D’après la conception prophétique, la fin (τὸ τέλος) ne se fera que par une catastrophe universelle, confondant la terre et les cieux, et formant la transition du temps dans l’éternité. Pour le monde physique, la prophétie annonce un déluge de feu ; pour le monde moral, un jugement universel. Au milieu de cette conflagration générale, le Christ apparaît dans, la plénitude de sa toute-puissance royale. Il est Celui qui doit juger, racheter et transformer toutes choses par une définitive et dernière création. En présence de cette redoutable perspective, le naturalisme ne peut que répéter la vieille objection : « Où donc est la promesse de son avènement ? Toutes choses ne sont-elles pas, depuis que nos pères sont morts, dans l’état où il les avaient trouvées ? » Toutes choses ne demeurent-elles pas, comme elles étaient au commencement de la création ? Cependant, il faut bien reconnaître que si le monde matériel dans l’espace et le temps est le seul possible et le seul réel pour toute l’éternité, pour toute l’éternité également doit subsister l’opposition entre l’esprit et la chair, l’homme restant condamné à la subir pour tous ses rapports avec le milieu créé dans lequel il est appelé à se mouvoir. Admettre que le monde moral actuel (ὁ κόσμος οὗτος) avec son indicible mélange de bien et de mal, de vérités et de mensonges, que le temps présent (ὁ αἰὼν οὗτος) avec ses contradictions insolubles entre l’idéal et la réalité, avec son va-et-vient perpétuel de progrès et de recul, de chute et de relèvement, doivent indéfiniment persister dans un infini sans résultat et sans fin, c’est nier la téléologie, la victoire définitive du bien sur le mal. La spéculation qui n’envisage la téléologie providentielle que comme une pure abstraction, planant à nos regards sous la forme du mirage décevant, appelant toujours de nouveaux et lointains horizons sans jamais laisser apparaître le jour du repos, nous a toujours fait l’effet du vieux Tantale, l’éternel symbole de tous ceux qui ne parviennent à saisir le bonheur que dans les voiles de la fiction et dans le néant de la réalité. Et si cette même spéculation prétend se défaire du jour du jugement chrétien, en invoquant cette parole du poète : « L’histoire du monde est déjà le jugement de ce monde », c’est alors la justice divine elle-même qui devient le Tantale, poursuivant toujours sans pouvoir l’atteindre une insaisissable chimère. Le christianisme reconnaît la part de vérité que renferme cette parole, et lui seul, malgré tout ce qu’elle a d’incomplet, peut en faire une définitive réalité par le jugement qu’il annonce pour le dernier jour et pour toute la terre. Tout jugement historique en ce monde ne peut être en effet que partiel, car il ne supprime que d’une manière incomplète l’impure confusion de la vérité et du mensonge, caractère essentiel de ce présent siècle. Tous les jugements d’ici-bas seront toujours entachés d’incertitude, et leurs arrêts toujours susceptibles d’une double interprétation. Toujours ici-bas, les signes s’élevant contre les signes feront que l’on ne pourra jamais affirmer avec certitude si la cause juste est celle qui triomphe ou celle qui reste vaincue. Toujours donc sur cette terre nous serons en présence de sentences appelant de nouveaux juges, et nous obligeant à attendre et à dire : Respice finem, il y a encore un jugement. Tous les jugements incertains et incomplets appellent donc un jugement définitif, dissipant les ombres et les incertitudes, proclamant la justice suprême pour les âmes et les esprits, pour les individus et les générations. Ce jugement, nous ne pouvons l’entrevoir maintenant qu’à l’aide de la vision prophétique, car il ne peut se faire que dans le renversement de toutes les réalités actuelles, mais il reste néanmoins d’une si complète certitude que, quand même la révélation ne l’aurait pas annoncé, la raison serait obligée de le réclamer, dès lors qu’elle accepte l’idée d’une téléologie cosmique et morale.
Le moment de ce dernier jour est une question qui ne peut que rester indécise pour des intelligences encore engagées dans la lutte et le travail. Mais quoique les croyants ne connaissent ni le temps ni l’heure, ils sont exhortés à considérer les signes du temps qui, à l’aide de certains pronostics, leur annoncent sa certitude et sa prochaine réalisationl. Il y aura des signes dans la nature, dans la lune, dans le soleil et les étoiles. L’Évangile sera annoncé dans le monde entier, et non seulement les peuples païens, mais Israël lui-même, seront complètement transformés. L’opposition entre le royaume de Dieu et le royaume du monde, entre le Christ et l’Antichrist, apparaîtra dans toute sa redoutable réalité. L’Église devra combattre contre un monde de péché dont l’incrédulité s’affirmera avec une puissance toujours plus irrésistible par sa civilisation, sa science et son universelle culture, et combattra l’Évangile avec les puissances matérielles, les faux miracles, la fausse spiritualité, les faux prophètes et surtout un faux idéal messianique. Les pronostics généraux nous en sont indiqués dans les discours eschatologiques du Seigneur. Plus on étudie ces discours, et plus on est obligé de les admettre comme l’inspiration et la cause de la grande révélation que l’Église appelle l’Apocalypse et qu’elle a reçue de l’apôtre saint Jean. Dans ce tableau grandiose des futures destinées de l’Église, le dernier jour s’annonce comme devant être précédé d’une série de catastrophes toujours plus douloureuses et toujours plus décisives. Plusieurs de ces signes étant de nature à se reproduire dans chaque siècle, la question du dernier jour ne pourra se résoudre que devant un ensemble réunissant et agrandissant tous ces signes précurseurs.
l – Actes 1.7. Comp. Marc 13.32.
Remarque. — Chacun sait que les épîtres apostoliques contiennent certaines indications qui, prises à la lettre, porteraient à croire que les apôtres, de leur vivant, attendaient la soudaine apparition du Seigneurm. Si l’on veut retenir ce fait comme une preuve de la faiblesse de l’intelligence humaine, il ne faut cependant pas oublier qu’alors même qu’il fût vrai, il n’atteindrait en rien la réalité du fait divin en lui-même. A supposer, en effet, que les apôtres crussent que le jour du Seigneur était imminent, ils ne pouvaient commettre cette méprise que dans la conviction que tous les pronostics étaient déjà réalisés, ou qu’ils se réaliseraient bientôt. On peut bien en effet supposer, sans amoindrir l’autorité apostolique, qu’il en fut de l’Église d’alors ce qu’il en est d’un homme qui, contemplant l’avenir que lui promet la force de son génie, supprime dans l’élan d’une foi tout humaine les longs jours de prosaïque labeur qui l’en séparent encore. Ainsi fit l’Église dans les premières heures de son existence ; elle sut par la foi reconnaître et affirmer le glorieux idéal qui l’attendait sur la terre. Dans le miroir de la prophétie, les grandes visions de l’avenir se présentant également sur le même plan et toutes juxtaposées, les apôtres purent bien aussi leur assigner parfois une date qui ne répondait pas à l’heure exacte des événements dans l’histoire. De plus, l’opposition entre la lumière et les ténèbres, entre le royaume de Dieu et le royaume du démon, ne s’étant jamais manifestée sur la terre avec autant de puissance qu’aux temps apostoliques, il serait compréhensible que les apôtres, sans se croire autorisés à préciser l’heure et le moment, eussent attendu cependant pour une prochaine échéance l’apparition du Seigneur. Mais dans tous les cas, si sur ce sujet et en fait l’Église s’est trompée, en réalité, pour la foi vivante, elle n’a pas erré, car la fidélité chrétienne veut que, pour l’Église militante, pour le vrai chrétien, le jour du Seigneur soit toujours considéré comme tout près de nous. Nous devons également ajouter que c’est une loi de l’histoire que, à tous les moments décisifs de sa vie, alors que sa foi se manifeste avec le plus de puissance, comme par exemple à l’époque de la Réformation, l’Église a toujours cru à l’imminence du jour du Christ. Car alors que les événements et les hommes sont en travail, qu’à chaque instant les décisions suprêmes saisissent l’attente de tous, évoquant une brusque et immédiate apparition du royaume de Dieu, il est difficile de distinguer si le jour qui se prépare sera le dernier ou seulement l’un des derniers qu’attend la foi. L’histoire constate également que, quand l’Église se prend à concevoir le retour du Christ dans un lointain vague et indéfini, c’est qu’alors sa foi s’est alanguie et sa vie n’a plus la fermeté et l’élan des anciens jours. Nous n’entendons pas cependant nous faire les fauteurs et les complices de cette attente immorale du jour du Christ que saint Paul blâme chez les Thessaloniciens, manière de glorifier la paresse et l’orgueil de la chair, sous prétexte de vivre dans la foi. Nous n’entendons pas non plus approuver les supputations toutes mathématiques qui, à l’aide des symboles ou des chiffres fournis par l’Apocalypse, prétendent fixer la date exacte du retour du Christ. Nous voulons seulement que toujours, et surtout aux époques critiques, la pensée de l’Église soit attentive et vigilante, pour étudier à la clarté de la Parole divine la signification des signes des temps. Mais quand sérieusement l’on s’enquiert des signes des temps, nous n’avons plus à redouter ni les excès, ni les fantaisies de l’imagination charnelle, car le Christ, le régulateur des temps, se fait la loi de notre conscience. Si donc, au milieu des crises et des douleurs du présent, nous rencontrons des chrétiens qui, plus attentifs et plus vigilants que nous, laissent échapper le cri : « Voici le Seigneur ! » bien loin de les dénoncer et de les accuser comme troublant le repos de l’Église, nous devons les respecter comme de véritables ministres du Christ, car ils nous rappellent de nos distractions à la réalité de la vie chrétienne.
m – 1 Thessaloniciens 4.15,18 ; Philippiens 4.6 ; 1 Corinthiens 16.22.
Nous aurons seulement à nous souvenir que ce n’est pas à nous à fixer les heures et les moments, et que nous ne pouvons dire : « Le Seigneur est proche, » que quand nous voyons se reproduire l’intensité de vie chrétienne et l’opposition satanique et païenne des temps apostoliques. L’Église primitive doit nous servir d’exemple, non seulement pour le bien que nous devons accomplir, mais aussi pour le mal que nous devons éviter.
A l’attente du Christ et à la fin de toutes choses se rattache la conception chiliaste qui croit qu’avant le jugement dernier on verra s’établir sur la terre le règne de mille ans. L’Apocalypse (Apocalypse ch. 20) envisage le développement historique de l’Église comme une lutte entre le Christ et le prince de ce monde ou le Diable, et prédit qu’après un dernier grand combat interviendra une période de mille ans (nombre, évidemment symbolique) pendant laquelle le Diable sera lié et le Christ régnera sur la terre avec les saints. Une première résurrection des morts est annoncée comme devant avoir lieu à cette époque (ἀνάστασις πρώτη). Alors se réalisera la promesse faite aux apôtres (Matthieu 19.28) : ils seront assis sur douze trônes et jugeront les douze tribus d’Israël ; alors aussi on verra les miséricordieux hériter la terre (Matthieu 5.5). Mais ensuite le Diable doit être déchaîné de nouveau et la grande désolation se faire sur toute la terre. Alors aura lieu la grande catastrophe du retour du Seigneur, l’histoire rencontrera sa conclusion et sa fin, et Satan son éternelle défaite. Le chiliasme est donc un composé des éléments prophétiques contenus dans le Nouveau Testament, et tout particulièrement dans les discours eschatologiques de Jésus-Christ et de la grande prophétie de l’Ancien Testament promettant à l’Église de Dieu un bonheur idéal sur la terre. On a vu cette doctrine se reproduire à bien des époques de l’histoire de l’Église, revêtant successivement les formes les plus diverses ; elle a été le sensualisme le plus abaissé, le spiritualisme le plus pur, le fanatisme le plus insensé, et le sens rassis le plus calme.
L’Église luthérienne a condamné avec raison le chiliasme sensuel et fanatique que lui opposaient les anabaptistes. Ces sectaires prophétisaient une présence charnelle du Christ sur la terre et une domination toute matérielle des enfants de Dieu sur les nations. Mais d’un autre côté, elle n’a pas su cependant reconnaître l’idée vraie du chiliasme qui, rattaché au retour spirituel de notre Seigneur dans l’histoire, revêt une signification si belle et si profonden. Il est évident, en effet, que notre histoire doit atteindre son ἀκμή, son sommet le plus élevé. Il ne peut pas non plus ne pas y avoir pour l’humanité qui vit dans l’Église un moment pour réaliser l’épanouissement le plus pur de toutes les réalités saintes et idéales au nom desquelles elle a combattu et souffert. Le christianisme est la vérité suprême ; il faut donc que l’Église soit en même temps la puissance qui combat et souffre en ce monde, et celle qui règne et triomphe. Or l’idée d’un règne de mille ans n’est que la prophétie de la victoire définitive du christianisme dans les limites du temps. Après des luttes terribles, des heures de confusion et de ténèbres, le mal atteindra son apogée, s’imposera sous son aspect le plus redoutable ; mais alors aussi, nous en avons la ferme espérance, le christianisme, sous une forme visible et toute lumineuse, avec la vérité fera le ciel nouveau et la terre nouvelle. Alors l’Église pourra célébrer sur la terre le repos précurseur du jour éternel, et réaliser avec la vieille conception du règne de mille ans la notion du progrès véritable, la pensée téléologique toujours voulue par la Providence. En ce jour, le Diable sera lié, c’est-à-dire le mal sera non pas anéanti, mais réduit à l’impuissance. Il n’y aura plus aucune volonté terrestre pour s’opposer au christianisme, et l’idéal chrétien dominera la réalité. Les États et les institutions de la vie civile seront dirigés par l’esprit chrétien. La science et l’art au service de la pensée chrétienne trouveront enfin leur véritable idéal et serviront à l’humanité glorifiée. Une résurrection religieuse se fera, les tombeaux de l’histoire de l’Église se rouvriront, tout le passé se relèvera pour revivre dans un souvenir toujours présent et toujours vivant. Grâce à cette grande conscience d’elle-même, l’Église développera une activité universelle dans le présent, et fera des dons de l’Esprit la gloire de la création toute entière. La plénitude de toutes les grâces contenues mais encore cachées dans la conscience de l’Église apostolique deviendra une catholicité nouvelle, subordonnant dans une sainte et harmonique hiérarchie toutes les diverses confessions religieuses, leur apprenant que, n’ayant qu’un seul et même chef, elles ne doivent avoir qu’une seule pensée : s’entr’aider et s’entr’aimer pour se servir et s’agrandir mutuellement. A cette époque, on verra également la rentrée d’Israël dans le sein de l’Église et la conversion de la gentilité tout entière. Indépendamment de ces deux conceptions qui, l’une matérialise et l’autre spiritualise, ainsi que nous venons de le voir, le règne de mille ans, il en est une troisième qui, tout en reconnaissant au moment millénaire sa réalité historique, ne l’accepte que pour une prophétie de la future magnificence de la nature restaurée et rendue à sa véritable signification. Alors également s’affirmera la royauté du Christ sous une forme visible. Cette royauté ne sera pas cependant exclusivement spirituelle, car on verra des apparitions réelles du Christ comme on en vit après la résurrection pour les disciples. Cette conception du règne de mille ans réaliserait, par conséquent, sous une forme concrète, l’idéal entrevu dans le trop court intervalle qui de la résurrection à l’ascension forme la transition de la vie terrestre à la glorification céleste. Les apôtres, on serait ce semble autorisé aie croire, espéraient vivre assez longtemps pour pouvoir fêter ce sabbat précurseur de la vie éternelle. C’est à ce moment qu’ils rapportent la première résurrection, celle qui glorifie ceux qui dorment avec le Seigneur et les retient pour toujours en sa présence. Nous reconnaissons volontiers qu’à cette conception se trouve dans l’Église primitive plus d’un point d’attache, mais qu’elle n’est pas susceptible, dans l’état actuel de nos connaissances, de revêtir une précision dogmatique suffisante. Nous ne faisons pas non plus difficulté de confesser qu’il est toujours difficile de discerner dans la prophétie apostolique le symbole de la réalité, tant à cause du langage du temps que de la vérité prophétisée elle-même. En ces circonstances, par conséquent, on est tenu de faire bien grande la part de l’initiative individuelle et chrétienne. Mais aucune divergence n’est possible quant à l’idée et à la réalité du chiliasme en lui-même, entendu comme le triomphe de l’Église avant la dernière conclusion de l’histoire.
n – Conf. d’Augsb. XVIII.
Remarque. — Nous pouvons affirmer en nous autorisant de la parole de saint Pierre (2 Pierre 3.8), que ces mille ans ne sont qu’un nombre symbolique. Après avoir parlé de ces contempteurs qui méprisent la parole du Seigneur, l’apôtre en effet ajoute aussitôt : « Vous n’ignorez pas, frères bien-aimés, que devant le Seigneur un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. » Cette parole apostolique, en nous enseignant que, pour le Seigneur, le temps ne se mesure pas comme nos heures d’ici-bas, veut surtout nous apprendre que, dans la direction de l’humanité, Dieu peut lui faire faire dans un jour le travail qui en d’autres moments pourrait durer des milliers d’années, et que, par conséquent encore, il peut arrêter la marche du temps et prendre des siècles pour l’œuvre d’un seul jour. La marche de l’humanité ne nous dit-elle pas qu’il est en histoire des journées qui valent en un instant mille ans ? La Réformation et la Révolution française ne furent-elles pas de ces journées de mille ans ? Plus l’histoire se rapproche de son terme, et plus la force du temps est emportée avec une vertigineuse rapidité, et plus également les circonstances s’accusent diverses et distinctes, mais pour se confondre et s’entraîner toutes ensemble vers une solution d’autant plus inattendue. Il pourrait donc se tromper bien grossièrement celui qui, de nos jours, se prendrait à dire : puisque devant nous il y a encore des montagnes de questions et des siècles de travail, la fin est encore bien loin. Toutes ces difficultés, quand le Seigneur le voudra, pourront être résolues dans un jour, mais sans ce jour tout particulièrement décisif, jamais rien ne se fera. Nous ne contredirions donc pas à la doctrine scripturaire, si nous concevions le règne de mille ans comme un très court espace de temps, un jour concentrant en lui l’éclat et la plénitude qui, dans les époques ordinaires, se répartissent sur plusieurs siècles.
Le fanatisme chiliaste se complaît aux couleurs voyantes et sensuelles que si volontiers il emploie pour se représenter le bonheur. Il a aussi une jalouse prédilection pour concevoir la toute-puissance, non point dans la justice et le renoncement, mais dans les satisfactions égoïstes et grossières. Un fait cependant plus particulièrement encore caractérise le fanatisme chiliaste : c’est la préoccupation avec laquelle il se prend à chercher et à vouloir une transformation sociale, non point comme la conséquence d’un développement intérieur consciencieusement et laborieusement préparé, mais comme un coup de baguette magique de la toute-puissance brutale, ou le résultat d’un saut dans l’inconnu révolutionnaire, en dehors de toutes les conditions de la réalité historique. Ces observations nous sont certainement suggérées par le chiliasme des anabaptistes cherchant à amener en plein seizième siècle le royaume de Dieu sur la terre. Mais l’histoire profane n’est pas sans justifier les mêmes observations par un grand nombre d’exemples tout autrement significatifs.
Le règne de mille ans n’étant que l’expression du triomphe terrestre de l’Église doit passer et s’éteindre. Car tout ce qui s’épanouit au soleil d’ici-bas connaît son automne et l’heure du dépérissement. Après cette période, le Diable qui n’a été que lié, mais non anéanti, sera de nouveau déchaîné sur la terre. Alors se livrera le dernier combat. La puissance rédemptrice du Seigneur se manifestera à son dernier avènement sur toute la nature dans sa force cosmique. Le monde des esprits verra se produire dans sa gloire et dans son irrésistible majesté la puissance du Seigneur, le souverain Juge. Dans ce monde, il n’y aura pas un seul être qui ne soit condamné à le proclamer. La nature elle-même, lumineuse et régénérée, ne formant plus qu’un immense empire, sera obligée de rendre hommage à la gloire du Seigneur, pour toujours investi de son immortelle royauté. Il n’y aura plus alors dans la création un seul être qui n’accomplisse sa véritable destinée : les croyants seront arrivés à la suprême félicité et les damnés à la perdition dernière, car ils auront méconnu l’amour divin. Les croyants en ce jour connaîtront la félicité éternelle. Pour eux, désormais, il n’y aura plus d’opposition entre le désir de leur âme et les puissances matérielles ; pour toujours affranchis, ils pourront sans entraves accomplir la volonté de Dieu. Pour les incrédules persistant dans la rébellion, ce jour sera le malheur éternel, car l’éclat de la gloire du Christ est pour eux le feu consumant. « Retirez-vous de moi, maudits, je ne vous connais pas. » A ces paroles tombées des lèvres du Fils de l’homme, leur propre conscience servira d’écho. En eux l’image divine outragée, au-dessus d’eux les puissances de la création se prendront à les redire, et toutes ensemble glorifieront la puissance du Christ. Dans ce monde régénéré, il n’y aura plus de place pour les damnés ; ils en sortiront alors demandant le lieu de leur exil, et n’entendront pour toute réponse que la sentence qui les condamne « aux ténèbres du dehors ».
L’histoire et le plan de la création comportent-ils donc de toute éternité cet irréductible dualisme ? La damnation devra-t-elle éternellement peser sur les damnés, ou verra-t-on, après des siècles infinis, un jour apparaître pour en proclamer la fin ? En d’autres termes, y a-t-il une damnation éternelle, ou devons-nous admettre une conversion des damnés, une apocatastasis universelle, un rétablissement de tous les êtres, Dieu se faisant tout en tous ? A cette question l’Église a répondu négativement, ne consentant jamais à la moindre transaction. Cette décision ne lui a pas été inspirée seulement par la parole de l’Écriture, mais surtout par la crainte d’abandonner, avec le dogme de l’éternité des peines, la signification véritable et la puissance de la rédemption. D’autre part cependant, on est obligé de reconnaître que la doctrine d’une αποκατάστασις universelle, réapparaissant dans l’Église à toutes les époques, n’est pas sans rencontrer certains points d’attache dans l’Écriture, et que, bien loin de procéder d’une légèreté coupable ou d’un sentimentalisme superficiel, bien souvent elle pourrait invoquer pour cause première une sainte et humaine passion pour la gloire de Dieu et de ses créatures immortelles, et le christianisme lui-même comme son inspiration et sa véritable raison d’être. Aussi sommes-nous réduits à confesser que, plus l’intelligence creuse ce problème, et plus elle se trouve en présence d’une véritable antinomie dans l’état actuel de nos connaissances.
L’Écriture, consciencieusement interrogée, constate la même antinomie, et nous en refuse la solution. Il est des textes qui, pris à la rigueur de la lettre, affirment l’éternité des peines de la manière la plus absolue. Lorsque, par exemple, le Seigneur parle du feu éternel préparé pour Satan et ses anges, du ver qui ne meurt point, du feu qui ne s’éteint point, du péché contre le Saint-Esprit, qui n’est pardonné, ni dans ce monde, ni dans l’autre ; quand l’apôtre saint Jean enseigne un péché qui va à la mort et pour lequel il dit de ne pas prier, ces déclarations, et d’autres encore franchement acceptées, impliquent le fait d’une damnation qui ne doit jamais finir. Mais il est d’autres paroles de l’Écriture, tout aussi considérables et tout aussi susceptibles d’une interprétation rigoureuse et littérale, pour conclure à la réalité du rétablissement final. Lorsque l’apôtre Paul nous enseigne que le dernier ennemi qui sera vaincu, c’est la mort, évidemment dans cette mort il comprend la mort seconde, autrement il y aurait encore un ennemi à vaincre. Quand, sans faire de distinction entre les bienheureux et les damnés, il affirme un temps où Dieu sera tout en tous, ou bien quand, sans restriction encore, il déclare que toutes choses doivent être rassemblées en Christ, comme sous un même chef ; ou enfin quand il nous dit que tous meurent en Adam et que tous revivront en Christ, étant donnés ces textes, à moins de méconnaître l’évidence, on ne peut pas ne pas en déduire l’αποκατάστασις universelle. L’apôtre dit en effet tous, et non pas quelques-uns. Tous revivront en Christ, seront rassemblés en lui, et Dieu sera tout en tous.
La contradiction si manifeste qui ressort de ces textes bibliques suffirait à elle seule pour nous prouver que, sur ce sujet, l’Écriture n’a pas voulu nous donner une solution nette et définitive. Car si l’on veut établir dogmatiquement et scripturairement l’αποκατάστασις il faut de toute nécessité défigurer les textes qui affirment la damnation éternelle, et en dénaturer le sens. Pour affirmer au contraire l’éternité des peines, il faut faire subir aux passages opposés la même violence. Par exemple, quand l’apôtre dit : « De même que tous meurent en Adam, tous revivront en Christ », il faut nécessairement, dans la seconde partie de la phrase, interpréter « tous » par quelques-uns, tandis que dans la première partie on lui laissera la signification ordinaire. Nous accordons volontiers que la Parole de Dieu ne peut pas se contredire et que, en conséquence, l’antinomie qu’elle nous impose doit trouver une solution satisfaisante dans le secret de son sanctuaire, au profond et au vrai du mystère qu’elle retient encore caché. Mais cette solution attendue et désirée, nous affirmons hautement que nulle part la Bible ne nous l’offre d’une manière formelle. En présence de cette mystérieuse dispensation, nous n’avons donc qu’à nous soumettre, et à confesser que ce silence divin nous est bon à nous qui restons engagés au milieu des ombres et des épreuves du temps présent.
Cette même antinomie que nous impose l’Écriture, nous sommes obligés de la rencontrer dans notre propre conscience. L’on a dit souvent que, livrée à elle-même, la raison forcément doit aboutir au rétablissement final. Cette affirmation ne peut se soutenir que lorsque notre pensée cherche à résoudre le problème, exclusif au point de vue de la téléologie de l’amour divin, après tout, pour nous, le moment le plus élevé et le plus compréhensible de l’histoire. En partant de ce point de vue, on ne peut en effet concevoir le monde que comme le royaume du bonheur dont ne doit être exilée aucune âme humaine. Que le but de ce monde, la réalisation du royaume de Dieu, soit tout aussi bien atteint quand même quelques âmes, et même beaucoup d’âmes, viendraient à manquer au rendez-vous divin, c’est ce qu’on ne peut soutenir qu’au point de vue du panthéisme, car il ne se préoccupe de ce problème qu’à un point de vue général et impersonnel, et volontiers toujours il sacrifie l’individu à l’ensemble. Au point de vue chrétien, au contraire, cette solution n’est pas sans rencontrer de grandes difficultés. L’idée de la perte d’une seule âme est en effet difficile à concilier avec la volonté de l’amour divin, qui veut que toute âme soit sauvée et qui, pour le salut d’une âme en particulier, fait concourir les soins d’une Providence tout aussi spéciale que pour le royaume tout entier. Quant à ceux qui soutiennent que les démons et les damnés eux-mêmes concourent à la réalisation du but de ce monde, en glorifiant par leurs souffrances la justice divine, pour défendre leur affirmation, ils sont obligés de ne voir dans l’ordre moral que la seule manifestation de la liberté divine, se préoccupant exclusivement de son triomphe à elle, mais non du comment de ce triomphe. Mais la difficulté reparaît aussitôt quand, se plaçant au point de vue du royaume de Dieu, on en vient à se demander où donc se révèle l’amour de Dieu pour sa créature ? L’on ne saurait éluder cette question, car une révélation de la justice divine se faisant au détriment de l’amour ne serait plus la vraie manifestation de la volonté de Dieu. C’est à ce résultat néanmoins que l’on aboutirait infailliblement, si l’on supposait dans la créature une volonté en lutte perpétuelle avec le Créateur, toujours lui opposant une barrière pour contredire éternellement à sa volonté. En sens inverse, on réaliserait le même résultat, si l’on soutenait que tout genou doit fléchir an nom de Jésus, la toute-puissance divine contraignant seule cette universelle adoration. Car alors la toute-puissance devient la fin et le moyen de la Providence, tandis que, d’après la doctrine chrétienne, l’amour doit être le principe déterminant de cette toute-puissance. Mais cette toute-puissance de l’amour ne peut être réellement satisfaite que quand l’adoration universelle qu’elle demande devient un fait volontaire, car ce n’est que moralement qu’elle veut être irrésistible. La toute-puissance en elle-même est difficile à concilier, non seulement avec la puissance du Christ, essentiellement grâce et rédemption, mais même avec le premier article du symbole :« Je crois en Dieu, le Père tout-puissant ». Car la puissance du Père est celle de l’amour, dirigeant par tout un ensemble de circonstances rédemptrices la création vers son immortelle destinée.
Si en partant de l’idée de Dieu, nous sommes naturellement amenés à l’affirmation du rétablissement universel, l’étude de l’homme, de la morale, de la vie et de la réalité nous ramène au contraire à la doctrine de la damnation éternelle. Car l’homme ne pouvant s’élever par un développement naturel et nécessaire au bonheur éternel, n’est-il pas toujours possible à sa volonté de persister dans l’endurcissement, de repousser à toujours la grâce et de choisir la damnation ? L’on ne saurait objecter que la possibilité de l’endurcissement toujours persistant implique celle de la conversion, car la puissance toujours plus absorbante du mal sur la volonté dont il s’est une fois emparé est un fait universellement constaté par l’expérience. La même expérience, il est vrai, atteste également que dans toute âme humaine peut intervenir un moment inattendu mais décisif, grâce auquel le passé étant anéanti, la volonté redevient maîtresse d’elle-même et peut se frayer une voie nouvelle. Néanmoins, toujours s’impose la vieille question : N’y a-t-il pas une limite, (un terminus peremptorius) un moment extrême dans l’un des moments du temps, comme par exemple à la fin de cette vie ? Nous ne pouvons pas cependant ne pas rencontrer un semblable moment à la fin du temps, à la fin de l’histoire, lors de la dernière venue du Sauveur, cette dernière venue constatant la fin de toutes choses. Mais aussi longtemps que dure le temps, la conversion reste possible ; car, au sens chrétien, le temps est toujours un moment de grâce et d’épreuve. Le pécheur se trouve donc dans le temps, sous l’économie de la patience et de la miséricorde. Mais lorsque, non point tel ou tel moment du temps, mais le temps lui-même ne sera plus, l’on ne peut plus concevoir la possibilité de la conversion, la conversion restant impossible sans la durée qui seule renferme les conditions de son développement. La conversion ne peut donc se concevoir que si le sentiment du bien persiste au cœur de l’homme. Sans la persistance de ce sentiment, l’homme perdrait même son caractère et cesserait d’être un être responsable. Mais, indépendamment de cette condition première, il faut également les circonstances extérieures d’un développement progressif dans le milieu de la chute et du relèvement, et par conséquent de l’action et de l’épreuve : ces circonstances extérieures une fois supprimées, la volonté ne peut plus ni abdiquer ni s’affirmer. Mais la doctrine du rétablissement final exige que jamais ne vienne le temps dans lequel on peut dire : « Il est trop tard. » Origène reste donc dans la donnée de cette conception lorsqu’il enseigne que Dieu fait continuellement transmigrer les inconvertis d’un monde dans un autre, d’une école dans une autre, jusqu’à ce qu’enfin ils parviennent à la conversion. Mais il est impossible de concilier cette conception avec la doctrine chrétienne. D’après cette doctrine, en effet, le retour du Christ doit être non seulement pour une partie de la création, mais pour toutes les créations, le moment dernier, le résumé et la fin de toutes les existences, la suppression de l’histoire dans la consommation éternelle. Ces prémisses posées, nous sommes donc obligés d’enseigner que la damnation éternelle se réalise pour un individu, lorsque retenant encore en lui comme de créature immortelle, créée à l’image de Dieu, la possibilité du bien, il est subitement privé du milieu qui en permet le développement, la porte alors, pour nous servir de l’expression évangélique, lui restant définitivement fermée. Pour le damné, il n’y a plus d’avenir, plus d’histoire ; il n’y a plus qu’un regard désolé sur le passé perdu, sur une vie à toujours anéantie. La possibilité innée pour le bien qui toujours subsiste veut encore agir et grandir, mais à son appel ne répondent plus les circonstances et le milieu nécessaires à son expansion au dehors. Obligé alors de rentrer en lui-même et de se faire son propre captif, ce désir toujours vivant et fort ne sait plus que se dévorer lui-même et devient le ver qui ne meurt point et le feu qui ne s’éteint point.
Remarque. — Si déjà en ce monde nous voulons étudier le damné, nous n’aurons qu’à regarder passer ces êtres qui sous l’influence du péché sont devenus de véritables ruines morales. Si nous les considérons attentivement, ces ruines qui seules nous frappent d’abord, la justice divine nous oblige bientôt à reconnaître ces pierres vives qui auraient pu devenir le temple de la lumière et de la vie, resplendissant du chant de triomphe et de la gloire de Dieu. Shakespeare entre tous les poètes excelle à peindre ces caractères qui déjà, dans le temps, ont le redoutable pouvoir de nous entr’ouvrir l’enfer. Lorsque, par exemple, sur la scène, lady Macbeth va et vient tout endormie, lavant la tache de sang qui souille ses mains, exhalant son sanglot, ce cri sourd et inarticulé d’une conscience trop longtemps comprimée, nous sommes bien obligés de reconnaître que ce n’est plus un de nos semblables, mais un damné que rencontrent nos regards effrayés. Ce n’est plus le repentir véritable qui agite et trouble cette âme sortie un moment de l’enfer et attendant d’y rentrer. Son repentir est fait de terreur et de fatalité. Dans son cœur, le désir du bien devient méconnaissable, il n’existe plus que comme une vague possibilité, que jamais la créature à l’image de Dieu ne peut complètement effacer, et la volonté ne s’affirme que dans le mal. Mais, à contempler le coupable, on sent que, si vague que soit cette possibilité pour le bien, toute comprimée qu’elle est par l’injustice, elle n’en fait pas moins peser sur son âme un poids qui l’écrase, et dont le repentir étant désormais impuissant pour sa délivrance. Le spectre que fait revivre le poète n’est rien encore à côté de l’effrayante réalité qui va et vient au travers des siècles, au milieu des infernales douleurs, pleurant des larmes qui ne sont plus des larmes, mais d’horribles blasphèmes, toujours crie la lugubre invocation : « Montagnes, tombez sur nous ! et vous, coteaux, couvrez-nous ! »
Nous disions précédemment que, par l’idée de Dieu, on en vient à l’αποκατάστασις, tandis que, par l’étude psychologique, on est ramené à la doctrine de la damnation. L’histoire confirme cette assertion. Les Pères de l’Église grecque qui professent la doctrine de l’αποκατάστασις, ou qui lui sont les plus sympathiques, appartiennent tous à la tendance métaphysique, les études anthropologiques leur demeurant étrangères. Aussi conçoivent-ils le mal plutôt comme une négation, comme un non-être (μὴ ὄν), que comme une réalité positive. Lorsque, au contraire, avec saint Augustin, on étudie sérieusement le péché et la signification du temps pour l’homme, l’on se rattache de préférence à la doctrine de la damnation éternelle, retenant comme une doctrine fondamentale l’existence d’une limite extrême au delà de laquelle il n’y a plus de possibilité pour la conversion. Souvent on a pu poser cette limite d’une manière arbitraire, mais l’essentiel est de rester toujours sous l’influence de cette grande vérité, si importante et si décisive dans la pratique : les instants de la vie ont tous une valeur infinie, et l’homme n’a pas à compter sur le temps sans fin, comme le dit la spéculation métaphysique. Il n’a donc pas de temps à perdre, ni, par conséquent, le droit de renvoyer sa conversion. Schleiermacher qui, à l’exemple des Grecs, considère le mal comme une privation, fait sortir l’αποκατάστασις de sa doctrine de la dépendance absolue de la création vis-à-vis de Dieu, tout en s’appuyant cependant sur une donnée anthropologique : la charité chrétienne ne pouvant être heureuse qu’à la condition d’aimer et d’aimer toujours plus, elle ne peut pas jouir d’un bonheur dont elle saurait d’autres créatures à jamais exclues.
Sous ces deux aspects, dans sa forme générale, l’antimonie se retrouve dans la conscience chrétienne. La difficulté consiste, en effet, à concilier l’éternité des peines avec l’amour de Dieu, conçu comme la puissance qui fait concourir toutes choses à sa propre gloire et au plus grand bien de ses créatures. On a cherché à lever la difficulté en supposant que les damnés, dans leur lutte impuissante contre le Créateur, sous le poids toujours persistant de la torture morale, finissent par trouver dans le mal l’anéantissement complet de leur être. Cette hypothèse supprimerait donc en fait l’obstacle qui contredit à l’amour de Dieu, en ne laissant subsister après la destruction des réprouvés que le seul royaume des élus et des bienheureux. Mais, d’une part, cette théorie ne trouvera aucun point d’attache dans la Bible et, de l’autre, elle ne résout nullement la difficulté ; elle constate au contraire qu’il est des êtres voulus et créés par Dieu le Père pour la vie éternelle et qui, après avoir été sollicités par sa paternelle Providence à l’accomplissement de leur glorieuse destinée, finissent, livrés à eux-mêmes, par disparaître dans la nuit de l’éternel néant. On a donc voulu résoudre la difficulté par une autre voie. On a pris l’expression de damnation éternelle comme ne valant qu’au sens subjectif, dans la conscience du damné lui-même, qui considère sa peine comme ne devant jamais finir, tandis qu’objectivement, dans le sens réel, il ne peut être question que d’une éternité morale et psychologique. D’autres, par éternel entendent ce qui n’est pas éternel, un entassement de siècles destinés à prendre fin. On s’est surtout servi de cette interprétation pour expliquer le passage si difficile et si contesté du péché contre le Saint-Esprit, et on lui fait dire qu’en réalité ce péché ne peut pas être pardonné dans ce siècle, mais le sera certainement dans un autre. A l’occasion de ce texte, le plus difficile et le plus mystérieux de tous ceux qui se rapportent à cette question, on fait surtout remarquer qu’il n’est pas dit : « Ce péché ne sera jamais anéanti, mais ne sera jamais pardonné, » et l’on conclut : ce péché n’étant pas anéanti par le pardon, la peine qu’il a méritée doit donc être expiée. Il faut alors que les coupables épuisent la coupe de la colère divine jusqu’à la lie, et que, sous le coup de la justice, ils connaissent ce feu consumant qui n’est adouci par aucun rayon de la grâce. Pour eux il n’y aura plus de miséricorde, et ils ne seront libérés qu’après avoir payé, jusqu’au dernier quadrin. D’une manière générale, il est vrai, tout châtiment ne peut être qu’une purification par le feu, mais ici la flamme qui brûle n’est pas un châtiment paternel, mais l’étang consumant de soufre et de feu. Par ces flammes cependant, disent les défenseurs de cette opinion, après bien des siècles, les damnés seront amenés à tendre la main à la grâce divine et à accepter le pardon de la pure miséricordeo. Sans parler des difficultés exégétiques que soulève cette interprétation, elle est de plus incapable de nous dire comment, dans une telle situation, la conversion reste possible. Car, pour que la conversion intervienne, il ne suffit pas que la conscience arrive à la conviction du néant du péché, il faut qu’elle puisse trouver la possibilité de commencer une vie nouvelle dans un milieu objectif et réel. On ne pourra jamais non plus se représenter la transition immédiate de l’étang de feu au bonheur des élus ; l’on est donc obligé de revenir à la conception origéniste, d’une série de développements successifs dans des temps, des mondes et des écoles diverses, préparant et rendant possible la transition de la damnation au bonheur éternel. Mais alors nous venons de nouveau nous heurter contre la conception chrétienne, qui fait cesser, non seulement pour l’individu, mais pour la création tout entière, le temps et l’histoire, au second avènement du Seigneur Jésus, et nous contraint, par conséquent, de répéter la douloureuse sentence : « Plus de rédemption pour l’enfer. » (Ad inferna nulla redemptio.)
o – Dans l’Église luthérienne cette interprétation est déjà abandonnée par le vieux Bengel.
[Comp. Apocalypse 13.11 ; 19.3 ; 20.10. Pour exprimer la durée de la damnation, l’Écriture dit successivement : εἰς αἰῶνας τῶν αἰώνων et εἰς τοῦς αἰῶνας τῶν αἰώνων « aux siècles des siècles » et « pour les siècles de tous les siècles ». Bengel pressentait le danger pratique que peut provoquer l’atténuation de la doctrine de l’éternité des peines quand il disait : « Celui qui a une opinion toute faite sur le rétablissement final et la divulgue au dehors fait un sujet de bavardage du secret de l’école de Dieu. » (Les originaux de l’Allemagne du Sud, tome II, p. 23)]
Pour la pensée, cette antinomie subsiste comme une croix qui ne pourra pas être levée, tant que l’Église sera l’Église militante. En nous plaçant à ce point de vue, nous enseignons avec le luthéranisme une αποκατάστασις, a parte ante, c’est-à-dire : nous croyons que la volonté éternelle de Dieu est de sauver tous les hommes. Mais, concevant cette volonté comme se rapportant à la volonté libre agissant dans le temps, nous n’enseignons l’αποκατάστασις, le rétablissement universel, que a parte post, et nous maintenons la possibilité d’une damnation éternelle. Les difficultés théoriques qu’une analyse approfondie fait découvrir dans ce problème, et que nous avons cherché à lever, ont pour cause première la nécessité du développement de la liberté humaine dans le temps et dans l’épreuve, et puis également, l’obligation où nous sommes de ne concevoir la théodicée véritable qu’au point de vue du bonheur universel. Pratiquement, ces données ne sont nullement inconciliables. Elles s’imposent même, unies et confondues, à toute conscience chrétienne encore engagée dans la lutte. Car si, pour la charité chrétienne qui espère tout, la première de toutes les certitudes est que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, la possibilité de la damnation éternelle, d’un absolu « il est trop tard », n’en n’est pas moins l’inspiration salutaire, toujours vive et présente, qui nous fait travailler à notre salut avec un saint tremblement, nous empêchant de nous attarder et nous incitant avec la parole de Dieu à racheter le temps. Il y a donc un dernier et irrévocable « il est trop tard » ; il apprend au chrétien à donner au temps qui passe son austère et sérieuse signification, pour qu’il ne rencontre pas dès ici-bas le « il est trop tard », qui n’est d’abord que pour le temps.
L’αποκατάστασις formellement enseignée dans l’Écriture se confond avec le rétablissement universel, décrit dans l’Apocalypse : « Et je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre. Car le premier ciel et la première terre étaient passés et la mer n’était plus. Et moi, Jean, je vis la sainte cité, la nouvelle Jérusalem descendue du ciel, parée comme une épouse pour son époux, et j’entendis une grande voix qui descendait du trône et disait : Voici, le tabernacle de Dieu est au milieu des hommes ; ils seront le peuple de Dieu, et Dieu sera leur Dieu, il sera avec eux, et essuiera toutes larmes de leurs yeux ; la mort ne sera plus, il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car ce qui était précédemment sera passé. » Telle est la sublime vision qu’avait sous les yeux l’apôtre saint Paul quand il écrivait : « Ensuite viendra la fin, quand Christ aura remis le royaume à Dieu son Père pour qu’il soit tout en tous. » Le Fils a maintenant achevé son œuvre, il se démet de son office de Médiateur, il a fait le royaume de Dieu capable d’entrer dans la pleine et entière possession de l’amour divin. Il n’y a plus de mort et plus de péché, il n’y a donc plus de place pour l’office du Médiateur et du Rédempteur ; tous les rachetés sont entrés dans la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Il ne faudrait pas croire néanmoins que l’apôtre veuille nous enseigner que la médiation du Christ a complètement pris fin. Car le Christ est toujours l’époux et le chef de l’Église affranchie et bienheureuse. Éternellement, le Père communiquera à ses créatures, par l’intermédiaire du Fils, ses puissances et ses vertus créatrices. Alors aussi se réalisera, dans toute la force de l’expression, la présence réelle du Christ dans toute la création, car il remplira toutes choses de sa divine plénitude.
L’état des bienheureux nous est représenté comme la perfection que le péché et la mort ne peuvent plus atteindre et que l’impatiente et incomplète poursuite de l’idéal ne peut plus faire souffrir. Tour à tour cet état nous est décrit comme un repos dans le Seigneur, un sabbat, une paix éternelle, mais un repos dans l’action et dans la paix du Seigneur ; puis encore comme une vision face à face, une communion de l’amour avec Dieu, avec les anges et tous les élus. La vie du ciel sera donc l’union de toutes les grâces diverses et distinctes qui sur la terre se montrent séparées, ou ne s’unissent que d’une manière incomplète. Cette union indissoluble de tous les contrastes et de tous les contraires constitue dans le ciel la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Affirmer que l’existence incomplète et toujours inachevée que nous vivons ici-bas est la seule vraie, et qu’il est contradictoire de se la représenter comme un état de parfaite félicité, attendu qu’ici-bas elle ne peut se manifester que sous la forme d’un effort incessant vers un but à atteindre, c’est oublier que dans le ciel le but n’est jamais atteint que pour être dépassé et provoquer toujours de nouvelles et incessantes poursuites ; que le ciel, en un mot, est tout autant un devenir qu’un être. Bien loin donc que, pour subsister, la vie ait besoin du temps, qui l’interrompt et la morcelle, on peut dire qu’elle ne commence véritablement qu’avec la cessation de ce qui est incomplet, terrestre et transitoire. Toutes les luttes et les aspirations de l’histoire, les souffrances et les travaux de l’Église, ne sont aujourd’hui des réalités que pour hâter le moment où l’homme pourra définitivement entrer dans la véritable nature. Ce moment qui initiera l’entrée dans la vie bienheureuse immortelle, peut se représenter comme le commencement d’un progrès sans fin (in infinitum), un mouvement dans l’action aux siècles des siècles (εἰς τοῦς αἰῶνας τῶν αἰώνων), mais la vie bienheureuse, au lieu de disperser ce progrès sans fin, le possède dans une puissance qui le concentre et le rend toujours présent, car elle n’a plus à connaître le temps avec ses périodes distinctes, successives et par conséquent incomplètes. La plénitude de l’éternité coule au travers des siècles, se faisant tout entière dans chaque moment du temps. Quand donc nous affirmons pour le royaume des élus un progrès infini, nous voulons dire que, dans le pays de la perfection, les sources de la vie ne tarissent jamais, et que toujours il y a des possibilités nouvelles, par des joies nouvelles, des connaissances nouvelles et des affections nouvelles.
Remarque. — A notre nature incomplète et périssable correspondent des grâces, des charismes particuliers, qui n’ont de valeur pour l’Église que dans les conditions de son existence terrestre actuelle. Nous ne pouvons pas non plus nous représenter l’existence éternelle et bienheureuse sans un don spécial particulièrement approprié à son activité immortelle. Nous avons donc à nous demander quel rapport peut-on concevoir entre les charismes qui ont servi les croyants sur la terre et ceux qui les serviront dans le ciel ? Étant donnée l’économie actuelle, l’ensemble des dons et des grâces nécessaires qui la caractérisent et, tout spécialement, la liberté humaine, le talent qui la représente, on est obligé de se demander dans quel rapport ce talent et les grâces qui ont servi les bienheureux sur la terre, doivent se retrouver avec eux dans le ciel. Nous pensons avoir pour nous l’analogie de la foi, en enseignant que les talents doivent être soumis à une métamorphose qui, les dépouillant de leur enveloppe terrestre, met en évidence la force intime et profonde qui sur la terre n’existait qu’à l’état de virtualité. Pour l’outil spirituel avec lequel l’homme sur cette terre a conquis ce qu’il est dans la vie éternelle, nous pouvons nous approprier ce que l’apôtre saint Paul a dit du corps tout entier : « Ce qui est semé corruptible ressuscitera incorruptible. » Pour nous encore, il y a une différence entre les corps célestes et les corps terrestres. Nous rappellerons cependant que l’apôtre, malgré toutes ces différences, maintient l’identité du corps terrestre avec le corps immortel. Nous pouvons également invoquer la parole du Seigneur dans la parabole des talents : « Toi qui as été fidèle sur peu de chose, je veux t’établir sur beaucoup. » Car nous croyons que le Seigneur nous enseigne à cette occasion qu’il n’y a pas seulement un agrandissement extérieur et matériel du talent, mais un agrandissement intensif, qui le fait devenir une nouvelle possibilité. Le talent personnel et la différence entre les talents persistant dans la vie éternelle, entraînent comme conséquence inévitable des individualités toujours distinctes. Nous devons aller plus loin et nous demander si la distinction entre l’homme et la femme doit également se perpétuer. Dès lors que la différence des sexes a une si grande importance sur le développement et la valeur du caractère, nous ne pouvons pas douter qu’elle ne persiste dans la vie éternelle. Mais cette différence entre l’homme et la femme, tout en persistant, doit perdre ce qu’elle a d’étroitesse et d’égoïsme terrestres, car il nous est dit que ceux qui seront jugés dignes de parvenir au monde à venir et à la résurrection « ne se marieront pas, ni ne seront pas mariés, car ils ne peuvent plus mourir et sont semblables aux anges ».
Nous ne pouvons ni indiquer, ni préciser les changements qui interviendront dans notre nature spirituelle ou physique, car ici-bas nous ne voyons que dans un miroir obscur et, en outre, il nous faut toujours nous détourner des faits particuliers pour nous rattacher à ce principe premier du changement complet et radical, corps, âme et esprit, de notre être tout entier, par la puissance du Seigneur, faisant de nous un être réellement parfait en Christ. Nous devons maintenant abandonner aux libres et intuitifs pressentiments de la foi une foule de questions secondaires, au nombre desquelles nous comprenons celle qui occupait si fort nos vieilles dogmatiques : Quel âge aura le corps céleste que les saints doivent revêtir ? Les luthériens, qui en général ont complètement méconnu la signification d’un état intermédiaire, se rattachent surtout à la pensée que l’homme ressuscitera dans le corps glorifié qu’il portait au moment de sa mort, le vieillard comme vieillard, l’enfant comme enfant, la vierge comme vierge. Puisque nous n’avons ici d’autre guide que l’instinct et l’autorité de la foi individuelle, nous voulons nous demander si elle ne serait pas infiniment plus vraie pour la conscience chrétienne que toutes les suppositions possibles, la vieille croyance du moyen âge qui, avec Thomas d’Aquin nous enseigne que nous ressusciterons dans un corps glorifié, semblable à celui qu’avait le Seigneur lorsqu’il monta au ciel ? Le Sauveur n’est-il pas en effet pour l’éternité le véritable idéal pour les hommes de tons les âges.
Dieu et ses saints glorifiés représentent l’inépuisable contenu de la vie éternelle. Il n’est pas une des âmes élues qui ne reflète dans son individualité particulière non seulement Dieu lui-même, mais encore en son entier le royaume dont elle fait partie. Dans cette mer infinie qui sort du trône de Dieu et où viennent se confondre et s’agrandir toutes les puissances, toutes les conceptions, de l’intelligence et du cœur, se développe la diversité des charismes dans un échange incessant ! dans une réceptivité mutuelle de tous les instants. Le lien par le moyen duquel les bienheureux communiquent entre eux, nous l’appellerons la lumière, d’après les indications de l’Écriture, en prenant le mot dans son acception spirituelle et matérielle. Le royaume de la gloire est aussi le royaume de la lumière et des communications immédiates et ininterrompues. Tous les corps célestes participent à la nature de la lumière. De ce royaume de lumière et de grâce, présupposition de toutes nos pensées, objet de toutes nos aspirations et de tous nos efforts, nous ne pouvons parler que comme les étrangers et les voyageurs, encore engagés dans les peines et les difficultés de la route, parlent de la cité qu’ils contemplent de loin, mais qu’il leur est interdit de visiter. Mais nous savons que ce royaume est celui où Dieu et la créature, l’esprit et le corps, se pénètrent et se communiquent dans la même lumière. A cette lumière, Dieu se révèle véritablement comme le Père des esprits bienheureux, et le donateur de tout don parfait. Dans ce monde de toutes les grandeurs et de toutes les perfections, une étoile, tout en étant différente d’une autre étoile, n’en a pas moins toute la lumineuse clarté qu’elle peut avoir. Ce monde reste à jamais pour nous le monde ineffable quoique nous ne puissions le voir et le contempler qu’au travers des ombres et des réalités du mystère éternel. Aussi, la seule et définitive conclusion que nous voulons inscrire ici comme le résumé de toutes nos recherches, nous l’emprunterons à la parole de l’apôtre et nous dirons avec lui : « Mes bien-aimés, nous sommes dès maintenant les enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’est pas encore manifesté ; mais nous savons que quand il paraîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. »