Dans le paragraphe précédent, on a considéré la hiérarchie ecclésiastique comme un pouvoir de gouvernement. Le Pseudo-Denys, lui, la considère plutôt comme un pouvoir de sanctification : l’évêque, le prêtre, le diacre sont des hiérurges. Il leur appartient donc d’initier aux mystères, de conférer les sacrements, signes sensibles, images des choses intelligibles et qui nous conduisent à elles. Denys compte et explique six de ces signes ou mystères : le baptême, la confirmation ou onction, l’eucharistie, l’ordre, la profession monastique et les funérailles. Cette liste sera répétée par d’autres auteurs : remarquons seulement qu’à l’exemple de saint Cyrille, Denys groupe ensemble les trois sacrements de l’initiation chrétienne, le baptême, la confirmation et l’eucharistie.
A propos de l’eucharistie et du baptême, Isidore de Péluse observe explicitement qu’ils ne sont point souillés par l’inconduite du ministre qui les confère. Mais une autre question se pose : Que valent les sacrements donnés par les hérétiques ? C’est une question à laquelle, en Orient, on n’est pas encore absolument d’accord au ve siècle pour faire une réponse identique ; et d’ailleurs on y distingue entre hérétiques et hérétiques. Le concile de Nicée (can. 8) avait admis le baptême et l’ordination des novatiens, et exigé seulement qu’ils fussent réconciliés par l’imposition des mains. En revanche, il avait tenu pour nuls le baptême et l’ordination des paulianistes (can. 19). Quant aux clercs ordonnés par le schismatique Mélèce, il avait statué qu’ils seraient « confirmés par une imposition des mains plus sainte », μυστικωτέρα χειροτονίᾳ βεβαιωϑέντεςa, cérémonie supplémentaire où l’on peut voir non une réordination, mais une affirmation des droits du patriarche d’Alexandrie.
a – Sozomène dit que l’évêque d’Alexandrie, Pierre, rejetait le baptême des méléciens.
Ceci pour le ive siècle. Mais au ve, en Syrie, on n’avait pas de doctrine fixe. Le canon 68 des apôtres déclare que tout évêque, prêtre ou diacre, qui aura reçu de quelqu’un une seconde ordination, sera déposé, avec celui qui l’aura réordonné, à moins qu’il ne prouve qu’il avait reçu sa première ordination des hérétiques : « car il n’est pas possible que ceux que les hérétiques baptisent et ordonnent soient fidèles et clercs » : Τοὺς γὰρ παρὰ τοιούτων (αἱρετικῶν) βαπτισϑέντας ἢ χειροτονηϑέντας οὔτε πιστοὺς οὔτε κληρικοὺς εἶναι δυνατὸν. L’auteur de ce canon, en conformité d’ailleurs avec les Constitutions apostoliques (vi, 15), n’admet donc pas la valeur du baptême et de l’ordination des hérétiques. Seulement, comme les apôtres sont censés parler, nulle distinction n’est faite entre les hérétiques, encore qu’il ait pu en exister une. — Au contraire, l’anonyme qui a écrit, au ve siècle et dans le patriarcat d’Antioche, les Quaestiones et responsiones ad orthodoxes qui se trouvent entre les Spuria de saint Justin, se contente d’exiger, pour les sacrements conférés par les hérétiques, certains correctifs qui les légitimeront sans qu’on les réitère. Dans la question 14e, il constate d’abord qu’en fait, on ne renouvelle pas le baptême et les ordinations des hérétiques. Or, demande-t-il, si le baptême conféré par les hérétiques est faux et vain (ἐψευσμένον καὶ μάταιον), pourquoi ne baptise-t-on pas à nouveau l’hérétique qui se convertit ? Pourquoi reçoit-on son ordination comme valide (βεβαία) ? Et il répond que l’hérésie du converti est guérie par sa nouvelle profession de foi, son baptême par l’onction du saint-chrême, son ordination (βεβαία) par une imposition des mains (χειροτονία). Sur cette χειροϑεσία il ne fournit pas d’autre détail.
Il n’y a donc pas, en Syrie, dans la première moitié du ve siècle, de doctrine arrêtée sur la valeur des sacrements des hérétiques. Cette incertitude fait que le patriarche d’Antioche, Martyrius (460-470), s’adresse à Constantinople pour avoir une direction sur ce point. La réponse de Constantinople s’est conservée. Elle dit qu’à Constantinople on reçoit comme valide le baptême des ariens, macédoniens, sabbatiens, novatiens, quartodécimans et apollinaristes : ils sont réconciliés par l’onction du chrême ; mais on n’accepte pas leurs ordinations de prêtres, diacres, sous-diacres, chantres et lecteurs : ceux qui les ont reçues sont considérés comme simples laïcs. Quant aux eunomiens, montanistes, sabelliens et tous autres hérétiques, on n’admet même pas leur baptême : ceux qui l’ont reçu sont regardés comme païens.
En somme, à Constantinople, on était plus exigeant pour l’ordination que pour le baptême, puisqu’on y repoussait les ordinations de tous les hérétiques sans exception. Allait-on maintenir cette ligne de conduite vis-à-vis des nouvelles sectes, nestoriennes et monophysites, qui avaient surgi ? Il ne paraît pas qu’on l’ait fait d’abord. Les monophysites eux-mêmes, Timothée II d’Alexandrie et Sévère d’Antioche ne la suivent pas à l’égard des dyophysites qui se convertissent à leur secte.
[Un schisme se produisit même à cette occasion dans l’église monophysite d’Alexandrie. Quelques exaltés refusèrent de reconnaître les ordinations faites par le catholique Proterius, prédécesseur de Timothée, et repoussèrent la communion de celui-ci. Ces détails fournis par Sévère et par une prétendue lettre de Philoxène à Abou-Niphir sont suivis, dans ce dernier document, d’une théorie de l’auteur (monophysite) sur la valeur des sacrements des hérétiques conforme à celle des donatistes que rapporte saint Augustin. Le baptême et l’ordination conférés par les hérétiques occultes sont valides, conférés par les hérétiques déclarés sont nuls.]
Sévère, en particulier, ne veut pas que l’on réconcilie les dyophysites repentants par la confirmation : il juge que même ce sacrement est valide chez les catholiques. Plus tard, le patriarche de Constantinople, Jean le Scolastique (565-577), voulut changer cela, et, après avoir admis quelque temps la validité des ordinations monophysites, tenta d’imposer par la force quelques réordinations épiscopales et autres. Sa tentative échoua contre la résistance des victimes et le désaveu de l’empereur. Au début du viie siècle, le prêtre Timothée écrit son De receptione haereticorum. Il y divise les hérétiques à réconcilier en trois classes : ceux dont il faut renouveler le baptême, ou plutôt qui ont besoin d’être baptisés ; ceux que l’on doit oindre du saint-chrême, c’est-à-dire confirmer ; enfin ceux dont le baptême et la confirmation sont valides, et qui doivent seulement anathématiser leurs erreurs. Parmi les premiers, au milieu d’hérétiques peu connus, il nomme les marcionites, les saccophores et encratites, les sectateurs de Valentin, de Basilide, les nicolaïtes, les montanistes, les manichéens, les eunomiens, les partisans de Paul de Samosate, de Photin et de Marcel d’Ancyre, les sabelliens, les simoniens et anciens gnostiques, les partisans de Pélage et de Celestius (à qui l’auteur attribue des doctrines manichéennes). — Dans la seconde catégorie, ceux qui doivent être confirmés, sont rangés les quartodécimans, les novatiens ou sabbatiens, les ariens, les macédoniens, les apollinaristes. — Enfin dans la troisième, dont on accepte le baptême et la confirmation, Timothée met les méléciens. les nestoriens, les diverses sectes monophysites, les messaliens et euchytes.
Les nouveaux hérétiques étaient en somme mieux traités que les anciens, puisqu’on accepte tous leurs sacrements ; et à cette différence de traitement il est difficile de trouver toujours une explication, par exemple en ce qui concerne les apollinaristes. Il est remarquable de plus que Timothée ne parle pas de la réordination des hérétiques que la lettre à Martyrius y avait soumis. Même silence, cette fois sûrement intentionnel, dans le canon 95 du concile quinisexte (692). Ce canon ne fait que reproduire la réponse à Martyrius, mais en l’amputant de ce qui regarde la réordination des ariens, macédoniens, sabbatiens, novatiens et apollinaristes. La discipline grecque tendait donc de plus en plus à accepter la validité des ordinations conférées par les hérétiques. C’est la solution qui fut consacrée dans la première session du VIIe concile général (787). Après une enquête patristique qui paraît bien avoir été partiale, le patriarche Tarasius y fit décider que les clercs ordonnés par les iconoclastes et revenus à l’orthodoxie seraient admis, sans réordination, à exercer leurs ordres.
A l’époque dont nous parlons, la théologie du baptême est à peu près achevée et ne fait que des progrès insensibles. Saint Cyrille distingue avec soin le baptême. de Jésus de celui de saint Jean, et donne à celui-ci une place intermédiaire entre les ablutions des juifs qu’il surpassait en dignité, et le baptême chrétien auquel il était un acheminement (παιδαγωγικόν). De ce baptême chrétien Denys expose par le menu les cérémonies. On y remarquera l’importance donnée à la bénédiction de l’eau que sanctifient « les saintes épiclèses » (ταῖς ἱεραῖς ἐπικλήσεσι). Théodoret avait déjà dit plus énergiquement : τῆς ϑείας ἐπικλήσεως ἁγιαζούσης τῶν ὑδάτων τὴν φύσιν. C’est la tradition de saint Cyrille de Jérusalem qui continue de s’affirmer.
Quant aux effets du baptême, nos auteurs ne font qu’en répéter et en amplifier l’expression, peut-être en insistant plus que leurs devanciers sur la vie divine et la grâce dont le sacrement est le principe pour le baptisé : « Le baptême, écrit Cyrille d’Alexandrie, nous purifie de toute souillure, nous fait les temples saints de Dieu, participants de sa nature divine par la communication du Saint-Esprit », τῆς ϑείας αὐτοῦ φύσεως κοινωνοὺς διὰ τοῦ ἁγίου πνεύματος.
Le baptême est d’ordinaire suivi immédiatement de la confirmation, ou onction de l’huile parfumée, cérémonie nécessaire, remarque Théodoret, puisqu’on y soumet les novatiens qui la négligent, quand ils reviennent à l’Église. Cette huile a été préalablement bénite par l’évêque par une prière consécratoire (τελουμένη εὐχή). Le Pseudo-Denys dit seulement que l’évêque oint et marque (en forme de croix) le baptisé (τῷ ϑεουργικωτάτῳ μύρῳ τὸν ἄνδρα σφραγισάμενος) : les Constitutions de l’Église égyptienne (xvi, 18-20) présentent un rite plus compliqué. L’évêque impose d’abord les mains au candidat, puis il l’oint au front, cette onction comportant elle-même une seconde imposition des mains. La formule qui accompagne l’onction est la suivante : « Ungo tu oleo sancto per Deum patrem omnipotentem et Iesum Christ uni et Spiritum sanctum. »
L’effet de cette cérémonie est de compléter l’initiation baptismale, de parfaire le baptisé et de l’unir au Saint-Esprit.