Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 13
Ruine des châteaux, joie de Genève, délivrance de Bonivard

(De Février à fin Mars 1536)

9.13

Entrevue entre Berne et Genève – Les châteaux sont brûlés – Cercle de feu – Destruction de Peney – Esprit de paix dans Genève – Election des syndics – L’armée s’avance – L’armée délibère – Les Français en Savoie – Ils s’emparent des Etats du duc – Le duc tombe et Genève s’élève – Prétentions des Bernois, fermeté des Genevois – Conquête de Vaud – Bonivard à Chillon – Genève et Berne veulent le délivrer – Ils canonnent Chillon – La garnison se sauve, Chillon se rend – Délivrance de Bonivard – Un autel de l’Évangile et de la liberté

Maintenant il devait y avoir une entrevue entre les libérateurs et les délivrés. Berne et Genève, qu’unissait une foi commune, devaient se saluer mutuellement. Les membres de ces deux républiques s’aimaient alors, non seulement comme des alliés mais comme des frères. Le jeudi 3 février, le conseil des Deux-Cents se réunit, beaucoup d’autres citoyens y accoururent, la salle était comble. Nægueli parut, entouré de ses principaux officiers et des représentants des conseils de Berne. La joie éclatait dans l’assemblée, et tous les regards se fixaient sur le vaillant général. « Il y a longtemps, très honorés seigneurs, dit-il, que nous avons ouï vos plaintes. Pendant vingt mois nous n’avons cessé de faire de grands efforts à Lucerne, à Bade, à Aoste même. Ayant alors épuisé les moyens de la paix, nous avons tiré l’épée, et l’ennemi a fui de a toutes parts. Maintenant nous ferons tout ce que vous nous commanderez, car nous sommes ici pour accomplir les serments qui unissent Genève et Berne. » Ce noble langage émut l’assemblée. « Dieu vous le rende ! » dit le premier syndic. Puis voulant que l’œuvre fût parfaite, il ajouta : « Maintenant, Messieurs, marchez plus outre ; pour suivez l’ennemi jusques au bout ; nous sommes prêts à vous donner tout le secours nécessaire. » Il fut décidé que l’armée s’emparerait, d’un côté, du Chablais, sur la rive gauche du lac, et pousserait, de l’autre côté, jusqu’à Chambéry. Dans toutes ces contrées on répandrait la Parole de Dieua.

a – Registres du Conseil du 3 février 1536. — Froment, Gestes de Genève, p. 210, 211, 213.

Il y avait auparavant une autre œuvre à terminer. Les châteaux avaient entravé pendant des siècles la civilisation, et plus tard l’Évangile. C’était du haut de ces nids, quelquefois suspendus aux rochers, que les vautours s’élançaient sur la plaine. On avait vu des évêques même supplier les princes de détruire ces constructions d’inspiration diabolique, pour l’amour de Dieu et en l’honneur de « sainte Marieb ! » L’évangélique Nægueli allait le faire, et dorénavant le laboureur guiderait en paix sa charrue au milieu de ses champs, dont il n’aurait plus à craindre de voir ravir les trésors.

b – Lettre de Fulbert, évêque de Chartres, au roi Robert. — Guizot, Civilisation en Europe, p. 313.

La population des châteaux avait disparu ; la terreur des Bernois avait dépeuplé la contrée. Hommes, femmes, enfants s’étaient sauvés dans les chétifs chalets du Salève, des Voirons, du Môle, du Jura. Les prêtres et les moines eux-mêmes, abandonnant les cures et les couvents, avaient jeté leurs soutanes, et pris des habits de paysans. « Pas un, par tout ce pays, n’osait se donner pour prêtre ou pour moine. » De temps en temps, un d’eux sortant de sa cachette, vêtu d’une jaquette grise, entrait mystérieusement dans quelque cabane à demi abandonnée, et s’informait, auprès de quelque paysan effrayé, de ce que faisait dans le pays « l’ours de Berne. Mais prenez garde, ajoutait-il, de ne dire à personne que je suis prêtre. » Les despotes cléricaux et laïques du moyen âge apprenaient à leur tour ce que c’est que trembler.

Enfin une grande scène de désolation, qui devait être la dernière, commença. Un jugement — ne peut-on pas dire un jugement de Dieu ? — s’accomplit. On vit luire, d’abord çà et là, quelques flammes, puis, en peu de temps, un immense incendie. Des escouades, composées de Bernois et de Genevois, sortaient de la ville ; les uns allaient à droite, les autres à gauche ; quelques antiques murailles, quelques vieilles tours leur servaient de point de mire. « C’est de là, disaient les Genevois, c’est de là que sont souvent sortis, pour se jeter sur nous, le brigandage et la mort ! » On entourait l’édifice ; les plus impétueux pénétraient dans l’intérieur ; ils y mettaient le feu, et quand les flammes avaient pris, ils allaient à une autre exécution. Ces escouades étaient suivies d’une troupe nombreuse d’hommes, de femmes et de garçons qui avaient aussi leur rôle dans l’affaire. La justice de Dieu passait sur la contrée, comme autrefois sur la terre de Canaan. Les châteaux de Gex, de Gaillard, de Jussy, ces terribles fléaux de Genève ; ceux de Coppet, de Prangins, de Bellerive, de Vilette, de Ville-la-Grand, et plusieurs autres, étaient la proie des flammes. Il y en eut en tout, selon Froment, cent vingt à cent quarante. La ville était quelquefois entourée par un cercle de feu. Plus l’offense avait été longue, cruelle, plus le châtiment était terrible. Nul n’était mis à mort ; mais ces repaires féodaux, qui s’écroulaient au milieu des flammes, étaient comme un sacrifice offert, par les Suisses, aux mânes des citoyens immolés par les anciens possesseurs.

Il était surtout un château dont les Genevois désiraient la ruine, c’était Peney. Le 8 février, des Bernois accompagnés de quelques cavaliers et de quelques artilleurs de Genève partirent pour cette exécution. Le sang répandu par les Peneysans et leurs innombrables violences faisaient crier de tous côtés : « Point de grâce pour Peney ! » La forteresse presque abandonnée fut facilement occupée. Un feu fut allumé dans cette cour, où des victimes avaient été cruellement torturées. Bientôt le château fut en flammes ; il ne resta que des tours démantelées, des murailles noircies, mais ce n’était pas assez ; ces pans de mur semblaient encore coupables ; les Genevois démolirent entièrement cette sinistre ruine, et maintenant on n’en trouve plus trace. Toute la contrée était enfin nettoyée d’un brigandage séculaire ; mais, nous le répétons, il ne paraît pas qu’un seul des gentilshommes ou de leurs gens, ait payé ses crimes de la mort, ou seulement de la captivité. La devise de Genève et de Berne pendant cette remarquable expédition fut :

Épargnons les tyrans ; abattons leurs repairesc.

c – Registres du Conseil des 14 mars et 4 avril. — Froment, Gestes de Genève, p. 211, 212. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 61. — Stettler, Chronik, p. 82.

En même temps la paix régnait au dedans. Un esprit de pardon semblait être descendu sur Genève. Le bonheur élargissait tous les cœurs. Le dimanche 6 février, le prêche se fit dans les diverses églises, par les réformateurs ; après quoi, la grande cloche, la Clémence, réservée pour les occasions solennelles, appela le peuple tout entier dans Saint-Pierre. Ce fut comme le premier jour de la nouvelle république. « Citoyens, dit l’un des syndics, pour que cette ville prospère, il faut croire ce que l’Évangile enseigne, et vivre selon ce qu’il commande. Ainsi donc (ceci est notre nouvelle ordonnance), que toutes les haines soulevées pendant la guerre soient éteintes ; que toutes les offenses soient pardonnées ; toutes les querelles, oubliées ; tous les procès, annulés. Laissons-là tous les noms odieux ! Que nul ne dise plus à l’autre : Tu es un papiste ! ou celui-ci à celui-là : Tu es un luthérien !… Mais que tous vivent selon le saint Évangile de Dieu ! » — Tel était le premier fruit de la Réformation. — « Oui ! oui ! » s’écria le peuple. Puis on procéda à l’élection des quatre syndics qui devaient se trouver à la tête de la nouvelle république. L’assemblée élut l’énergique Claude Savoye, l’aimable et persévérant Ami Porral, le zélé Etienne de Chapeaurouge, hommes décidés pour la Réformation, mais surtout hommes politiques. Le peuple voulut avoir parmi ses premiers magistrats un homme purement évangélique, et nomma Ami Levet, le mari de la pieuse Claudine, quoiqu’il ne fût pas au nombre de ceux que le sénat proposait. Plus tard les Deux-Cents élurent les vingt-cinq membres du conseil, et Balard, ainsi que Richardet, catholiques romains, mais bons citoyens, furent maintenus dans leur place. Au moment du plus grand enthousiasme, Genève se montrait juste et sans esprit de parti, ce qui se rencontre rarement dans les annales des peuplesd.

d – Registres du Conseil du 6 février. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 62. — Dès ce jour les registres rédigés jusqu’alors en latin le sont en français. — Au vieil âge succède l’âge nouveau.

Déjà la veille, Nægueli, à la tête de l’armée, augmentée d’un contingent genevois, s’était mis en route, afin de poursuivre sa victoire jusqu’à Chambéry et plus outre. Des pensées peut-être ambitieuses s’agitaient alors dans quelques Bernois. Pour le triomphe de la Réformation, se disaient-ils (peut-être pourrait-on dire pour la grandeur de Berne), il faut que la Savoie soit conquise, et même le nord de l’Italie. Qu’au centre de l’Europe, des deux côtés des citadelles colossales des Alpes, se forme une grande confédération de peuples indépendants et évangéliques, qui répandra dans l’Allemagne, la France et la péninsule italique, la liberté, la vérité. Ainsi donc jusqu’à Chambéry et plus outre !… »

Le rêve devait à l’instant même s’évanouir. Le général chevauchait en avant, calme et pensif, suivi de quelques officiers. Il retourne la tête… et ne voit plus d’armée. Nægueli se lance au galop du côté de Genève, il découvre ses soldats dans une vaste prairie, où formés en carré, ils délibèrent démocratiquement. D’où vient cette indiscipline militaire ? Les soldats, contents d’avoir délivré Genève, ne se souciaient point de suivre dans ses hardis desseins leur intrépide capitaine. Ils délibéraient donc, comme dans leurs vallées. Marcheront-ils en avant ou retourneront-ils en arrière ? — « A Berne !, criaient plusieurs, aux prairies ! aux troupeaux ! aux montagnes ! » Nægueli parvint pourtant à faire marcher sa troupe. N’était-il pas le bon Franze ?

e – Mémoires de Pierre-Fleur, p. 146.

Le samedi 12 février, l’avant-garde suisse se trouvait à Rumilly, près du lac du Bourget, à huit lieues de Chambéry, quand le grand prévôt de Paris, M. de Villebon, arriva en grande hâte au camp. « Le roi, mon maître, dit-il, a querelle contre le duc de Savoie, son oncle, à cause des droits de sa mère. Hier, 11 février, il a signé à Lyon, la commission donnée à l’amiral de France, sire de Brion-Chabot, pour attaquer la Savoie. Huit cents lances françaises, mille chevau-légers, douze mille fantassins, six mille lansquenets, deux mille aventuriers français, trois mille Italiens et une bonne artillerie vont entrer dans les terres du duc ; et quand la Savoie sera conquise, l’armée française envahira le Piémont. Je vous demande donc, au nom du roi, de ne point passer outre. » Nægueli, déjà ébranlé par les demandes de ses soldats, répondit que puisque le roi de France avait des droits sur ces contrées, les Suisses arrêteraient leur marchef.

f – Guichenon, II, p. 212. — Froment, Gestes de Genève, p. 214. — Stettler, Chronik, p. 85. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 61.

D’autres mains que celles de la Suisse devaient porter les derniers coups destinés à assurer la Réformation et l’indépendance de Genève. A peine Villebon fut-il de retour à Lyon, que l’armée de François Ier s’avança, prit la Bresse, la Savoie, puis envahit le Piémont et ensuite le Milanais. Le duc, toujours irrésolu, n’avait pris aucune mesure pour arrêter les Français. En vain appela-t-il au dernier moment Medici à son aide, ce capitaine, qui n’avait pu perdre Genève, ne put sauver le Piémont. Charles III abandonné de l’Empereur, son beau-frère, se vit, après avoir mis trente ans de sa vie à traquer Genève, dépouillé en quatre mois de ses États, où il ne rentra jamais, et acculé aux bords de la Méditerranée. Tous les malheurs l’accablèrent à la fois. Son pays était ravagé par la peste ; ses amis se tournaient contre lui ; l’Empereur se montrait sans pitié à son égard ; son fils, héritier de la couronne, lui était enlevé par la mort ; sa belle et orgueilleuse épouse, la Portugaise Béatrice, frappée au cœur par tant d’infortunes, succombait à une maladie de langueur. De tous ses États, on ne lui laissa que le val d’Aoste, Nice et deux ou trois autres villes. Seul, effrayé, ce malheureux prince menait une vie languissante. Il regrettait son fils, regrettait sa femme, regrettait ses États. Son imagination frappée l’entourait de fantômes ; Genève qui développait, sans obstacle, sa glorieuse et nouvelle existence, était pour lui comme un spectre vengeur. Il tomba malade ; il avait des sueurs, des frissons ; ses yeux s’obscurcissaient ; sa face était blême ; une fièvre lente le consumait. Après un supplice de vingt-trois années, la mort, suite de ses revers et de sa tristesse, mit fin à la douloureuse existence du grand ennemi de l’indépendance genevoise et de la Réformationg. Son fils, Emmanuel-Philibert, grand caractère, récupéra ses États ; mais ayant beaucoup de maux à réparer, il suivit à l’égard de Genève une politique pacifique. Quarante-quatre ans de paix permirent à la Réformation et à la nouvelle république de se fortifier et s’organiser. Dieu donne aux peuples et aux Églises dont il veut se servir, le temps nécessaire à leur développement.

g – Costa de Beauregard, Mémoires de la maison de Savoie, p. 323 à 3î7. — Du Bellay, Guichenon, Calvin, passim.

Pendant que ces choses se passaient, des dangers, moins apparents sans doute, mais aussi grands qu’inattendus, menaçaient Genève. Les Bernois désirant tirer avantage du secours accordé à la petite république, leurs ambassadeurs mirent en avant des prétentions étranges, qu’ils affichèrent un peu plus tard vis-à-vis de Lausanne et du pays de Vaud, et qui alors furent trop facilement satisfaites. Les seigneurs de Berne, sans craindre qu’on leur reprochât de n’avoir consulté, dans leur expédition, que leur intérêt propre, insinuèrent au conseil de Genève qu’ils devaient avoir leur récompense, et demandèrent que les droits et prérogatives de l’évêque et du duc leur fussent transférés. Cette demande révolta la fière indépendance des Genevois, et ils rejetèrent la souveraineté de Berne, avec autant de décision que celle de la Savoie : « Si nous avions voulu nous donner des maîtres, répondirent-ils fermement, nous nous serions épargné toutes les peines, les dépenses et le sang que nous avons prodigués, pour assurer notre indépendance. » Berne dut céder devant une résolution qui paraissait être inébranlable. Quand Nægueli rentra dans Genève, après avoir pris le fort de l’Écluse à son retour de sa courte campagne, il fut étonné d’y trouver un accueil froid et embarrassé, bien différent de la réception enthousiaste des premiers jours. Le noble général, qui n’aimait pas de telles discussions, ordonna immédiatement le départ de l’armée.

Il avait encore une grande œuvre à accomplir. Conformément aux ordres du gouvernement bernois, il devait briser le double joug du pape et du duc, qui pesait sur le pays de Vaud. Ses hommes d’armes s’avancèrent dans ces contrées, et nul ne leur résista. Nægueli prit Yverdon, où s’était fortifié l’intrépide Mangerot. Bientôt villes, villages et châteaux se soumirent. Quelques villes, fatiguées de la domination savoyarde, souhaitaient l’annexion à Berne. D’autres, Lausanne en particulier et quelques populations rurales, voulaient maintenir tous leurs droits ; les Bernois promettaient le respect des franchises ; on céda. Quoi qu’il en soit, ce fut une œuvre salutaire que celle d’enlever au pape et de réunir à la Suisse ces belles contrées qui s’étendent du lac de Genève à celui de Neuchâtel. Nægueli rentra avec calme dans Berne, et ses soldats, glorieux de cette campagne d’un mois, qui devait avoir de si importantes conséquences, firent éclater leur joie, et terminèrent leurs chants par ce vers :

Respecte l’ours… ou bien — crains les oursonsh !

h – Chant de la guerre de Genève — Mémoires de Pierre-Fleur. p. 148-152.— Stettler, Chronik, p. 87.

L’œuvre semblait accomplie. La cité de la Réformation tressaillait de joie et s’enivrait d’air, d’Évangile et de liberté. Toutefois il y avait çà et là des tristesses, des regrets. Bien des cœurs étaient dans l’angoisse, et plusieurs portaient avec chagrin leurs regards du côté de Chillon, où depuis près de six ans languissait Bonivard. Il avait tant fait pour donner à Genève la liberté, et lui seul n’était pas libre ; il languissait étroitement enfermé dans l’enceinte de ces rocs, dont les cavités s’abaissant au-dessous du lac, forment un gigantesque sépulcre. Un soupirail y laissait pourtant entrer un faible rayon de lumière, et le prisonnier, en tournant lentement autour de la colonne, à laquelle une chaîne l’attachait, aimait à porter de ce côté ses regards, et contemplait parfois, dit la tradition, un petit oiseau, posé sur les barres de fer de cette étroite ouverture ; mais au moindre bruit, l’oiseau s’envolait dans le bois qui s’élève derrière le château, ou fuyait en planant sur les eaux du lac. Le volatile était libre, mais Bonivard était dans les chaînes. « J’avais tel loysir de me pourmener, dit-il, que j’empreignis un chemin en la roche, comme si on l’eût fait avec un marteli. » Au moment où la main perfide de ses ennemis l’avait saisi, il s’était écrié : « Je vais seul, avec Dieu, subir ma passion ! » Et il la subissait. Mais tandis que son corps et son cœur souffraient, son esprit travaillait. Nous avons, écrites de sa main, quelques-unes des pensées qui l’occupaient alors : Vis en te souvenant de la mort. — Le courage s’accroît par les blessures, et d’autres semblables. Depuis cinq ou six mois, les parlementaires de Genève, traîtreusement saisis à Coppet, étaient aussi renfermés dans Chillon, mais non dans le souterrain.

i – Ce chemin est bien connu de tous ceux qui ont visité Chillon.

De telles iniquités ne pouvaient être tolérées. Berne reprit ses bâtons de feu, et Genève prépara ses nefs. Le 20 mars, cent hommes d’armes montaient sur quatre barques armées en guerre et sur d’autres embarcations. Les conseils genevois en avaient donné le commandement à l’actif François Favre et à François Chamois. Tous les citoyens eussent voulu se porter eux-mêmes à Chillon pour mettre en liberté Bonivard et les plénipotentiaires. Aussi le jour du départ, chacun quittait sa demeure, et d’une foule émue, assemblée près du Rhône, s’élevait de toutes parts ce cri : « Sauvez les captifs ! »

Un dimanche matin, — c’était le 26 mars, — Bonivard étant, comme toujours, au fond de son souterrain, prêta l’oreille. Il lui sembla entendre un bruit inaccoutumé ; il ne s’était pas trompé ; de fortes détonations, encore lointaines, retentissaient jusque sous la voûte de la prison. Que se passait-il ? C’était l’artillerie de Berne qui, arrivée à Lutry, entre Lausanne et Chillon, annonçait sa présence. Mais ce signal de la délivrance devait être pour le malheureux Bonivard et les trois parlementaires le signal de la mort. « Si les Bernois se présentent devant la place, avait écrit le duc de Savoie au gouverneur, vous donnerez deux estrapades de cordes aux prisonniers de Genève, et après cela vous les exécuterez irrémissiblementj. » Le duc entendait que les libérateurs ne trouvassent que des cadavres.

j – Msc. de Bonivard. — Mémoires d’Archéologie, IV, p. 207. — Mémoires de Pierre-Fleur, p. 153.

Le lendemain, 27 mars, Chillon était cerné. Berne avait rangé ses troupes et braqué ses canons au-dessous du village de Veytaux, entre le château et Montreux. Les Valaisans, quoique catholiques, avaient aussi pris les armes pour chasser le duc de leur voisinage, et avaient placé leur artillerie du côté de Villeneuve ; les Genevois entouraient le château du côté du lac. La canonnade commença. Le gouverneur comprit que toute résistance était inutile, et, la nuit arrivée, il demanda à parlementer. Nægueli, Favre et quelques autres chefs, réunis entre le château et les batteries bernoises, au pied d’un rocher escarpé, reçurent ses députés ; mais comme on ne pouvait se mettre d’accord, la conférence se prolongea. Les hommes de la garnison se souciant peu de tomber dans les mains des Suisses, résolurent de profiter de ce moment de répit et des voiles de la nuit, pour s’échapper. Ils se glissent silencieusement sur la grande galère ; pas un cri, pas un bruit d’armes ne se fait entendre, et s’étant tous ainsi mystérieusement évadés, ils voguent rapidement vers la Savoie. Favre l’ayant appris, monte aussitôt sur sa barque amarrée au rivage, et la précipite à la poursuite de l’ennemi ; mais avant qu’il l’atteigne, les hommes de la garnison ont jeté leurs canons au lac, mis le feu au navire, et descendant à Lugrin, se sont élancés dans les Alpes savoyardes, au-dessous des dents d’Oche. Emmènent-ils avec eux Bonivard et les trois parlementaires ? C’est la question que l’on se pose. Favre inquiet, vire le cap au nord, et retourne à Chillonk.

k – Msc. de Bonivard. — Mémoires d’Archéologie, IV, p. 207. — Mémoires de Pierre-Fleur, p. 153. — Registres du Conseil du 29 mars 1536.

Au moment où il arriva, le gouverneur venait de se rendre. Nægueli, en partant de Berne, lui avait écrit qu’il répondait sur sa tête de la vie des prisonniers ; il avait donc quelque espoir de les retrouver. Favre, Chamois et les autres Genevois descendent en hâte de leurs barques, entrent dans le château, et bientôt ils embrassent les trois parlementaires. Mais Bonivard ?… On prend les clefs du souterrain ; on ouvre une porte basse, on entre. C’est la salle des exécutions ; sous une voûte grossière se trouvent les roues, les haches, l’estrapade, les cordes, tous les horribles instruments avec lesquels on disloquait et l’on tuait les hommes. Les Genevois, sans s’arrêter, courent à la porte du souterrain, détachent les barres, font rouler les verroux. Les amis du prieur de Saint-Victor franchissent le seuil, se précipitent sous les voûtes obscures, arrivent à la colonne. — « Le voilà ! il vit ! » Bonivard tombe dans leurs bras. Ses amis pourtant avaient peine à le reconnaître. Ses traits altérés par les souffrances, sa longue barbe en désordre, ses cheveux qui recouvraient ses épaules avaient changé son apparencel. — « Bonivard, lui dit-on, Bonivard, vous êtes libre ! » — Le prisonnier qui semble sortir d’un long sommeil, ne pense pas à lui-même ; sa première parole est pour la ville qu’il a tant aimée. « Et Genève ? dit-il.— Genève l’est aussi. » Ses chaînes lui sont ôtées, et guidé par ses amis, il franchit la porte de la vaste prison. La vive lumière qui lui apparaît blesse ses regards, qui en ont été privés tant d’années, et il les retourne involontairement vers les ténèbres du souterrain. Pourtant il se remet et dit adieu à son sépulcre. La foule le contemple quelques moments avec émotion ; puis elle se précipite dans cette place lugubre où le malheureux a si longtemps gémi. Chacun veut la voir, et pendant bien des siècles le voyageur la visitera. L’illustre prisonnier était délivré ; la dernière forteresse de la tyrannie était prise ; la victoire de la Réformation était accomplie. Celui qui parcourt les rives pittoresques de Montreux n’arrêtera plus ses regards sur ces antiques murailles, sortant des eaux, sans éprouver un mouvement d’horreur pour le despotisme, et de reconnaissance pour l’Évangile. Ces rocs si longtemps les témoins de l’oppression, sont maintenant salués avec émotion et avec joie par les amis de la Parole de Dieu et de la liberté.

l – Era divenuto difforme, con un volto tutto coperto da un gran pelo et da lungi capelii. » (Leti, Hist. Giverrina, vol. III). — Mémoires d’Archéologie, p. 269.

Chillon ! ta prison est un lieu saint,
Et ton dur parquet un autelm.

m – Chillon ! thy prison is a holy place
And thy sad floor an altar.
(Lord Byron).

La flottille vogua bientôt vers Genève, avec Bonivard et les trois parlementaires. Ils revenaient joyeusement avec l’aide d’en haut, et bientôt ils descendirent de leurs barques, au milieu des cris de joie de leurs concitoyens, et posèrent leurs pieds sur une terre libren.

n – Registres du Conseil ad diem.

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