Ce que nous venons de dire répond déjà partiellement à cette seconde question. En définissant le surnaturel par la rédemption, et en faisant de la rédemption une chose essentiellement morale, nous avons défini le surnaturel par le surnaturel moral. Ce double qualificatif (surnaturel rédempteur et surnaturel moral) nous permet de situer très exactement le surnaturel que nous entendons, par rapport à d’autres espèces de surnaturel possibles, ou imaginées par les théologiens, et d’écarter quelques erreurs qui troublent trop souvent la notion vraie qu’il faut s’en faire.
[La rédemption, antidote du péché, n’est pas donnée par le péché ; mais la nature, le caractère et les conditions de la rédemption (et, donc, du surnaturel) sont donnés par le péché. Pour être rédemptrice, la rédemption (et, donc, le surnaturel) doit s’appliquer au péché comme un remède à son mal.]
a) En le qualifiant de moral, nous le distinguons d’un genre ou d’une espèce de surnaturel qui a été longtemps le seul compris et le seul apprécié par les théologiens du christianisme : le surnaturel phénoménal, c’est-à-dire le prodige, l’extraordinaire, le miracle au sens de phénomène physique qui s’impose aux sens et frappe l’esprit. Définir le surnaturel par le miracle, et lui donner pour seule expression et pour critère le miraculeux, — comme on l’a fait longtemps (témoin l’apologétique ancienne), comme le fait encore dans une large mesure le catholicisme (témoin Lourdes), comme une partie du peuple de nos églises tend encore à le faire, — c’est tomber dans une erreur qui est celle de tous les paganismes, parce qu’elle est celle de toutes les religions faussées, superficielles et superstitieuses. Elle témoigne d’un sujet moral qui vit plus par les sens et par l’imagination que par la conscience, et qui, par suite, accorde plus d’importance et plus de réalité à ce qui frappe les sens et l’imagination, qu’à ce qui touche la conscience. Non, s’il y a des miracles, c’est-à-dire du surnaturel physique et phénoménal (et nous croyons, pour notre part, qu’il peut y en avoir — nous nous en expliquerons tout à l’heure), le surnaturel ne réside pas essentiellement dans le miracle et n’y a ni sa source, ni son essence. Ce n’est pas le surnaturel physique qui prouve le surnaturel moral ; c’est, au contraire, le surnaturel moral qui rend compte du surnaturel phénoménal (s’il y en a, comme nous le croyons), et c’est grâce au surnaturel moral, en faveur du surnaturel moral, que le miracle, en fait et dans sa notion, reste attaché à la religion rédemptrice.
b) En qualifiant le surnaturel de rédempteur, nous le distinguons d’un genre de surnaturel que j’appellerai, à défaut d’un terme meilleur, le surnaturel spiritualiste pur ou philosophique pur, ou religieux pur. C’est celui que soutiennent et défendent, faute de pouvoir en soutenir et en défendre un autre, MM. Ménégoz, Sabatier, Chapuis et tout récemment, M. le professeur Emerya. Le surnaturel, pour M. Sabatier, c’est l’évolution, c’est-à-dire « cette force cachée, cette énergie potentielle incommensurable, cette source toujours ouverte, jamais épuisée, d’apparitions à la fois magnifiques et inattendues », grâce à laquelle « la nature en chaque degré se dépasse elle-même par une création mystérieuse qui exclut le miracle, mais qui ressemble à un vrai miracle par rapport au degré inférieur ». Pour M. Chapuis, le surnaturel c’est la religion, et, comme la religion pour lui se définit et s’interprète tout entière par l’évolution, il revient donc, comme M. Sabatier, à définir le surnaturel par l’évolution. MM. Ménégoz et Bois, opposés en tout le reste, s’accordent en ceci qu’ils définissent ensemble le surnaturel par le rapport religieux. A quoi nous n’avons rien à objecter, si ce n’est que si le rapport religieux avait toujours été, et était d’emblée, un rapport normal, jamais il n’aurait paru surnaturel à la conscience. La définition est juste, mais trop large. Elle indique les conditions du surnaturel, qui sont assurément religieuses, plus que sa réalité spécifique.
a – Le miracle et le surnaturel. Revue de théologie et de philosophie, 1898, p. 533 et suiv.
Chez M. Emery, la théorie est encore plus simple et plus facile. Elle n’a rien de nécessairement religieux. Partant de la définition de Littré : « Surnaturel signifie ce qui est au-dessus de la nature », il définit la nature par la matière (substance physique) et le surnaturel par l’esprit (substance spirituelle). « Nous appelons esprit, dit-il, tout ce qui est doué de sui-conscience et de volonté, tout ce qui est une personne. Spirituel est donc synonyme de personnel » et personnel est synonyme de surnaturel. Car la nature « à nos yeux, comprend tous les êtres, minéraux, végétaux ou animaux, liquides, solides ou gazeux, qui n’ont point la conscience de soi ». Le monde de la nature est le monde des forces non conscientes d’elles-mêmes, des forces impersonnelles, tandis que le monde de l’esprit est le monde des forces conscientes, des volontés libres, des êtres personnels ». D’où il suit que le surnaturel se ramène au spirituel, et la nature au physique. Dans ces conditions, croit au surnaturel quiconque croit à l’esprit ; quiconque est spiritualiste ; et dès lors, le surnaturel est bien facile à défendre. Mais est-ce encore du surnaturel qu’on parle ? Et n’est-ce pas une sorte de prestidigitation que d’escamoter le problème, tout en conservant la formule du problème dont on a complètement transformé et dénaturé le sens ? Certes, les définitions sont libres, et, si M. Emery tient à la sienne, nous ne la lui contesterons pas. Nous lui dirons simplement que la nôtre, qui implique la sienne comme condition, n’est pas la sienne en fait. Car, définissant le surnaturel par la rédemption, nous admettons (comme nous l’allons voir tout à l’heure) que la personnalité et la liberté sont la condition du surnaturel, mais nous ne faisons pas consister le surnaturel dont nous parlons dans la simple existence de la liberté et de la personnalité, non plus que dans l’évolution. En définissant le surnaturel par la rédemption, nous n’opposons pas la personnalité à la nature comme le spirituel au physique ; mais nous opposons le monde des forces où agit l’activité rédemptrice de Dieu, la grâce, au monde des forces où se déploie l’activité pécheresse de l’homme déchu.
Encore une fois, le surnaturel que nous entendons se distingue sans doute de la nature normale, mais-ne s’oppose pas à la nature normale ; il ne s’oppose qu’à la sous-nature et à la contre-nature, c’est-à-dire au péché et à ses conséquences. Et nous estimons que nous saisissons mieux le problème que les auteurs précédents.
c) En qualifiant le surnaturel de moral et de rédempteur, nous le distinguons d’un genre de surnaturel que les adversaires du surnaturel chrétien relèvent volontiers afin d’en avoir plus facilement raison, et c’est le surnaturel de caractère essentiellement arbitraire, capricieux, irrégulier, imprévisible, fantasque, discontinu, qui échappe, dit-on, par définition et par essence, à tout ordre, à toute règle et à toute loi. M. Chapuis lui-même se fait l’écho de cette façon de concevoir le surnaturel : « Il résulte, écrit-il, de ces thèses (tirées de la définition du surnaturel et de son opposition au naturel), que le domaine du surnaturel embrasse un ordre de phénomènes particuliers, dont le caractère essentiel est d’être ou compris ou perçus, comme échappant au cours régulier des choses. Ils n’ont pas de continuité, ni de fixité. Ils peuvent se produire dans un cas donné, sans qu’on soit en droit d’attendre leur répétition dans un autre mais identique cas donné. » Sans nier qu’il y ait des gens qui se représentent le surnaturel, même le surnaturel chrétien, de la sorteb, nous pensons que c’est là, non le portrait, mais la caricature du surnaturel chrétien, une caricature faite avec le désir, conscient ou non, de jeter sur lui un discrédit plus facile. Il ne résulte nullement de la thèse que nous soutenons les conséquences qu’on veut en tirer, ou plutôt y adjoindre artificiellement. Il en résulte au contraire, que, s’il y a du surnaturel, il ne sera ni arbitraire, ni factice, ni capricieux, ni intermittent, ni désordonné, mais qu’il aura une place bien marquée et toujours la même : celle que lui fait le péché ; qu’il n’apparaîtra point au hasard, mais sera soumis à des conditions morales très précises : celles que lui fait le péché ; qu’il ne sera point intermittent mais continu, comme le péché lui-même. Et, pour tout dire en un mot, qu’il aura pour sphère invariable, la sphère où s’exerce le péché ; pour caractère invariable de combattre le péché en lui-même et dans ses conséquences, dans le pécheur lui-même. Or nous avons vu ce qu’est et ce que fait le péché. Désordre, il est une désobéissance, et il opère une rupture de conscience psychologique, morale et religieuse dans l’être intime du sujet pécheur. Le surnaturel rédempteur sera donc une capacité d’obéissance ; il sera une puissance de synthèse dans la conscience morale, religieuse et psychologique du sujet. Le surnaturel tout entier sera cela et tendra à cela. Nous affirmons hardiment, pour notre part, que la justification et la régénération chrétienne, qui est le surnaturel par excellence, parce qu’elle est liée à certaines conditions morales et même historiques, parce qu’elle a un caractère fixe et un résultat permanent, n’en est pas moins surnaturelle, et cela précisément parce qu’elle opère en l’homme ce qui est à la fois contraire à sa volonté mauvaise, et supérieur, inaccessible, à sa nature déchue.
b – Ni même que parfois le surnaturel physique (miracle) ne se présente de la sorte, ou n’ait l’air de se présenter de la sorte ; sans vouloir restreindre non plus la souveraine liberté d’un Père auquel il reste toujours loisible d’intervenir ou de ne pas intervenir.
Mais il nous faut aller plus loin et, après avoir déterminé le caractère du surnaturel possible, passer à sa réalité.