Fête de tous les saints – Les thèses – Leur force – Modération – Providence – Lettre à Albert – Insouciance des évêques – Dissémination des thèses
« Les paroles de Luther avaient produit peu d’effet. Tetzel, sans se troubler, continuait son commerce et ses discours impiesa. Luther se résignera-t-il à ces criants abus, et gardera-t-il le silence ? Pasteur, il a vivement exhorté ceux qui avaient recours à son ministère ; prédicateur, il a fait retentir du haut de la chaire une voix d’avertissement. Il lui reste encore à parler comme théologien ; il lui reste à s’adresser, non plus à quelques âmes dans le confessionnal, non plus à l’assemblée des fidèles de Wittemberg dans le temple, mais à tous ceux qui sont, comme lui, docteurs de la Parole de Dieu. Sa résolution est prise.
a – Cujus impiis et nefariis concionibus incitatus Lutherus, studio pietatis ardens, edidit propositiones de indulgentiis. (Melancht. Vita Luth.)
Les 95 thèses de Luther affichées
Ce n’est pas l’Église qu’il pense attaquer ; ce n’est pas le pape qu’il va mettre en cause : au contraire, c’est son respect pour le pape qui ne lui permet pas de se taire plus longtemps sur des prétentions par lesquelles on l’offense. Il faut prendre le parti du pape contre des hommes audacieux qui osent mêler son nom vénérable à leur honteux trafic. Bien loin de penser à une révolution qui renverse la primauté de Rome, Luther croit avoir le pape et la catholicité pour alliés contre des moines impudentsb.
b – Et in iis certus mihi videbar, me habiturum patronum papam, cujus fiducia tune fortiter nitebar. (L. Opp. lat. in præf.)
La fête de tous les saints était un jour très important pour Wittemberg, et surtout pour l’église que l’Électeur y avait construite, et qu’il avait remplie de reliques. On sortait alors ces reliques ornées d’argent, d’or et de pierres précieuses, et on les étalait aux yeux du peuple étonné et ébloui de tant de magnificencec. Quiconque visitait ce jour-là cette église et s’y confessait, obtenait une riche indulgence. Aussi dans ce grand jour les pèlerins arrivaient-ils en foule à Wittemberg.
c – … Quas magnifico apparatu publice populis ostendi euravit. (Cochlœus, 4)
Luther, déjà décidé, s’achemine courageusement, le 31 octobre 1517, vers l’église où se portait la foule superstitieuse des pèlerins, et affiche à la porte de ce temple quatre-vingt-quinze thèses ou propositions contre la doctrine des indulgences. Ni l’Électeur, ni Staupitz, ni Spalatin, ni aucun de ses amis, même les plus intimes, n’avaient été instruits de cette démarched.
d – Cum hujus disputationis nullus etiam intimorum amicorum fuerit conscius. (L. Epp. I, p. 186.)
Luther y déclare, dans une espèce de préambule, qu’il a écrit ces thèses avec le désir exprès d’exposer la vérité au grand jour. Il s’annonce prêt à les défendre le lendemain, à l’université même, envers et contre tous. L’attention qu’elles excitent est grande : on les lit, on se les répète. Bientôt les pèlerins, l’université, toute la ville sont en rumeur.
Voici quelques-unes de ces propositions écrites de la plume du moine et affichées à la porte de l’église de Wittemberg :
- Lorsque notre Maître et Seigneur Jésus-Christ dit : Repentez-vous, il veut que toute la vie de ses fidèles sur la terre soit une constante et continuelle repentance.
- Cette parole ne peut être entendue du sacrement de la pénitence (c’est-à-dire de la confession et de la satisfaction), ainsi qu’il est administré par le prêtre.
- Cependant le Seigneur ne veut pas seulement parler ici de la repentance intérieure : la repentance intérieure est nulle, si elle ne produit pas extérieurement toutes sortes de mortifications de la chair.
- La repentance et la douleur, c’est-à-dire, la vraie pénitence, durent aussi longtemps qu’un homme se déplaît en lui-même, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il passe de cette vie dans la vie éternelle.
- Le pape ne peut, ni ne veut remettre aucune autre peine que celle qu’il a imposée selon son bon plaisir, ou conformément aux canons, c’est-à-dire, aux ordonnances papales.
- Le pape ne peut remettre aucune condamnation, mais seulement déclarer et confirmer la rémission que Dieu lui-même en a faite ; à moins qu’il ne le fasse dans les cas qui lui appartiennent. S’il fait autrement, la condamnation reste entièrement la même.
- Les lois de la pénitence ecclésiastique ne doivent être imposées qu’aux vivants et ne regardent nullement les morts.
- Les commissaires d’indulgences se trompent quand ils disent que, par l’indulgence du pape, l’homme est délivré de toute punition et sauvé.
- Le même pouvoir que le pape a sur le purgatoire dans toute l’Église, chaque évêque l’a en particulier dans son diocèse et chaque curé dans sa paroisse.
- Ceux-là prêchent des folies humaines qui prétendent qu’au moment même où l’argent sonne dans le coffre-fort, l’âme s’envole du purgatoire.
- Ceci est sûr, savoir qu’aussitôt que l’argent sonne, l’avarice et l’amour du gain arrivent, croissent et se multiplient. Mais le secours et les prières de l’Église ne dépendent que de la volonté et du bon plaisir de Dieu.
- Ceux qui s’imaginent être sûrs de leur salut par les indulgences, iront au diable avec ceux qui le leur enseignent.
- Ils enseignent des doctrines antichrétiennes, ceux qui prétendent que pour délivrer une âme du purgatoire, ou pour acheter une indulgence, il n’est besoin ni de tristesse, ni de repentir.
- Chaque chrétien qui éprouve une vraie repentance pour ses péchés, a une entière rémission de la peine et de la faute, sans qu’il ait besoin pour cela d’indulgence.
- Chaque vrai chrétien, mort ou vivant, à part à tous les biens de Christ ou de l’Église, par le don de Dieu et sans lettre d’indulgence.
- Cependant il ne faut pas mépriser la distribution et le pardon du pape ; car son pardon est une déclaration du pardon de Dieu.
- La repentance et la douleur véritables cherchent et aiment la punition ; mais la douceur de l’indulgence délie de la punition, et fait que l’on conçoit de la haine contre elle.
- Il faut apprendre aux chrétiens, que le pape ne pense ni ne veut que l’on compare en rien l’action d’acheter des indulgences à une œuvre quelconque de miséricorde.
- Il faut apprendre aux chrétiens, que celui qui donne aux pauvres ou qui prête aux nécessiteux, fait mieux que celui qui achète une indulgence.
- Car l’œuvre de la charité fait croître la charité et rend l’homme plus pieux ; tandis que l’indulgence ne le rend pas meilleur, mais seulement plus assuré en lui-même, et mieux à l’abri de la punition.
- Il faut apprendre aux chrétiens, que celui qui voit son prochain dans le besoin, et qui malgré cela achète une indulgence, n’achète pas l’indulgence du pape, mais charge sur lui la colère de Dieu.
- Il faut apprendre aux chrétiens, que s’ils n’ont pas du superflu, ils sont obligés de garder pour leurs maisons de quoi se procurer le nécessaire, et ne doivent point le prodiguer en indulgences.
- Il faut apprendre aux chrétiens, qu’acheter une indulgence est une chose libre, et non de commandement.
- Il faut apprendre aux chrétiens, que le pape, ayant plus besoin d’une prière faite avec foi que d’argent, désire la prière plus que l’argent, quand il distribue les indulgences.
- Il faut apprendre aux chrétiens, que l’indulgence du pape est bonne, si l’on ne met pas sa confiance en elle ; mais qu’il n’y a rien de plus nuisible, si elle fait perdre la piété.
- Il faut apprendre aux chrétiens, que si le pape connaissait les exactions des prédicateurs d’indulgences, il aimerait mieux que la métropole de Saint-Pierre fût brûlée et réduite en cendres, que de la voir édifiée avec la peau, la chair et les os de ses brebis.
- Il faut apprendre aux chrétiens, que le pape, ainsi que c’est son devoir, distribuerait de son propre argent aux pauvres gens que les prédicateurs d’indulgences dépouillent maintenant de leur dernier sou, dût-il même pour cela vendre la métropole de Saint-Pierre.
- Espérer être sauvé par les indulgences est une espérance de mensonge et de néant, quand même le commissaire d’indulgences, et que dis-je ? le pape lui-même, voudrait, pour l’assurer, mettre son âme en gage.
- Ils sont les ennemis du pape et de Jésus-Christ ceux qui, à cause de la prédication des indulgences, défendent de prêcher la Parole de Dieu.
- Le pape ne peut avoir d’autre pensée que celle-ci : Si l’on célèbre l’indulgence, qui est moindre, avec une cloche, une pompe et une cérémonie, il faut, et à bien plus forte raison, honorer et célébrer l’Évangile, qui est plus grand, avec cent cloches, cent pompes et cent cérémonies.
- Le véritable et précieux trésor de l’Église est le saint Évangile de la gloire et de la grâce de Dieu.
- Les trésors de l’Évangile sont des filets dans lesquels il est arrivé de pêcher autrefois des gens riches et à leur aise.
- Mais les trésors de l’indulgence sont des filets avec lesquels on pêche à cette heure les richesses des gens.
- Il est du devoir des évêques et des pasteurs de recevoir avec tout respect les commissaires des indulgences apostoliques.
- Mais il est bien plus encore de leur devoir de s’assurer, des yeux et des oreilles, que lesdits commissaires ne prêchent pas les rêves de leur propre imagination, au lieu des ordres du pape.
- Que celui qui parle contre l’indulgence du pape, soit maudit.
- Mais que celui qui parle contre les paroles folles et imprudentes des prédicateurs d’indulgences, soit béni.
- L’indulgence du pape ne peut pas ôter le moindre péché journalier, pour ce qui regarde la coulpe ou l’offense.
- Dire que la croix ornée des armes du pape est aussi puissante que la croix de Christ, est un blasphème.
- Les évêques, pasteurs et théologiens qui permettent que l’on dise de telles choses au peuple, devront en rendre compte.
- Cette prédication déhontée, ces éloges impudents des indulgences, font qu’il est difficile aux savants de défendre la dignité et l’honneur du pape contre les calomnies des prédicateurs et les questions subtiles et rusées des gens du peuple.
- Pourquoi, disent-ils, le pape ne bâtit-il pas la métropole de Saint-Pierre de son propre argent, plutôt que de celui des chrétiens pauvres, lui dont la fortune est plus grande que celle du plus riche Crassus ?
- Puissions-nous donc être débarrassés de tous les prédicateurs qui disent à l’Église de Christ : Paix ! paix ! et il n’y a point de paix.
- Il faut exhorter les chrétiens à s’appliquer à suivre Christ, leur chef, à travers les croix, la mort et l’enfer.
- Car il vaut mieux qu’ils entrent par beaucoup de tribulations dans le royaume des cieux, que d’acquérir une sécurité charnelle par les consolations d’une fausse paix.
Voilà donc le commencement de l’œuvre. Les germes de la Réformation étaient renfermés dans ces thèses de Luther. Les abus des indulgences y étaient attaqués, et c’est ce qui frappa le plus ; mais sous ces attaques se trouvait, en outre, un principe qui, quoique attirant beaucoup moins l’attention de la multitude, devait un jour renverser l’édifice de la papauté. La doctrine évangélique d’une rémission libre et gratuite des péchés y était pour la première fois publiquement professée. Maintenant l’œuvre devait grandir. En effet, il était évident que quiconque aurait cette foi à la rémission des péchés annoncée par le docteur de Wittemberg, que quiconque aurait, cette repentance, cette conversion et cette sanctification dont il pressait la nécessité, ne se soucierait plus des ordonnances humaines, échapperait aux langes et aux liens de Rome, et acquerrait la liberté des enfants de Dieu. Toutes les erreurs devaient tomber devant cette vérité. C’est par elle que la lumière avait commencé à entrer dans l’âme de Luther ; c’était de même par elle que la lumière devait se répandre dans l’Église. Une connaissance claire de cette vérité était ce qui avait manqué aux précédents réformateurs. De là la stérilité de leurs efforts. Luther reconnut lui-même, plus tard, qu’en proclamant la justification par la foi, il avait mis la hache à la racine de l’arbre. « C’est la doctrine, que nous attaquons dans les sectateurs de la papauté, dit-il. Hus et Wyclif n’ont attaqué que leur vie ; mais en attaquant leur doctrine, nous saisissons l’oie par la gorge. Tout dépend de la Parole, que le pape nous a ôtée et a falsifiée. J’ai vaincu le pape, parce que ma doctrine est selon Dieu, et que la sienne est selon le diablee. »
e – Wenn man die Lehre angreifft, so wird die Gans am Krage gegriffen. (L. Opp. (W.) XXII, p. 1369.)
Nous avons aussi oublié de nos jours cette doctrine capitale de la justification par la foi, quoique en un sens opposé à celui de nos pères. « Du temps de Luther, a dit l’un de nos contemporainsf, la rémission des péchés coûtait au moins de l’argent ; mais, de nos jours, chacun se l’administre gratis à lui-même. » Ces deux travers se ressemblent fort. Il y a même peut-être plus d’oubli de Dieu dans le nôtre que dans celui du seizième siècle. Le principe de la justification par la grâce de Dieu, qui tira l’Église de tant de ténèbres à l’époque de la Réformation, peut seul aussi renouveler notre génération, mettre fin à ses doutes et à ses oscillations, détruire l’égoïsme qui la ronge, établir la moralité et la justice parmi les peuples, en un mot, rattacher à Dieu le monde qui s’en est séparé.
f – Harms de Kiel.
Mais si les thèses de Luther étaient fortes de la force de la vérité qui y était proclamée, elles ne l’étaient pas moins de la foi de celui qui s’en déclarait le défenseur. Il avait tiré avec courage le glaive de la Parole. Il avait fait cet acte dans la foi à la puissance de la vérité. Il avait senti qu’en s’appuyant sur les promesses de Dieu, on pouvait hasarder quelque chose, selon le langage du monde. « Que celui qui veut commencer quelque chose de bon, dit-il en parlant de cette attaque hardie, l’entreprenne en se confiant dans la bonté de cette chose, et non pas, qu’il s’en garde ! dans le secours et la consolation des hommes. De plus, qu’il ne craigne pas les hommes ni le monde tout entier. Car cette parole ne mentira pas : Il est bon de se confier dans le Seigneur. Et certes, pas un de ceux qui se confient en toi ne sera confus. Mais que celui qui ne veut, ni ne peut hasarder quelque chose en se confiant en Dieu, se garde bien de rien entreprendreg. » Sans doute Luther, après avoir affiché ses thèses à la porte de l’église de Tous les saints, se retira dans sa tranquille cellule, rempli de cette paix et de cette joie que donne une action faite au nom du Seigneur et pour la vérité éternelle.
g – L. Opp. Leips. VI, p. 518.
Quelle que soit la hardiesse qui règne dans ces thèses, on y retrouve encore le moine qui refuse d’admettre un seul doute sur l’autorité du siège de Rome. Mais en attaquant la doctrine des indulgences, Luther s’en était pris, sans s’en apercevoir, à plusieurs erreurs, dont la découverte ne pouvait être agréable au pape, vu qu’elle devait conduire tôt ou tard à mettre en question sa suprématie. Luther ne vit pas alors si loin ; mais il sentit combien était hardi le pas qu’il venait de faire, et il crut en conséquence devoir en tempérer l’audace, autant que le comportait le respect dû à la vérité. Il ne présenta donc ses thèses que comme des propositions douteuses, sur lesquelles il sollicitait les lumières des savants ; et il y joignit, se conformant en cela à un usage établi, une solennelle protestation, par laquelle il déclarait qu’il ne voulait rien dire ou affirmer qui ne fût fondé dans la sainte Écriture, les Pères de l’Église et les droits et décrétales du siège de Rome.
Souvent, dans la suite, Luther, à la vue des conséquences immenses et inattendues de cette courageuse attaque, s’étonna de lui-même, et ne put comprendre qu’il eût osé la faire. C’est qu’une main invisible et plus puissante que la sienne tenait les fils conducteurs, et poussait le héraut de la vérité dans un chemin qu’elle lui cachait encore, et devant les difficultés duquel il eût reculé peut-être, s’il les avait connues et s’il se fût avancé seul et de lui-même. « Je suis, dit-il, entré dans cette dispute sans propos arrêté, sans le savoir ni le vouloir ; j’ai été pris entièrement au dépourvu. J’en prends à témoin le Dieu qui sonde tous les cœursh. »
h – Casu enim, non voluntate nec studio, in has turbas incidi, Deum ipsum testor. (L. Opp. lat. in præf.)
Luther avait appris à connaître la source de ces abus. On lui avait apporté un livret orné des armes de l’archevêque de Mayence et de Magdebourg, qui contenait les règles à suivre dans le débit des indulgences. C’était donc ce jeune prélat, ce prince élégant, qui avait prescrit ou du moins sanctionné tout ce charlatanisme. Luther ne voit en lui qu’un supérieur qu’il doit craindre et vénéreri. Ne voulant point battre l’air au hasard, mais plutôt s’adresser à ceux qui ont charge de gouverner l’Église, il lui envoie une lettre remplie à la fois de franchise et d’humilité. C’est le jour même où il affiche ses thèses, que Luther écrit à Albert.
i – Domino suo et pastori in Christo venerabiliter metuendo. Adresse de la lettre. (Epp. I, p. 68.)
« Pardonnez-moi, très révérend Père en Christ et très illustre Prince, lui dit-il, si moi qui ne suis que la lie des hommesj, j’ai la témérité d’écrire à votre sublime Grandeur. Le Seigneur Jésus m’est témoin que, sentant combien je suis petit et méprisable, j’ai longtemps renvoyé de le faire… Que Votre Altesse cependant laisse tomber un regard sur un grain de poudre, et, selon sa douceur épiscopale, reçoive gracieusement ma requête.
j – Fex hominum. (Ibid.)
On transporte çà et là dans le pays l’indulgence papale, sous le nom de Votre Grâce. Je ne veux pas tant accuser les clameurs des prédicateurs, je ne les ai pas entendues, que les fausses idées des gens simples et grossiers du peuple, qui, en achetant des indulgences, s’imaginent être sûrs de leur salut…
Grand Dieu ! les âmes confiées à vos soins, très excellent Père, sont instruites, non pour la vie, mais pour la mort. Le compte juste et sévère qui vous en sera demandé, croît et augmente de jour en jour… Je n’ai pu me taire plus longtemps. Non ! l’homme n’est point sauvé par l’œuvre ou par l’office de son évêque… Le juste même est difficilement sauvé, et le chemin qui conduit à la vie est étroit. Pourquoi donc les prédicateurs d’indulgences, par des fables de néant, remplissent-ils le peuple d’une sécurité charnelle ?
L’indulgence seule, à les entendre, doit être proclamée, doit être exaltée… Eh quoi !… le principal et le seul devoir des évêques n’est-il pas d’enseigner au peuple l’Évangile et la charité de Jésus-Christk ? Jésus-Christ lui-même n’a nulle part ordonné de prêcher l’indulgence ; mais il a commandé avec force de prêcher l’Évangilel. Quelle horreur donc et quel danger pour un évêque s’il permet qu’on se taise sur l’Évangile, et que le bruit des indulgences retentisse seul et sans cesse aux oreilles de son peuple !… très digne Père en Dieu, dans l’instruction des commissaires qui a été publiée sous le nom de Votre Grâce (sans doute, sans votre savoir), il est dit que l’indulgence est le plus précieux trésor, que par elle l’homme est réconcilié avec Dieu, et que le repentir n’est pas nécessaire à ceux qui l’achètent.
k – Ut populus Evangelium discat atque charitatem Christi. (Epp. I, p. 68.)
l – Vehementer præcipit. (Epp. I, p. 68.)
Que puis-je et que dois-je donc faire, très digne Évêque, sérénissime Prince ? Ah ! je supplie Votre Altesse par le Seigneur Jésus-Christ, de porter sur cette affaire le regard d’une paternelle vigilance, de faire entièrement disparaître ce livre, et d’ordonner aux prédicateurs de tenir au peuple d’autres discours. Si vous ne le faites, craignez de voir un jour s’élever quelque voix qui réfutera ces prédicateurs, à la grande honte de Votre Altesse sérénissime. »
Luther envoyait en même temps à l’archevêque ses thèses, et l’invitait par post-scriptum à les lire, afin de se convaincre du peu de certitude qu’avait la doctrine des indulgences.
Ainsi tout le désir de Luther était que les sentinelles de l’Église se réveillassent et pensassent enfin à faire cesser les maux qui la désolaient. Rien de plus noble et de plus respectueux que cette lettre d’un moine à l’un des plus grands princes de l’Église et de l’Empire. Jamais on n’agit plus dans l’esprit du précepte de Jésus-Christ : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. » Ce n’est pas là la marche des révolutionnaires fougueux qui méprisent les dominations et qui blâment les dignités. C’est le cri de la conscience d’un chrétien et d’un prêtre qui porte honneur à tous, mais qui avant tout a la crainte de Dieu. Mais toutes les prières et les supplications étaient inutiles. Le jeune Albert, préoccupé de ses plaisirs et de ses desseins ambitieux, ne fit point de réponse à un appel si solennel. L’évêque de Brandebourg, ordinaire de Luther, homme savant et pieux, auquel il envoya aussi ses thèses, répondit qu’il attaquait le pouvoir de l’Église ; qu’il s’attirerait à lui-même beaucoup de tracas et de chagrin ; que la chose était au-dessus de ses forces, et qu’il lui conseillait fort de demeurer tranquillem. Les princes de l’Église fermaient l’oreille à la voix de Dieu qui se manifestait d’une manière si énergique et si touchante par l’organe de Luther. Ils ne voulaient point comprendre les signes du temps ; ils étaient frappés de cet aveuglement qui a entraîné déjà la ruine de tant de puissances et de dignités. « Ils pensèrent alors tous deux, dit Luther plus tard, que le pape serait beaucoup trop fort pour un misérable mendiant tel que moi. »
m – Er sollte still halten ; es wäre eine grosse Sache. (Matth. 13)
Mais Luther pouvait mieux que les évêques juger de l’effet désastreux des indulgences sur les mœurs et la vie du peuple ; car il était en rapport direct avec lui. Il voyait constamment et de près ce que les évêques ne connaissaient que par des rapports infidèles. Si les évêques lui manquèrent, Dieu ne lui manqua pas. Le Chef de l’Église, qui siège dans le ciel et à qui seul toute puissance a été donnée sur la terre, avait lui-même préparé le terrain et déposé le grain dans la main de son serviteur ; il donna des ailes à la semence de la vérité, et il la répandit en un instant sur toute l’étendue de son Église.
Personne ne se présenta le lendemain à l’université pour attaquer les propositions de Luther. Le commerce de Tetzel était trop décrié et trop honteux pour qu’un autre que lui-même ou l’un des siens osât relever le gant. Mais ces thèses étaient destinées à retentir ailleurs que sous les voûtes d’une salle académique. A peine avaient-elles été clouées à la porte de l’église du château à Wittemberg, qu’au faible retentissement de ces coups de marteau, succéda, dans toute l’Allemagne, un coup tel qu’il atteignit jusqu’aux fondements de la superbe Rome, menaçant d’une ruine soudaine les murs, les portes et les poteaux de la papauté, étourdissant et épouvantant ses héros, et réveillant en même temps plusieurs milliers d’hommes du sommeil de l’erreurn.
n – Walther, Nachr., v. Luther, p. 45.
Ces thèses se répandirent avec la rapidité de l’éclair. Un mois ne s’était pas encore écoulé qu’elles étaient déjà à Rome. « Dans quinze jours, dit un historien contemporain, elles furent dans toute l’Allemagne, et dans quatre semaines elles eurent parcouru à peu près toute la chrétienté, comme si les anges mêmes en eussent été les messagers et les eussent portées devant les yeux de tous les hommes. Personne ne saurait croire le bruit qu’elles occasionnèrento. » Elles furent plus tard traduites en hollandais et en espagnol, et un voyageur les vendit à Jérusalem. « Chacun, dit Luther, se plaignait des indulgences, et comme tous les évêques et les docteurs avaient gardé le silence et que personne n’avait voulu attacher le grelot, le pauvre Luther devint un fameux docteur, parce qu’à la fin pourtant, disait-on, il en était venu un qui l’avait osé. Mais je n’aimais pas cette gloire, et le chant me paraissait trop haut pour les parolesp. »
o – Myconius, hist. réf., p. 23.
p – Das Lied wollte meiner Stimme zu hoch werden. (L. Opp.)
Une partie des pèlerins qui étaient accourus de tous pays à Wittemberg pour la fête de tous les saints, rapportèrent chez eux, au lieu d’indulgences, les fameuses thèses du moine augustin. Ils contribuèrent ainsi à les répandre. Chacun les lisait, les méditait, les commentait. On s’en occupait dans tous les couvents et dans toutes les universitésq. Tous les moines pieux, qui étaient entrés au cloître pour sauver leur âme, tous les hommes droits et honnêtes, se réjouissaient de cette confession simple et frappante de la vérité, et souhaitaient de tout leur cœur que Luther continuât l’œuvre qu’il avait commencée. Enfin un homme avait eu le courage d’entreprendre cette lutte périlleuse. C’était une réparation accordée à la chrétienté : la conscience publique était satisfaite. La piété voyait dans les thèses un coup porté à toutes les superstitions ; la nouvelle théologie saluait en elle la défaite des dogmes scolastiques ; les princes et les magistrats les regardaient comme une barrière élevée contre les envahissements de la puissance ecclésiastique, et la nation se réjouissait de voir un non si positif opposé par ce moine à l’avidité de la chancellerie romaine. « Quand Luther attaqua cette fable, » dit, au duc George de Saxe, un homme très digne de foi, l’un des principaux rivaux du réformateur, Érasme, « le monde, entier lui applaudit, et il y eut un grand accord. Je remarque, disait-il encore au cardinal Campeggi, que plus on a des mœurs pures et une piété évangélique, moins aussi l’on est opposé à Luther. Sa vie est louée par ceux mêmes qui ne peuvent supporter sa foi. Le monde était ennuyé d’une doctrine, où se trouvaient tant de fables puériles et d’ordonnances humaines, et il avait soif de cette eau vive, pure et cachée, qui sort des veines des évangélistes et des apôtres. Le génie de Luther était fait pour accomplir ces choses, et son zèle devait l’enflammer pour une entreprise si beller. »
q – In alle hohe Schulen und Klöster. (Matth. 13.)
r – Ad hoc præstandum mihi videbatur ille, et natura compositus et accensus studio. (Erasm. Epp. Campegio Cardinali I, P. 650.