Le premier objet du concile, l’extinction du schisme, n’était pas encore atteint ; Jean XXIII avait souscrit à sa déposition, Grégoire XII avait abdiqué, mais l’inflexible Benoît XIII n’était pas soumis. Son obédience comprenait encore plusieurs royaumes : l’Aragon, la Castille, la Navarre, l’Écosse, et les comtés de Foix et d’Armagnac. Il avait résisté aux instances que lui fit la chrétienté pour qu’il résignât la tiare lorsqu’elle était portée par plusieurs, il n’était pas probable qu’il y renonçât de lui-même lorsqu’il ne la voyait plus que sur son front. Il était évident que tous les efforts du concile pour l’union de l’Église avorteraient s’il élisait un autre pape avant d’avoir dépossédé Benoît.
Renonçant à l’espoir d’une abdication volontaire, il fallait employer d’autres moyens, et y résoudre les rois de l’obédience du pontife ; un seul homme, par l’ascendant que lui donnaient son rang et son caractère, était en état de l’entreprendre avec succès : cet homme était l’empereur ; il s’y voua tout entier. Il annonça qu’il allait partir pour conférer touchant la paix de l’Église avec le prince le plus puissant de ceux qui soutenaient Benoît XIII, avec Ferdinand IV, roi d’Aragon.
Le décret que rendit le concile, dans sa dix-septième session générale, pour la sûreté de l’empereur durant son voyage, fut avec raison considéré comme attentatoire aux droits des souverainsa. Le sacré concile menace de l’excommunication, et de la privation, ipso facto, de leurs dignités, tant séculières qu’ecclésiastiques, quiconque, rois ou princes, évêques ou cardinaux, traversera d’aucune manière le voyage de l’empereur ou de sa suite. Il était difficile d’afficher, en moins de paroles, de plus grandes prétentions, et, en montrant le plus vif intérêt pour le premier des souverains temporels, on ne pouvait mieux les braver tous.
a – Maimbourg, Histoire du grand Schisme, deuxième partie, p. 247.
Le concile décréta ensuite une messe et une procession solennelle tous les dimanches, pendant l’absence de l’empereur, pour l’heureux succès de son voyage ; il accorda cent jours d’indulgence à ceux qui assisteraient à ces dévotions, et quarante à quiconque dirait chaque jour, à cette fin, un Pater et un Ave. L’empereur, avant de partir, désigna l’électeur palatin pour être en son absence le protecteur du concile ; puis il quitta la ville, le 14 juillet 1415, en grande pompe, au milieu des prières et des vœux publics.
Il ne trouva au rendez-vous convenu, à Perpignan, ni le roi d’Aragon ni Benoît ; le premier était dangereusement malade, le second hésitait et se fit longtemps attendre. Enfin il arriva, escorté de soldats portant la hallebarde et l’épée, et d’une troupe de cavalerie, toutefois beaucoup moins redoutable par cette force extérieure dont il s’entourait que par celle qui était en lui. La nature paraissait avoir conspiré contre l’union de l’Église en donnant à ce petit vieillard, grêle et chétif en apparence, une vigueur qui se rencontre rarement dans le feu même de la jeunesse. Il puisait une ardeur inextinguible dans la possession du pouvoir, et lassait par son infatigable parole tous ceux qui tentaient de le fléchir. On dit qu’il parla un jour pendant sept heures consécutives sans qu’il parût la moindre altération dans sa voix ou dans ses traits. Il consentait à céder, disait-il, mais à des conditions dont l’exécution était impossible. Il voulait que le concile de Pise fût cassé, que celui de Constance fût dissous, et qu’un troisième fût convoqué dans une ville à son choix ; il voulait enfin qu’avant de procéder à une nouvelle élection la sienne fût reconnue. Puis, changeant de thème, il était le vrai pape, disait-il, et, pour finir le schisme, il ne s’agissait que de le reconnaître ; une nouvelle élection renouvellerait le schisme, et il ne pouvait en conscience abandonner la nacelle que Dieu lui avait confiée. Plus il avait de l’âge et plus il était tenu de faire son devoir, de résister à la tempête. Si néanmoins il fallait un autre pape, lui seul le pourrait élire, parce qu’étant demeuré seul de tous les cardinaux promus avant le schisme, il était aussi le seul dont la promotion fût incontestable.
En vain les rois, leurs ambassadeurs et les députés du concile mirent tout en œuvre pour obtenir qu’il cédât dans les mêmes termes que l’avait fait Grégoire : les menaces ne l’émurent pas plus que les prières ; mais, voyant qu’après avoir inutilement employé celles-ci on allait recourir à d’autres moyens, Benoît quitta secrètement Perpignan et courut s’enfermer à quelques lieues de là dans le fort de Collioure, au bord de la mer. On l’y poursuivit ; on détruisit presque toutes ses galères pour l’empêcher de fuir plus loin, et il reçut en ce lieu de nouvelles sommations du concile et des rois.
Le roi d’Aragon, Ferdinand, s’il en faut croire Thierry de Niem, avait jusque-là secrètement encouragé Benoît XIII dans sa résistance ; mais il crut sans doute ne pouvoir le soutenir plus longtemps, car il s’unit, dans cette circonstance, aux autres princes et seigneurs de l’obédience de Benoît pour le contraindre.
Déjà la plupart des cardinaux de ce pontife l’avaient abandonné ; il voyait les princes déserter sa cause ; lui seul ne s’abandonnait pas. Se voyant près d’être forcé dans Collioure, il fit introduire les ambassadeurs du roi d’Aragon, écouta leur sommation et leur dit : « Messieurs, soyez les bienvenus ; j’ai entendu ce que vous avez dit ; je m’en vais à Saint-Mathieu où je délibérerai, et je rendrai réponse au roi qui vous a envoyés. »
Il monta sur une galère avec quatre cardinaux seulement qui lui restaient fidèles, passa la nuit dans le port, et partit au soleil levant, à pleines voiles, pour Péniscole. Là, se croyant en sûreté comme étant loin de l’empereur, en véritable terre d’Espagne, il cessa de feindre, et, ayant reçu une dernière sommation des rois d’Aragon, de Castille et de Navarre, il fit une réponse nette et hardie. « Il ne pouvait en conscience reconnaître le concile de Constance parce qu’il était convoqué dans une ville de la dépendance de l’empereur ; il lui était également impossible d’en accepter un autre composé des cardinaux de Grégoire XII et de Jean XXIII, parce que ce serait joindre des schismatiques avec des catholiques, ce qui serait grandement scandaliser l’Église ; et, pour ces causes, céder le pontificat serait offenser Dieu. Il protestait contre tout ce qu’on entreprendrait contre lui sous prétexte d’extirper le schisme, et s’adressait en particulier au roi d’Aragon, lui rappelant qu’il tenait de lui ses États : ce prince était son feudataire et ne serait pas un rebelle. Benoît déclarait d’ailleurs qu’il avait fort à cœur l’union de l’Église ; il le prouvait, disait-il, en convoquant un concile pour le mois de février suivant, et il conjurait Ferdinand, par les entrailles de la miséricorde de Dieu, de ne point empêcher les prélats de s’y rendre. Il terminait en s’élevant avec force contre Gerson, qu’il accusait d’avoir soutenu quelques propositions malsonnantes ; il protestait de son attachement inviolable à la foi de l’Église et se soumettait à son jugement. »
Répondre ainsi, c’était trop présumer de la patience et de la docilité des rois : ceux-ci dressèrent aussitôt les articles d’un traité de réunion et les envoyèrent à Narbonne, où était l’empereur.
Ces articles furent la base de la célèbre capitulation de Narbonne, par laquelle les rois, seigneurs, cardinaux et prélats de l’obédience de Benoît XIII firent leur soumission. L’empereur et le concile, en les convoquant à Constance, évitèrent, par égard pour eux, de donner le nom de concile général à l’assemblée tenue en cette ville avant la réunion des Espagnols. Les principales causes de la capitulation portaient : 1° que l’empereur et les prélats de Constance respecteraient les intérêts des rois, prélats et autres de l’obédience de Benoît, à la réserve de la déposition de ce pape, de l’élection d’un nouveau pontife, de la réformation de l’Église et de l’extirpation de l’hérésie ; 2° que le concile confirmerait toutes les concessions, dispenses et grâces accordées par Benoît XIII à toute personne ecclésiastique ou séculière ; 3° les cardinaux de Benoît seraient traités au concile comme vrais cardinaux et jouiraient de tous les privilèges attachés à leur dignité.
La capitulation de Narbonne fut reçue à Constance avec une grande joie, et solennellement jurée le 4 février 1416. On y continua le procès de Benoît XIII en même temps que les négociations qui allaient achever de réunir toute son obedience au concile. Pierre de Lune fut cité à comparaître à Constance au terme de deux mois et dix jours. Deux moines bénédictins, Lambert Stipilz et Bernard Plancha, furent chargés de porter la pétition à Péniscole.
Le récit qu’ils firent de leur mission témoigne assez qu’ils étaient au nombre de ses plus ardents ennemis. Benoît les voyant approcher vêtus de noir, selon les statuts de leur ordre, dit à ceux qui l’entouraient : « Écoutons les corbeaux du concile. — Il n’est pas surprenant, répondit hardiment un des moines, que des corbeaux s’approchent d’un corps mort. »
Dans une lettre écrite à l’archevêque de Riga, l’un d’eux rend ainsi compte des particularités de l’entrevue : « Nous nous présentâmes à Péniscole, sans sauf-conduit du pape et sans escorte, avec trois notaires apostoliques, un notaire du roi d’Aragon, deux gentilshommes et d’autres personnages honorables pour témoins. Un certain docteur vint au-devant de nous pour nous inviter à différer notre entrevue jusqu’au lendemain, donnant pour prétexte que son maître nous recevrait plus honorablement : nous refusâmes… Ces démons-là croient avoir tout gagné en ajournant l’union seulement pour une heure. Comme nous entrions dans la ville, un neveu de Pierre de Lune, escorté de deux cents soldats bien armés, vint à notre rencontre. Quel honneur pour nous de voir ce Pierre de Lune, à l’approche de deux moines sans défense, si épouvanté qu’il crut devoir faire un tel armement !… Nous eûmes audience le lendemain : il avait avec lui ses trois cardinaux, des évêques, des prêtres, et environ trois cents laïques. Faisant alors une révérence profonde, sans fléchir le genou, je lus à haute voix et mot pour mot les citations du concile. Lorsqu’en lisant je le nommais hérétique et schismatique, il témoignait une impatience inexprimable, disant tantôt : Cela n’est pas vrai ; tantôt : Ils ont menti… Pierre de Lune répondit en latin et en français que la matière était d’importance et qu’il en délibérerait avec ses cardinaux ; il avait, disait-il, quatre choses à alléguer pour sa justification, mais il n’en dit que trois, et s’agita de telle sorte en parlant que la quatrième demeura sous son bonnet. En vérité, cet homme est cousu de méchanceté. Il rappela d’abord l’histoire d’un certain abbé que ses disciples ne pouvaient mettre en colère qu’en l’appelant hérétique. Il en disait autant de lui-même. Le concile de Constance est nul, ajoutait-il ; ses membres n’ont pas d’autorité légitime, car ils sont ou de mon obédience, auquel cas ils sont excommuniés selon les principes du concile ; ou de l’obédience de Rome, et alors ils ont été excommuniés par Grégoire… Je ne suis pas hérétique, moi, puisque je m’en tiens au jugement de l’Église ; et si je ne résigne pas à Constance comme il leur plaît, il ne s’ensuit pas que je sois hérétique, car l’Église n’est pas à Constance, mais à Péniscole. C’est ici, dit-il en frappant de la main contre son siège, c’est ici l’arche de Noé et la vraie Église. Les gens de Constance prétendent que je suis schismatique et hérétique, parce que je ne veux pas remettre l’Église entre leurs mains ; je m’en garderai bien. Il y a déjà six mois qu’on aurait la paix sans eux ; ce sont donc eux qui sont coupables de schisme et d’hérésie … Cet homme est plus obstiné que jamais et ne songe qu’à mal ; mais quoi qu’on dise il est au pouvoir du roi d’Aragon, bien qu’il soit dans une bonne forteresse et qu’il ait des hommes d’armes. Ces gens-là sont au désespoir de s’être ruinés pour lui, et bientôt il n’en restera pas un seul : qu’on se hâte donc de le déposer… C’est ainsi que deux moines noirs ont cité en enfer, pour le jugement, le grand diable Belzébuth. »
Le concile déposa en effet Benoît, mais ce fut seulement un an plus tard et dans sa trente-septième session.
L’empereur fut absent de Constance pendant la durée du procès de Pierre de Lune ; aussitôt après avoir signé la capitulation de Narbonne, il s’était rendu à Paris.
La France était alors dans l’état le plus déplorable et souffrait tous les maux qu’un pays peut souffrir sous un roi fou et presque absolu. Elle était, ainsi que la cour, partagée entre les factions des princes, et dévolue comme une proie au parti qui parvenait à s’emparer de la personne imbécile du monarque ; elle gémissait tout ensemble de la guerre civile et de la guerre étrangère, et supportait avec douleur les conséquences du désastre d’Azincourt.
Sigismond, voyant les Turcs s’avancer en Europe et envahir son royaume héréditaire de Hongrie, avait compris combien les désordres de la chrétienté favorisaient leurs progrès ; son esprit chevaleresque avait conçu la pensée et l’espérance d’une nouvelle croisade ; mais pour cela il fallait d’abord que l’Église fût unie, et ensuite que la paix régnât entre les princes chrétiens. Il avait à peu près atteint le premier but : l’extinction du schisme ; il allait poursuivre le second : ce fut le motif de son voyage en France et en Angleterre.
Il fut reçu dans le premier de ces royaumes avec de grands honneurs, et, après y avoir travaillé à l’union des deux peuples et conclu un traité d’alliance avec Charles VI, il passa en Angleterre. Là il se montra peu scrupuleux en ce qui touchait l’engagement qu’il venait de prendre ; il continua sans doute à négocier la paix, mais il la conclut à des conditions onéreuses pour la France. Trouvant de la résistance à ses desseins, il s’unit contre ce royaume avec l’Angleterre par le traité de Cantorbéry, et allégua pour motif que les rois de France retenaient injustement des terres appartenant à l’empire.
[Lenfant (Histoire du concile de Constance, t. II, p. 10-20) a essayé de laver Sigismond du reproche de manque de foi que lui adressent les historiens français ; il a réussi à démontrer que l’empereur n’avait jamais perdu de vue la paix entre les deux peuples, mais non qu’il ait pris la meilleure voie pour atteindre ce but, en tenant la balance égale entre la France et l’Angleterre.]
Quelle que fût la conduite de Sigismond dans cette circonstance, et quelque mérité que soit le reproche de duplicité qu’il encourut de la part des Français, on ne peut sans injustice lui refuser l’honneur de s’être noblement dévoué à un grand bien, à la paix de l’Église. Il donna, par la capitulation de Narbonne, un nouveau gage à la cause de l’union, et ce fut lui qui réunit la nation espagnole au concile. Il ne se laissa point détourner de son but par les malheurs de son royaume héréditaire, par les ravages des Turcs en Hongrie ; en abandonnant ainsi quelque temps à eux-mêmes ses propres sujets pour cimenter ou rétablir l’union entre les princes chrétiens, il fit preuve de cette qualité si rare, qui est le propre des grands caractères, et qui consiste à sacrifier un intérêt présent et tout personnel à des avantages plus éloignés d’un intérêt général.