Jésus est le Christ ou un imposteur et si l’Ecriture nous apporte l’écho de la révélation de Dieu ou si elle est un tissu de fables.
Elle suppose qu’il y a un point où il ne connaît pas Jésus-Christ avant qu’on le lui ait présenté, comme les concitoyens de la Samaritaine ne le connaissaient pas avant qu’elle leur ait parlé et qu’il y a un point où il ne sait pas qu’il existe une Ecriture que l’Eglise croit divine avant qu’elle ne l’ait dit. Et, toujours comme dans le cas des Samaritains qui ont cru d’abord sur le témoignage d’une femme qu’ils ne reconnaissaient pas comme infaillible, mais qu’ils jugèrent digne de foi, le catéchumène pourra immédiatement être mû par la grâce à croire d’abord au témoignage humain mais très vénérable de l’Eglise. Et quand il aura connu et goûté l’Ecriture, il y a un point où il dira à l’Eglise, comme les Samaritains à là femme du puits de Sichar : ce n’est pas tant à cause de ton témoignage que nous croyons. Nous avons entendu nous-mêmes et nous savons que cette parole est de Dieu.
Mais même quand ils ne seront pas parvenus à ce point, ils peuvent légitimement croire, d’une foi humaine, à la valeur du témoignage humain de l’Eglise, dont les confesseurs, eux, croient sur l’autorité de Dieu, perçue immédiatement dans leur esprit comme un témoignage rendu à l’Ecriture.
Selon les principes du dogme réformé, le catéchumène ne part pas nécessairement du doute pour arriver à la confusion. Il part de l’ignorance pour aboutir à la certitude dans la communion de la foi de tous ceux qui reçoivent l’autorité de l’Ecriture sur le témoignage du Saint Esprit et qui interprètent l’Ecriture selon le principe de l’analogie de la foi.