Avant de commencer cette enquête, et pour qu’on ne se trompe ni sur notre dessein, ni sur les résultats auxquels nous pourrons être conduits, je tiens à affirmer la vérité de ce qu’on est convenu d’appeler l’individualisme. L’individualisme est la conception ou la tournure d’esprit selon laquelle la valeur suprême de l’homme est sa valeur individuelle. Je suis individualiste convaincu. L’individualisme proclame le droit inaliénable de l’individu, la souveraineté de la conscience, la liberté de la volonté, la responsabilité personnelle. Il confie à chacun le gouvernement de soi-même. Il fait de tout croyant l’objet direct de l’amour divin, l’héritier et le compagnon de la gloire divine. Il le met dès à présent en relations directes avec son Père qui est aux cieux. Enfin l’individualisme, comme Jésus-Christ, estime le prix d’une seule âme au-dessus du monde entier. Il est impossible d’être chrétien, ou d’y prétendre, sans être individualiste. Abandonner l’individualisme, ce serait abandonner les bases fondamentales du monde moral et religieux, renier toutes les causes qui ont pour drapeau la liberté, renoncer à nos plus réelles grandeurs. Si la solidarité humaine devait effacer l’individualité humaine au nom des faits extérieurs, nous protesterions toujours en faveur de l’individualisme au nom du fait intérieur de l’obligation de conscience, qui est l’irréductible fondement de l’individualité.
Cela dit, et l’individualisme ainsi mis à part, réservé et garanti, il faut bien reconnaître d’emblée qu’il n’est pas, qu’il ne saurait être toute la vérité ; qu’il laisse en dehors de lui tout un ensemble de faits considérables ; et que le plus considérable de ces faits, c’est l’histoire, le fait historique. Supposez l’individualisme absolu, il n’y a plus d’histoire. L’humanité n’a plus de passé et plus d’avenir, puisque chaque individu, ne relevant que de lui-même, ne dépend pas du passé et n’engage pas l’avenir. L’enchaînement des faits historiques, qui suppose celui des générations entre elles, est aboli et ne se comprend plus. Et ce n’est pas seulement l’histoire, c’est l’humanité elle-même qui disparaît. L’humanité comme telle n’existe plus ; il ne reste que les individus séparés, étrangers l’un à l’autre, tous distincts, tous différents les uns des autres et manquant de cette identité, de cette commune mesure qui fait la possibilité des rapports sociaux. Or l’humanité et l’histoire sont des faits ; l’humanité et l’histoire existent.
C’est dire que l’individualisme a une limite, et qu’à le prendre comme une doctrine totale ou suffisante (Kant), on change sa vérité en erreur. L’individualisme ne reste vrai qu’à la condition de rester relatif ; qu’à la condition de reconnaître son contraire ; ce contraire, c’est précisément la solidarité. Comment l’individualisme et le solidarisme, ces deux faces de la vérité humaine, se rejoignent pour former la vérité humaine totale, nous ne le comprendrons peut-être jamais tout à fait. Il reste un mystère : celui de la vie. Notre but présent n’est pas de l’éclaircir (quoique notre, étude soit destinée à jeter plus tard quelques lueurs révélatrices dans le mystère), mais seulement de marquer par des faits la réalité du solidarisme et la place qu’il prend à côté de l’individualisme.