Méditations sur la religion chrétienne

II
l’état actuel de la religion chrétienne

1
le réveil chrétien en France au xixe siècle

1.1 — Le réveil dans l’Église catholique

En 1797, l’un des cinq directeurs qui gouvernaient alors la France, La Réveillère-Lepeaux, venait de lire, à la classe des sciences morales et politiques de l’Institut dont il était membre, un Mémoire sur la théophilanthropie et les formes qu’il convenait de donner à ce nouveau culte : « Je n’ai qu’une observation à vous faire, lui dit M. de Talleyrand qu’il entretenait de son plan : Jésus-Christ, pour fonder sa religion, a été crucifié et est ressuscité. Vous devriez tâcher d’en faire autant. »

Les faits se hâtèrent de justifier cet ironique conseil. Quatre ans à peine écoulés, en 1802, la théophilanthropie et son apôtre avaient disparu de la scène, impuissants et stériles, le rêve et le rêveur. La forte main de Napoléon relevait solennellement en France la religion de Jésus-Christ crucifié et ressuscité, et dans la même année, le brillant génie de M. de Chateaubriand remettait sous les yeux de la France les beautés du christianisme. Le grand politique et le grand écrivain s’inclinaient l’un et l’autre devant la croix, et partaient de là, l’un pour reconstruire en France l’Église chrétienne, l’autre pour émouvoir et charmer chrétiennement la société française.

Aujourd’hui, dans quelques portions du monde chrétien, le Concordat et le Génie du christianisme, l’un comme institution publique, l’autre comme œuvre littéraire, sont un peu passés de mode. Des catholiques zélés et sincères relèvent durement les vices du Concordat ; ils le trouvent tantôt incomplet, tantôt tyrannique ; ils lui reprochent de porter atteinte aux droits de la société religieuse et d’énerver son influence en entravant sa liberté. Quelques-uns vont jusqu’à souhaiter la séparation de l’Église et de l’État et leur entière indépendance mutuelle, seul gage certain, disent-ils, de leur vraie et morale puissance. Des protestants, également zélés et sincères, sont du même sentiment et forment le même vœu. Quelques-uns ont fait plus qu’un vœu ; ils ont agi ; ils se sont séparés de l’Église protestante reconnue par l’État, et ils ont fondé des Églises libres qui se gouvernent et se suffisent elles-mêmes, sans rien demander à l’État sinon la liberté due à tous les citoyens. Dans un ouvrage récemment publiéa, l’un des pasteurs de l’une de ces Églises, homme aussi distingué par l’élévation de son esprit que par la générosité de ses sentiments, M. Edmond de Pressensé, est allé encore plus loin. Non content de défendre en principe la séparation de l’Église et de l’État, il a tenté de prouver qu’en 1802 le Concordat n’avait été, de la part de Napoléon, qu’un acte d’ambition tyrannique, pour le christianisme qu’un incident malheureux, et que si l’Église chrétienne, alors spontanément renaissante, avait été libre et laissée à elle-même, elle se serait relevée par sa propre force et aurait grandi, en influence comme en foi, bien plus que le Concordat ne le lui permit. Je n’ai garde de discuter ici, en thèse générale, le système de la séparation de l’Église et de l’État, et sa valeur religieuse ou sociale ; je ne regarde point ce système comme l’idéal de la société religieuse ; la coexistence, je devrais dire la concurrence des Églises reconnues par l’État et des Églises dissidentes qui se forment et se suffisent par la liberté, c’est là, je pense, le régime le plus conforme à la nature des choses et le plus favorable à la solide et générale efficacité de la religion. Question d’époque, de lieu, de mœurs et d’état social plutôt que de principe. Quoi qu’il en soit, je tiens pour certain qu’en 1802, le Concordat fut, de la part de Napoléon, un acte d’intelligence supérieure bien plus que d’esprit despotique, et pour la religion chrétienne en France un événement aussi salutaire que nécessaire. Après l’anarchie et les orgies révolutionnaires, la reconnaissance solennelle du christianisme par l’État pouvait seule donner satisfaction au sentiment public, et assurer à l’influence chrétienne la dignité et la stabilité qu’elle avait besoin de recouvrer. Rien n’est plus trompeur que d’apprécier, d’après l’état actuel des faits et des esprits, ce qui était possible et bon il y a soixante ans ; et je suis convaincu que, malgré son zèle pour la séparation de l’Église et de l’État, si M. Edmond de Pressensé avait vécu en 1802, l’Église chrétienne, telle que l’eût restaurée l’abbé Grégoire, ne lui aurait pas plus suffi qu’elle ne suffisait alors à la France. Le Concordat a été une œuvre mêlée et imparfaite, sujette à de graves objections et source de nombreuses difficultés ; mais, à tout prendre, l’œuvre a été grande et saine ; elle a imprimé d’un seul coup au réveil chrétien une sanction et une impulsion qu’aucun autre régime n’eût pu lui valoir.

aL’Église et la Révolution française, histoire des relations de l’Église et de l’État, de 1789 à 1802, in-8°, 1864.

M. de Chateaubriand et le Génie du christianisme ont droit à la même justice. Je suis prêt à admettre, sur le livre et sur l’auteur, toutes les objections que voudra élever, tous les défauts que pourra leur trouver une critique. sévère ; leur grande et salutaire action n’en subsistera pas moins. Il en est des livres comme des hommes : c’est par leurs qualités qu’ils s’élèvent et dominent, quels que soient leurs défauts ; et là où brillent les qualités supérieures, les défauts n’en détruisent pas la vertu. En dépit de ses imperfections religieuses et littéraires, le Génie du christianisme a été, religieusement et littérairement, un éclatant et puissant ouvrage ; il a fortement remué les âmes, renouvelé les imaginations, ranimé et remis à leur rang les traditions et les impressions chrétiennes. Il n’y a point de critiques, même légitimes, qui puissent lui enlever la place qu’il a tenue dans l’histoire religieuse et littéraire de son pays et de son temps.

Ni le Concordat ni le Génie du christianisme n’ont été, en 1802, un aveugle et stérile retour vers le passé. Napoléon et M. de Chateaubriand étaient l’un et l’autre de hardis novateurs. A côté de l’ancienne religion rétablie, Napoléon maintenait fermement la liberté des cultes et la liberté de la pensée philosophique. Au même moment où le Concordat était proclamé et le Génie du christianisme publié, le savant physiologiste Cabanis publiait aussi son Traité des rapports du physique et du moral de l’homme qui faisait de l’homme un mécanisme matériel. Et en rappelant la France à l’admiration des beautés de la littérature chrétienne, M. de Chateaubriand les lui présentait sous des images et des formes de langage si originales et si neuves, que, parmi les sévères gardiens de la langue française, plusieurs le traitaient de choquant et barbare écrivain. Une ère nouvelle s’ouvrit en France, à cette époque, pour la religion et pour les lettres : le christianisme et les systèmes antichrétiens, le catholicisme, le protestantisme et la philosophie, le goût classique et l’élan romantique se déployèrent à la fois, surpris de vivre ensemble tout en se livrant d’ardents combats.

Je n’ai nul dessein de retracer ni de juger ici leurs combats. Dès qu’une grande arène s’ouvre, la foule s’y précipite et y porte sa confusion et son bruit. Heureusement le bruit ne dure pas. Dans le puissant mouvement des esprits en France au début du xixe siècle, je ne cherche qu’un grand fait, le réveil chrétien, ses divers caractères et ses divers effets. Ce réveil a d’illustres témoins. Ce sont les seuls que je veuille interroger.

Après Napoléon et M. de Chateaubriand, les premiers que je rencontre sont deux écrivains catholiques qui ont laissé un grand et juste renom. M. de Bonald et M. de Maistre ont de bonne heure et vaillamment arboré le drapeau chrétien. Mais leurs idées et leurs œuvres ont été plus politiques que religieuses ; les besoins de l’ordre social les préoccupaient bien plus que ceux de l’âme humaine, et ils ont bien plus attaqué la Révolution française qu’ils n’ont défendu la foi chrétienne. Par une coïncidence remarquable bien que naturelle, leurs premiers ouvrages, la Théorie du pouvoir, de M. Bonald, et les considérations sur la France, de M. de Maistre, parurent tous deux au même moment, en 1796, et tous deux à l’étranger, où leurs auteurs étaient l’un et l’autre émigrés. Ils écrivaient l’un et l’autre dans la première ardeur d’une réaction passionnée et indistincte contre la révolution qui bouleversait le monde et leur propre vie. Tous deux grands esprits, moralistes profonds, écrivains éminents, mais philosophes de circonstance et de parti. Leurs théories sont des armes ; leurs livres sont des coups de feu. M. de Bonald est un penseur élevé et original, mais subtil, compliqué, enclin à se payer de combinaisons et de distinctions verbales, et laborieusement adonné à ourdir un vaste filet d’arguments pour y prendre ses adversaires. M. de Maistre, au contraire, les foudroie par ses assertions tranchantes, ses ironies poignantes, ses invectives brutalement éloquentes ; c’est un puissant et charmant improvisateur. Ils excellent l’un et l’autre à saisir et à présenter. avec éclat un grand côté, mais un seul des grands côtés des questions et des choses ; ils ne les voient jamais dans leur variété et leur ensemble. Lutteurs, l’un opiniâtre, l’autre fougueux, ils ont commis, l’un et l’autre, deux fautes graves : ils ont établi, entre la politique et la religion, un lien plus étroit qu’il n’appartient et ne convient à l’une et à l’autre ; ils n’ont su trouver à l’anarchie point d’autre remède que le pouvoir absolu. Dans le conflit naturel et permanent des deux grandes forces dont la coexistence fait la vie des sociétés humaines, l’autorité et la liberté, ils ont pris parti pour l’autorité seule, méconnaissant ainsi le droit des âmes, l’esprit de notre temps et le cours général de la civilisation chrétienne. Quand elle est attaquée dans son essence, la religion chrétienne doit être défendue comme elle a été fondée, en elle-même et pour elle-même, abstraction faite de toute considération politique, et au seul nom des problèmes qui assiègent l’âme humaine et des rapports de l’âme avec Dieu. « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu, » dit Jésus-Christ aux Pharisiens qui voulaient l’embarrasser et le compromettre politiquement. Jésus-Christ a marqué ainsi lui-même le caractère propre et supérieur de son œuvre ; il ne venait ni détruire ni fonder aucun gouvernement ; il venait nourrir, régler et sauver les âmes, livrant au temps et à la vertu naturelle des choses le développement des conséquences sociales de sa foi et de sa loi religieuses. M. de Bonald et M. de Maistre ont trop uni Dieu et César, et trop pensé à César en défendant Dieu. Par là ils ont altéré et compromis le réveil chrétien après l’avoir efficacement provoqué et servi.

« Les morts vont vite, » dit le poète Burger dans sa ballade de Lénore. Les hommes et les livres que je rappelle ici sont morts depuis un temps déjà long pour nous ; et malgré le renom qui leur reste, ils sont probablement peu connus de la génération qui occupe maintenant la scène. Je crois donc devoir indiquer ici leurs principaux ouvrages dont j’essaye de déterminer le vrai caractère.

Ceux de M. de Bonald sont :

  1. La Théorie du pouvoir politique et religieux, 3 vol. in-8°, Constance, 1796 ;
  2. La Législation primitive, 3 vol. in-8°, Paris, 1821 ;
  3. L’Essai sur le divorce, 1 vol. in-8, Paris ;
  4. Les Recherches philosophiques, 2 vol. in-8°, 1818 et 1826 ;
  5. Les Mélanges littéraires et politiques, 2 vol. in-8° ;
  6. Pensées et discours, 2 vol. in-8°.

Tous ces écrits et quelques autres ont été réunis dans une édition complète des Œuvres de M. de Bonald, en 7 vol. in-8°, Paris, 1854.

Les principaux ouvrages de M. de Maistre sont :

  1. Considérations sur la France, 1 vol. in-8°, 1796 ;
  2. Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines, 1 vol. in-8°, 1810 ;
  3. Du Pape, 2 vol, in-8°, 1819 ;
  4. De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain-pontife, in-8°, 1824 ;
  5. Examen de la philosophie de Bacon, 2 vol. in-8°, 1836 ;
  6. Soirées de Saint-Pétersbourg, 2 vol. in-8° ;
  7. Lettres et opuscules inédits, 2 vol. in-8°, 1851 ;
  8. Mémoires politiques et correspondance du comte de Maistre, publiés par M. Albert Blanc, 2 vol. in-8°, 1858.

A la suite de ces deux grands écrivains, un autre grand écrivain (dirai-je aussi catholique ?), l’abbé de la Mennais, est entré dans la même voie, mais pour aboutir à une bien autre issue. Lui aussi, il a fondé sur l’autorité seule la foi et la société humaines ; mais, cherchant à quel signe l’autorité légitime se fait reconnaître et peut réclamer la complète soumission, il a placé ce signe dans l’assentiment général et traditionnel du genre humain : « Le consentement commun ou l’autorité, voilà, a-t-il dit, la règle naturelle de nos jugements, et la folie consiste à rejeter cette règle en écoutant sa propre raison de préférence à la raison de tous… Chercher la certitude, c’est chercher une raison qui ne puisse pas errer, ou une raison infaillible. Or, cette raison infaillible, il faut nécessairement que ce soit ou la raison de chaque homme, ou la raison de tous les hommes, la raison humaine. Ce n’est pas la raison de chaque homme, car les hommes se contredisent les uns les autres, et rien souvent n’est plus divers et plus opposé que leurs jugements ; donc c’est la raison de tousb. »

bEssai sur l’indifférence en matière de religion, t. II, p. 59. Défense de l’Essai sur l’indifférence, chap. X, p. 133-148.

En tenant ce langage dès son premier écrit, l’abbé de la Mennais oubliait déjà qu’il était chrétien et catholique. Quand on veut ici-bas une autorité infaillible, ce n’est à aucune source humaine qu’il faut l’aller chercher ; la raison de tous (c’est-à-dire la raison de la majorité des hommes à travers les siècles, car tous est un mensonge), qu’est-ce autre chose que la souveraineté du nombre dans l’ordre spirituel ? Ce principe ainsi posé, l’abbé de la Mennais l’a hardiment suivi partout : après avoir établi l’autorité infaillible au nom de la raison de tous, il a proclamé la souveraineté absolue au nom du suffrage de tous. Mais cet apôtre de la raison générale était en même temps le plus orgueilleux adorateur de sa propre raison ; sous la pression des événements extérieurs et d’une controverse ardente, il se fit en lui une transformation pleine à la fois d’entraînement logique et d’incohérence morale ; il changea de camp sans changer de principe ; il n’avait pu amener l’autorité suprême de l’Église à admettre son principe, et dès lors l’esprit de révolte, qu’il avait si sévèrement maudit, se déchaîna dans son âme et dans ses écrits, tantôt sous les traits d’une indignation haineuse contre les puissants, les riches et les heureux du monde, tantôt sous ceux d’une sympathie tendre pour les misères de l’humanité. Les Paroles d’un croyant sont l’éloquente explosion de ce tumulte de l’âme. Plongé dans le chaos des sentiments les plus contraires, et se prétendant toujours d’accord avec lui-même, le champion de l’autorité devint, dans l’État, le plus irrité des démocrates, et, dans l’Église, le plus hautain des rebelles.

Ce n’est pas sans tristesse que j’exprime ainsi sans réserve ma pensée sur un homme d’un talent supérieur, d’un esprit élevé, d’une âme profonde, et devenu profondément triste lui-même, quoique resté fier dans sa chute. On ne saurait lire, dans leur orageuse succession, les nombreux écrits de l’abbé de la Mennais, sans y reconnaître la trace, je ne dirai pas de ses perplexités intellectuelles, son orgueil les repoussait, mais de ses souffrances morales, bonnes et mauvaises. Nature noble, mais pleine d’excès dans la pensée, d’arrogance fanatique et d’âpre colère dans la lutte. Un titre reste à l’abbé de la Mennais : il a tonné avec puissance contre le grossier et vulgaire oubli des grands intérêts moraux de l’humanité ; son Essai sur l’indifférence en matière de religion a porté à ce vice du temps un rude coup, et rappelé les âmes vers les régions d’en haut. C’est par là qu’il a servi le réveil chrétien du xixe siècle, et qu’il y mérite une place, quoiqu’il l’ait déserté.

[Les principaux ouvrages de l’abbé de la Mennais sont : 1° L’Essai sur l’indifférence en matière de religion avec la défense de l’Essai, 5 vol. in-8°. Le tome Ier parut en 1817 ; 2° De la Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre civil et politique, 1 vol. in-8°, 1825 ; 3° les Paroles d’un croyant, in-8°, 1834 ; 4° Les Affaires de Rome, in-8°, 1836 ; 5° Esquisse d’une philosophie, 4 vol. in-8°, 1841-1846. Toutes ses œuvres, y compris ses nombreux pamphlets et articles de journaux religieux et politiques, ont été réunies dans deux éditions, l’une en 12 vol. in-8°, 1836-1837, l’autre en 11 vol. in-18°, 1844 et suivantes. Il y a, de plus, ses Œuvres posthumes, 2 vol. in-8°, 1856, et sa Correspondance, 2 vol. in-8°, 1858.]

En même temps que de grands esprits travaillaient ainsi à remettre les croyances chrétiennes et catholiques en honneur et en autorité, une autre influence agissait dans le même sens, avec moins d’éclat, mais non moins d’effet. Les jésuites se rétablissaient en France, fondaient des maisons d’éducation, des noviciats pour leur ordre, ouvraient des chapelles, prêchaient, enseignaient, se souciant peu qu’il y eût dans le pays des lois contre eux, et ne se préoccupant que de remplir ce qu’ils regardaient comme un devoir en vertu d’un droit qu’ils croyaient supérieur aux lois. Le devoir, pour eux, c’était de soutenir l’Église catholique ; le droit, c’était de prêcher et d’enseigner selon la foi de l’Église. On a souvent regardé et représenté les jésuites comme des politiques en habit de moines plutôt que des religieux véritables. Souvent, en effet, dans leurs actes et dans leurs paroles, ils se sont montrés des politiques, même des politiques complaisants pour le monde et ses maîtres ; mais, au fond, ils ont été et ils sont essentiellement des religieux, le plus ardent peut-être des ordres religieux, car ils sont, de tous, le plus complètement voué à la cause de l’autorité religieuse. Il y a des lieux communs qu’il faut redire sans cesse, tant on les oublie : dans la société religieuse comme dans la société civile, deux grandes forces morales, l’autorité et la liberté, coexistent nécessairement, dominent tour à tour, et ont tour à tour leurs héros et leurs martyrs. Politique ou religieuse, la société ne peut se passer longtemps ni d’autorité, ni de liberté, et ces deux forces sont l’une et l’autre sujettes à abuser de l’empire et à le perdre en en abusant. Quand l’autorité a longtemps prévalu et abusé, une réaction éclate, et la liberté prend sa revanche, sauf à se compromettre à son tour par l’abus et l’excès. C’est l’histoire de toutes les sociétés humaines ; les faits le démontrent comme le bon sens le prédit. Au sein de ce fait général, c’est le caractère propre et la gloire du christianisme qu’il a pleinement accepté les deux forces rivales, et tenu constamment, l’une en face de l’autre, l’autorité et la liberté, toutes deux d’origine divine, l’une comme la loi révélée de Dieu, l’autre comme le droit inné de l’homme que Dieu a créé libre et responsable. L’histoire du peuple juif n’est que la relation intime et continue de Dieu souverain et de l’homme libre, Dieu parlant et donnant la loi, l’homme usant de sa liberté, tantôt pour accomplir, tantôt pour rejeter la loi de Dieu. Quand le grand jour de l’humanité s’est levé, quand Jésus-Christ est venu, c’est au nom de la liberté et en réclamant le droit qu’a l’âme humaine d’obéir selon sa foi à la loi divine, que, pendant trois siècles, le christianisme a lutté. C’est sous ce drapeau qu’il a vaincu, et que la société religieuse et la société civile se sont unies sans se confondre. L’orageuse et douloureuse fécondité du moyen âge a succédé à la tyrannique et stérile unité de l’empire romain : alors se sont produits les principes les plus incohérents et les faits les plus contraires : le pouvoir religieux et le pouvoir civil, les papes et les rois se sont tantôt soutenus, tantôt combattus les uns les autres dans leurs ambitions et dans leurs actes, légitimes ou illégitimes ; la liberté a tantôt cruellement souffert de leur accord, tantôt heureusement profité de leurs dissensions ; tantôt les papes, tantôt les rois l’ont protégée contre leurs prétentions et leurs excès réciproques. Ils ont, les uns et les autres, souvent varié dans leurs maximes et dans leur conduite ; ils ne se sont pas, dans le moyen âge, systématiquement et habituellement concertés aux dépens de la liberté ; elle a vécu et même grandi à travers leurs luttes et ses propres souffrances. Mais ces luttes et ces souffrances étaient un chaos sans cesse renaissant et de plus en plus intolérable, précisément à cause du progrès qui n’y était pas complètement étouffé. Le monde chrétien voulut enfin sortir de ce chaos : le pouvoir religieux et le pouvoir civil, tantôt l’un ou l’autre isolément, tantôt tous deux de concert, tentèrent de satisfaire à ce vœu, et de réformer par des conciles, des pragmatiques, des encycliques, des concordats, les abus et les griefs hautement signalés, soit dans l’Église même, soit dans les rapports de l’Église et de l’État. Que ce fût défaut de sagesse, de vertu, de courage et de lumières, ou qu’elles fussent trop superficielles ou trop contestées, ces tentatives échouèrent ; la réforme par l’autorité elle-même ne s’accomplit point. Alors éclata la réforme par l’insurrection, au nom de la foi et de la liberté. Et ainsi qu’il arrive en de telles crises, soit qu’elles frappent l’Église ou l’État, l’autorité suprême de l’Église catholique fut attaquée, non seulement dans ses abus et ses vices, mais dans son principe et son existence même. Elle commit alors la faute que commettent presque toujours les pouvoirs si gravement menacés : elle se défendit en poussant son principe et son droit jusqu’à leur plus extrême limite, sans tenir compte d’aucun autre principe, ni d’aucun autre droit. Au nom de l’unité et de l’infaillibilité en matière de foi, le pouvoir suprême dans l’Église catholique fit alliance avec le pouvoir absolu dans la société civile, et le soutint dans sa résistance à la liberté. Sous l’inspiration de leur fondateur Loyola, génie héroïque, fanatique et mystique, habile à organiser et à vivifier son dessein, l’ordre des jésuites naquit de cette guerre et pour cette guerre, comme une troupe d’élite chargée, au nom de la foi, de défendre absolument l’autorité, dans l’Église et dans l’État.

Depuis cette époque, trois siècles se sont écoulés et le quatrième s’écoule à son tour ; ni le temps, ni les chances n’ont manqué aux causes pour produire leurs effets et aux hommes pour accomplir leurs desseins ; les principes et les événements se sont développés dans un vaste espace et en pleine lumière ; les divers systèmes ont été mis à l’épreuve des succès et des revers. Le pouvoir absolu a eu ses bonnes fortunes et ses grands jours ; plus d’une fois, les fautes de ses adversaires lui ont fait beau jeu, et il a trouvé d’habiles et glorieux défenseurs. Il n’a pas réussi à arrêter le cours d’une civilisation pleine et avide de liberté ; il y a pris place comme une nécessité temporaire, jamais comme une tendance prépondérante. Bien plus, aux époques mêmes où il prévalait et s’étalait avec faste, le pouvoir absolu a souvent servi la cause contraire à la sienne ; Louis XIV a secondé le progrès de l’activité intellectuelle et de l’ascension populaire ; Napoléon a semé partout des germes de mouvement et d’innovation sociale. Et maintenant, là même où la liberté n’est pas, le pouvoir absolu ne s’avoue plus ; il replie son drapeau et admet des institutions contraires à son principe, sauf à faire effort pour les éluder et les affaiblir. L’expérience a prononcé ; quels que soient les problèmes et les épreuves de l’avenir, la cause du pouvoir absolu est une cause perdue dans le monde chrétien.

Ce fut, au début de ce siècle, le mauvais sort, bien naturel, des jésuites d’être regardés comme voués à cette cause. Après l’avoir servie, ils avaient été, dans le xviiie siècle, les premières victimes de sa décadence ; la papauté et la royauté les avaient sacrifiés à l’esprit nouveau, comme les marins, dans la tempête, jettent à la mer leur grosse artillerie. Quand le xixe siècle s’ouvrit, tout était bien changé ; la Révolution française était à la fois victorieuse et empressée à faire accepter sa victoire en désavouant et réparant ses égarements. Après tant de folies et de crimes commis à la poursuite de la liberté, la France revenait avec passion à l’autorité. Comment se ferait la reconstruction de la société française à la fois bouleversée et rajeunie ? Par quels moyens s’établirait l’accord entre les nouvelles et les anciennes idées, les nouveaux et les anciens intérêts ? A quels termes se concilieraient et vivraient désormais ensemble l’autorité et la liberté, l’une se relevant de sa chute avec triomphe, l’autre embarrassée de ses récents excès, toutes deux plus que jamais nécessaires à la vie saine et forte de la société ? C’était là évidemment la question suprême du nouveau siècle. Dieu la remit d’abord aux mains de Napoléon, chargé de couronner et de flageller la Révolution, le plus éclatant exemple à la fois de réaction et de progrès que présente l’histoire du monde.

Dans ce nouvel état de la France, la situation des jésuites était compliquée et périlleuse. Napoléon relevait d’une part l’Église catholique, de l’autre les maximes du pouvoir absolu ; à ce double titre, il avait leur sympathie. Mais en même temps il consolidait la Révolution ; il maintenait et mettait en pratique quelques-uns de ses principes essentiels, entre autres celui de la liberté religieuse ; il avait d’ailleurs la prétention de parler et d’agir en maître, dans l’Église comme dans l’État, à Rome comme à Paris ; il n’était ni un croyant sérieux à la foi chrétienne, ni un ami sûr de la papauté ; sous ce double aspect, les jésuites devaient l’avoir en méfiance. La méfiance fut réciproque : si Napoléon était, pour les jésuites, un trop fidèle et trop ambitieux héritier de la Révolution, les jésuites étaient, pour lui, des catholiques trop indépendants et trop dévoués à leur Église et à son chef. Dès 1804, leurs établissements, à peine déguisés sous divers noms, inquiétèrent Napoléon ; il les fit fermer, remit en vigueur les lois qui refusaient aux corporations religieuses toute existence libre, et créa l’Université en lui attribuant le privilège de l’enseignement.

La Restauration n’abolit point ce régime ; mais, en fait, il fut profondément changé ; les jésuites entrèrent alors en possession simultanée de deux forces nouvelles pour eux, l’appui du pouvoir et le progrès de la liberté ; ils avaient la faveur de la cour et ils pouvaient se prévaloir, pour leur propre compte, des principes libéraux chers au public. Situation excellente s’ils avaient su se renfermer dans leur mission religieuse, rester en dehors de toute lutte politique, et se vouer exclusivement au réveil de la foi et de la vie chrétienne. L’influence, même mondaine, leur serait venue à la suite de leur action sur les âmes. Ils en eurent alors, dans leur compagnie même, un exemple frappant : à quelle cause le père Ravignan dut-il, il y a trente ans, la considération et l’autorité morale dont il fut entouré, non seulement dans l’Église catholique, mais dans le monde peu croyant ? Ce fut bien moins à son talent oratoire qu’à la sincérité profonde et désintéressée de son caractère religieux ; il était un homme de foi et de piété chrétienne, étranger à toute arrière-pensée, à toute œuvre de parti, uniquement préoccupé de servir Dieu, son Église et son ordre en propageant la piété et la foi. Il put se déclarer hautement jésuite sans inspirer, même à ses adversaires, aucune défiance ; et si sa compagnie avait agi comme lui, elle aurait obtenu le même résultat. L’exemple n’était pas nouveau : au xviie siècle, à la cour de Louis XIV, le père Bourdaloue avait déployé le même caractère que, de nos jours, le père Ravignan ; et il avait, à coup sûr, fait au catholicisme et à sa compagnie plus d’honneur et de bien que le père Lachaise. Je n’essayerai pas de démêler à quel point les jésuites furent effectivement engagés et actifs dans les menées du parti rétrograde qui cherchait, sous la Restauration, à ressaisir les débris de l’ancien régime, dans le vain espoir de relever, sur cette base écroulée, l’édifice social. Je suis persuadé que la France eut, à cette époque, trop peur de ce parti et de ses alliés, jésuites ou autres, comme la royauté eut trop peur du parti révolutionnaire. Peuples et gouvernements ne peuvent guère commettre de faute plus grave que d’avoir plus de peur qu’ils ne courent vraiment de péril. La France n’avait à redouter, sous la Restauration, le triomphe ni de la théocratie, ni du pouvoir absolu ; pourtant sa double alarme fut réelle, et le public français demeura convaincu que les jésuites servaient en effet cette double cause, l’ancien régime de la papauté et l’ancien régime de la royauté. Ils se trouvèrent dès lors en lutte, non seulement avec les idées et les passions de la société moderne, mais avec les traditions et les maximes de l’ancienne France elle-même ; ils eurent pour adversaires l’esprit laïque et l’esprit judiciaire aussi bien que l’esprit libéral, M. de Montlosier, M. Benjamin Constant et M. Dupin. C’était, pour eux, trop forte partie ; la royauté elle-même, quelque bienveillance qu’elle leur portât, fut entraînée dans le mouvement qui les attaquait, et Charles X ne crut pas pouvoir se dispenser de faire, contre eux, par ses ordonnances du 24 juin 1828, ce que, par son décret du 22 juin 1804, avait fait Napoléon. Dans tout le cours de cette époque, les jésuites ont eu l’esprit moins grand que leur cause ; voués et dévoués à la défense de l’autorité, ils n’ont pas su voir à quelles conditions et par quels moyens l’autorité pouvait, de nos jours, se relever et s’affermir ; dominés par les traditions du passé, et de leur propre passé, ils ont manqué de confiance hardie dans l’avenir et d’une juste appréciation du présent ; ils n’ont pas assez cru à la puissance de la foi chrétienne, et ils ont trop cru à l’efficacité de la politique mondaine. Ils ont, par cette faute routinière, compromis, auprès de beaucoup d’âmes, le réveil chrétien que, dans d’autres âmes, ils ont efficacement servi.

La révolution de 1830 vint porter un rude coup à ces influences rétrogrades, et un élément nouveau s’éleva au sein de l’Église catholique. Au milieu du grand acte et du grand progrès de liberté qui s’accomplissaient alors dans l’État, de vrais et ardents catholiques conçurent l’espoir de les faire tourner au profit de l’Église, et de mettre enfin le catholicisme en paix et en harmonie avec la nouvelle société française. Alors se forma le groupe, je ne veux pas dire le parti, d’esprits généreux et hardis qui se déclarèrent à la fois aussi ultramontains que le père de Ravignan et aussi libéraux que M. de La Fayette ; des prêtres et des laïques, des hommes mûrs et des jeunes gens, l’abbé Lacordaire et l’abbé Gerbet, M. de Montalembert et M. de Coux ; je ne cite que les noms qui, dès le premier jour, ont brillé sur le drapeau. Ils fondèrent une agence pour la défense de la liberté religieuse, et un journal, l’Avenir, pour en développer les principes et les conditions. Mais leur association naquit sous un astre funeste ; elle eut l’abbé de la Mennais pour chef déclaré et alors passionnément chéri de sa petite armée ; il paraît que, dans la vie intime et ses libres entretiens, ce grand esprit était, pour ses amis et ses disciples, plein d’entraînement et d’attrait : traduit avec lui le 31 janvier 1831, devant la Cour d’assises de Paris, pour deux articles de l’Avenir, l’abbé Lacordaire s’écriait : « Je suis ici près de l’homme qui a commencé la réconciliation du catholicisme et du monde. Laissez-moi lui dire combien je suis touché du sort que Dieu m’a fait en me le donnant pour maître et pour père ; laissez tomber ces accents de la piété filiale sur un cœur si longtemps méconnu des hommes ; laissez-moi m’écrier avec le poète :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.

L’abbé Lacordaire était destiné à sentir bientôt le péril et à secouer avec douleur le joug de cette séduisante amitié. Les erreurs et les mauvaises passions de l’abbé de la Mennais ne tardèrent pas à éclater : esprit élevé et puissant, mais sans étendue, sans prévoyance, sans mesure et sans équité, incapable de voir les divers côtés des choses et de tenir compte de tous les éléments du problème qu’il tentait de résoudre, orgueilleux esclave de la vérité partielle qu’il avait saisie, et sombre ennemi de quiconque blessait son orgueil en contestant sa pensée, il imprima à l’Avenir un caractère à la fois démocratique et théocratique, tyrannique et révolutionnaire. Toutes les idées contraires à la sienne, toutes les institutions, tous les pouvoirs qui lui faisaient obstacle furent attaqués par lui avec un degré de violence, d’insulte et de menace que n’ont jamais surpassé les plus fougueuses oppositions politiques. Les maximes de l’Église gallicane furent, selon lui, « un objet de dégoût et d’horreur ; opinions également odieuses et basses qui, rendant la conscience même complice de la tyrannie, font de la servitude un devoir et de la force brutale un droit indépendant de la justice. » Il réclama la séparation de l’Église et de l’État comme une nécessité absolue et immédiate ; « car nous tenons, dit-il, pour abolie et nulle de fait, toute loi particulière en contradiction avec la charte et incompatible avec les droits et les libertés qu’elle proclame ; et dès lors, nous croyons qu’il est du devoir du gouvernement de s’entendre avec le pape, et cela sans aucun retard, pour résilier de concert le Concordat, devenu légalement inexécutable depuis que, grâce à Dieu, la religion catholique a cessé d’être religion d’État. » Quatre mois s’étaient à peine écoulés depuis la naissance du gouvernement de Juillet, et parce que la liberté d’enseignement promise par la charte de 1830 n’était pas encore mise en vigueur par des lois nouvelles, l’abbé de la Mennais disait aux catholiques : « D’où vient l’oppression qui pèse sur nous ? Ou le pouvoir ne peut pas, ou il ne veut pas, en ce qui nous concerne, être fidèle à ce qu’il a promis. S’il ne le peut pas, qu’est-ce que cette moquerie de souveraineté, ce fantôme misérable de gouvernement, et qu’y a-t-il entre lui et nous ? Il est, à notre égard, comme s’il n’était pas, et il ne nous reste, en l’oubliant, qu’à nous protéger nous-mêmes… Disons-le hautement, le pouvoir est hostile contre nous ; ses ministres ne cherchent qu’à assouvir un aveugle besoin de persécution qui les presse. » Quelles attaques contre les pouvoirs publics ont jamais été plus précipitées, plus emportées, plus étrangères à la juste appréciation des faits ? Quels révolutionnaires politiques ont jamais plus audacieusement proclamé la désobéissance aux lois et l’insurrection comme le premier des droits et des devoirs ?

A côté de ses insultantes violences contre le gouvernement de la France, l’Avenir plaçait une déclaration de respect et d’obéissance envers le chef de l’Église catholique : « Nous faisons profession, disait-il, de la soumission la plus complète à l’autorité du vicaire de Jésus-Christ. Nous n’avons, nous ne voulons avoir d’autre foi que sa foi, d’autre doctrine que sa doctrine. Nous approuvons tout ce qu’il approuve ; nous condamnons tout ce qu’il condamne, sans ombre de restriction ; et chacun de nous soumet au jugement du saint-siège tous ses écrits passés et futurs, de quelque nature qu’ils soient. » Ici, du moins, l’esprit révolutionnaire semblait absent, ou s’empressait d’avance de se désavouer.

Je suis persuadé qu’en tenant ce langage, l’abbé de la Mennais était sincère : quand une idée ou une passion exclusive domine l’homme, rien ne lui est plus inconnu que sa propre conduite future, et il sait encore moins ce qu’il fera que ce qu’il fait. L’abbé de la Mennais ne se doutait pas plus en 1831 de ce qu’il dirait et ferait quelques années plus tard, que les plus violents meneurs de la Révolution française ne se doutaient en 1789 de ce qu’ils seraient et feraient en 1793. La cour de Rome fut plus clairvoyante que son fanatique champion ; les premiers ouvrages et les premiers succès de l’abbé de la Mennais l’avaient charmée ; elle n’avait pas laissé pourtant d’y entrevoir des germes malsains et dangereux ; l’Avenir l’inquiéta profondément ; pour elle, les principes et les désirs de la société moderne y étaient trop acceptés ; le régime qui prévalait en France depuis 1830 y était trop attaqué ; on y demandait trop de liberté, on y faisait trop de bruit ; et sous ce bruit, à l’ombre de cette liberté, fermentaient des doctrines et des tendances anarchiques qu’en tous cas et partout la cour de Rome doit et veut combattre. L’Avenir et ses rédacteurs lui faisaient ainsi une situation pleine d’embarras ; elle avait à cœur de ne méconnaître ni les services qu’ils lui avaient rendus et qu’ils pouvaient lui rendre encore, ni les périls qu’ils lui faisaient courir ; elle désirait garder sur eux le silence, ne point les avouer ni les désavouer, et laisser au temps le soin de faire tomber leur fièvre et leurs erreurs. L’abbé de la Mennais ne lui permit pas cette politique expectante ; il voulut absolument qu’en se prononçant sur ses doctrines et son attitude, la papauté lui donnât ou lui retirât hautement son appui. Tout le monde sait le voyage et le séjour que, pour obtenir ce résultat, il fit à Rome, à la fin de 1831, avec l’abbé Lacordaire et M. de Montalembert, « trois obscurs chrétiens, » dit-il, qui, selon les paroles de l’abbé Lacordaire devant la Cour d’assises de Paris, se croyaient appelés « à réconcilier le catholicisme avec le monde. » Le pape Grégoire XVI en jugea autrement, et par son encyclique du 15 août 1832, à regret, mais avec autant de netteté sur le fond des choses que de ménagement pour la personne des trois pèlerins, il condamna l’Avenir, ses doctrines et ses tendances. A l’instant, et d’accord avec leurs amis, ils déclarèrent tous les trois, le 10 septembre 1832, que, « respectueusement soumis à l’autorité suprême du vicaire de Jésus-Christ, ils sortaient de la lice où ils avaient loyalement combattu pendant deux années ; qu’en conséquence, l’Avenir, provisoirement suspendu depuis le 15 novembre 1831, ne reparaîtrait plus, et que l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse était dissoute. »

Comme la première déclaration des rédacteurs de l’Avenir après leur acquittement par la Cour d’assises de Paris, celle-ci, publiée aussitôt après leur condamnation par la papauté, était sincère ; mais ils promettaient plus qu’ils ne pouvaient tenir. Quand une grande plaie sociale a été mise à découvert et un grand travail entrepris pour la guérir, il n’est au pouvoir de personne de voiler le mal et d’étouffer l’espoir du remède. Que de fois, dans le cours de ce siècle, tantôt le pouvoir suprême de l’Église catholique, tantôt les ardents champions de la liberté ont condamné et combattu l’effort tenté pour réconcilier le catholicisme avec la société moderne, en faisant accepter par l’Église les libertés de la société civile et par la société civile les droits de l’Église ! Que de censures ecclésiastiques ont signalé cette tentative comme impie et funeste ! Que d’esprit et d’éloquence ont déployé les libéraux pour la déclarer vaine et stérile ! Que de reproches, d’invectives et de sarcasmes ont eu à subir ses défenseurs ! Aucune censure ecclésiastique, aucune colère religieuse, aucune moquerie libérale, n’ont pu arrêter ce grand travail ; il a fait et il fait tous les jours son chemin à travers les condamnations, les attaques et les obstacles de tout genre. C’est qu’un fait supérieur est là, impossible à supprimer : le christianisme et la civilisation moderne sont en présence ; il y a dans le public un profond et invincible sentiment de leur droit et de leur force réciproque, un profond et invincible sentiment que leur désaccord est un mal immense pour les sociétés comme pour les âmes, que ni les nouvelles libertés civiles ni les anciennes croyances et influences chrétiennes ne peuvent périr ; que nécessaires, les unes et les autres, aux peuples et aux personnes, elles sont, les unes et les autres, destinées à vivre et partant obligées de vivre ensemble. Quand et comment ce sentiment atteindra-t-il son but ? Quand et comment la foi chrétienne et la pensée libre, l’ancienne Église et le nouvel État auront-ils résolu le problème de leur paix mutuelle ? Nul aujourd’hui ne peut le dire ; mais, à coup sûr, le problème ne cessera pas de peser sur le monde, qui ne cessera pas d’en poursuivre la solution ; les hommes mêmes qui, dans un esprit de pieuse soumission ou dans un accès de triste découragement, voudraient renoncer à cette œuvre après l’avoir tentée, ne pourraient rester immobiles en présence d’une nécessité de plus en plus pressante, et ils rentreraient bientôt dans la lice dont ils se seraient engagés à sortir.

Ainsi il arriva aux trois hommes éminents qui étaient allés, trop tôt et avec une insistance inopportune, sommer Rome de résoudre la grave question qu’ils avaient soulevée. Ils revinrent de Rome avec l’intention de se soumettre à la décision du pape ; mais ce sommeil de l’âme leur était impossible, et on les vit bientôt reprendre tous les trois, par les voies les plus contraires, toute l’activité de leur pensée et de leur vie. L’abbé de la Mennais se jeta avec éclat dans la révolte, dans une révolte radicale contre l’Église et contre l’État, demandant avec courroux aux masses populaires et aux révolutions le succès qu’il n’avait pu obtenir au sein de l’ordre et de concert avec l’autorité qu’il avait naguère si passionnément soutenue. Loin de le suivre dans ses nouveaux emportements, l’abbé Lacordaire et M. de Montalembert se séparèrent de lui, et rentrèrent sans bruit, chacun dans sa situation naturelle et tranquille ; l’un, simple prêtre, aumônier du couvent de la Visitation et prêchant dans la chapelle du collège Stanislas ; l’autre, jeune et brillant orateur politique, déjà l’objet de la bienveillance de la chambre des pairs, quoique souvent elle ne pensât et ne votât point comme lui. Tous deux demeurèrent profondément catholiques et ardents à servir le réveil chrétien, mais toujours catholiques libéraux et appliqués à mettre en harmonie l’Église et le régime de la liberté.

Selon leur situation personnelle et les pentes de leur nature, ils se partagèrent les tâches et les théâtres. L’abbé Lacordaire monta dans la chaire de Notre-Dame et y développa, je dirai plutôt qu’il y peignit dans tout leur éclat, les vérités, les beautés, les mérites moraux et sociaux de la foi chrétienne et de l’Église catholique. M. de Montalembert s’établit à la tribune et dans les lettres comme l’ardent et infatigable champion de l’Église, de ses maximes et de ses droits. A l’un et à l’autre, le succès ne manqua pas plus que le talent et le zèle. Un grand public, des hommes faits et des jeunes gens, les salons et les écoles, des croyants et des libres penseurs, se pressèrent autour de la chaire de l’abbé Lacordaire, tous attirés, presque tous charmés, beaucoup d’entre eux persuadés par cette éloquence jeune, vivante, abondante, imprévue, impétueuse sans âpreté, hardie avec grâce, naturelle jusque dans ses témérités de pensée et de langage, et réparant ou couvrant ses fautes par l’attrait de sa franchise et de sa nouveauté. Les mérites et les succès de M. de Montalembert étaient autres, mais non moindres ; c’était un lutteur jeune aussi, hardiment chrétien dans l’arène politique comme dans le monde ; et il portait, dans sa polémique, au service de l’Église, une sincérité de passion, une richesse de mouvements éloquents et de traits piquants, une verve de conviction irritée, qui remuaient fortement ses auditeurs, amis ou adversaires, et qui laissaient dans l’esprit des spectateurs tranquilles une impression de satisfaction bienveillante, quoiqu’il choquât souvent leur sagesse et leur équité. Bien des défauts, bien des lacunes se faisaient sentir dans les Conférences de l’abbé Lacordaire ; quoique claire et vive, sa pensée était souvent superficielle ; et il y avait en lui un singulier mélange d’entraînement imprévoyant au début de ses idées et de retenue sensée quand venait le moment de la conclusion. Il exprimait avec courage son opinion propre, gardant pourtant plus de ménagement qu’au fond elle n’en comportait pour quelques-unes des traditions de son Église et de sa cause ; ainsi, en même temps que, dans l’ensemble et le caractère général de ses discours, il se montrait ami de la liberté religieuse, il hésitait quelquefois quand il fallait en proclamer le principe fondamental et en réprouver toutes les violations. M. de Montalembert, de son côté, se livrait trop tout entier à son impression et à son combat du moment ; dans sa légitime ardeur pour la liberté de l’enseignement dont il faisait alors le but choisi de sa vie publique, il ne tenait compte ni des obstacles que rencontrait ce principe, ni du temps nécessaire à son triomphe, ni des progrès réels quoique partiels que lui faisait ou lui laissait faire le gouvernement de 1830 ; et dans sa défense acharnée de l’Église, il était plus violent contre les pouvoirs publics de l’État que ne le lui eussent permis, s’il y avait pensé de sang-froid, ses propres sentiments et ses vrais désirs politiques. L’abbé Lacordaire ne pénétrait pas assez avant dans les sources de sa pensée ; M. de Montalembert ne mesurait pas justement ses coups. Mais à travers leurs imperfections et les nôtres, leurs fautes et les nôtres, ils ont été, dans toutes les luttes que les affaires religieuses ont suscitées entre eux et nous, constamment fidèles et puissamment utiles à leur cause, qui, malgré nos dissidences, était aussi la nôtre, à la cause de la foi chrétienne renaissante et vivante au sein de la liberté.

Ce n’est pas sans y bien penser que je dis que c’était là aussi notre cause. Quand la liberté religieuse règne dans l’État, c’est une grande et trop commune erreur de croire que les personnes chargées du gouvernement de l’État n’ont elles-mêmes point de croyance religieuse, et sont insouciantes en matière de foi parce qu’elles acceptent et maintiennent la liberté de la foi. L’âme n’abdique pas sa vie propre et intime parce qu’elle respecte, dans les autres âmes, les droits de cette même vie, et il n’y a rien de plus conséquent ni de plus légitime que de soutenir avec ferveur le principe de la liberté de conscience et d’être en même temps un vrai et sérieux chrétien. Je n’ai à faire ici la confession de foi de personne ; mais j’affirme que, de 1830 à 1848, le prince que j’ai eu l’honneur de servir et les cabinets auxquels j’ai eu l’honneur d’appartenir non seulement ont toujours eu à cœur le maintien, quelquefois difficile, de la liberté religieuse, mais qu’ils se sont toujours félicités des progrès de la foi chrétienne, même quand il en devait résulter pour eux de graves embarras. Nous fûmes, en 1841, mis en ce genre à une délicate épreuve. La surprise et les attaques furent vives lorsque, par un acte de dévouement catholique encore plus hardi que ne l’avaient été ses conférences à Notre-Dame, l’abbé Lacordaire revint de Rome moine, et moine dominicain, de tous les ordres monastiques celui qui a laissé dans l’histoire les plus sombres souvenirs. Je n’ai pas à rechercher ici quelle peut être de nos jours, pour l’Église catholique, l’utilité des ordres monastiques, et si les services qu’ils peuvent lui rendre surpassent les objections, les répulsions, les inquiétudes qu’ils soulèvent autour d’elle : nul homme éclairé ne saurait méconnaître que, dans des siècles de chaos, ils ont servi la foi chrétienne, la civilisation, les sciences et même la liberté. L’état des sociétés et des esprits est maintenant tout autre, et les ordres monastiques n’y sauraient plus prendre la même place, ni produire les mêmes effets. Mais, quoi qu’on puisse penser de leur opportunité, leur droit à la liberté est incontestable ; sous un régime de pensée libre et d’institutions libres, les associations religieuses ne sauraient être plus maltraitées que les associations industrielles, commerciales ou littéraires. L’État est appelé à exercer, sur les associations de tout genre, une certaine mesure de surveillance ; mais, à coup sûr, l’union des âmes et des vies sous une même règle et un même habit, dans un intérêt d’avenir éternel, n’est pas plus inquiétante pour l’État que l’union des bourses et des travaux économiques dans un intérêt de fortune terrestre. En 1829, quelques jeunes catholiques libéraux, MM. de Carné, de Cazalès, de Champagny, de Montalembert, Foisset, de Meaux, Henri Gouraud, avaient fondé un recueil périodique, le Correspondant, voué à l’œuvre de l’harmonie entre le catholicisme et les libertés de la société moderne. Suspendu en 1835, le Correspondant reparut en 1843, sous la direction de M. Charles Lenormant, l’un des amis que j’ai perdus et qui gardent dans mon souvenir la place qu’ils tenaient dans ma vie ; il maintint scrupuleusement ce recueil dans la pensée de son origine, et entre autres questions, il y défendit en 1845, avec une franchise hardiment catholique et libérale, les droits de ces associations religieuses qui étaient alors l’objet de débats passionnésc. Le cabinet s’abstint de toute objection légale, de toute mesure répressive, et laissa les nouveaux moines courir librement leurs chances de succès ou d’échec.

cDes associations religieuses dans le catholicisme, de leur esprit, de leur histoire et de leur avenir ; par Charles Lenormant, de l’Institut. Paris, 1845.

Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis cette époque ; le père Lacordaire est remonté, en robe de dominicain, dans la chaire de Notre-Dame ; il a ressuscité en France cet ordre presque également oublié et redouté : quels troubles, quels embarras, quels bruits seulement a suscités cette résurrection ? Quelles prétentions ambitieuses ou turbulentes ont manifestées ces moines ? Ils ont passé timidement dans nos rues ; ils ont prêché éloquemment dans nos églises ; ils ont fondé quelques maisons d’éducation ; ils ont usé de leur liberté sans porter à la liberté d’aucune autre classe de citoyens aucune atteinte. Il y a plus : la sincérité des sentiments et du langage de leur fondateur a été mise à l’épreuve : le père Lacordaire a repris, comme dominicain, à Paris, à Toulouse, à Nancy, à Bordeaux, les conférences et les prédications qu’il avait données comme simple prêtre ; elles ont été peut-être plus libérales qu’elles n’avaient été à leur début. Quand la tempête de 1848 eut suscité dans toutes les imaginations tous les rêves et ouvert à toutes les ambitions toutes les carrières, le suffrage populaire envoya le père Lacordaire à l’Assemblée constituante. Il crut un moment qu’une ère nouvelle s’ouvrait pour son Église et peut-être pour lui-même. Il reconnut bientôt que, dans cette arène où les passions politiques se déchaînaient au milieu des ténèbres sociales, le prêtre et le moine de notre temps n’était pas à sa place ; il s’en retira pour aller reprendre, dans sa modeste retraite de Sorèze, sa mission d’instituteur chrétien. Il n’en est sorti qu’un moment pour venir exprimer, dans l’Académie française, sa foi catholique et sa confiance dans la démocratie moderne. Ce sont là les paisibles et les seuls résultats auxquels ont abouti, parmi nous, le rétablissement de l’ordre des dominicains et la gloire de son restaurateur.

J’ai tort de dire les seuls résultats : si l’œuvre du père Lacordaire n’a pas exercé, dans le monde laïque, une importante influence, elle a été, dans le monde ecclésiastique, féconde et salutaire. A son exemple, d’autres prêtres ont eu le courage de braver les préjugés du siècle contre les ordres religieux, de ne pas subir le joug des alarmes qu’inspirent à la plupart des catholiques la science et la liberté, et de se vouer à une vie et à une règle communes « pour travailler ensemble, selon leur propre expression, au triomphe de la vérité chrétienne par la philosophie et la science mêmes. » Ainsi a été rétablie, sous la direction du pieux curé de Saint-Roch, le père Pététot, la congrégation de l’Oratoire, cette savante et modeste compagnie religieuse qui a donné à la France Malebranche et Massillon, et de qui Bossuet disait, il y a deux siècles : « L’amour immense du cardinal de Bérulle pour l’Église lui inspira le dessein de former une compagnie à laquelle il n’a point voulu donner d’autre esprit que l’esprit même de l’Église, ni d’autre règle que ses canons, ni d’autres supérieurs que ses évêques, ni d’autre bien que sa charité, ni d’autres vœux solennels que ceux du baptême et du sacerdoce…… Là, pour former de vrais prêtres, on les mène à la source de la vérité ; ils ont toujours entre les mains les saints livres pour en rechercher sans relâche la lettre par l’étude, l’esprit par l’oraison, la profondeur par la retraite, l’efficace par la pratique, la fin par la charité à laquelle tout se termine, et qui est le trésor du christianisme, christiani nominis thesaurus, comme parle Tertulliend. » Relevée seulement depuis treize ans, la nouvelle congrégation de l’Oratoire est encore peu nombreuse et peu connue ; elle est et veut rester pauvre ; elle a besoin d’expansion et d’appui ; mais, dès ses premiers pas, elle s’est montrée fidèle à son origine et digne des paroles de Bossuet : l’un de ses fondateurs, le père Gratry, a tout à coup pris place au premier rang parmi les apologistes, les moralistes et les écrivains chrétiens de nos jours ; esprit singulièrement vif et doux, passionnément plein de ses propres idées et de ses propres sentiments, mais sans orgueil ni jalousie, et’ ardent à les répandre par ses livres, par ses cours, par ses entretiens, avec une éloquence sympathique qui touche ceux-là mêmes qu’elle ne conquiert pas, et qui les laisse toujours émus à l’aspect des horizons qu’elle leur ouvre. Un autre des nouveaux oratoriens, le père de Valroger, a résumé, dans une savante Introduction historique et critique aux livres du Nouveau Testament, les recherches et les démonstrations chrétiennes des principaux théologiens étrangers à la France. Pénétrée de la pensée de ses premiers fondateurs et en même temps comprenant l’esprit et les besoins de la France actuelle, la congrégation renaissante de l’Oratoire n’élude point l’examen et la discussion ; elle respecte la science, et elle a, dans les vérités religieuses qu’elle enseigne, assez de confiance pour accepter sans crainte, auprès des âmes qu’elle appelle à y croire, les conditions et les procédés de la liberté.

d – Bossuet, Oraison funèbre du père Bourgoing, prononcée en 1662, t. VIII, p. 271.

Au milieu de ce grand mouvement des esprits en matière religieuse, qu’ont fait, depuis l’ouverture de ce siècle, les chefs mêmes de l’Église catholique de France, les évêques et le clergé appelés, par leur alliance avec l’État comme par leur propre droit, à l’éducation et à la direction chrétienne des âmes ?

Ils ont été d’abord et surtout préoccupés de faire effectivement revivre cette religion chrétienne qui rentrait dans la société française à son rang et avec sa mission, mais comme rentrent les exilés, dépourvue, désorganisée, dépaysée. Rendre à la France catholique des églises pour son culte, des prêtres pour ses églises, des séminaires pour former des prêtres, des élèves pour peupler les séminaires, et assurer à cet édifice sortant de ses ruines le temps de se relever et de se consolider, telle a été, sous le premier Empire, la pensée dominante et presque exclusive de l’épiscopat et du clergé institués par le Concordat. Œuvre grande et difficile, à laquelle manquaient les matériaux et les ouvriers, et qui avait besoin, pour s’accomplir, d’un fort appui et d’un long repos. On a justement reproché au clergé de cette époque ses inépuisables complaisances envers l’empereur Napoléon ; et certes, c’était un honteux spectacle que donnaient, en 1811, ces évêques docilement réunis en concile et indéfiniment caressants auprès du despote qui, non seulement avait dépouillé de ses États le chef de leur Église, mais qui retenait Pie VII en prison à Savone, lui interdisait toute communication avec les cardinaux, ses conseillers naturels, lui refusait même un secrétaire pour écrire ses lettres, et chargeait un officier de gendarmerie d’observer jour et nuit tous ses mouvements. Un seul fait explique et excuse un peu cette pusillanimité ecclésiastique en face de cette tyrannie laïque : ces évêques avaient vu la religion chrétienne proscrite, ses églises fermées, profanées, démolies, ses prêtres massacrés et pourchassés, le peuple chrétien dépourvu de tout culte, de tout guide, de tout secours. La seule chance du retour d’un tel état les pénétrait d’effroi ; qui pouvait dire que cette chance n’existait pas et que ce qui avait été réel la veille n’était pas possible le lendemain ? Devant une telle crainte, la conscience d’un bon prêtre était profondément troublée ; la faiblesse d’un prêtre timide pouvait se croire justifiée ; quels sacrifices n’étaient pas permis, commandés même pour prévenir un tel péril ?

Pourtant ni les avertissements ni même la résistance ne manquèrent complètement alors, de la part du clergé, contre les violences de Napoléon : non seulement quelques prélats réprouvèrent dans le concile, avec plus de courage que de mesure, sa conduite envers le papee ; le concile lui-même, emporté par l’honneur de corps hors de sa longue condescendance, finit, en votant une adresse à l’empereur, par un acte d’indépendance qui amena sa brusque dissolution. Et des deux ecclésiastiques de qui Napoléon, par une juste estime, écoutait le plus volontiers les conseils, l’un, l’abbé Émery, supérieur général de la congrégation de Saint-Sulpice, lui avait naguère, peu avant de mourir, dignement et ouvertement résisté ; l’autre, M. Duvoisin, évêque de Nantes, dicta sur son lit de mort ces lignes pleines d’une affectueuse tristesse : « Je supplie l’empereur de rendre la liberté au Saint-Père. Sa captivité trouble les derniers instants de ma vie. J’ai eu l’honneur de dire plusieurs fois à l’empereur combien cette captivité affligeait toute la chrétienté, et combien il y avait d’inconvénients à la prolonger. Il serait nécessaire, je crois, au bonheur de Sa Majesté que Sa Sainteté retournât à Rome. » Le despotisme s’excuse faussement sur l’imprévoyance ou la servilité de ses flatteurs ; les plus aveugles ont des éclairs de lumière et les plus timides des retours de courage qui lui apportent, mais en vain, la vérité.

e – Entres autres M. d’Aviau, archevêque de Bordeaux, M. de Boulogne, évêque de Troyes, et M. de Broglie, évêque de Gand.

Sous la Restauration, ce ne fut plus la crainte mais l’espérance, une espérance peu judicieuse, qui fit faire au clergé français bien des fautes et entrava le progrès du réveil chrétien. Dans le mouvement de réaction contre-révolutionnaire qui s’éleva alors, l’ambition ecclésiastique eut sa part ; des royalistes catholiques et passionnés, les uns par dévotion sincère, les autres par calcul politique, crurent qu’il était nécessaire et possible de rendre au clergé catholique une partie au moins de la position sociale et de l’autorité directe qu’il avait possédées avant 1789. C’était méconnaître étrangement le caractère fondamental de la société française telle que l’ont faite et son histoire et sa grande révolution moderne : elle est essentiellement et invinciblement laïque ; la séparation de la vie civile et de la vie religieuse et l’empire de l’esprit laïque dans les affaires publiques y sont des faits consommés et dominants qu’on ne saurait attaquer, ou seulement menacer, sans jeter dans la société tout entière une irritation et une inquiétude également périlleuses pour l’Église et pour l’État. Rien, dans la France actuelle, n’est plus fatal à l’influence religieuse que la chance ou seulement l’apparence de la domination ecclésiastique. Cette chance et cette apparence ont été, sous la Restauration, la plaie de la religion catholique et du clergé français. Plaie d’autant plus déplorable que le mal n’était pas bien profond ni bien redoutable. C’est un fait trop peu remarqué que le clergé ne fut point alors le principal auteur des fautes dont la religion et lui-même ont eu tant à souffrir. A coup sûr, bien des prétentions inadmissibles, bien des exigences déplaisantes, bien des espérances imprudentes se manifestèrent dans ses rangs ; mais il y avait là plus de réminiscence et de satisfaction un peu vaniteuse que de vraie et ardente ambition ; dès lors même le clergé avait l’instinct que le pouvoir politique ne lui allait plus, et que la France n’accepterait plus, de sa main, même un cardinal de Richelieu ou un cardinal Mazarin pour la gouverner. Ce fut d’abord le parti laïque de la contre-révolution dans la chambre de 1815, et plus tard l’aveugle coterie fanatique de la cour de Charles  X, qui entraînèrent et compromirent le corps ecclésiastique en s’en faisant un instrument d’influence et un auxiliaire dans leurs combats. Il n’eut pas assez de prévoyance ni de courage pour leur résister ; mais malgré leur peu de goût pour l’esprit de la société nouvelle, la plupart des évêques et des prêtres, avertis par leur expérience de la Révolution, auraient mieux aimé rester en dehors de la politique et se renfermer dans leur mission religieuse, qu’être constamment en lutte avec les sentiments publics ; et lorsque quelque occasion se présentait de s’y montrer sympathiques, ils s’empressaient de la saisir. Quand, en 1824, le projet de loi de M. de Villèle pour la conversion des rentes émut si vivement la bourgeoisie de Paris, ce fut l’archevêque de Paris, M. de Quélen, qui se fit, dans la Chambre des pairs, le principal organe de l’opposition ; et lorsque, en 1828, le mouvement de l’opinion publique et de la magistrature contre les congrégations religieuses arracha au roi Charles X les ordonnances du 21 juin, l’évêque de Beauvais, M. Feutrier, alors ministre des affaires ecclésiastiques, n’hésita pas à les contre-signer. Les prêtres vivent près du peuple et ne peuvent ignorer longtemps ses vraies dispositions, ni persister longtemps à n’en tenir compte. Le clergé français, dans son ensemble, était plus résigné au nouvel état social que le roi Charles X et ses intimes amis ; ce sont les idées fausses et les mauvaises prétentions politiques du Prince et de la coterie qui formait sa cour, bien plus que les passions religieuses de l’Église, qui ont déterminé les grandes fautes de la Restauration.

A toutes les époques et dans tous les partis, on rencontre presque toujours un homme en qui se résume et se personnifie ce qu’il y a de bon sens, de vues saines et d’intentions sages dans les rangs auxquels il appartient. Sous la Restauration et pour le parti légitimiste laïque, M. de Villèle fut cet homme ; il était vraiment et il resta toujours de son parti ; mais il avait en même temps, ou pour mieux dire il acquit promptement, dans la vie publique, l’intelligence de ce qu’était la France et des conditions essentielles de son gouvernement. S’il avait eu, envers son parti et son Roi, autant d’indépendance et de fermeté dans l’action qu’il avait de justesse dans la pensée, il aurait peut-être obtenu un plus complet et plus durable succès. Le clergé eut aussi, à cette époque, un représentant fidèle de ce qu’il y avait, dans l’Église française, de sagesse religieuse et politique ; ce fut à l’abbé Frayssinous, évêque d’Hermopolis, qu’appartinrent ce mérite et cet honneur. Sa tâche fut infiniment plus facile que celle de M. de Villèle, car il ne fut mis à aucune grande épreuve ; il ne soutint aucune grande lutte ; il resta naturellement ou se tint volontairement en dehors de l’arène des événements et des partis ; mais ce fut précisément là un des traits par lesquels se manifestèrent son bon sens et sa juste intelligence des intérêts permanents et des vraies dispositions du clergé de son temps. Ni comme théologien, ni comme orateur, ni comme ministre d’État, l’abbé Frayssinous n’a été un homme éminent et puissant ; mais dans les diverses parties de sa carrière, dans sa conduite personnelle comme dans ses écrits, il a montré un sûr instinct du juste et du possible, et une habileté peu commune à se retirer dignement des situations qu’il ne pouvait pas maîtriser ou des questions qu’il ne pouvait pas résoudre, et à se renfermer alors dans sa mission de prêtre et de moraliste chrétien. De 1803 à 1822, il donna, suspendit et reprit, dans l’église de Saint-Sulpice, des Conférences sur la religion remarquables non seulement par une judicieuse défense des grandes vérités religieuses, mais par une application continue, bien que timide, à mettre les doctrines de l’Église en accord avec la justice naturelle et la liberté civile. Ce n’était pas, comme le père Lacordaire ou M. de Montalembert, un catholique libéral ; c’était un catholique modéré et équitable, non par mollesse de foi, mais par respect pour les droits légaux et les sentiments humains. Quoique ses Conférences n’eussent pas l’éclat et la popularité dont brillèrent plus tard, dans Notre-Dame, celles du père Lacordaire, elles attirèrent de nombreux auditeurs et elles exercèrent, pour l’extension et l’affermissement du réveil chrétien, une sérieuse influence. Dans son ouvrage sur les vrais principes de l’Église gallicane, l’abbé Frayssinous déploya le même esprit de mesure et de conciliation, ne remontant pas toujours aux premiers principes des choses, mais ne poussant jamais les faits ni les idées jusqu’à leurs conséquences extrêmes, et quoique fidèle serviteur de l’Église catholique, plus ami de la paix chrétienne que jaloux défenseur de la puissance ecclésiastique. Sa vie fut modeste comme sa pensée ; il ne rechercha jamais le pouvoir ni les honneurs politiques, ecclésiastiques ou académiques, et commença toujours par s’en défendre quand ils vinrent le chercher. Entré dans le cabinet en 1824 comme ministre des affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique, il s’en retira en 1828 quand le flot libéral montant réclama, contre les congrégations religieuses, plus de rigueur que l’élève et l’orateur de Saint-Sulpice n’en voulait admettre. Il n’avait ni la force ni la prétention de gouverner le clergé français, mais il le représentait fidèlement dans ses plus honnêtes et plus sages dispositions. Malheureusement, dans l’Église comme dans l’État, la sagesse moyenne et prudente ne suffit pas pour sauver les peuples des fautes qu’ils ont laissé commettre ou commises eux-mêmes ; il faut, pour exercer une telle puissance, des qualités plus hautes et de plus rudes efforts.

[Les Conférences de l’abbé Frayssinous à Saint-Sulpice ont été publiées sous ce titre : Défense du Christianisme ou conférences sur la religion ; 3 vol. in-8°, Paris 1825. L’abbé Frayssinous a publié aussi, en 1818, un ouvrage intitulé : Les vrais principes de l’Église gallicane sur la Puissance ecclésiastique, la Papauté, les Libertés gallicanes, la Promotion des évêques, les Trois Concordats et les Appels comme d’abus.]

Ce fut l’un des premiers effets de la Révolution de 1830 de mettre au grand jour le mal que, sous la Restauration, les fautes de ses amis, encore plus que les coups de ses adversaires, avaient fait au clergé et, à travers le clergé, à la religion. Les violences que, pendant la crise révolutionnaire de 1830 à 1832, les églises eurent à subir, les croix abattues, les cris insultants, les manifestations antichrétiennes, et quelques mois plus tard l’émeute qui éclata devant l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, à l’occasion d’un service anniversaire pour la mort de M. le duc de Berry, l’archevêché ravagé et pillé, l’église dévastée et fermée, les prêtres menacés, tous ces actes déplorables étaient l’explosion de la réaction populaire contre l’immixtion d’une partie du clergé dans la politique et dans les tentatives rétrogrades vers l’ancien régime et le pouvoir absolu. Les passions impies et licencieuses exploitaient cette réaction pour se satisfaire ; mais elles n’auraient pas suffi ni réussi à la susciter si elles s’étaient produites sous leur propre drapeau ; il faut un peu de vérité aux peuples pour les jeter dans de tels égarements ; et la foule ameutée avec colère, en février 1831, devant Saint-Germain-l’Auxerrois, se serait arrêtée avec stupeur si elle avait vu que ce qu’elle attaquait et détruisait si brutalement, c’était, non pas l’ancien régime et le pouvoir absolu, mais la religion et la liberté.

Pour mettre un terme à cette confusion pleine de mensonge et de péril, un seul moyen était efficace : il fallait bannir de l’Église et de ses rapports avec l’État les ambitions et les puissances mondaines, et y appeler seules les ambitions et les puissances morales ; il fallait replier tout drapeau politique et déployer seul le drapeau de la foi et de la liberté religieuses. C’est là le grand travail, disons mieux, le grand progrès qui, de 1830 à 1848, a été poursuivi et accompli.

C’est le caractère des efforts tentés et des débats soutenus à cette époque par les plus éminents champions de l’Église, qu’ils n’ont plus eu pour objet de lui rendre tel ou tel débris de son ancien pouvoir, mais de lui assurer sa place et sa part dans les nouvelles libertés publiques. Le groupe militant des catholiques libéraux sortit de l’arène de l’ancien régime politique, s’établit dans celle du nouveau régime constitutionnel, et réclama pour l’Église, pour ses ministres et ses fidèles, l’exercice de tous les droits et le libre développement de toutes les forces qui, sous ce régime, appartenaient ou devaient appartenir à tous les citoyens. Point d’arrière-pensée, point d’effort plus ou moins caché au service d’aucune prétention des temps passés, dynastique, aristocratique ou théocratique ; la franche acceptation du temps et de l’état social présent, pourvu que la foi, la vie et la société chrétiennes s’y pussent déployer librement ; telle fut, au milieu des passions et des conspirations politiques de cette époque, la constante attitude de l’école catholique libérale, M. de Montalembert, le père Lacordaire, M. Charles Lenormant, Frédéric Ozanam, et les amis groupés, en petit nombre, autour d’eux.

Quiconque s’étonnerait de leur petit nombre montrerait bien peu de connaissance de notre pays et de notre temps. Leur entreprise était singulièrement hardie et difficile : retirer la société française de son ornière d’incrédulité, d’animosité ou d’indifférence envers le christianisme, et retirer en même temps le catholicisme de son ornière d’alliance avec le pouvoir absolu et d’immobilité craintive en présence de la liberté, proclamer et défendre en même temps dans l’ordre spirituel la foi chrétienne et dans l’ordre temporel le régime libéral, il fallait à coup sûr, en France et au xixe siècle, pour se vouer à une telle œuvre, un élan de nature et une énergie de conviction dont peu d’âmes sont capables ; et si les nouveaux libéraux chrétiens s’étaient promis un facile succès, l’expérience ne devait pas tarder à les désabuser : ardemment attaqués par les incrédules, ils le furent bientôt aussi par les catholiques dévoués à l’ancien régime de l’Église et alarmés du régime nouveau qu’on la pressait d’accepter. De ces deux luttes, la première ne causait aux catholiques libéraux ni surprise ni embarras ; mais la seconde leur était amère et fâcheuse, car elle les mettait aux prises avec des chrétiens fidèles ; et ils y devaient rencontrer bientôt pour adversaire un homme qui, par son vigoureux talent déployé avec une égale rudesse contre les non-croyants de toute sorte et contre les croyants libéraux, agissait sur un grand nombre de catholiques, laïques ou prêtres, et les éloignait de toute conciliation avec la société moderne que, du même coup, il irritait violemment contre eux. J’ai connu M. Louis Veuillot à son début dans la vie littéraire, lorsqu’il accompagna M. le général Bugeaud dans son gouvernement de l’Algérie. Il m’adressa, à cette époque, sur l’état moral de la colonie et de l’armée, deux Mémoires qui me frappèrent par la verte, honnête et déjà dévote franchise de ses observations et de ses sentiments. Il voyait, dès lors, dans la religion catholique seule, le fondement sûr de la moralité humaine comme de l’ordre social ; mais il n’était pas encore engagé dans cette déplorable erreur que la foi commande la guerre à la liberté. Il méritait de mieux comprendre la cause chrétienne, et de faire mieux, pour l’Église catholique, que de devenir l’un de ses plus nuisibles en restant l’un de ses plus dévoués défenseurs.

Ces révolutions publiques et ces dissensions intérieures faisaient, depuis 1830, à l’Église catholique une situation difficile, mais salutaire et féconde. En même temps que le clergé ne comptait plus sur la faveur du pouvoir, il n’avait à craindre, de sa part, point de violence ni d’hostilité. Laissé à lui-même, il sentait le besoin de se soutenir par lui-même, de remplacer le crédit dans le gouvernement par l’influence dans le pays, et il était en mesure de poursuivre efficacement ce but. S’il ne possédait pas toutes les libertés qu’il désirait, il en avait assez pour en conquérir chaque jour davantage, pourvu qu’il voulût et qu’il sût en prendre la peine et les moyens. Je ne crois pas qu’il ait fait, à cette époque, dans l’intérêt de la religion et de l’Église, tout ce qu’exigeait sa mission ni tout ce que comportait sa situation : pouvoir temporel ou pouvoir spirituel, laïques ou prêtres, qui donc fait jamais, je ne dis pas tout ce qu’il devrait, mais tout ce qu’il pourrait ? La plupart des évêques et des prêtres étaient incertains et timides ; les questions soulevées devant eux surpassaient leurs pensées et les événements leur force ; la vivacité libérale de M. de Montalembert et de ses amis les inquiétait ; ils voyaient en lui un vaillant champion plutôt qu’un sûr représentant. Parmi ceux qui s’engagèrent avec lui dans la lutte pour la liberté de l’enseignement, quelques-uns manquèrent, envers le gouvernement de 1830 et l’Université, de justice comme de prudence, et nuisirent à leur cause au lieu de la servir. Soit obéissance aux directions de Rome, soit par sa propre pente, le clergé catholique, pris dans son ensemble, avait peu de goût pour la liberté, même en la réclamant, et il était plus enclin à l’immobilité qu’au progrès. Mais, quelles que soient les peurs et les hésitations des individus, quand le courant général des idées et des tendances publiques s’est fait jour dans les classes qui leur sont le plus contraires, il y avance et s’y étend infailliblement, de leur aveu ou à leur insu. Autour et dans le sein même du clergé, l’esprit de progrès et de liberté gagnait insensiblement du terrain. Çà et là, des prêtres isolés, comme l’abbé Bautain, naguère compagnon d’études de M. Jouffroy à l’École normale et professeur de philosophie à la faculté des lettres de Strasbourg, propageaient dans l’Église le mouvement libéral et lui ouvraient, sur divers points, de nouveaux foyers. Le réveil chrétien se manifestait dans nos grands établissements laïques d’enseignement supérieur, pas toujours sans obstacle, mais avec un succès d’autant plus remarquable qu’il était plus contesté. En 1846, quelques tumultes suscités par une aveugle et puérile intolérance décidèrent M. Lenormant, alors mon suppléant dans la chaire d’histoire moderne à la faculté des lettres, à se retirer de la Sorbonne où il avait courageusement exprimé sa foi ; mais M. Ozanam, digne successeur à la chaire de M. Fauriel, soutint, dans la même enceinte, les mêmes croyances avec une persévérance plus heureuse et une profondeur de conviction émue qui tantôt gagnait ses auditeurs, tantôt imposait aux plus dénués de foi un bienveillant respect. Et pendant que l’esprit chrétien se déployait ainsi dans la libre faculté des lettres, l’enseignement de la faculté de théologie attestait, sous les mêmes voûtes, un notable progrès de savoir et d’esprit libéral : l’abbé Maret dans son cours de dogme, l’abbé Frère dans son cours sur l’écriture sainte, l’abbé Dupanloup et l’abbé Gerbet dans leurs cours d’éloquence sacrée, apportaient, en même temps qu’une foi ferme et active, des vues philosophiques, historiques, littéraires qui prouvaient la connaissance des travaux de la science laïque et le sentiment des droits de la liberté. Des ecclésiastiques et des laïques, étrangers aux établissements scientifiques de l’État, publiaient sous le nom d’Université catholique une série de cours où la philosophie, l’histoire, les sciences naturelles, l’archéologie, les arts, étaient exposés et enseignés en harmonie avec les dogmes et les sentiments religieux. Et même loin de Paris, dans plusieurs des grands séminaires épiscopaux, les études classiques et théologiques prenaient plus d’étendue et de valeur scientifique qu’elles n’en avaient eu depuis longtemps.

« La foi, si elle n’a pas les œuvres, est morte en elle-même, » dit l’apôtre saint Jacques. La foi chrétienne renaissante a produit abondamment, depuis l’ouverture de ce siècle, les œuvres chrétiennes. J’ai sous les yeux le Manuel des œuvres et institutions de charité de Paris, publié en 1852 par ordre de l’archevêque, M. Sibour. Indépendamment des établissements administratifs, j’y trouve 107 institutions ou associations de charité de toute sorte spontanément créées et soutenues, la plupart de 1820 à 1848, par le zèle chrétien. Je citerai seulement quelques-unes des principales, pour en bien marquer le caractère et le progrès. En 1822, deux pauvres servantes de Lyon imaginèrent de recueillir dans leur paroisse un sou par semaine et par personne, pour aider à la conversion des infidèles. Ainsi est née l’Œuvre de la propagation de la Foi, maintenant dirigée par deux conseils composés d’ecclésiastiques et de laïques, et qui siègent l’un à Lyon, l’autre à Paris. En mai 1833, sous l’inspiration de Frédéric Ozanam, huit jeunes gens, « voulant prouver une fois de plus, dit le père Lacordaire, ce que le christianisme peut en faveur des pauvres, se prirent à monter les étages où se cachait la misère de leur quartier. On les vit, dans la fleur de l’âge, écoliers d’hier, fréquenter sans dégoût les plus abjects réduits et apporter aux habitants inconnus de la douleur la vision de la charité. » Vingt ans plus tard, en 1853, Ozanam mourant disait à Florence : « Au lieu de 8, à Paris seulement nous sommes 2000, et nous visitons 5000 familles, c’est-à-dire environ 20 000 individus, c’est-à-dire le quart des pauvres que renferme cette grande cité. Les conférences, en France seulement, sont au nombre de 500, et nous en avons en Angleterre, en Espagne, en Belgique, en Amérique et jusqu’à Jérusalem. » Neuf ans plus tard encore, en 1862, lorsque le gouvernement mal conseillé a supprimé le conseil général des Conférences de Saint-Vincent de Paul et brisé ainsi le lien central de l’œuvre, cette association comptait plus de 3000 conférences locales, composées d’environ 30 000 membres, visitant à domicile plus de 100 000 familles indigentes, et qui avaient déjà introduit, dans la plupart des grandes villes, le patronage des apprentis et des prisonniers. Dans le cours de la même époque, les Sœurs de la charité, qui, un siècle après leur fondation par saint Vincent de Paul, ne dépassaient pas encore le nombre de 1500, ont atteint celui de 18 000, dont 16 000 françaises, et elles portent dans le monde entier leurs pieux secours. Les Petites-Sœurs des pauvres, fondées en 1.845, à l’exemple de Jeanne Jugan, pauvre servante bretonne que l’Académie française venait de couronner, recueillent et soignent déjà dans leurs maisons près de 20 000 vieillards. Les Frères de la Doctrine chrétienne, qui avaient, en 1894, 468 écoles, en entretiennent 920 en 1865, et le nombre de leurs élèves s’est porté de 198 188 à 335 382. Les renseignements administratifs et ecclésiastiques attestent que, par le concours des encouragements de l’État, des subventions locales et des dons privés, 10 000 églises ont été, depuis cinquante ans, construites ou reconstruites et convenablement appropriées au culte catholique. Je pourrais rappeler beaucoup d’autres faits semblables : dans toutes les carrières et sous toutes les formes de la piété et de la charité, depuis que le réveil chrétien s’est dégagé de la politique, la foi et la liberté, la foi et la science se sont rapprochées ; la foi et les œuvres ont marché ensemble et fait les mêmes progrès.

Si le gouvernement de 1830 était resté debout, si l’État et l’Église avaient conservé chacun la même situation et l’un envers l’autre la même attitude, les faits que je viens de résumer seraient peut-être demeurés longtemps inaperçus ; les sociétés, comme les individus, ne se rendent guère compte de leur vie intime et des transformations profondes qui s’y accomplissent. Mais la Providence a des coups qui illuminent soudain la scène du monde et révèlent à tous, acteurs et spectateurs, le sens et l’effet des événements. La Révolution de 1848 a jeté, sur le progrès de l’Église catholique et de ses rapports avec la société française depuis 1830, l’éclatante lumière de cette révélation.

Dans ce subit bouleversement, en présence de la république improvisée sur les débris de trois monarchies, la monarchie de la gloire, la monarchie de la tradition et la monarchie du vœu public, au milieu de ce peuple tout à coup soulevé et souverain contre sa propre attente, qu’est devenue l’Église ? Qu’ont fait ses ministres ? Si quelques-uns s’associaient aux rêves du jour, à coup sûr, la plupart étaient pleins d’angoisse et d’alarme ; mais ils n’ont point combattu le régime nouveau ; ils n’ont prétendu à exercer aucune action pour ou contre tel ou tel parti ; ils n’ont cherché qu’à pacifier la République en y faisant prendre à la religion sa place ; ils ne se sont point séparés du peuple ; ils ont paru dans ses foules, dans ses fêtes, plantant la croix de Jésus-Christ à côté des arbres de la liberté. Jamais l’Église n’a été plus étrangère à la politique, plus modeste dans son attitude, moins exigeante, je ne veux pas dire plus complaisante envers le pouvoir et le public, jamais plus renfermée dans sa mission pieuse et morale, quels que fussent les destins et les maîtres de la patrie. Et qu’a été, à son tour, le peuple envers l’Église ? Je ne dirai pas qu’il lui ait témoigné beaucoup de confiance et d’affection ; le mouvement populaire de 1848 était, à coup sûr, fort loin d’être religieux ; et les idées, les actes, le langage qui éclataient à chaque instant, devaient profondément attrister et inquiéter les cœurs chrétiens ; mais la religion et ses ministres n’ont point été maltraités, insultés, persécutés ; leur culte n’a point été interrompu ; quand ils ont paru au dehors, ils ont été accueillis avec égard ; et quand on a vu un pieux archevêque frappé à mort dans les rues où il essayait d’apaiser la guerre civile en y promenant la croix, une stupeur douloureuse a saisi le peuple ; un sentiment de remords et de honte s’est répandu dans ces foules infidèles à la vue d’un martyr. Il a été clair que, de 1830 à 1848, l’Église chrétienne avait conquis, non pas la foi et la sympathie populaires, mais la liberté et la paix.

Quand la fièvre révolutionnaire fut tombée, quand la République se fut donné un chef en attendant un maître, ce ne fut plus dans les rues et par les impressions populaires, mais dans les assemblées et par les pouvoirs politiques que les grandes questions du temps furent posées et résolues. Là aussi se manifestèrent sur-le-champ les progrès de l’Église catholique et se déterminèrent ses conquêtes. Elle comptait à ce moment, parmi ses plus zélés serviteurs, un homme nouveau, entré en 1846 dans la vie politique par l’opposition légitimiste à la monarchie de 1830, et qui, en acceptant la République, s’y était acquis en quelques jours un juste renom par sa courageuse résistance à l’anarchie. Porté en décembre 1848, par un choix imprévu et habile, au ministère de l’instruction publique et des cultes dans le premier cabinet formé par le prince-président de la République, M. de Falloux se voua aussitôt à l’œuvre capitale que poursuivait depuis 1830 l’Église catholique, à la complète et légale fondation de la liberté d’enseignement. Il y procéda avec une hardiesse intelligente ; il forma, pour préparer le projet de loi, une grande commission dans laquelle il appela les plus éminents représentants des principes et des intérêts les plus divers, des laïques et des ecclésiastiques, des catholiques, des protestants et des philosophes, des républicains, des légitimistes, des orléanistes et des bonapartistes, M. Thiers et l’abbé Dupanloup, M. Cousin et M. de Montalembert, M. Saint-Marc Girardin et M. Cochin, M. Cuvier et l’abbé Sibour. M. Thiers présidait cette commission qui siégea pendant cinq mois, débattant toutes les questions d’organisation de l’instruction publique avec une ardeur passionnée et un sérieux désir d’entente sincère. Selon les temps et l’état des esprits, les situations pressantes et périlleuses tantôt jettent les hommes dans la violence folle, tantôt les retiennent dans la sagesse équitable ; le projet de loi qui sortit des délibérations de la commission de M. de Falloux eut le mérite de la sagesse ; en se faisant des concessions mutuelles, les représentants des divers systèmes avaient grand soin de protester qu’ils réservaient leurs propres principes, et ce langage donnait souvent à leurs résolutions l’apparence de transactions superficielles et incohérentes ; mais au-dessus de cette apparence s’élevait le caractère général et pratique du projet, le respect des droits divers et la libre concurrence de l’État, de l’Église et de l’industrie individuelle en matière d’instruction publique. Quand ce projet fut discuté dans l’Assemblée législative, M. de Falloux n’était plus ministre, mais l’impulsion était donnée et son œuvre hors de péril ; son successeur, M. de Parieu, la soutint dignement ; après une discussion qui remplit vingt-sept séances, l’Assemblée, à une forte majorité, vota la loi sans modification importante. La liberté d’enseignement était fondée.

Elle subsiste depuis quinze ans ; l’État, l’Église, les institutions privées, laïques ou ecclésiastiques, se font, depuis quinze ans, une active concurrence ; les congrégations religieuses, lazaristes, dominicains, oratoriens, jésuites, ont déployé, dans cette lutte, toute l’ardeur de l’esprit de foi et de l’esprit de corps. Les jésuites ont ouvert, depuis 1850, pour l’instruction secondaire, une vingtaine de collèges, et fondé à Paris, pour les études préparatoires aux écoles spéciales, une maison dont les succès ont attiré l’attention du pouvoir comme du public, car elle envoie chaque année, aux écoles militaires, polytechnique, navale, centrale, un remarquable nombre d’élèves sortis avec honneur d’un large concours et de sévères examens. Une grande école, fondée par l’archevêque de Paris pour les hautes études ecclésiastiques dans l’ancienne maison des Carmes, a formé des prêtres qui, dans les examens et les thèses publiques, se sont montrés capables de prendre rang à côté des meilleurs élèves de l’École normale supérieure laïque. Partout l’Université a rencontré de nombreux et ardents rivaux ; elle a été en même temps, dans son propre sein, en proie à de pénibles épreuves ; au nom d’idées fausses sur un prétendu intérêt des études scientifiques et pratiques, les études classiques et philosophiques ont été disloquées et abaissées ; au même moment où l’Université perdait au dehors son privilège, elle voyait chanceler au dedans ses principes et son organisation. Fidèle à ses convictions et à ses traditions, tout en se prêtant aux expériences et aux luttes qu’on lui imposait, elle a surmonté les périls du dedans et les rivalités du dehors ; d’une part, elle est peu à peu rentrée dans les voies de la grande et solide instruction classique ; de l’autre, dans ses principaux établissements, le niveau des études s’est relevé et le nombre des élèves a été croissant ; les lycées en comptaient 19 300 en 1850 ; ils en ont aujourd’hui plus de 30 000. L’État a ouvert à l’Église la carrière en y redoublant lui-même de soin et de succès ; l’Église y a marché sans envahir ni gêner l’État ; la liberté d’enseignement a calmé à la fois les inquiétudes religieuses qui la réclamaient et les inquiétudes civiles qu’elle inspirait ; dans l’État et dans l’Église elle a porté l’apaisement en même temps que l’émulation et le progrès.

Un incident qui a fait quelque bruit a manifesté, sous le régime nouveau, la force de l’esprit libéral, et prouvé qu’au besoin il aurait des défenseurs inattendus. Dominé par un zèle aveugle, un pieux ecclésiastique, l’abbé Gaume, s’est élevé contre la place qu’occupe, dans l’enseignement public, la littérature de l’antiquité païenne ; il l’a dénoncée comme «  le ver rongeur des sociétés modernes » et il a demandé que les classiques chrétiens vinssent remplacer, dans nos écoles, les classiques grecs et latins. C’était renier l’un des grands berceaux de la civilisation moderne, maudire la renaissance littéraire du xve siècle aussi bien que la réforme religieuse du xvie, et placer l’éducation des jeunes générations chrétiennes en dehors de l’histoire générale du monde. Cette attaque contre l’instruction publique en vigueur depuis quatre siècles dans tous les États chrétiens a trouvé, dans une partie de l’Église catholique, un sympathique accueil ; de savants évêques ont remercié son auteur ; M. Veuillot s’en est fait le champion. Mais, dans l’Église catholique elle-même aussi bien que dans l’Université laïque, la défense a fait feu supérieur à l’attaque : des ecclésiastiques éminents par la piété comme par la science, M. l’évêque d’Orléans à leur tête, ont pris hautement parti pour les larges et libérales études qui embrassent toutes les belles œuvres de l’intelligence humaine. Les jésuites ont donné, dans cette occasion, l’exemple de l’étendue d’esprit et du bon sens ; ils n’ont point modifié les programmes de leurs collèges ; les pères Cahour et Daniel en ont démontré la convenance comme la nécessité, et les lettres grecques et latines ont conservé, dans l’éducation du monde chrétien, la place qu’elles ont conquise dans son histoire par le droit et l’éclat du génie.

Cette controverse littéraire et morale à peine vidée, des questions bien autrement graves se sont élevées et ont bien plus profondément agité la société chrétienne. La science et la politique l’ont attaquée simultanément. On a contesté à la foi chrétienne sa légitimité rationnelle et ses sources vitales, à l’Église catholique son régime historique et le pouvoir temporel de son chef.

Deux choses me frappent dans cette double attaque que subissent en ce moment le christianisme et le catholicisme : d’une part, sa timidité en même temps que sa gravité ; de l’autre, la forte résistance qu’elle rencontre. Rien n’est moins nouveau que la négation du caractère surnaturel de la religion chrétienne, de ses faits primitifs, de ses miracles, de la divinité de son fondateur ; le xviiie siècle a été, dans cette guerre, bien plus violent, plus brutal et plus inique que ne l’est le xixe ; M. Renan, en essayant de détrôner Jésus-Christ, l’a traité du moins avec admiration et respect ; non par calcul, si je ne m’abuse, mais par la pente naturelle de sa pensée ; notre temps a des instincts et des goûts incohérents et prudents ; au moment même où nous nous engageons dans des luttes à mort, nous avons la prétention d’y porter l’impartialité du spectateur ; nous nous flattons d’unir à l’esprit critique le sentiment poétique ; le scepticisme se complaît dans des velléités de mysticisme, et l’érudition essaye de couvrir sous les voiles de l’imagination les ruines qu’elle fait. Hume était un sceptique plus ferme et Voltaire un ennemi plus hardi. Si je passe de la philosophie à la politique et des livres aux événements, j’observe la même transformation de la guerre : quelle distance entre les attentats du Directoire et de l’empereur Napoléon Ier contre la papauté, et les ménagements, les hésitations dont, au milieu des coups qu’elle reçoit, elle est aujourd’hui l’objet ! Est-ce à dire que le cours général des choses est changé et que le flot qui, depuis un siècle, emporte la société européenne s’apaise et s’arrête ? Non certes ; les faits prouvent surabondamment le contraire ; dans la religion comme dans la politique, dans les esprits comme dans les intérêts, la lutte entre l’autorité et la liberté, entre la foi et l’incrédulité, est plus profondément et plus systématiquement engagée aujourd’hui que jamais ; plus que jamais les principes opposés sont poussés à bout et mis en présence. Mais l’expérience, sans les changer, ne laisse pas de contenir les hommes ; dans les années d’ordre intérieur que leur a faites l’Empire et de liberté légale que leur a faites la monarchie constitutionnelle, les partis divers ont un peu appris à connaître les obstacles, à mesurer leurs forces et celles de leurs adversaires ; ils savent que tout ne leur est pas possible, et la nécessité leur a inculqué une certaine dose d’équité et de bon sens. Ils ont fait, ils font chaque jour l’épreuve de leur impuissance à faire pleinement triompher leurs systèmes et leurs desseins. Les adversaires de la foi chrétienne la croyaient bien morte ; ils n’ont pas tardé à la revoir vivante ; et tout en s’en étonnant, tout en persistant à lui faire la guerre, ils reconnaissent sa vertu pratique, rendent hommage à sa valeur morale, et essayent, en lui contestant ses droits, de s’approprier l’héritage de ses bienfaits. Les catholiques absolutistes ont eu souvent, dans le cours de ce siècle, le vent propice ; ils ont possédé la faveur de plus d’un maître, et ils l’ont plus d’une fois payée de leurs assidus services. Ils ont aussi plus d’une fois obtenu, du chef suprême de leur Église, des déclarations officielles dont ils se sont prévalus contre les catholiques libéraux. Pourtant ils n’ont pas changé la pente des sociétés chrétiennes ; ils n’ont suspendu le cours ni des idées, ni des événements ; leurs défaites leur ont coûté plus cher que ne leur ont valu leurs victoires, et malgré l’opiniâtre infatuation des partis, je doute qu’ils croient eux-mêmes leur cause en progrès. Et la papauté, que de fois elle a été, de nos jours, insultée, vaincue, dépouillée, chassée ! Et pourtant, tout en subissant les coups tantôt des révolutions, tantôt des despotes, elle a surmonté les triomphes de ses ennemis et ses propres fautes ; et aujourd’hui, attaquée par les libres penseurs dans son principe spirituel, par ses ambitieux voisins dans son pouvoir temporel, menacée de délaissement même par ses protecteurs, elle est plus énergiquement défendue et plus efficacement soutenue qu’elle ne l’a été dans ses revers au début de ce siècle ; Pie VII n’a pas reçu des fidèles de l’Église catholique le denier de Saint-Pierre tel qu’il vient en aide à Pie IX dans son dénuement ; et si les évêques français étaient appelés aujourd’hui à un concile, ils y tiendraient, à coup sûr, une conduite plus digne et plus puissante que n’a été, en 1811, celle de leurs prédécesseurs.

Pourquoi ces changements dans une situation qui, au fond, n’est pas changée ? D’où proviennent ces ménagements et cette attitude embarrassée des adversaires de la foi et de l’Église chrétiennes ? Quelle cause suscite cette résistance hardie, et qui n’est pas sans efficace, de leurs défenseurs ?

On n’échappe pas à la mission propre et caractéristique de son temps ; on la subit soi-même et on y prend part, soit de plein gré, soit à son insu. Par les vérités et les erreurs, les biens et les maux, les mérites et les fautes, les conquêtes et les revers des siècles qui l’ont précédé, le xixe siècle est appelé à une œuvre spéciale qui fait son labeur et fera, je l’espère, sa gloire. Il a trouvé dans l’État et dans l’Église les deux forces suprêmes qui président à la vie des âmes et des sociétés, l’autorité et la liberté, violemment en guerre entre elles, et tour à tour victorieuses jusqu’à l’enivrement ou vaincues jusqu’à la ruine. Il est chargé de les faire vivre ensemble et en paix, du moins dans une lutte réglée qui n’entraîne, ni pour l’une, ni pour l’autre, point de péril mortel. L’autorité reconnue et respectée, la liberté acceptée et garantie, c’est là, dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre civil, l’impérieux besoin que notre temps est voué à sentir et à satisfaire. Ce n’est point là, comme on l’a dit souvent, une œuvre inconséquente de transaction et d’expédient ; on ne résout pas les grandes questions par des inconséquences, et on ne satisfait pas par des expédients les âmes et les sociétés troublées ; elles ne se soumettent et ne se confient effectivement qu’à ce qu’elles croient la justice et la vérité. La reconnaissance, le respect et la garantie des droits divers qui coexistent naturellement et nécessairement dans les sociétés humaines, des droits de l’individu comme de ceux de l’État, des droits de la société religieuse comme de ceux de la société civile, des droits des petites sociétés locales comme de ceux de la grande société générale, des droits de la pensée comme de ceux de la tradition, des droits de l’avenir comme de ceux du passé, c’est là le principe supérieur que le xixe siècle a pour mission de faire triompher. Triomphe assuré si l’esprit libéral et l’esprit chrétien s’accordent pour l’accomplir. A travers toutes nos passions et toutes nos dissensions intellectuelles et sociales, le sentiment de cette situation est au fond des âmes ; et soit qu’on s’en rende compte ou qu’on l’ignore, l’accord entre le progrès libéral et le réveil chrétien est la grande affaire et la grande espérance de notre temps.

Un prêtre catholique, aujourd’hui évêque, en recherchant sous ce titre : De la Pacification religieuse, quelle est l’origine des querelles actuelles et quelle en peut être l’issue, s’exprime en ces termes :

« Les institutions libres, la liberté de conscience, la liberté politique, la liberté civile, la liberté individuelle, la liberté des familles, la liberté de l’éducation, la liberté des opinions, l’égalité devant la loi, l’égale répartition des impôts et des charges publiques, tout cela, nous le prenons au sérieux ; nous l’acceptons franchement ; nous l’invoquons au grand jour des discussions publiques. Nous acceptons, nous invoquons les principes et les libertés proclamés en 1789. La liberté religieuse, la liberté d’enseignement sont devenues, même pour ceux qui les combattent, des vérités de bon sensf. »

fDe la Pacification religieuse, par l’abbé Dupanloup, pages 263, 294, 306, Paris 1815.

Ce catholique, cet évêque n’est pas un prêtre timide, un conciliateur empressé et à tout prix ; c’est le même qui, dès le premier jour où la constitution de l’Église catholique a été attaquée, l’a défendue avec le plus d’ardeur et d’éclat. La papauté, ses droits, son indépendance temporelle comme sa souveraineté spirituelle n’ont point eu de champion plus ferme, plus opposé à toute transaction faible ou menteuse, plus constamment présent et hardi sur la brèche que M. l’évêque d’Orléans.

Au fort de cette lutte, le pape Pie IX a publié son Encyclique du 8 décembre 1854. Exempt de toute prévention malveillante, mais libre aussi de toute gêne de situation envers la papauté, je n’ai nul embarras à dire de cet acte, qui a fait et dont on a fait tant de bruit, ce que j’en pense. A mon sens, la faute a été grave. Comme œuvre de doctrine, l’Encyclique était digne et pourtant embarrassée, positive et pourtant évasive ; elle enveloppait confusément dans la même condamnation de salutaires vérités et de pernicieuses erreurs, les principes de la liberté et les maximes de la licence ; elle faisait effort pour maintenir, en droit, les anciennes traditions et prétentions de Rome, sans engager, en fait, contre les idées et les puissances modernes, une guerre déclarée et inévitable. Avec le régime de publicité et de libre discussion qui prévaut aujourd’hui, cette façon de procéder, ces inconséquences, ces réticences et ces obscurités, instinctives ou préméditées, ne sont plus des habiletés et ne servent plus de rien. Comme œuvre de circonstance, l’Encyclique du 8 décembre 1864 n’a point été, ainsi qu’il était arrivé en 1832 pour celle de Grégoire XVI, provoquée par les emportements de l’Avenir et les exigences de l’abbé de la Mennais ; aucune nécessité pressante, aucune réclamation publique n’obligeaient Rome à parler ; entre les catholiques absolutistes et les catholiques libéraux le débat était ancien et évidemment destiné à durer longtemps ; la papauté ne pouvait se flatter d’y mettre un terme par une décision péremptoire ; elle devait, aux uns et aux autres, sa bienveillance. Certes le zèle des catholiques libéraux pour sa cause n’avait pas été le moins éclatant ni le moins utile ; il n’y avait pour Rome aucun péril, et il y avait justice à garder au moins envers eux une attitude réservée et silencieuse. Après comme avant son Encyclique, ils ont eu droit à sa reconnaissante estime ; ni M. de Montalembert, ni le prince Albert de Broglie, ni M. de Falloux, ni M. Cochin, ni aucun de leurs amis n’ont suivi l’exemple de l’abbé de la Mennais ; aucun ne s’est irrité ou seulement ne s’est plaint ; ils sont restés dans un silence respectueux. M. l’évêque d’Orléans a fait plus ; homme d’action autant que de foi, il a pensé qu’au milieu de l’orage soulevé par l’Encyclique du 8 décembre il devait se préoccuper des périls plus que des fautes, et qu’il convenait à un prêtre qui avait soutenu la liberté de soutenir aussi l’autorité violemment attaquée. Il s’est jeté dans l’arène pour couvrir, en tout cas, la papauté de ses vaillantes armes ; après avoir fait acte de sage conseiller, il a fait acte de fidèle champion, et il a porté à ses adversaires de si rudes coups, qu’ils ont senti à leur tour la nécessité de se défendre, au milieu même du succès que l’Encyclique leur avait fait.

M. l’évêque d’Orléans est probablement réservé encore à bien des luttes diverses ; il peut lui arriver quelquefois de céder aux entraînements d’un tempérament guerrier et de porter la polémique là où elle n’est pas naturellement appelée ; mais je serais surpris et attristé s’il ne restait pas toujours ce qu’il est aujourd’hui dans l’Église de France, le plus éclairé représentant de sa mission morale et sociale, comme le plus courageux défenseur de ses vrais et légitimes intérêts.

Qu’il s’agisse des affaires et des luttes de la société civile ou de la société religieuse, les partis peuvent tomber dans deux erreurs également graves ; ils peuvent méconnaître leurs périls ou leurs forces. C’est dans la juste appréciation des périls et des forces que consiste la sagesse, et c’est de là que dépend le succès. Les périls actuels du catholicisme sont évidents. Il s’est développé et constitué dans des temps. essentiellement différents du nôtre. Il a peine à s’adapter aux principes et aux besoins intellectuels et sociaux de notre temps. Ses adversaires pensent et disent qu’il ne s’y adaptera point. La plupart des spectateurs indifférents ou incertains, et ils sont très nombreux, inclinent à croire qu’en ce point ses adversaires ont raison. C’est là l’épreuve que le catholicisme traverse de nos jours. Pour la surmonter, il a deux grandes forces : l’une est la réaction religieuse qu’ont amenée les folies et les crimes de la Révolution ; l’autre, le mouvement libéral qui s’est manifesté parmi les catholiques après les fautes de la Restauration et dans la situation nouvelle que leur a faite le régime de 1830. Le Concordat a relevé l’édifice de l’Église catholique ; l’esprit libéral travaille à y pénétrer et à y ramener la sympathie politique en y conservant la foi. Que les catholiques sérieux y regardent bien : là sont pour eux le meilleur point d’appui et la meilleure chance d’avenir ; maintenir fermement la forte constitution de leur Église et accepter franchement, en en usant eux-mêmes, les libertés de leur temps, garder leurs ancres et déployer leurs voiles, c’est la conduite que leur prescrit l’intérêt suprême qui doit être leur loi, l’intérêt de l’avenir chrétien.

Bien que courte encore, l’expérience est déjà faite et avérée. Je viens de résumer les principaux faits religieux qui se sont accomplis, dans le cours de ce siècle, au sein de l’Église catholique de France. A travers les obstacles, les oscillations, les déviations, les fautes qui s’y rencontrent, le réveil chrétien est évident. Sous l’action des causes que j’ai signalées, il y a eu évidemment progrès de foi chrétienne, progrès de science chrétienne, progrès d’œuvres chrétiennes, progrès de force chrétienne. Progrès incomplets et insuffisants, mais réels et féconds, symptômes d’une vitalité puissante et pleine d’avenir. Que les ennemis du christianisme ne s’y trompent pas ; ils lui font une guerre à mort, mais ils n’ont pas affaire à un mourant.

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