Mais ne nous hâtons pas. Voyons un peu ce qui se passe dans l’homme, et examinons s’il n’y a point des principes contraires à ceux que nous venons de marquer.
L’expérience nous apprend que nos désirs nous portent avec plus d’ardeur aux choses défendues : Nitimur in vetitum semper, cupimusque negataa ; et non simplement aux choses défendues par les autres, mais encore aux choses défendues par notre propre raison : c’est ce que le Video meliora, proboque ; deteriora sequorb de Médée nous fait assez comprendre. Il y a donc une espèce d’opposition entre la raison de l’homme, agissant par ces maximes d’équité et de justice, qui naturellement gravées dans son esprit le portent au bien, et les penchants déréglés de sa nature, qui l’emportent et l’entraînent, par manière de dire, vers ce qu’on nous fait regarder comme un mal ; c’est-à-dire qu’il y a un combat entre la loi naturelle et nos passions, que les païens mêmes ont reconnu. Si la loi est légitime, les principes qui nous font désobéir à cette loi ne sauraient l’être ; et si ces principes sont légitimes, il est impossible que la loi le soit.
a – « Nous nous efforçons vers l’interdit et nous désirons toujours ce que l’on nous refuse » Ovide Amours, élégie 4e liv. III.
b – « Je vois le bien, je l’approuve et je fais le mal ». Ovide, Métamorphoses (VII, 20)
Il faut prendre parti dans cette espèce de contestation qui est entre l’homme et l’homme. Les uns seront pour ce que nous appelons la cupidité, et à quoi ils donneront, s’il le faut, un autre nom. Ils diront qu’il est naturel de s’aimer plus que les autres, de s’enrichir ou de se faire valoir à leurs dépens, de s’établir sur leurs ruines, d’aimer la volupté, quelque criminelle qu’on la conçoive ; de sacrifier ses ennemis à ses ressentiments, et d’employer toutes sortes de voies pour parvenir aux dignités et à la grandeur.
Les autres seront pour la loi naturelle, et soutiendront qu’il est d’une obligation naturelle de faire pour les autres ce que nous voudrions que les autres fissent pour nous ; d’être justes et équitables, en rendant à chacun ce qui lui appartient, de conserver les droits de la société, de ne faire tort à personne, d’aimer ses bienfaiteurs, et d’avoir compassion des malheureux.
Qui est-ce qui sera le juge dans cette dispute ? Ce sera l’homme lui-même ; car puisqu’il pratique les devoirs de la loi naturelle avec satisfaction, et qu’il ne s’abandonne aux mouvements de la cupidité qu’à regret, il s’ensuit que la première est plus digne de l’homme que la seconde ; ou, puisqu’il se blâme d’avoir suivi les vues de la cupidité, et qu’il s’applaudit au contraire d’avoir obéi à ce que nous appelons la loi naturelle, il est clair que c’est cette dernière, et non l’autre, qui fait sa véritable destination. Cette décision du cœur, qui consent à la loi naturelle malgré lui, est la plus forte et la moins suspecte qui fut jamais.
Car on ne peut nier qu’il n’y ait en nous des passions qui nous empêchent de suivre notre raison, lorsque nous croyons qu’elle juge avec le plus de droiture et de vérité. Or, comme ce serait une effroyable extravagance de soutenir qu’il n’est pas d’une obligation naturelle de suivre sa raison, puisque nous sommes des êtres raisonnables, il s’ensuit que l’excès et le dérèglement est dans nos passions.
J’avoue que je ne comprends point comment on pourrait ébranler la certitude de ce principe ; cependant ce principe si clair, si évident, si incontestable, nous conduit à la connaissance d’un révélation ajoutée à la nature, en nous donnant lieu de faire les quatre réflexions suivantes.
1° La première est, que nous devons demeurer d’accord que l’homme qui, au lieu de soumettre sa cupidité à sa raison, soumet sa raison à sa cupidité, est nécessairement déréglé et corrompu ; qu’il l’est par sa faute, comme ses remords ne nous l’apprennent que trop, et que Dieu n’a aucune part à cette corruption, étant impossible que Dieu soit l’auteur de la loi naturelle et des principes qui la violent, sans être contraire à lui-même, sans démentir sa propre sagesse et cette conduite générale qu’il tient à l’égard de toutes les autres parties de l’univers : de sorte que, s’il y a une révélation qui nous enseigne distinctement toutes ces vérités, nous pourrons nous empêcher de la regarder comme véritable et conforme à celle de la nature, par cela même qu’elle nous aura révélé un principe si grand et si nécessairement véritable, et qui était néanmoins si caché.
2° On ne peut convenir que les hommes sont méchants et corrompus, sans penser qu’ils doivent craindre les jugements de Dieu selon les avertissements de la conscience ; car s’il est vrai que le langage de la conscience est naturel, comme nous l’avons déjà vu, il ne l’est pas moins qu’il ne saurait nous tromper, et, s’il ne peut nous tromper, que ses menaces auront leur effet, et que Dieu doit punir les méchants. Mais où est-ce qu’il les punit ? Dans cette vie même ? J’avoue que la peine y suit assez souvent le crime ; mais cela n’arrive pas toujours. On y a vu mille fois la vertu opprimée, et le vice triomphant ; les innocents enveloppés dans la même misère avec les coupables ; les tyrans pourvoir à leur sûreté à force de crimes, et s’acquérir l’impunité en se mettant au-dessus des lois. Si les méchants ne doivent être punis que dans cette vie, il semble qu’il n’y aurait rien de mieux fondé que la plainte de Brutus, lorsqu’il s’écria en mourant, que la vertu qu’il avait si religieusement servie n’était qu’un fantôme. Mais si la vertu n’est qu’un fantôme, la conscience nous trompe lorsqu’elle nous assure que nous ne perdrons rien en la mettant en pratique ; les remords ne nous font craindre que des chimères ; Dieu, qui nous met dans la nécessité naturelle de les concevoir, est un principe d’erreur ; la loi naturelle nous fait illusion, et il n’est pas véritable que nous devions suivre ces maximes d’équité et de justice qui nous rendraient les victimes de la violence et de la tyrannie des autres sans aucun retour. Au contraire, il faudrait reconnaître que la cupidité serait préférable à la raison ; que la corruption triompherait de la religion naturelle ; qu’on ferait bien de ne pas répondre à sa destination ; qu’on serait malheureux par ce que Dieu aurait mis de droit et de juste au dedans de nous, et heureux par ce qui violerait la loi naturelle : conséquences absurdes et extravagantes, qu’on ne peut éviter à moins qu’on n’établisse la nécessité d’un jugement à venir, qui seul rend le langage de la conscience véritable, l’observation de la loi naturelle utile, l’acquiescement à la droite raison légitime, et qui empêche que les hommes ne puissent se moquer de Dieu, et que leur corruption ne triomphe pour toujours des desseins de sa sagesse. Supposez la nécessité de ce jugement, vous serez bientôt obligé d’avoir recours à une révélation ajoutée à celle de la nature, qui supplée aux obscurités de cette dernière.
3° C’est à quoi nous conduit encore l’inutilité de la religion naturelle, depuis que les hommes en ont abusé par leur corruption. A quoi sert la révélation naturelle, si les hommes n’en font aucun usage, ou s’ils n’en font qu’un usage pernicieux ?
La raison doit nous inspirer de la reconnaissance pour cette Divinité qu’elle nous fait reconnaître ; cependant elle porte les hommes à l’impiété, par le mauvais usage que nous voulons bien en faire ; en se laissant aller à une criminelle négligence, ils ne s’étudient ni à connaître ni à servir leur Créateur, et ils se forment en sa place des fantômes qui favorisent leurs passions. C’est de ces deux sources, de cette négligence monstrueuse, et de ce penchant déréglé à se flatter soi-même, qu’est venu le paganisme, qui n’est autre chose qu’une corruption générale de la religion naturelle.
Dieu avait manifesté sa gloire dans le soleil et dans les autres astres ; c’est là la révélation de la nature ; et les hommes, au lieu de l’adorer à la présence de ces ouvrages de sa puissance, terminent leur culte à ces ouvrages mêmes : c’est l’abus qu’ils font de cette révélation. Dieu fait croître des plantes, et produit des animaux pour la nourriture des hommes ; et les hommes adorent, dans les mouvements d’une dévotion insensée, ces plantes et ces animaux.
C’est peu qu’adorer des bœufs, encenser à des crocodiles et à des serpents : ils ne changent pas seulement les bêtes en dieux, ils changent aussi les dieux en bêtes ; ils leur attribuent l’inceste, l’ivrognerie, l’adultère, la sodomie ; ils attachent même une divinité à chaque vice ; ils bâtissent des autels à toutes leurs passions ; ils adorent l’ivrognerie sous le nom de Bacchus, et l’impudicité sous celui de Vénus. Mercure est le dieu des larrons ; Mome, celui de la médisance, etc.
La conscience suit ordinairement l’idée qu’on a de la divinité qu’on adore, et l’on ne se défend pas à soi-même des actions qu’on attribue à l’objet de sa dévotionc. On peut donc s’imaginer quelle était la conscience des hommes, lorsqu’ils avaient des idées si monstrueuses de la divinité, et combien l’on faisait peu de scrupule de l’adultère et de la rébellion, lorsque l’on concevait Jupiter même, le plus grand des dieux, comme un adultère et comme un fils rebelle.
c – Vide Terent. in Eunuch.
La religion naturelle n’est pas seulement devenue inutile, mais encore pernicieuse par le mauvais usage que les hommes en ont fait : il vaudrait beaucoup mieux qu’ils n’adorassent rien, qu’adorer des créatures ; et n’avoir point de conscience, qu’avoir cette conscience aveugle et superstitieuse, qui faisait commettre à tant de peuples de nouveaux crimes pour expier leurs crimes passés, les obligeant à sacrifier leurs enfants à de fausses divinités.
Ce désordre est général. Ce n’est pas trois ou quatre personnes, ni même trois ou quatre nations qui sont coupables d’un si monstrueux dérèglement ; nous trouvons le paganisme répandu dans tout l’univers.
Le sens commun nous dit, que quand un moyen cesse d’être propre à la fin pour laquelle nous l’avions destiné, nous devons faire de deux choses l’une, ou l’abandonner tout à fait, ou le rendre meilleur en le changeant. Lors donc que les hommes, naturellement destinés à faire un bon usage de leur raison, en font un si pernicieux, et se rendent si contraires à leur destination naturelle, que pouvons-nous penser de cette Divinité, dont la sagesse ne peut être trompée, sinon, que ne voulant point perdre entièrement le genre humain, comme cela paraît par le support qu’elle a pour nous, et par les biens qu’elle continue de nous faire, elle doit changer les hommes, et rétablir en eux la religion ; et que sa sagesse n’a permis ce désordre que pour le réparer très avantageusement, et pour avoir lieu de se glorifier d’une manière plus excellente.
Que si après cela nous voulons nous donner la liberté de raisonner sur les moyens de rétablir ces désordres, nos lumières, toutes faibles qu’elles sont, suffiront pour nous apprendre que Dieu ne pouvait pas réformer le cœur et les inclinations des hommes, en les changeant par une impression aveugle, et en agissant sur eux comme sur des troncs et sur des pierres, puisqu’il devait agir d’une manière conforme à leur naturel, qui est d’être raisonnables : d’ailleurs, les lumières de la religion naturelle ne suffisaient point pour produire cet effet, tant elles étaient elles-mêmes ensevelies dans la corruption. C’est en vain que la religion de la nature enseignait aux hommes qu’ils devaient obéir à leur raison, si cette raison elle-même se laissait corrompre par l’intérêt, et prononçait toujours en faveur des passions. La loi naturelle avait beau leur apprendre qu’il fallait rendre à chacun le sien, si leur corruption, se jouant de la loi naturelle, leur persuadait que ce qui ne leur appartenait pas leur appartenait véritablement.
Quelle autre voie y avait-il donc pour réformer les hommes, que celle de soutenir les principes de la religion naturelle, et de les fortifier contre le désordre des passions par une seconde révélation qui nous révélât des objets plus grands que ceux de nos passions, et qui par là en diminuât cet excès qui fait nos erreurs et nos illusions ?
Mais sans entrer dans cette discussion, vous n’avez qu’à rappeler toutes les raisons qui vous ont persuadé que la religion naturelle était nécessaire, et elles vous convaincront que son rétablissement ne l’est pas moins, puisque la même nécessité qu’il y avait que les hommes eussent une religion subsiste lorsque cette religion est devenue inutile par le dérèglement des hommes.
On ne peut nier que ces raisons n’aient de la vraisemblance, étant toutes tirées de la nature des choses, et ayant une proportion fort exacte avec les principes du sens commun.
4° Que serait-ce donc, si l’expérience venant au secours du raisonnement, nous découvrait plus clairement encore ce grand principe ? Elle ne saurait nous tromper ; car puisque nous connaissons ce que c’est que la religion naturelle, et que nous avons vu ce que c’est que le paganisme ou la corruption de cette religion, il nous sera bien facile de connaître en quoi consiste son rétablissement, et nous ne nous méprendrons point dans le discernement de ses vrais caractères.
Il faudra que cette révélation, ajoutée à la première, ôte toutes ces idées folles et extravagantes que les hommes s’étaient faites de la divinité, et qu’au lieu de régler l’idée de Dieu par les dispositions de leur cœur, elle leur apprenne à régler les dispositions de leur cœur par l’idée d’un Dieu, qu’il faudra concevoir par conséquent saint, juste, tout parfait ; qu’elle oblige les hommes à mortifier ces désirs qui les séduisent, et à réprimer ces passions qui leur font violer les droits les plus sacrés ; qu’elle prescrive l’équité et la justice comme des devoirs indispensables ; qu’elle ôte non seulement les mauvaises passions, mais encore leur racine en défendant la convoitise ; qu’elle unisse étroitement les hommes entre eux et les hommes avec Dieu.
Certainement il faudra que nous ayons une étrange haine pour la vérité, si, trouvant une révélation qui ait tous ces caractères, nous ne demeurons d’accord qu’elle tend à rétablir la religion naturelle, et qu’elle a un même principe que celle-ci. Je sais qu’il y aura deux parties de nous-mêmes qui ne seront pas bien d’accord sur ce sujet. La raison, avec ses plus pures lumières, avec ses maximes d’équité et de justice, avec la connaissance naturelle de Dieu, avec les plus légitimes mouvements de la conscience, nous portera à reconnaître cette révélation, malgré la cupidité. La cupidité, avec ses passions, voudra démentir la raison, et alors il faudra voir si nous aimons mieux nous en rapporter à la raison, qui ne nous trompe jamais, à moins qu’elle ne soit séduite par la cupidité ; ou à la cupidité, qui trompe toujours notre raison par elle-même ; à ces maximes d’équité et de justice qui ne nous ont jamais fait faire de fautes, ou à l’intérêt qui nous en fait faire tous les jours ; aux mouvements d’une conscience qui nous empêcherait de commettre le mal si elle était crue, ou à des passions qui sont la cause de la plupart des malheurs qui nous arrivent, même dans le commerce de la vie civile, etc. Enfin, il faudra voir si nous voulons être des monstres, en soumettant les lumières de notre raison aux passions ; ou, si nous aimons mieux être des hommes, en soumettant nos passions aux lumières de notre raison. Il faudra dans la suite satisfaire aux difficultés des déistes.