Nous voici parvenus au terme de ces longues controverses. Essayons d’en apprécier les résultats. — Qu’avait fait l’Église ?
1° Elle avait affirmé la divinité et l’humanité de Jésus-Christ contre tous ceux qui méconnaissaient ou amoindrissaient l’une ou l’autre. Jésus-Christ, avait-elle dit, est vrai Dieu et vrai homme. Et, pour mieux établir la plénitude de cette divinité et la réalité de cette humanité, elle avait déclaré que Jésus-Christ est consubstantiel au Père quant à sa divinité et consubstantiel à nous quant à son humanité. Son humanité, disaient les symboles, se compose des mêmes éléments que la nôtre : un corps de la même nature que le nôtre, sujet aux mêmes besoins et aux mêmes souffrances, et une âme intelligente, douée de conscience et de volonté et vivant de la même vie morale que la nôtre. En formulant ces affirmations, l’Église avait assurément fait une œuvre légitime ; elle avait rempli un devoir et obéi à une nécessité. Ne fallait-il pas protéger contre toutes les atteintes la vérité qui est au centre de la doctrine chrétienne, et qui est l’objet fondamental de la foi qui sauve ? Car, si Jésus-Christ n’est pas le Fils de Dieu et le Fils de l’homme, il ne peut pas être notre Sauveur.
2° Mais l’Église avait fait plus encore. Elle avait cherché à déterminer les rapports de cette divinité et de cette humanité du Sauveur. Elle avait formulé une théorie de l’incarnation et de la personne de Jésus-Christ. Cela encore était légitime, sans doute, car l’apôtre nous exhorte à « ajouter à la foi la science » (2 Pierre 1.5), et la foi, comme la vie religieuse qui en découle, a tout à gagner à se rendre compte d’elle-même et de son objet. Seulement l’Église alla trop loin dans cette voie ; elle dépasse le but, et fit trop de théologie. Sur ce point, comme à propos de la doctrine de la Trinité, elle eut le tort de prétendre enfermer dans des formules rigoureuses un mystère qui dépasse toutes les formules ; elle eut surtout le tort beaucoup plus grave d’imposer comme articles de foi nécessaires au salut les formules contestables de sa théologie.
Cette théologie est très contestable, en effet. Elle n’est pas seulement insuffisante, elle est mauvaise en ce que l’explication qu’elle donne des faits a pour résultat d’altérer et de compromettre ces faits mêmes qu’il s’agit d’expliquer. La théologie ecclésiastique oscilla longtemps entre deux conceptions également insoutenables :
1° Celle de Cyrille, que Dorner a fort bien caractérisée d’un mot, en l’appelant point de vue magique, — conception qui nous fait assister à l’apparition fantastique d’un Dieu naissant, souffrant et mourant, sans cesser de posséder toute la plénitude des attributs divins. Dans ce point de vue, Jésus-Christ n’a qu’une nature, laquelle possède deux séries d’attributs ; ou bien il a deux natures, mais qui n’en forment qu’une par leur échange mutuel. Théorie inadmissible ; car comment admettre cette nature unique douée d’attributs contradictoires, lesquels s’excluent mutuellement, comme la toute-puissance et la faiblesse, la toute-science et l’ignorance, l’immutabilité et le développement progressif, la sainteté de nature et la lutte morale ? Et comment admettre, d’autre part, cet échange continuel d’attributs contraires, cette transformation incessante d’une nature dans l’autre ? Qu’est-ce qu’un Dieu qui ignore, qui souffre, qui est tenté, qui naît et qui meurt ? Qu’est-ce qu’un homme qui sait tout, qui peut tout, qui est impassible, éternel et parfait ? Les deux natures se dévorent l’une l’autre. Que devient le moi de Jésus-Christ ? Où est le siège de sa personnalité ?
2° L’autre conception était celle de Nestorius, que Dorner appelle un point de vue mécanique, — conception qui juxtapose sans les unir les deux termes contradictoires. On a, dès lors, un Dieu et un homme, mais l’unité de la personnalité disparaît comme précédemment.
La théologie ecclésiastique se fixa enfin dans une formule élaborée au concile de Chalcédoine (451) et au troisième de Constantinople (680), et qui n’est au fond que la reproduction du point de vue nestorien, quelque peu modifié et mitigé. L’Église affirme en Jésus-Christ une seule personne en deux natures, comme elle affirme en Dieu un seul Dieu en trois personnes. Chacune de ces natures est complète et conserve la plénitude de ses attributs distinctifs. Chacune agit dans la sphère qui lui appartient, tout en demeurant unie à l’autre par le lien de la personne unique qu’elles forment ensemble. A chaque nature correspond une volonté, de sorte qu’il y a en Jésus-Christ une seule personne et deux volontés. Ces deux volontés sont tout à la fois distinctes et inséparables comme les deux natures ; seulement la volonté humaine est subordonnée à la volonté divine.
Ce nouveau point de vue n’est pas moins insoutenable que les deux autres, si tant est qu’il se distingue réellement du point de vue de Nestorius. En effet, comment concevoir dans une seule personne la coexistence de deux natures si opposées que les attributs de l’une sont la négation des attributs de l’autre ? Comment concevoir dans une seule personne deux volontés, une volonté humaine et une volonté divine ? La volonté n’est-elle pas l’attribut essentiel, le caractère distinctif, le centre et la substance même de toute personnalité ? Si donc il y a deux volontés en Jésus-Christ, il faut qu’il y ait en lui deux personnes, et s’il n’y a qu’une personne, il faut qu’il n’y ait qu’une volonté. Les Monothélites n’avaient pas tort sur ce point.
La même difficulté subsiste en ce qui concerne la conscience de soi. Y a-t-il en Jésus-Christ deux consciences de soi, une divine et une humaine, ou n’y en a-t-il qu’une ? L’Église n’a rien précisé sur ce point. Mais on peut arriver également aux deux résultats, selon qu’on prend pour point de départ l’unité de la personne ou la dualité des natures et des volontés. Et il semble que l’analogie doit nous conduire de la dualité des volontés à la dualité des consciences, comme elle a conduit l’Église de la dualité des natures à celle des volontés. Qu’est-ce en effet qu’une volonté inconsciente ? Je ne sais si c’est encore une volonté, mais à coup sûr ce n’est plus une volonté humaine et à plus forte raison ce n’est plus une volonté divine. Il y a donc deux consciences en Jésus-Christ ; mais alors, que devient l’unité de sa personne ? Dire qu’il y a deux moi en lui, un moi divin et un moi humain, c’est nier cette unité, c’est revenir à la conception nestorienne, qui nous montrait en Christ un Dieu et un homme, et non pas l’Homme-Dieu. — Si, au contraire, il n’y a qu’une conscience en Christ, où faut-il la placer ? Dans la nature humaine ou dans la nature divine ? Est-ce l’homme, est-ce le Dieu qui dit « moi » en Christ, et qui est le centre et le support métaphysique de sa personne unique ? Est-ce tous les deux ? Et alors, le sont-ils simultanément ou tour à tour ? Autant de problèmes insolubles. Autant de difficultés insurmontables.
Pour éviter ces difficultés, on devait nécessairement être conduit à effacer et à absorber la nature humaine dans la nature divine, comme l’on subordonnait la volonté humaine à la volonté divine. Pour échappera ce dualisme intolérable, on devait être entraîné à faire l’unité aux dépens de l’un des termes, et le terme sacrifié ne pouvait être que l’humanité du Sauveur. C’est ce qui arriva en effet. L’humanité de Jésus-Christ, en dépit de toutes les précautions prises pour la maintenir intacte, fut de plus en plus négligée, méconnue et sacrifiée. Jésus-Christ cessa peu à peu d’être considéré comme étant vraiment un homme, notre frère, tant son humanité avait été absorbée et transformée par sa divinité. Il tendit toujours plus à se confondre avec Dieu le Père. Et, dès lors, il cessa d’être un vrai médiateur, un véritable Sauveur. Il ne combla plus, par sa personne humaine et divine, l’abîme ouvert entre le Dieu saint et l’homme pécheur. Pour combler cet abîme béant, pour remplir la place vide laissée par Jésus, en qui l’on ne savait plus voir que la seconde personne de la Trinité, on chercha d’autres intercesseurs, d’autres sauveurs : Marie et les saints dans le ciel et le prêtre sur la terre.
Tant il est vrai que tout se tient dans la vérité chrétienne, et que les erreurs de la théologie ont leur contre-coup dans la vie religieuse ! Ce n’est pas impunément qu’on fait de mauvaise théologie. Il importe donc d’en faire de bonne, et c’est pourquoi j’estime utile de m’arrêter encore un instant devant cette grave question de l’incarnation et de la personne du Christ, pour exposer brièvement un point de vue qui me paraît faciliter singulièrement la solution du problème christologique. C’est le point de vue connu sous le nom de Kenôsis (κένωσις, abaissement).
Remarquons d’abord que toutes les théories christologiques essayées du ve au viie siècle, ont pour caractère commun de représenter le Logos comme conservant dans l’incarnation toute la plénitude de ses attributs divins, sans subir aucun changement. Et c’est là précisément ce qui a jeté l’Église dans les inextricables difficultés que j’ai signalées ; c’est là ce qui l’a conduite à absorber peu à peu l’humanité du Sauveur dans sa divinité, à faire l’unité dans la personne de Christ aux dépens de la réalité de sa nature humaine, ou à statuer dans cette personne une dualité irréductible.
Or ce point de vue trahit une certaine notion de l’incarnation qui, selon moi, n’est pas la vraie. Les docteurs des premiers siècles et les rédacteurs des symboles œcuméniques se représentent le Logos comme prenant une nature humaine, ou plutôt un homme complet, composé d’un corps et d’une âme, qu’il ajoute et unit à sa nature divine, sans que celle-ci subisse aucune modification. Cette conception est celle que nous avons trouvée exposée dans les écrits de Théodore de Mopsueste et de Nestorius, et qui est restée celle de l’Église et de l’orthodoxie — ἄνθρωπον εἴληφε τέλειον, ἐκ ψυχῆς λογικὴς καὶ σώματος. — Tantôt cet homme complet, ce corps et cette âme d’homme, sont unis au Logos jusqu’à se confondre avec lui (Cyrille) ; tantôt cet homme demeure entièrement distinct et séparé de lui, de telle sorte qu’une dualité irréductible se trouve constituée en la personne de Jésus-Christ (Nestorius, symbole de Chalcédoine et de Constantinople in. Trullo I).
Cette notion de l’incarnation est difficilement intelligible, car on a peine à comprendre que le Verbe divin, le Fils de Dieu, s’unisse à un homme particulier, à un individu humain complet, ayant un corps et une âme, un moi personnel et distinct du moi divin du Logos. De plus cette notion n’est pas celle de la Bible. La Bible nous représente l’incarnation comme un abaissement du Fils de Dieu, venant vivre ici-bas une vie humaine, échangeant sa gloire divine contre la condition de serviteur. Le Verbe, d’après les Écritures, ne prend pas un homme, un individu humain particulier et complet, composé d’un corps et d’une âme personnelle, pour l’unir à soi ; il devient homme, il revêt une nature humaine impersonnelle, ou plutôt, il entre dans les conditions de la vie humaine ; il prend rang lui-même dans l’humanité pour vivre une vie d’homme et pour accomplir, au nom et à la place de l’humanité, ce que l’humanité devait et ne pouvait accomplir.
Sans entrer ici dans le détail de la question exégétique, je me bornerai à citer deux ou trois textes qui me paraissent établir suffisamment la vraie notion biblique de l’incarnation.
Le premier est cette parole de l’Évangile de Jean 1.14 : Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο, καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν. — le mot σάρξ n’est pas ici synonyme de σῶμα : il désigne la nature humaine tout entière, l’ensemble des conditions physiques et morales de la vie humaine. Et je remarque qu’il n’est pas dit σάρκα ἔλαβεν, mais σὰρξ ἐγένετο. Ainsi le Logos ne prend pas la nature humaine pour l’ajouter et la superposer à sa nature divine ; il devient nature humaine. Il y a donc un changement en lui ; il ne demeure pas tel qu’il était auparavant, il devient quelque chose de nouveau. L’idée du devenir implique à la fois l’idée du changement et celle de la permanence, le changement du mode d’existence et la permanence du sujet existant. Ce qui devient continue à être, mais il est d’une autre manière. Ainsi en est-il quand l’enfant devient homme, quand le gland devient chêne. L’homme c’est toujours l’enfant ; c’est la même personne, le même moi, le même sujet, le même être, mais dans des conditions toutes nouvelles d’existence. Il en est de même du chêne par rapport au gland. — Il en est de même aussi du Verbe devenant homme. Il change de conditions d’existence, tout en demeurant le même être, le même sujet personnel, le même moi. Il échange la vie divine contre la vie humaine. Il quitte la gloire céleste pour vivre sur la terre comme un homme au milieu des hommes : ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν.
C’est là ce que l’apôtre saint Paul enseigne d’une manière singulièrement explicite dans un passage célèbre (Philippiens 2.6-7) : ὃς ἐν μορφῇ θεοῦ ὑπάρχων, οὐχ ἁρπαγμὸν ἡγήσατο τὸ εἶναι ἶσα θεῷ, ἀλλ’ ἑαυτὸν ἐκένωσεν, μορφὴν δούλου λαβών,… — Ici, l’idée de l’abaissement, du dépouillement, est évidente. Elle est marquée par cette expression si énergique : ἐκένωσεν ἑαυτὸν. De quoi le Fils s’est-il dépouillé, de quoi s’est-il vidé lui-même ? Evidemment, de cette μορφῇ θεοῦ qui était la sienne, et cela pour revêtir la μορφὴν δούλου. L’incarnation nous est donc ici représentée comme un abaissement, comme un dépouillement, qui consiste en ce que le Fils échange la forme divine contre la forme d’un serviteur. C’est ce que Léon le Grand a très bien exprimé, en certains passages de sa lettre à Flavien. Et il faut remarquer ce qu’ont d’impersonnel les expressions employées par l’apôtre. Il n’est pas dit : ἄνθρωπον δοῦλον λαβών, mais μορφὴν δούλου. Il s’agit évidemment ici, non pas, comme le dit la théologie ecclésiastique, de l’assomption d’un homme complet, d’un individu humain particulier, par un Dieu qui conserve la plénitude de sa divinité, mais d’un échange entre l’état et la condition de Dieu, et l’état et la condition d’homme ou de serviteur. Il n’y a de personnel ici que le Fils lui-même, qui, par un acte volontaire de sa puissance et de son amour, renonce à la gloire divine pour entrer dans la condition d’un serviteur. — Cette même pensée se retrouve également exprimée dans 2 Corinthiens 8.9 : δι’ ὑμᾶς ἐπτώχευσεν, πλούσιος ὤν.
Enfin, le troisième passage qu’il faut citer est cette parole de Jésus-Christ lui-même dans Jean 17.5 : Καὶ νῦν δόξασόν με σύ, πάτερ, παρὰ σεαυτῷ τῇ δόξῃ ᾗ εἶχον πρὸ τοῦ τὸν κόσμον εἶναι παρὰ σοί. — Je trouve ici la confirmation éclatante des paroles de Paul dans l’épître aux Philippiens. Le Fils était donc, il le déclare lui-même, dans la gloire (ou en forme de Dieu), auprès du Père, avant que le monde fût fait. Cette gloire, il ne l’a plus, parce qu’il l’a volontairement quittée, et il demande à son Père de la lui rendre.
J’ajoute qu’on ne voit nulle part dans les Évangiles les traces d’une dualité de consciences, d’une dualité de volontés ou d’une dualité de natures. C’est toujours le même moi qui s’affirme en Christ : rien qui ressemble à cette double vie imaginée par la théologie ecclésiastique.
Telle est la notion biblique de l’incarnation. Je la trouve infiniment plus intelligible que l’autre. Elle a le triple avantage de simplifier le problème, christologique, de laisser à l’humanité de Jésus ses vrais caractères sans porter atteinte à sa divinité, et de sauvegarder l’unité vivante de la personne du Sauveur.
I. Elle simplifie d’abord le problème christologique. Elle fait disparaître les difficultés contre lesquelles venait se heurter la théorie ecclésiastique des deux natures. Il n’est plus question, en effet, de deux natures également personnelles, conservant chacune la plénitude de ses attributs respectifs, et qui s’annulent naturellement dans une cohabitation impossible, de deux natures qui ne peuvent s’unir sans que l’une des deux efface et absorbe l’autre, et qui ne peuvent demeurer distinctes sans constituer dans la personne et dans la vie de Jésus-Christ une dualité irréductible. Nous en avons fini avec cette formule malheureuse : « une personne en deux natures », qui a jeté la théologie ecclésiastique dans d’inextricables difficultés et de véritables logomachies, formule aussi malheureuse que celle des symboles trinitaires : « un seul Dieu en trois personnes ». Il faut renoncer à se servir de ces termes inexacts, impropres, qui compliquent les problèmes et les rendent insolubles. Au lieu de parler des deux natures en Christ, il faut voir en lui le Fils de Dieu quittant sa gloire céleste pour devenir le Fils de l’homme et échangeant sa vie divine contre une vie humaine, qu’il vient vivre ici-bas pour accomplir notre salut. Il ne prend pas une nouvelle nature, en conservant toute la plénitude de la sienne ; il vit d’une vie nouvelle, et il renonce à ceux de ses attributs et de ses privilèges divins qui seraient en contradiction avec les conditions de cette vie, et la rendraient impossible.
II. Aussi, et c’est là le second avantage du point de vue que nous soutenons, l’humanité de Jésus-Christ est-elle pleinement sauvegardée, sans que sa divinité soit compromise. Avec l’ancienne conception, les attributs divins du Fils de Dieu faisaient obstacle à la vie humaine du Fils de l’homme. L’humanité de Jésus Christ n’avait plus l’espace nécessaire pour se développer et se déployer librement. Elle était absorbée et effacée par la divinité. — Il n’en est plus ainsi avec la conception nouvelle. L’humanité de Jésus-Christ peut se développer à l’aise, puisque sa divinité se replie en quelque sorte sur elle-même pour lui laisser le champ libre. Le Fils de Dieu, devenu le Fils de l’homme, vit une vie vraiment humaine.
Cette vie se développe comme la nôtre. Elle traverse les mêmes phases, et suit la même loi du progrès. Jésus est enfant, puis il devient homme par un développement continu.
Cette vie se compose des mêmes éléments que la nôtre :
- Vie corporelle croissante, vie physique avec son développement, ses besoins et ses souffrances : faim, soif, fatigue, sommeil, etc. ;
- Vie du cœur et des affections ; Jésus a aimé comme nous ; il a été fils, frère, ami ; il s’est associé aux joies et aux douleurs de ceux qu’il aimait ; il s’est réjoui aux noces de Cana et a pleuré sur le tombeau de Lazare ;
- Vie morale ; il a appris l’obéissance sous la loi, et il a connu nos tentations et nos luttes ;
- Vie religieuse, enfin ; il a eu, comme nous, une attitude de dépendance à l’égard de Dieu ; il l’a prié, il a entretenu communion avec lui par le Saint-Esprit.
Mais, en vivant une vie pleinement humaine, Jésus-Christ est toujours le Fils de Dieu, et il ne cesse pas un instant d’avoir conscience de ce qu’il est. Il sent qu’il est le Fils, et il le proclame hautement à l’occasion. La gloire du Fils, qu’il a volontairement quittée, il la possède toujours virtuellement, et il la fait rayonner au dehors aussi souvent qu’il le juge bon. Non seulement il a conscience qu’il est le Fils, mais il conserve ses privilèges de Fils. Quand il prie son Père, son Père l’exauce toujours et lui remet sa toute-puissance, afin qu’il en use pour le bien des hommes et pour la manifestation de sa gloire. Il possède toujours virtuellement la toute-science, la toute-puissance et toute la plénitude des attributs divins, il a clairement conscience de tous ces trésors de divinité qui sont cachés en lui. Seulement il voile ces trésors ; il ne s’en sert pas. Il a renoncé à l’exercice de ceux de ses attributs divins qui seraient en contradiction avec le développement et les conditions de la vie humaine qu’il veut vivre ici-bas.
III. Enfin, la troisième supériorité que présente la conception biblique, c’est que l’unité vivante de la personne de Christ n’est plus brisée.
Il n’y a plus en Christ un homme et un Dieu vivant côte à côte, s’enfermant chacun dans sa vie propre comme dans un domaine privé, ou bien mêlant leurs activités jusqu’à les confondre. Il y a un Dieu abaissé pour vivre la vie d’un homme.
Il n’y a plus deux intelligences, dont l’une ignore et cherche, tandis que l’autre connaît toutes choses d’une science adéquate et absolue. Il y a une seule intelligence, celle du Fils de Dieu, qui a renoncé volontairement à l’exercice de la toute-science, pour se soumettre aux lois de la connaissance humaine, mais qui possède toujours virtuellement cette toute-science et qui en use quand il le veut.
Il n’y a plus deux volontés, l’une éternellement déterminée pour le bien, — ou plutôt, déterminant elle-même ce qui est « le bien », — parce qu’elle est la volonté du Dieu saint, l’autre indéterminée encore, et ayant à choisir entre l’obéissance et la révolte. Il y a une seule volonté, celle du Fils de Dieu entré volontairement dans les conditions de la vie morale de l’homme, et apprenant l’obéissance en accomplissant toute la loi.
Il n’y a plus deux moi, un moi humain et un moi divin. Il n’y a qu’un seul moi, et ce moi, c’est le Fils de Dieu, qui demeure toujours le centre de la personnalité, le sujet personnel et vivant. C’est le Fils de Dieu qui dit « moi » en Jésus, et cela dès le commencement et jusqu’au bout. La conscience de Fils s’éveille en Jésus aussitôt que s’éveille en l’homme la conscience de soi, et elle se développe en lui de la même manière que la conscience de nous-mêmes se développe en nous. Jésus-Christ se sait dès le commencement, et jusqu’à la fin de sa vie, le Fils de Dieu volontairement abaissé pour vivre une vie humaine.
Avant de quitter ce sujet, il est nécessaire de dire quelques mots de certaines objections qui ont été adressées à cette théorie, mise d’abord en faveur en Allemagne par Gess et Thomasius, mais qui y a rencontré aussi de sérieux adversaires, Dorner par exemple. Je crois que ces objections peuvent être écartées sans trop de difficulté.
I. La première serait infiniment grave, si elle était fondée. On accuse, en effet, notre conception d’être inadmissible et contradictoire, en ce qu’elle suppose un anéantissement du Verbe, un suicide — il faudrait dire un déicide, — une solution de continuité dans la vie du Logos, un intervalle plus ou moins long, pendant lequel le Logos cesse d’être le Logos, pendant lequel il n’est pas. C’est Dorner qui a formulé, le premier, cette redoutable objection, et il l’a dirigée contre la théorie de la Kénôsis, telle que l’avaient exposée tout d’abord le docteur Gess et quelques autres théologiens qui s’étaient faits ses disciples.
Je reconnais sans hésiter que la façon particulière dont Gess avait formulé sa théorie prêtait le flanc à cette objection. Il prétendait, en effet, que le Verbe divin, en s’abaissant, s’est anéanti jusqu’à perdre absolument conscience de lui-même, et qu’il n’a retrouvé cette conscience que lorsque Jésus a atteint le terme de son développement et s’est connu comme le Messie, ce qui n’a eu lieu qu’au moment du baptême. Dans une pareille hypothèse, l’objection de Dorner a toute sa force, et elle est, selon moi, absolument décisive. Il y a bien alors, à un moment donné, un véritable anéantissement du Verbe. Pendant un intervalle de trente années, il n’y a plus de Logos. On le cherche vainement au ciel et sur la terre. Au ciel sa place est vide, et sur la terre il n’y a encore en Jésus qu’un homme dans lequel le Logos s’est enseveli, pour renaître, pour ressusciter en lui trente années plus tard, et reconquérir un à un ses attributs divins. Il y a dès lors solution de continuité dans la vie du Verbe de Dieu. Il y a une sorte d’évanouissement du Logos, qui cesse d’être pendant un temps, pour revenir ensuite à la vie et reprendre conscience de lui-même. Or, je reconnais que cela est inadmissible. Nous avons avec Gess, non plus comme avec l’ancienne théorie orthodoxe, un homme et un Dieu côte à côte, mais un homme, puis un Dieu se succédant en une même personne. Que devient, encore une fois, l’unité de cette personne ?
L’objection conserve également sa force contre tous ceux qui suivent les traces de Gess, en ce qu’ils distinguent, en Jésus-Christ, entre l’apparition de la conscience d’homme et l’apparition de la conscience de Fils.
Les uns, par exemple, sans retarder jusqu’au jour du baptême le moment où Jésus prend conscience de lui-même comme Messie et Fils de Dieu, ajournent ce moment jusqu’au jour où Jésus a atteint l’âge adulte. Jusque-là, c’est-à-dire pendant une vingtaine d’années, Jésus n’a été qu’un homme et n’a eu conscience de lui que comme d’un homme ordinaire. C’est seulement lorsqu’il est parvenu au terme de son développement humain, qu’il a senti s’éveiller en lui la conscience de sa messianité et de sa filialité divine.
D’autres placent plus tôt, dans la vie de Jésus, le moment de cet éveil. C’est, selon ceux-ci, à l’âge de douze ans, car la scène du temple de Jérusalem et la parole si significative de Jésus parlant des « affaires de son Père », paraissent démontrer que, déjà alors, Jésus avait senti s’éveiller en lui la conscience de sa filialité divine.
L’objection porte encore contre ces nouvelles formes de la théorie kénosiste. Mais elle perd toute sa force lorsqu’on affirme, comme je le fais (et par là, je me sépare de Gess et de tous ses disciples) que Jésus a eu conscience de sa filialité divine à partir du jour où il a pris conscience de lui, du jour où il a dit : « Moi ». C’est le Verbe divin qui a été, dés le jour de la naissance de Jésus et à travers tout le développement de sa vie, le centre de sa personnalité, le sujet conscient et personnel qui dit : « Moi ». A l’instant précis où l’enfant de Bethléem est venu au monde, le Verbe divin a été en lui, comme l’âme est dans l’enfant qui vient de naître. Oui, dans cette humble crèche, dans ce petit enfant emmailloté et que rien ne distingue à le voir des autres enfants, je salue et j’adore le Fils éternel de Dieu. C’est lui qui vit en ce petit enfant et qui se développe en lui, comme vit et se développe l’âme de l’homme à travers la vie de l’enfant. Il n’y a donc aucune solution de continuité dans la vie du Logos, aucun suicide, aucun anéantissement. Il y a abaissement volontaire, ce qui est fort différent. Tout le mystère consiste en ce que le Fils de Dieu soit là réduit à la condition d’un petit enfant, à la condition d’une âme humaine, qui se développe comme se développent toutes les âmes humaines. C’est un mystère d’abaissement ; mais c’est aussi un mystère d’amour. Je n’en connais pas de plus touchant, et qui parle davantage à notre cœur en glorifiant davantage la grandeur du Fils de Dieu.
N’y a-t-il pas, d’ailleurs, dans tout enfant un mystère qui nous dépasse ? L’homme n’est-il pas déjà caché dans l’enfant ? L’âme immortelle, avec tous les développements de sa vie ultérieure, n’est-elle pas là tout entière, sommeillant d’un mystérieux sommeil jusqu’au jour où elle s’éveillera et prendra conscience d’elle-même ? Ce qui distingue l’enfant de Bethléem de tous les autres enfants, c’est que l’âme qui sommeille en lui n’est autre chose que le Verbe divin, le Fils qui était éternellement auprès du Père, et qui a consenti à quitter sa gloire pour venir vivre ici-bas une vie semblable à la nôtre. Et quand cette âme s’éveillera, quand elle prendra conscience d’elle-même, elle se reconnaîtra pour ce qu’elle est. Elle aura conscience d’elle-même comme de Celui qui est le Fils unique et bien-aimé du Père. L’acte par lequel le Fils s’est abaissé pour prendre la condition d’une âme humaine, est l’acte même de la κένωσις, par lequel le Fils échange la μορφὴ θεοῦ contre la μορφὴ δούλου.
Mon point de vue rappelle donc celui d’Apollinaire. Pour moi, comme pour lui, l’âme de Jésus n’est autre chose que le Logos ; c’est lui qui dit « moi » en Jésus. Mais il y a entre le point de vue d’Apollinaire et le mien cette différence essentielle, que, tandis qu’Apollinaire enseignait que le Logos ne changeait pas et conservait toute la plénitude de ses attributs divins, j’affirme que le Logos a renoncé, pour prendre la condition d’une âme humaine et pour vivre une vie humaine, à tous ceux de ses attributs divins qui sont en contradiction avec les conditions de la vie humaine, et qui en fausseraient le développement ou le rendraient impossible.
On m’a fait remarquer que j’étais contraint d’admettre un état d’inconscience du Fils pendant les premiers jours de la vie de Jésus, et l’on m’a demandé si, dès lors, l’objection de Dorner ne portait pas contre ma théorie, aussi bien que contre celle de Gess. — A cela je réponds que j’admets en effet cet état d’inconscience. Je reconnais que le Logos vit dans l’enfant de Bethléem de la vie inconsciente qui est le commencement de toute vie humaine. Mais cela ne constitue pas à mes yeux une solution de continuité réelle dans la vie du Logos, comme c’est le cas dans l’hypothèse de Gess. Gess dit, en effet, que le Logos n’a pris connaissance de lui-même en Jésus, que bien longtemps après l’éveil de sa conscience humaine. Il distingue donc le Logos de l’âme humaine de Jésus. Le Logos n’est pas cette âme. Qu’est-il donc ? Où est-il ? Que fait-il pendant ces trente années où l’homme vit déjà en Jésus, mais où le Logos ne vit pas encore en lui ? Jésus n’est pas dès le commencement l’homme-Dieu, le Fils de Dieu vivant une vie d’homme. Il est un homme d’abord, et plus tard seulement, un Dieu. Au moment du baptême, cet homme sent s’éveiller en lui le Logos, le Dieu qui y dormait inconscient depuis trente ans. Il y a alors une véritable solution de continuité, ce que je ne crois pas pouvoir admettre. Mais, en affirmant que dès le premier moment le Logos est l’âme de Jésus, qu’il vit en lui comme vit en tout enfant l’âme de l’homme qu’il sera un jour, j’affirme la continuité de la vie du Logos. Que cette vie soit inconsciente à un moment donné, peu importe ; elle n’en est pas moins réelle. Le Logos est aussi réel que l’est l’âme de l’enfant, même pendant la période inconsciente de sa vie. Et je comprends que le Fils de Dieu se soit abaissé jusqu’à cette vie inconsciente, puisqu’elle était le commencement nécessaire de cette vie humaine qu’il voulait vivre pour accomplir notre salut. Le mystère d’abaissement est avant tout un mystère de liberté et d’amour.
II. A cette première objection, on en a ajouté une seconde. Votre théorie, nous dit-on, amoindrit et compromet d’une manière grave la divinité de Jésus-Christ. — Il n’en est rien, car, tout en vivant une vie d’homme, le Fils ne cesse pas un seul instant d’être le Fils. Il l’est à tous les moments de sa vie, depuis la crèche jusqu’à la croix, depuis sa naissance à Bethléem jusqu’à son ascension sur le mont des Oliviers. Il est le Fils de Dieu, et il ne perd jamais sa conscience de Fils. Il sait qui il est, et il le dit. Il se proclame le Fils de Dieu et il accepte les hommages de ceux qui lui donnent ce nom. Comme il sait dire qui il est, il sait aussi le prouver au besoin, et se démontrer lui-même Fils de Dieu par la toute-puissance de ses actes. Il prononce des paroles et il accomplit des œuvres uniques au monde.
Mais habituellement il vit et il agit en homme, quoiqu’il parle en Dieu, car il est venu pour cela. Il est venu pour être un second Adam et réparer, par sa vie obéissante et sa mort expiatoire, les ruines que le premier Adam a faites. Mais cette vie humaine qu’il a voulu vivre en se soumettant à toutes les conditions qu’elle suppose, n’ôte absolument rien à sa dignité, à son caractère de Fils non plus qu’à ses privilèges de Fils. Je me permettrais, pour mieux expliquer ma pensée, une comparaison familière.
Il en est du Fils de Dieu, vivant ici-bas une vie d’homme pour accomplir par sa vie et par sa mort le salut de l’humanité, comme d’un fils de roi qui aurait voulu prendre la place du fils d’une pauvre veuve, et faire pour lui son service militaire. Il se soumettrait à toutes les exigences de la vie de soldat. Il porterait l’uniforme, mangerait à la caserne, ferait la corvée et l’exercice, et, en cas de guerre, il irait au feu à la place de celui dont il est le remplaçant volontaire. Cela l’empêcherait-il d’être le fils du roi ? En serait-il moins l’héritier de son trône ? Et, tout en faisant le métier de soldat, n’aurait-il pas le sentiment de la grandeur de sa naissance ? Ne saurait-il pas ce qu’il est, ce qu’il a été et ce qu’il est appelé à être un jour ? Et ne pourrait-il pas le dire à quelques amis, qui deviendraient les confidents de son secret et lui donneraient dans l’intimité le nom de Seigneur et les titres qui sont les siens ? Ne pourrait-il pas correspondre avec son père, lui demander à l’occasion une faveur pour tel de ses camarades, avec la certitude que sa demande serait accueillie, parce que son père n’aurait rien à lui refuser ? Ne conserve-t-il pas toujours, ce fils exilé de son palais, la tendresse de son père, et toutes ses prérogatives de fils ? Les conditions de sa vie ont seules changé : lui-même n’a pas changé. C’est lui qui a voulu prendre cette condition nouvelle, et il l’a voulu par dévouement. Il a pris au sérieux cette vie nouvelle et ses dures exigences, et il a renoncé à tous ceux de ses privilèges royaux qui étaient incompatibles avec elle. Mais il peut la quitter quand il voudra, et, s’il y persiste, c’est volontairement, par amour.
Ainsi en est-il du Fils de Dieu devenu homme pour accomplir notre salut. Il a pris rang dans l’humanité, comme le fils de roi dont j’ai parlé a été immatriculé sur les registres de l’armée. Il a renoncé à sa gloire divine, à sa condition de Fils (μορφὴ θεοῦ), pour vivre une vie d’homme, en se soumettant à toutes ses conditions, comme le fils du roi a renoncé à son palais et à sa vie princière pour faire le rude métier de soldat. Mais le Fils de Dieu se souvient toujours de ce qu’il est, et il le révèle à ceux qu’il a choisis pour siens. Il conserve ses privilèges comme sa dignité de Fils, et entretient avec son Père des relations toutes filiales. Son Père n’a rien à lui refuser : aussi l’exauce-t-il toujours. — C’est enfin par un acte absolument volontaire que le Fils de Dieu a renoncé à sa condition de Fils, pour entrer dans l’humanité et vivre une vie d’homme. S’il l’a fait, c’est uniquement par amour, par dévouement, et dans le dessein de nous sauver. Il pourrait, à chaque instant, ressaisir, par un acte souverain de sa volonté, cette forme de Dieu dont il s’est volontairement dépouillé pour prendre la forme du serviteur. Il ne le fait pas. Il persévère jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix. Il renouvelle à chaque instant ce dépouillement initial, ce sacrifice inouï qu’il avait accompli au moment de l’incarnation. Toute sa vie, de la crèche à la croix, n’est qu’un long sacrifice, ou une série ininterrompue de sacrifices, qui ne sont que la répétition du premier sacrifice incessamment renouvelé.
L’avouerai-je ? Je n’ai jamais mieux compris tout ce qu’il y a d’immense, de profond, de divin et de touchant dans l’amour du Sauveur, que depuis que j’envisage sa vie et son œuvre de ce point de vue, — depuis qu’en contemplant son abaissement et ses souffrances, je me dis que celui qui s’abaisse et souffre ainsi est le Fils de Dieu, qui a voulu prendre ma place, vivre ma vie, combattre mes combats, obéir mon obéissance et souffrir mon châtiment. A chaque humiliation nouvelle, à chaque nouveau combat, à chaque nouvelle souffrance, il pouvait dire : « c’est assez », et d’un mot reprendre sa gloire et sa condition divine ; mais il ne l’a pas voulu, par amour pour moi, pour que l’œuvre de mon salut fût accomplie. — Ainsi, la vie de Jésus m’apparaît sous un jour tout nouveau. Elle parle à mon cœur le plus pénétrant des langages et provoque en mon âme un irrésistible élan d’adoration et d’amour.
III. Enfin, l’on adresse une troisième objection à notre point de vue. Vous vous placez, nous dit-on, sur un terrain qui n’est pas le vrai. Vous semblez supposer qu’il y a, entre la nature humaine et la nature divine, une incompatibilité, une contradiction absolue, ce qui rend impossible toute coexistence de ces deux natures dans la même personne. Oubliez-vous donc que l’homme, selon la magnifique expression de saint Paul, est « de la race de Dieu », qu’il a été « créé à son image et à sa ressemblance », qu’il y a dès lors entre l’homme et Dieu une parenté originelle, une affinité profonde et indestructible ? Ne retrouvons-nous pas, en l’homme comme en Dieu, l’intelligence, le cœur et la volonté ? L’intelligence de l’homme ne peut-elle pas connaître Dieu, le cœur de l’homme ne peut-il pas l’aimer, la volonté de l’homme ne peut-elle pas lui obéir ? L’homme, en un mot, n’est-il pas capable de s’unir à Dieu, de vivre dans sa communion ? Cette union, cette vie avec Dieu n’est-elle pas la vocation suprême de l’homme ? L’homme n’est-il pas appelé à être le temple où Dieu habite, de telle sorte que l’apparition de l’Homme-Dieu sur la terre, bien loin d’être une chose contradictoire et contre nature, est la réalisation du but unique de la création ?
Je n’ai garde d’oublier tout cela. Je m’en souviens si bien que je crois que Jésus-Christ n’a pas quitté la forme et la condition humaine, lorsqu’il a repris possession de sa gloire divine, de sa forme de Dieu. Je crois qu’il a transfiguré et glorifié la nature humaine, jusqu’à la rendre capable de servir d’instrument et d’organe à la vie divine. Et je crois que nous sommes appelés à être un jour semblables à Jésus en cela, et à vivre de la même vie.
Mais il importe de se faire une juste idée de la nature et des conditions de cette union avec Dieu qui est la destinée et la vocation de l’homme. Ce n’est pas une union métaphysique, mais une union morale. C’est, en effet, sur le terrain moral et non sur le terrain métaphysique que nous sommes en contact avec Dieu. C’est par le cœur et par la volonté que nous pouvons nous unir à lui. Les attributs moraux de Dieu nous rapprochent de lui, tandis que ses attributs métaphysiques nous en séparent.
Et cette union morale doit être réalisée par des moyens moraux, par une vie sainte, par l’obéissance, par l’amour, par une sainteté qui soit une conquête et un effort de la liberté. Il y a là un développement dont il ne faut pas intervertir les termes, en mettant au commencement ce qui doit être à la fin. Au commencement est la lutte, l’obéissance poursuivie à travers la tentation et les combats de la liberté ; à la fin, l’union parfaite et que rien ne peut troubler désormais. Il fallait que Jésus vécût cette vie sainte et traversât les phases successives de ce développement pour être vraiment homme et pour ramener l’homme à Dieu. Pour qu’il fût le second Adam, pour qu’en lui le fleuve humain remontât à sa source et coulât en sens contraire, il fallait que, comme le premier Adam, il fût placé sous la loi, qu’il fût soumis à une épreuve, qu’il connût la tentation, qu’il fût appelé à se décider pour ou contre Dieu, à obéir à sa volonté ou à lui résister, et cela par un libre choix, par une décision virile de sa liberté. Et, pour que tout cela fût possible, il fallait que le Fils de Dieu entrât résolument et sérieusement dans les conditions de notre vie morale, et qu’il renonçât à ceux de ses attributs divins qui sont en contradiction avec ces conditions mêmes.
C’est ce qu’il a fait. Puis, quand le second Adam a accompli son œuvre, quand il a vécu d’une manière normale la vie humaine, quand il a combattu notre combat et remporté notre victoire, quand il a conquis la sainteté par le viril effort de sa liberté, il est mûr pour l’union avec Dieu et pour la vie divine. Il a rendu la nature humaine capable de cette vie divine ; il reprend dès lors possession de sa gloire, de sa condition et de son état de Fils. Il le fait comme Fils de l’homme, et consomme, dans sa vie humaine glorifiée et transfigurée par la vie divine, l’union suprême de l’homme avec Dieu. Après s’être abaissé au niveau de la vie humaine, il a élevé la vie humaine au niveau de la vie divine. Il est devenu homme terrestre comme nous, pour nous faire devenir hommes célestes comme lui et avec lui. N’oublions pas seulement que, suivant la parole de l’apôtre, « l’homme céleste n’est pas le premier ».
Jésus est notre frère aîné. Il est le type de l’humanité parvenue au terme de son développement et à la réalisation de son idéal. Un jour viendra où nous lui serons semblables. Alors notre foi sera changée en vue. Nous connaîtrons comme nous avons été connus. Nous ferons le bien sans lutte et sans effort. Mais, avant la connaissance parfaite de la vue, il faut la connaissance imparfaite de la foi. Avant le bien accompli naturellement et sans effort, il faut la sainteté conquise à travers les tentations et les combats de la liberté. C’est là le chemin par où il faut passer pour arriver au but. Jésus a dû, lui aussi, passer par ce chemin pour nous faire atteindre le but avec lui.
J’ai cherché à montrer comment la doctrine de la Kénôsis, ou de l’abaissement du Logos, que je crois conforme à l’enseignement biblique, éclaire et simplifie le problème christologique. Le mystère assurément n’est pas supprimé ; il demeure dans toute sa profondeur. Mais il est déplacé et reculé. Une fois admis ce grand miracle, ce grand mystère de l’amour divin, tout s’éclaire, tout se coordonne dans la vie terrestre du Seigneur. Des faits et des textes jusque-là incompris ou inconciliables s’expliquent et se concilient sans effort. C’est là un grand résultat. Aussi bien ne peut-on prétendre davantage, car c’est la loi de la théologie, comme de toutes les sciences, d’expliquer et de ramener à l’unité des faits de détail par un fait supérieur, qui demeure lui-même inexpliqué.
La doctrine de l’incarnation nous conduit à celle de la rédemption, car c’est pour accomplir l’œuvre de notre salut, comme le disent les symboles de Nicée et de Constantinople, que le Fils est devenu homme — δι᾽ ἡμᾶς τοὺς ἀνθρώπους, καὶ διὰ τὴν ἡμετέραν σωτηρίαν, κατελθόντα, καὶ σαρκωθέντα, καὶ ἐνανθρωπήσαντα. — Mais la rédemption suppose le péché. C’est de ces deux doctrines, si étroitement solidaires, que nous avons maintenant à nous occuper.