Herrnhout tendait à s’agrandir. A son retour de Danemark, Zinzendorf y avait trouvé soixante-quatorze nouveaux émigrés, tous moraves, arrivés en son absence. Il les accueillit avec la générosité et l’affabilité qui lui étaient habituelles, quoiqu’il pût s’attendre à la rumeur que ne manquerait pas d’exciter la recrudescence de l’émigration, car on l’accusait d’en être l’instigateur, et le gouvernement de Dresde lui fit parvenir des remontrances à ce sujet. Il répondit que cette accusation ne reposait sur aucun fondement, et, pour le prouver, il ouvrit une enquête et soumit à un interrogatoire chacun de ces nouveaux arrivés. Il en résulta, avec la dernière évidence, que ces pauvres gens n’avaient quitté leur pays que par le désir sincère de professer librement leur foi. Une preuve irrécusable de leur désintéressement, c’est que tous avaient dû, pour s’enfuir, abandonner tout ce qu’ils possédaient.
Une commune de Moravie envoya une députation pour demander l’extradition de deux de ses membres réfugiés à Herrnhout. Zinzendorf reçut les députés avec de grands égards et leur fit délivrer par sa cour de justice une réponse officielle revêtue de son sceau. « Le comte », disait cette lettre, « ne cherche point à attirer chez lui des sujets étrangers, et les hommes que l’on réclame sont parfaitement libres de s’en retourner dans leur pays ; mais, comme ils déclarent tous deux ne pouvoir faire profession de la religion catholique, profession sans laquelle cependant on refuse de les autoriser à séjourner en Moravie ; et comme ils sont résolus à faire plutôt entier abandon de tous les biens qu’ils ont acquis à la sueur de leur front, la conscience du comte ne lui permet pas de renvoyer contre leur gré ces réfugiés qui sont venus chercher un asile à Herrnhout. »
Décidé à défendre avec fermeté, en faveur des émigrés moraves, les droits sacrés de la conscience, Zinzendorf ne l’était pas moins à se maintenir dans les limites de la plus stricte justice et de la délicatesse la plus scrupuleuse. Ainsi, par exemple, un de ces réfugiés, rentré secrètement en Moravie pour aller voir ses parents, avait été arrêté et jeté en prison. Après l’avoir retenu quelque temps, on le relâcha, ne sachant trop qu’en faire, et on lui donna un sauf-conduit portant qu’il avait abjuré. A son retour à Herrnhout, Zinzendorf et les Frères, auxquels il raconta ce qui s’était passé, conçurent des scrupules au sujet de la feinte qu’on avait mise en usage pour le libérer. Ils conclurent même que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de retourner en Moravie et de se constituer de nouveau prisonnier ; car il ne fallait pas qu’il dût sa liberté à une fiction que la conscience réprouvait. Il partit donc et alla se livrer lui-même à l’autorité. Heureusement, on était ennuyé de cette affaire et on lui répondit avec impatience qu’on ne voulait pas de lui et qu’il n’avait qu’à partir. Le brave homme insista cependant et ne voulut reprendre le chemin de Herrnhout qu’après qu’on lui eut délivré une attestation certifiant qu’il s’était réellement présenté.
Cependant l’orage continuait à s’amasser et à menacer Zinzendorf. Voici quels événements le firent éclater. Mlle de Gersdorf, tante du comte, n’avait jamais approuvé ce qui se faisait à Herrnhout et y était restée entièrement étrangère. Malgré cela, les circonstances l’avaient mise dans une position assez analogue à celle de son neveu. Quelques familles bohêmes, réfugiées en Lusace pour cause de religion, lui avaient demandé un asile à Hennersdorf ; elle le leur avait accordé et leur avait donné pour pasteur un ecclésiastique luthérien, Jean Liberda. La prédication de Liberda produisit un réveil ; le nom de Hennersdorf se répandit chez les Bohêmes, qui y accoururent en grand nombre.
Cette colonie nouvelle, à une lieue seulement de Herrnhout, fut un nouveau sujet de mécontentement pour le gouvernement de Vienne. On la considérait déjà comme un second Herrnhout. Mlle de Gersdorf, disait-on, veut aussi signaler son zèle ; elle veut faire pour les Bohêmes ce que son neveu fait pour les Moraves. Leurs terres, si voisines de la frontière, vont devenir un refuge pour tous les fanatiques et un foyer de propagande protestante pour les États de l’empereur. Le comte était naturellement toujours en cause ; on ne pouvait penser qu’il ne fût pour rien dans l’accueil que sa tante faisait aux réfugiés ; aussi était-ce à lui qu’on en voulait.
L’ambassadeur impérial près la cour de Saxe exposa ses griefs au gouvernement de Dresde et demanda l’extradition de tous les émigrés appartenant aux États de l’empereur. On ne put accéder à une demande aussi absolue, mais on se déclara prêt à examiner la question et à faire droit à toute réclamation qui se trouverait fondée. On décida donc d’ouvrir une enquête au sujet de Herrnhout. On y songeait, du reste, depuis longtemps, car à bien des points de vue divers Zinzendorf portait ombrage. La commission nommée à cet effet reçut l’ordre d’examiner ces deux points : 1° Quelle avait été la conduite du comte relativement aux émigrés ? Avait-il cherché à les attirer hors des États de l’empereur ? — 2° Quelle était la doctrine et quelles étaient les mœurs de la communauté de Herrnhout ? Qu’y avait-il en elle qui donnât lieu aux nombreuses attaques dont elle était l’objet ?
La commission d’enquête se réunit à Herrnhout, au mois de janvier 1732. Il se trouva là un grand concours de curieux, quelques-uns même venus d’assez loin dans l’espérance d’assister à la condamnation de Zinzendorf. Mais on put voir en cette occasion la fermeté et la droiture du comte. Il lui fut aisé de se justifier sur le premier chef d’accusation : les explications qu’il donna, l’interrogatoire que l’on fit subir à chacun des émigrés en particulier, montrèrent qu’il n’avait jamais et en aucune manière fomenté le mouvement d’émigration, mais que tous les réfugiés, sans exception, étaient venus d’eux-mêmes et sans autre motif que celui de rester fidèles à leur religion persécutée. La seconde question, concernant la doctrine et la discipline de Herrnhout, pouvait être plus épineuse ; il était facile d’être mal compris ou de donner prise à des interprétations malveillantes. Zinzendorf mit les commissaires au fait de toute l’organisation de Herrnhout, qu’il leur fit connaître dans ses détails les plus minutieux ; il les fit assister aux réunions de tout genre, soit de la communauté entière, soit des différents chœurs ; il voulut que dans tout ce qui se passerait en leur présence on ne changeât absolument rien à la manière de faire habituelle. Loin de pallier ce qui pouvait être un sujet d’achoppement, il s’attacha au contraire à le faire ressortir, cherchant plutôt à exagérer les excentricités de son œuvre qu’à les atténuer. Quel que dût être le verdict de la commission, il ne voulait pas qu’il reposât sur un malentendu. Il ne tenait pas au succès, il tenait à la vérité.
Après quatre jours d’un consciencieux examen, la commission se retira, « convaincue, touchée et pleine d’amour pour Herrnhout, » comme le dit Zinzendorf lui-même. Le comte écrivit au roi et au ministère. Il termina la seconde de ses lettres en disant que, dès que le gouvernement verrait le moindre inconvénient à l’établissement des Moraves dans la contrée ou le moindre avantage à leur éloignement, il n’avait qu’à le lui faire savoir ; qu’il était prêt dans ce cas à leur faire évacuer le pays, et cela de manière à ce que la cour restât entièrement à l’abri du reproche de persécution.
Le rapport favorable de la commission réduisit momentanément au silence les ennemis de Zinzendorf. Le gouvernement s’abstint cependant de prononcer et se borna à promulguer un arrêté défendant de recevoir désormais en Saxe aucun émigré sorti des États héréditaires de la maison d’Autriche.
A peine échappé au danger qui l’avait menacé, le comte allait attirer de nouveau sur lui le mauvais vouloir du roi. Mlle de Gersdorf en fut encore la cause indirecte. Les Bohêmes établis dans ses terres avaient été moins heureux que les Moraves de Zinzendorf. Très pieuse, comme nous l’avons vu, elle n’avait rien de l’esprit libéral du comte. Elle fit défendre à ses nouveaux vassaux de franchir la frontière du pays, d’avoir entre eux des réunions nombreuses et de se permettre d’expliquer la Bible dans leurs assemblées. Irrités de ces mesures tyranniques, les Bohêmes lui refusèrent l’hommage et le serment qu’elle exigeait d’eux. Quelques-uns même réclamèrent des franchises et des garanties. On arrêta les plus turbulents ; les uns furent mis en prison, les autres expulsés. Alors les Bohêmes de Hennersdorf prirent le parti de se retirer en masse ; ils quittèrent les domaines de leur sévère châtelaine et allèrent chercher un asile à Herrnhout. Il n’y eut pas de place pour loger tous ces malheureux ; la plupart bivouaquèrent dans la rue.
Pour peu que Zinzendorf se fût laissé guider par les conseils de la prudence humaine, il n’eût pas accueilli ces gens-là, qui, il pouvait le prévoir, allaient être pour lui une source d’embarras et lui attirer de nombreuses réclamations. Mais la pitié l’emporta sur toute autre considération. Plusieurs d’entre eux étaient malades, tous étaient pauvres ; enfin, ignorant la langue du pays, ils avaient peine à se faire entendre. Il les secourut autant qu’il put.
Cependant, comme Mlle de Gersdorf, à qui il avait immédiatement écrit pour avoir une explication, déclarait ne point renoncer aux droits qu’elle avait sur eux, le comte les avertit par une publication officielle qu’il ne pouvait leur accorder la permission qu’ils lui demandaient de s’établir à Herrnhout. Il chercha à leur persuader que le meilleur parti qu’ils eussent à prendre était celui que l’ange conseillait à Agar en un cas semblable (Genèse 16.9). Mais les Bohêmes ne suivirent pas ses avis, et, après un assez long séjour à Herrnhout, ils se remirent en route au mois d’octobre 1732, pour chercher ailleurs un asile.
Privés de leur chef, le pasteur Liberda, qui fut saisi et mis en prison, repoussés de la frontière prussienne, traqués par la police saxonne, ces pauvres gens promenèrent longtemps çà et là le spectacle de leur misère. La présence de ces populations errantes, dépourvues de tout moyen de subsistance, pouvait jeter de l’inquiétude dans les provinces et amener à sa suite le désordre ou la disette. Et puis, par une coïncidence fatale, c’était précisément en ce temps-là qu’avait lieu l’émigration des protestants de Salzbourga. Le gouvernement s’alarma. Quoique Zinzendorf fût étranger à tout cela, on affectait de lui en imputer la responsabilité. Il semblait qu’il ne pouvait se produire en Allemagne un mouvement religieux quelconque dont il ne fût la cause directe ou indirecte. Chez bien des gens peut-être cette opinion était sincère ; en tout cas, l’ignorance des uns fut aisément exploitée par la malignité des autres, et les ennemis du comte jugèrent que le moment était venu de se débarrasser de sa redoutable influence.
a – A la suite des persécutions exercées par l’archevêque de Salzbourg contre les protestants de ses États, trente mille d’entre eux se virent forcés d’émigrer. Ils trouvèrent asile dans diverses parties de l’Allemagne, en Hollande, en Angleterre, en Suède, en Russie, en Amérique.
Il apprit de bonne source qu’il était question de se saisir de lui et de l’enfermer dans la forteresse de Kœnigstein. Cette arrestation n’eut pas lieu cependant ; sur les instances de quelques personnes effrayées de ce que cette mesure aurait eu d’exorbitant, le gouvernement s’était décidé à en adopter une plus douce quoique non moins arbitraire. Le 27 novembre 1732, Zinzendorf reçut un ordre royal lui enjoignant de vendre ses terres. On lui fit entendre en outre qu’il eût à quitter le pays au plus tôt, avant que l’on eût décrété son arrestation.
Chose remarquable ! cette vente que l’on exigeait de lui, il l’avait faite spontanément, dix ans auparavant ; car on se souvient que la donation de tous ses biens à sa femme, à l’époque de son mariage, avait eu lieu sous la forme d’un contrat de vente. Il ne restait donc plus qu’à faire entrer la comtesse en possession des droits que cette vente lui conférait et à en donner acte à l’autorité. Le gouvernement ne fit pas de difficultés ; ce qui lui importait, c’était que Zinzendorf s’éloignât. On ne lui cacha point que c’était à cette condition seulement que l’on voulait bien se tenir pour satisfait.
« A dater de ce moment, dit Spangenberg, le comte résolut de ne jamais rien posséder en propre. Il se considéra comme un citoyen de l’univers, étranger partout et partout chez lui. Plus tard, il lui eût souvent été facile d’acquérir des biens et des seigneuries, mais il regarda comme une grâce de n’être sur cette terre qu’un pèlerin. » — « De ma nature, disait Zinzendorf, je suis de ceux qui ne se trouvent nulle part mieux que chez eux, qui aiment à avoir leur petit établissement et qui se disent qu’ils y trouveront toujours tant à faire, qu’ils sauront si bien y passer leur temps ! Il n’a pas plu au Seigneur d’arranger ainsi les choses, mais j’ai appris par expérience qu’il y a aussi du bonheur à être partout chez soi, à l’exemple de Celui qui, dès le berceau, a connu les voyages et l’exil. »
On ne pouvait prévoir où s’arrêterait la persécution. Les bruits les plus sinistres arrivaient déjà de toutes parts ; on disait que le gouvernement avait résolu de dissoudre la communauté. Les Frères attendaient paisiblement ce que le Seigneur déciderait d’eux, et pendant que Zinzendorf faisait ses préparatifs de départ, tout suivit son cours accoutumé ; les missionnaires pour le Groënland se mirent en route, et l’assemblée générale, voulant que les liens qui l’unissaient au comte ne fussent point relâchés par son absence, obtint de lui qu’il reprît la charge de président qu’il avait déposée en 1730.
Le 26 janvier 1733, Zinzendorf partit pour l’exil ; trois des Frères l’accompagnaient. Peu auparavant, en songeant à ce prochain départ et aux dangers qui menaçaient Herrnhout, il avait composé un cantique dont voici les derniers vers :
« Nous te renouvelons l’offrande de nos corps, de nos âmes et de nos esprits, et nous te promettons une inviolable fidélité.
Toi aussi, Seigneur, tiens ton serment ! N’abandonne pas ton œuvre commencée et fais que, même en succombant, nous soyons victorieux ! »