Avec saint Ephrem († 373), qu’une légende vraisemblable a mis en rapport avec saint Basile, nous nous rapprochons du monde grec. Non pas que le moine syrien en ait eu la mentalité, mais parce que, dans les dernières années de sa vie, surtout à Edesse (363-373), il se trouva forcément mieux informé des disputes qui s’y produisaient et des décisions qui y étaient prises. Au reste, l’église syrienne orthodoxe n’a pas eu tort de le considérer comme son docteur par excellence. A tous égards, il la représente admirablement. Plus poète que théologien, et génie qui brille moins par la profondeur et la précision que par la grâce et la fécondité, il possède toutes les qualités comme tous les défauts de sa race. Il a su mettre des fleurs jusque dans la controverse, mais s’est peu inquiété d’enfoncer dans les problèmes soulevés par ses adversaires, gnostiques ou manichéens. La foi de l’Église, on va le voir, lui suffisait.
Saint Ephrem, en effet, est essentiellement un théologien qui veut être orthodoxe, et d’une orthodoxie ecclésiastique absolue. L’Église enseigne la vérité pleine et entière ; elle est l’ennemie de l’erreur ; elle défend contre les hérétiques la vérité des Écritures. C’est donc de sa bouche qu’il faut apprendre la doctrine de la foi. D’autre part, cette foi est contenue dans les Livres saints, et c’est le rôle de la théologie de les étudier et de les expliquer. Mais toute la vérité religieuse vient de ces deux sources, l’Écriture et l’Église. En dehors de là, notre auteur pense, qu’il est inutile ou plutôt nuisible de chercher : « Il y a dans l’Église une recherche pour ce qui est révélé : il n’y en a point pour ce qui est caché. » Les recherches n’aboutissent point et ne donnent pas le repos. « Celui qui croit ne cherche point : celui qui cherche ne croit point. » C’est assez dire le peu de cas que saint Ephrem fait de la philosophie et des philosophes. Quant à son exégèse, à lui, elle est plus littérale qu’on ne l’attendrait d’un poète, et tient bien le milieu entre la manière d’Antioche et celle d’Alexandrie.
Notre docteur s’exprime assez nettement sur la distinction des personnes de la Trinité, leur unité de substance, leur égalité et leur circumincession. N’oublions pas que son premier évêque, Jacques de Nisibe, avait assisté au concile de Nicée : « Que le Père, le Fils et le Saint-Esprit soient un (unum), crois-le et confesse-le ; qu’ils soient trois, n’en doute point. » Mais comment l’être divin peut-il être en trois sans être divisé, nous ne saurions le dire, puisque cet être ne nous est connu que par analogie. Toutefois, pour en donner quelque idée, saint Ephrem apporte la comparaison du soleil dont l’éclat, la lumière et la chaleur se compénètrent en lui tout en étant distincts entre eux. D’autre part son Testament — M. R. Duval en a contesté l’authenticité — contient la protestation suivante : « Si j’ai, dans mon cœur, tenu le Père pour plus grand que le Fils, qu’il n’ait point pitié de moi ; et si j’ai estimé peu de chose l’Esprit-Saint, que mes yeux s’obscurcissent devant Dieu. »
Le Fils est le fruit du Père, distinct de lui, mais un avec lui par la volonté, semblable à lui en essence, en nature, en puissance. Le Saint-Esprit vient du Père, mais le Fils aussi l’a émis et soufflé. Un passage cité par M. Lamy énonce positivement que le Saint-Esprit vient du Père et du Fils. Il n’a avec eux qu’une volonté et qu’une puissance.
Cette trinité divine a créé le monde et, en particulier, l’homme. L’homme est un microcosme, réunissant en lui les propriétés du monde visible et matériel et celles du monde spirituel. Au corps et à l’âme, comme éléments de l’homme, Ephrem joint parfois l’Esprit ; mais c’est de l’Esprit chrétien qu’il veut parler : il est, en réalité, dichotomiste. Écrivant de la formation de la première femme, il paraît admettre une sorte de traducianisme, l’âme d’Ève préexistant en Adam ; ailleurs toutefois, il exclut formellement cette théorie et se range plutôt au créatianisme. L’image et la ressemblance de Dieu dans l’homme consistent a) dans la liberté et le domaine de l’homme sur le reste de la création ; b) dans la disposition et l’aptitude de l’homme à recevoir les dons de Dieu ; c) dans la facilité de l’esprit humain à tout concevoir et à s’appliquer à tout.
Dans quel état ont été créés nos premiers parents ? Saint Ephrem le décrit d’après la Genèse. Ils étaient immortels, exempts de douleurs et de maladies, remplis de sagesse et de science, capables cependant d’éprouver la concupiscence, puisque, suivant notre auteur, la tentation par le serpent ne fut que l’occasion, non la vraie cause de leur chute, enfin revêtus d’une lumière surnaturelle qui leur cachait leur propre nudité, et que saint Ephrem paraît avoir regardée comme un reflet extérieur de leur grâce intérieure, car il dit que le baptême nous rend cette splendeur.
Ces dons furent perdus par la désobéissance d’Adam et d’Ève. Une double mort suivit leur péché, mort de l’âme immédiate, mort du corps différée. Cette chute a eu en nous son écho, car c’est elle qui nous a condamnés aux douleurs et à la mort. Mais saint Ephrem ne dit pas que le péché même d’Adam nous ait été transmis. En revanche, il insiste beaucoup, contre les manichéens, les gnostiques et les astrologistes, sur la persistance en nous de la liberté même après la chute. Ce n’est pas qu’il méconnaisse la nécessité du secours de Dieu pour le salut. Cette liberté est malade et Dieu seul peut la guérir ; si la grâce n’ouvre pas notre oreille, elle reste sourde aux exhortations divines. Nous avons besoin de lumière, de santé, de force : il faut les demander à Dieu. Cette grâce toutefois nous aide, elle ne nous nécessite pas : notre liberté reste entière.
Pour nous délivrer donc et nous guérir le Fils de Dieu s’est incarné. Contre Marcion et Bardesane, notre auteur établit la réalité du corps du Christ ; contre les ariens, il affirme l’existence en lui d’une âme humaine. Marie est vraiment la mère de Jésus, la mère de Dieu, vierge ante partum, in partu, post partum, dont le moine syrien se plaît à exalter le rôle et à célébrer l’absolue sainteté qu’il compare à celle de Jésus-Christ : « Toi seul et ta mère êtes absolument purs sous tout rapport ; car en toi il n’y a aucune tache et en ta mère aucune souillure. » Jésus est donc vraiment homme. D’autre part, il était Dieu : « Il était un de la divinité qui est en haut et de l’humanité qui est de la terre. » Il était un sans division, un en personne, un du Père et de Marie, un en humanité et en divinité, sans séparation, qui a accompli à la fois ce qui est de Dieu et ce qui est de l’homme. Saint Ephrem se sert quelquefois, pour exprimer cette union, du mot mêler, dont il ne faut évidemment pas trop presser le sens. La terminologie, comme on pouvait le prévoir, est peu précise ; telle qu’elle est, elle présente plutôt une teinte monophysite.
La sotériologie de notre docteur est fort vague. Au lieu de disserter sur l’acte rédempteur, il préfère décrire, dans un tableau poétique, la descente de Jésus-Christ aux enfers, et montrer comment il a arraché au démon et à la mort leur proie, c’est-à-dire Adam et le genre humain.
En revanche, son ecclésiologie est ferme et bien développée. C’est toujours avec enthousiasme que saint Ephrem parle de l’Église. Elle est, pour lui, l’épouse du Christ, la maison de Dieu, catholique et indéfectible, distributrice de la vérité et de la grâce. Jésus-Christ lui a donné le pouvoir de lier et de délier au ciel et sur la terre. Qui la méprise est perdu ; qui s’abrite en elle possède la vie. Dans cette Église une hiérarchie existe composée d’évêques, de prêtres et de diacres : ces directeurs de l’Église sont les successeurs des apôtres ; ils ont reçu le don du Saint-Esprit. Mais, à leur tête, il faut mettre saint Pierre, dont saint Ephrem exalte la primauté. Pierre est le fondement de l’Église, la source de la doctrine du Sauveur, le chef des disciples, l’héritier des trésors du Christ ; et encore le chef des apôtres, le gardien du troupeau, à qui les clefs ont été confiées : il est le principe du sacerdoce, de qui les prêtres reçoivent leur pouvoir de sanctification.
Ce pouvoir de sanctification s’exerce surtout dans la collation des sacrements. Saint Ephrem n’a pas sur les sacrements en général de vues précises ; mais il a parlé de quelques sacrements en particulier.
C’est dans son propre baptême que Jésus-Christ a institué le baptême chrétien : alors il a sanctifié les eaux ; à ces eaux il a mêlé sa grâce, le ferment qu’il était lui-même ; il les a achetées de son sang. Les eaux ainsi sanctifiées sont versées sur le baptisé pendant qu’on invoque les trois personnes divines. L’invocation d’une seule ne suffirait pas : le baptême donné par ceux qui nient la Trinité est nul. Les effets du baptême sont d’effacer les péchés, de rendre la lumière spirituelle et intérieure, la grâce perdue par la faute d’Adam, de faire du chrétien un membre du Christ et de l’Église. Ce dernier effet du baptême est persévérant : le chrétien est marqué du sceau du Christ.
Or, parmi les cérémonies du baptême, saint Ephrem distingue une double onction d’huile : l’une qui précède l’immersion, l’autre qui la suit. Il nomme cette dernière la perfection ou consommation du Christ, la compare à l’eucharistie, et lui assigne pour effet de fortifier le baptisé et de l’armer contre les ennemis de son salut. Il ajoute enfin que la matière de cette onction est le chrême. Nul doute qu’il ne s’agisse de la confirmation.
De l’eucharistie notre docteur a souvent parlé et, bien qu’il dise que « pour celui qui la mange sans foi elle n’est que du pain ordinaire » ; bien qu’il requière la foi pour que l’eucharistie ait sa valeur et produise ses effets, il n’en est pas moins très affirmatif sur la présence réelle et sur le fait que le pain et le vin sont devenus, par la consécration, le corps et le sang de Jésus-Christ. Le passage principal se trouve dans les Hymni et sermones (i, 413) : j’en citerai ici une bonne partie :
Jésus Notre Seigneur prit dans ses mains du pain — au commencement ce n’était que du pain, — le bénit, fit le signe de la croix dessus, le consacra au nom du Père et au nom de l’Esprit-Saint, le rompit et le distribua à ses disciples par parcelles ; dans sa miséricordieuse bonté, il appela le pain son corps vivant et le remplit de lui-même et de l’Esprit-Saint : étendant la main il donna à ses disciples le pain que sa droite avait consacré : Prenez, dit-il, mangez tous de ce que ma parole a consacré. Ce que je vous ai maintenant donné, ne croyez pas que c’est du pain ; recevez-le, mangez-le, ne le brisez pas en miettes. Ce que j’ai appelé mon corps l’est en réalité. La plus petite de ses parcelles peut sanctifier des milliers d’âmes, et suffit pour donner la vie à ceux qui la reçoivent. Recevez, mangez avec foi, sans hésiter, car c’est mon corps, et celui qui le mange avec foi mange en lui le feu de l’Esprit divin. Pour celui qui mange sans foi, ce n’est que du pain ordinaire, mais celui qui mange avec foi le pain consacré en mon nom, s’il est pur, il conserve sa pureté, s’il est pécheur, il obtient son pardon. Celui qui le repousse, le méprise et l’outrage, celui-là qu’il tienne pour certain qu’il outrage le Fils qui a appelé et fait réellement du pain son corps… Prenez et mangez-en tous ; par ce pain vous mangez mon corps, vraie source de la rémission… Après que les disciples eurent mangé le pain nouveau et saint, qu’ils eurent compris par la foi qu’ils avaient mangé le corps du Christ, Jésus continua à expliquer et développer tout le sacrement. Il prit le calice du vin et le mêla, puis il le bénit, fit le signe de la croix dessus, le consacra et confessa que c’était son sang qui allait être versé… En leur donnant (à ses disciples) le calice à boire, le Christ leur expliqua que le calice qu’ils buvaient était son sang : Ceci est mon vrai sang qui est versé pour vous tous, prenez, buvez-en tous, c’est le nouveau testament en mon sang. Vous ferez comme vous m’avez vu faire en souvenir de moi. Lorsque vous vous réunirez dans l’église en toutes contrées en mon nom, faites ce que j’ai fait en souvenir de moi, mangez mon corps et buvez mon sang, testament nouveau et ancien.
L’impression générale qui se dégage de ces lignes, surtout quand on fait la part de la poésie qui les pénètre, est évidemment que leur auteur est un réaliste convaincu. Cette conclusion résulte encore d’une singulière opinion de saint Ephrem, opinion qui n’est pas isolée dans ses œuvres. Dans le même morceau dont j’ai cité une partie, il prétend que Jésus-Christ, avant de donner à Judas le pain consacré, trempa ce pain dans l’eau « et de cette manière lava la bénédiction et l’enleva ». L’eucharistie n’est donc pas le corps de Jésus-Christ seulement pour la foi du fidèle, mais en réalité et objectivement.
Ce même passage nous dit quels sont, d’après notre auteur, les effets de la bonne communion. Il les mentionne encore ailleurs. Elle nous unit au Christ, nous purifie intérieurement et conserve en nous la pureté, nous garde contre la concupiscence et prépare la vie éternelle : elle est un viatique pour le moment de la mort.
Beaucoup moins complets sont les témoignages de saint Ephrem relatifs à la pénitence. Il parle, il est vrai, d’un aveu ou d’une confidence que l’on doit faire des fautes ou des embarras de sa conscience comme d’un moyen de s’éclairer et de se corriger ; mais on n’en saurait conclure qu’il s’agit ici de l’aveu sacramentel, si l’on remarque surtout que l’auteur s’adresse à des moines. En revanche, il reconnaît formellement à l’Église le pouvoir de remettre les péchés même en dehors du baptême, pouvoir dont l’exercice est conditionné par le regret du pénitent. L’ordre et le mariage ne sont mentionnés qu’en passant ; l’extrême-onction l’est peut-être au tome II, 541 B.
On peut d’ailleurs relever dans les écrits du saint docteur — écrits populaires ou ascétiques pour la plupart — une foule de traits concernant les croyances, la discipline et la piété chrétiennes à son époque et dans son milieu. Tels, la sanctification du dimanche, le signe de la croix, le jeûne et l’abstinence. La chasteté y est hautement célébrée. On y trouve que les anges gardiens nous fortifient et nous secourent dans les luttes spirituelles ; que les peuples ont leurs saints patrons qui les protègent ; qu’il faut fêter les martyrs ; qu’il est utile d’invoquer les saints afin qu’ils prient pour nous ; que l’on doit honorer en particulier Marie et saint Joseph ; vénérer les reliques comme des restes bénis dont la vertu est puissante ; qu’il est juste et fructueux de prier pour les morts et spécialement d’offrir pour eux le saint sacrifice.
Que si nous passons maintenant à la doctrine eschatologique du moine syrien, nous sommes dès l’abord frappés d’une contradiction qu’elle semble présenter sur la condition des âmes justes immédiatement après la mort. D’un côté, saint Ephrem enseigne que ces âmes entrent de suite dans la vie, dans la joie, dans le paradis, dans le ciel ; de l’autre, il dit non moins clairement que sans le corps ces âmes sont incapables d’exercer leurs facultés, de voir, d’entendre, de parler ; d’où il conclut que, jusqu’à la résurrection de leurs corps, leur bonheur est fort incomplet, et qu’elles n’habitent pas encore le lieu de la félicité parfaite. L’explication de cette contradiction apparente est probablement dans la division que notre docteur fait du paradis en trois parties, le sommet, les côtés, le bord. Il réserve le bord aux pénitents pardonnes ; mais on peut croire qu’il en fait aussi le séjour des âmes justes jusqu’au moment de la résurrection des corps, moment où elles gagneront le sommet de la bienheureuse demeure.
Quelques textes font penser que saint Ephrem a soupçonné l’existence d’un purgatoire ou de limbes intermédiaires entre le ciel et l’enfer. Il a, en tout cas, longuement établi, contre Bardesane, la possibilité, la convenance, la justice et le fait de la résurrection des corps. Cette résurrection sera suivie du jugement. Notre auteur divise, par rapport à ce jugement, les hommes en trois classes : ceux qui sont au-dessus du jugement (supra iudicium) : ce sont les justes parfaits ; ceux qui sont jugés (sub iudicio) : ce sont les justes imparfaits et les pénitents ; enfin ceux qui sont en dehors du jugement (extra iudicium) : ce sont les impies et les méchants. Le jugement étant achevé, tous les hommes, justes et pécheurs, traversent le feu qui sort du gouffre de l’enfer. Ce feu respecte les justes : il saisit et retient les damnés. Les premiers sont placés au ciel suivant leurs mérites, et leurs corps deviennent purs, subtils, élastiques. Les réprouvés, parallèlement, reçoivent un châtiment proportionné à leurs fautes. Ce châtiment sera-t-il éternel ? On a noté dans saint Ephrem deux textes qui jettent de prime abord quelque doute sur sa pensée à cet égard ; mais, en y regardant de près, on s’aperçoit qu’il y fait simplement une hypothèse impossible : ailleurs il enseigne nettement l’éternité des peines aussi bien que celle des récompenses.