L’idée que M. de Gasparin se fait du dogme tient de très près à celle qu’il a de l’Écriture. Celle-ci est un code de lois et de règles, parce qu’il y voit un ensemble de dogmes tout faits. Il se plaint « de ce qu’à la place du dogme, mon livre présente, illusion bizarre ! tantôt le fait chrétien, tantôt la personne du Sauveur. » Et il dit au contraire : « Le fait chrétien implique la dogmatique tout entière, — personne, fait, dogme, c’est tout un. » Ainsi donc les faits du christianisme sont essentiellement pour lui des dogmes ; Christ lui-même est un dogme ; la Bible entière est un code de dogmes ; et tout ce que nous avons à faire consiste simplement à les accepter tels qu’ils sont, et parce qu’ils sont tels.
M. de Gasparin dit : « Le premier des dogmes est l’importance du dogme. » A cette sentence j’en oppose une moins solennelle, mais peut-être plus pratique : « Le premier devoir du théologien, est de bien connaître l’essence du dogme. » Développons un peu notre pensée.
S’il y a dans l’Écriture un ensemble bien achevé de dogmes, quel est donc le sens et la valeur de tout le développement doctrinal dans l’Église, qui n’est au fond qu’une élaboration du dogme ? Tout ce développement n’est que peine perdue, ou même que travail nuisible. Mais si au contraire cette œuvre, à laquelle l’Église a consacré de si grandes forces, a un prix réel, les dogmes n’étaient donc pas tout d’abord fixés et achevés, et ils ont une histoire. Ce dernier cas est le seul vrai. Ce n’est point par des dogmes que le Christ nous a réconciliés avec Dieu, et nous affranchit du péché, mais par l’ensemble de sa triple fonction prophétique, sacerdotale et royale. Or, ce sont des faits et non pas des dogmes. Ces faits sont d’abord l’objet de la foi, et les apôtres qui y ont trouvé leur propre salut en les acceptant, en les croyant, les annoncent avec foi au monde par la Parole et par l’Écriture. Mais cette prédication elle-même, soit orale, soit écrite, de la foi, n’est pas encore dogme. Elle en contenait l’étoffe, la substance, et peut-être pourrait-on en trouver dans Paul et dans Jean les premiers linéaments ; mais je le répète, cette prédication, fruit immédiat de la vie, n’était pas elle-même dogme. Le dogme commence là où les faits salutaires du christianisme et leur première promulgation deviennent pour la pensée les objets d’une compréhension intellectuelle, avec le but d’établir, dans le sein de l’Église une unité de doctrine, et dans la théologie un ensemble systématisé de toutes les vérités chrétiennes. Ainsi quoique la foi et le dogme soient unis par un lien organique, il faut les distinguer très nettement. Au sens objectif la foi est l’expression, antérieure à l’intervention de la pensée, de la certitude du salut et des faits sur lesquels elle repose. Le dogme, au contraire, est la fixation intellectuelle, et dans une forme analogue à la pensée, du contenu de la foi. D’après cela l’Écriture est tout naturellement et par excellence la sphère classique de la foi, et le dogme au contraire appartient surtout à la sphère de l’Église. De là découle la valeur du dogme, qui est grande sans doute, mais non pas absolue. Le dogme est nécessaire, en tant qu’il est le premier vase, le vase conservateur de la foi, la forme qui est sortie de la foi même. Mais il ne faut pas identifier absolument la conception et la forme avec le fond. Le faire, mettre le dogme à la place de la foi, c’est enfanter le dogmatisme qui s’en tient à la forme extérieure sans pénétrer au dedans, et l’orthodoxisme qui fait dépendre le salut de l’exacte formule des dogmes. Mais en réalité c’est la foi qui sauve et non le dogme, et celui-ci ne vaut qu’en proportion de la foi vivante qu’il contient, et de la forme intellectuelle dans laquelle il l’exprime. Comme l’Écriture renferme le témoignage vivant et normatif de la foi, c’est à elle qu’il faut toujours ramener le dogme, pour le vivifier quand il commence à se refroidir et à se pétrifier. C’est à elle qu’il faut sans cesse demander l’esprit qui seul peut le purifier, le développer et l’approfondir. Or l’élément mystique ou la conscience actuelle et immédiate de la foi chrétienne, a sa place marquée dans ce grand travail.
D’après ces idées comment pourrait-il me venir dans l’esprit d’établir une opposition entre le dogme et l’amour ? Je ne le pourrais qu’autant que l’un et l’autre appartiendraient également à la sphère de la vie spirituelle. Mais il n’en est rien. Sans doute dans un sens très général ce sont deux faits de l’ordre religieux ; mais dans la vaste enceinte de cet ordre ils relèvent de deux sphères différentes, l’un, l’amour, de la vie religieuse immédiate, et l’autre, le dogme, de la pensée religieuse. Je sais bien qu’il y a des gens, par exemple les amis de la lumière et les catholiques allemands, qui veulent supplanter du même coup la foi et le dogme par l’amour qui serait le principe, prétendu unique, du christianisme. Mais je prie instamment nos frères de France de ne pas confondre avec eux ni les théologiens allemands, ni en particulier mon humble personne. J’établis si peu une opposition entre la foi et l’amour, qu’au contraire l’un des buts principaux de mon petit écrit est de définir exactement le rapport qui les lie, et surtout de faire dériver uniquement de la foi l’amour véritable. Sur ce point j’ose penser que ce que j’ai dit exprime la conviction générale des théologiens de mon pays.