Sens des termes « justifier », « justification » : déclarer juste. — Sens dit « forensique », bien positif dans saint Paul. — Argument catholique pris de « justifico ». — Arguments « exégétique » de M œhler, « dogmatique » de Péronne et de Newman. — Passages cités en faveur de l’interprétation morale. — Du sens du verbe, celui du substantif. — Δικαιοσυνη Θεου.
Je dois commencer par fixer le sens biblique des mots justification, justifier, dans leur rapport avec la doctrine évangélique ; car les questions de théologie, surtout quand elles tiennent au grand mystère de piété, se réduisent finalement à des questions d’exégèse. Un livre (βιβλος) étant la source supérieure de la connaissance chrétienne, par cela même qu’il est la norme suprême de la foi et de la vie chrétienne, tout se ramène forcément à ce qui est écrit. D’où le mot de Scaliger que « toutes les controverses en théologie naissent d’erreurs en grammaire » : sentence pleine de sens et de vérité, quoique exagérée et paradoxale.
Les substantifs δικαιοσυνη, δικαιωσιv, δικαιωμα dérivant de δικαιοω, c’est ce verbe qu’il importe surtout d’étudier.
Le verbe tsadak, que les LXX ont rendu par δικαιοω, a deux acceptions principales. Il signifie dans la forme kal être juste et dans les formes pihel et hiphil déclarer juste. De cette dernière acception est sortie naturellement celle de traiter comme juste, absoudre, acquitter et aussi pardonner, car le pardon est un acquittement. La signification dite morale, (faire juste, rendre juste), que bien des systèmes (Catholicisme ; haut rationalisme, etc.) supposent à ce verbe, ne se trouve dans aucune de ses formes : on ne la fonde que sur des textes plus que douteux et sur des arguments dogmatiques plutôt qu’exégétiques. Fait capital, auquel nous devrons revenir.
Légitimons par quelques citations le sens hiphilique qui nous intéresse spécialement. Quand il est dit Proverbes 17.15 : Celui qui justifie le méchant et celui qui condamne le juste, sont l’un et l’autre en abomination devant le Seigneur, il est bien clair qu’il s’agit de l’homme qui traite le coupable comme s’il était innocent, qui le libère contrairement à l’évidence des faits et aux dispositions de la loi, qui le décharge arbitrairement de la peine qu’il mérite. Le sens est d’ailleurs déterminé par l’antithèse de la justification du méchant et de la condamnation du juste. C’est manifestement l’actus forensis, c’est l’acquittement ; ce n’est pas, ce ne peut être le renouvellement moral, car, certes, Dieu n’a pas en abomination l’homme qui ramène les pécheurs au bien (Cf. Exode 23.7 ; Deutéronome 25.1 ; Ésaïe 5.23). De même Ésaïe 50.8, où le Messie est introduit disant : Celui qui me justifie est près. Là, à part le contexte (Qui plaidera contre moi, qui me condamnera ? etc.), tout révèle la signification forensique, seule admissible d’ailleurs pour quiconque rapporte cet oracle au Rédempteur, puisqu’il ne peut être question de rendre juste Celui qui est la justice même. Ainsi, encore, dans le reproche qu’adresse Ezéchiel à la maison de Juda de justifier Sodome et Samarie, c’est-à-dire de faire oublier ou excuser leurs crimes par les siens.
Dans ces passages et leurs analogues le sens de justifier est évident : il désigne la justification externe ou judiciaire, l’acquittement, et non la justification interne ou morale, la sanctification. C’est l’opposé de condamner.
Dans le Nouveau Testament δικαιοω, δικαιουσθαι se prennent pour déclarer ou être déclaré juste quand on l’est (Matthieu 12.37 ; Romains 2.13 ; Luc 7.25, etc.) mais par la même analogie que nous avons indiquée plus haut, ils se prennent aussi pour traiter ou être traité comme juste, alors même qu’on ne l’est pas, pour acquitter, gracier. Ainsi Luc 18.14 : Le publicain s’en retourna justifié (δεδικαιωμενος), c’est-à-dire évidemment qu’il obtint la miséricorde qu’il avait implorée avec tant d’humilité et de ferveur, et fut déchargé de la condamnation que sa conscience et la loi faisaient peser sur lui. Le sens forensique est là bien positif. Il ne l’est pas moins, selon nous, dans les textes où saint Paul expose la voie du salut en Christ. Essayons de le démontrer, car c’est le point essentiel et décisif ; on n’étudie le mot ailleurs que pour déterminer ce qu’il est à cette place et dans cette application. Ouvrons l’Épître aux Romains, dont la partie dogmatique est consacré presque en entier à l’établissement de la doctrine qui nous occupe, et qui est aux yeux de l’apôtre le pivot du christianisme vital et comme le cœur de l’Évangile.
Romains 3.20 — : Personne ne sera justifié devant lui par les œuvres de la loi, etc. La pensée de ce texte, éclairée et fixée d’ailleurs par ce qui précède, ne saurait être douteuse. Personne ne peut être justifié ou déclaré juste par la loi, parce que la loi condamne tout le monde, nul n’étant et ne rendant ce qu’elle exige. C’est cette condamnation de la loi qui nécessite et appelle en quelque sorte la justification de l’Évangile (Galates 3.11-13).
Romains 3.23-24 — : Justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est en Christ, lequel Dieu avait préétabli pour être une victime de propitiation par la foi en son sang, afin de faire paraître sa justice par la rémission des péchés. Dans ce texte, où se résume la doctrine de l’apôtre, la nature de la justification est déterminée et par la nature de la rédemption (expiation) et par la nature de la foi (foi en son sang) ; elle est d’ailleurs définie par la rémission des péchés. La signification forensique ressort et de la forme des expressions, et de l’esprit général du passage, et de tout le fond du contexte. Elle ressort du but de l’apôtre et de la marche de son argumentation comme de sa terminologie. Il a montré que tous les hommes, Juifs et Gentils, sont coupables(Romains 1.1-3.19) ; et il en lire cette conséquence que nul ne peut subsister devant le tribunal de Dieu ou devant la loi par sa vertu propre (Romains 3.20-22). A la justification légale ou des œuvres, qui naîtrait d’une obéissance parfaite et à laquelle personne ne saurait prétendre, il oppose la justification évangélique ou de grâce, qui est annoncée à tous en Jésus-Christ et qui se fonde essentiellement sur sa Passion. Non seulement rien dans le texte ni dans le contexte n’indique la justification morale ou la régénération, mais elle aurait exigé un autre ordre et un autre fond d’idées. Quand saint Paul traite de la puissance rénovatrice de l’Évangile, — et il le fait dans cette Épître même (ch. 6 à 8), — sa terminologie et son argumentation prennent, comme sa pensée, une forme et une direction toutes différentes. Ce n’est plus au fait externe de la culpabilité qu’il s’attache, c’est au fait interne de la corruption, à cette loi de la chair qui n’est vaincue que par la loi de l’Esprit de vie qui est en Christ (Romains 8.1-5).
Dans cet important passage, l’apôtre a bien réellement en vue la justification objective, l’acquittement de grâce, qui implique sans doute le renouvellement moral, mais qui n’en dérive pas. Ce texte est capital, car il est un exposé sommaire de la doctrine de saint Paul ; et il est décisif, car la prévention seule peut en méconnaître l’esprit et le fond réel.
Romains 4.4-5 — : A celui qui fait les œuvres (εργαζομενω, c’est-à-dire qui accomplit la loi) la récompense, n’est pas imputée comme une grâce, mais comme une dette : il est admis κατα οφειλημα. Mais à celui qui n’a pas fait les œuvres (μη εργαζομενω), mais qui croit à Celui qui justifie le pécheur, sa foi lui est imputée à justice : il est admis κατα χαριν, sans titre ni droit personnel, en considération de sa confiance à la parole divine. Même pensée foncière que dans les textes précédents. Imputer la foi à justice (v. 5) ou la justice sans les œuvres (v. 6), c’est-à-dire justifier au sens qu’entend l’apôtre, c’est ne point imputer le péché, c’est pardonner (v. 8). N’est-ce pas là manifestement la justification forensique ? Y a-t-il rien qui éveille, même de loin, l’idée de la justification morale ; et ne faut-il pas l’y mettre pour l’y trouver ?
Romains 5.9 — : Étant justifiés par son sang, à plus forte raison serons-nous garantis par lui de la colère à venir ; car si lorsque, etc. Ici le principe et l’effet de la justification (sacrifice propitiatoire ; délivrance de la colère à venir) ne peuvent non plus laisser d’incertitude sur sa nature, sur son caractère ou son élément constitutif : elle est l’acte de grâce qui annule la sentence de condamnation. (De même Romains 5.1)
Romains 8.33 — : Qui accusera les élus de Dieu ? Dieu est Celui qui justifie. Qui condamnera ? Christ est Celui qui est mort et qui, de plus, est ressuscité ; qui est aussi à la droite de Dieu et qui intercède même pour nous. Qu’affirment ces solennelles paroles, sinon qu’en suite de l’intervention de Jésus-Christ, Dieu décharge les croyants de la pénalité qu’appellerait sur eux la loi ? C’est la pensée manifeste de l’apôtre, puisqu’il oppose la justification à la condamnation et que, d’après sa doctrine constante sur l’état naturel de l’homme, on ne peut supposer qu’il veuille dire que Dieu tient les fidèles pour justes dans l’acception rigoureuse du mal. Le caractère forensique de ce texte, comme de ceux qui précèdent, saute aux yeux. D’un côté l’accusateur qui réclame la punition ; de l’autre, le défenseur puissant qui intercède au nom de ce qu’il a fait, et le Juge qui acquitte.
A ces textes de l’Épître aux Romains, joignons-en seulement un autre de l’Épître aux Galates. Galates 3.1-13 — : Que nul ne soit justifié devant Dieu par la loi, cela paraît parce qui est dit que le juste vivra par la foi… Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, ayant été fait malédiction pour nous. Dans ce texte, la nature de la justification évangélique est démontrée par son contraire, la malédiction de la loi ; elle l’est aussi par l’argumentation ou l’intention de l’Épître, la même en principe que dans les premiers chapitres des Romains, quoique dirigée plus spécialement contre le cérémonialisme légal : condamnés au tribunal de la justice, nous sommes acquittés lorsque nous nous tournons en sincérité de cœur vers le Trône de la miséricorde. Le juste lui-même vit par la foi, c’est-à-dire par grâce ; il est sauvé uniquement en vertu de la promesse à laquelle il se confie. La déclaration est aussi explicite que positive. (Cf. Actes 13.38-39)
En se tenant aux simples données exégétiques, peut-il rester des doutes sur la signification du terme dont nous avions à nous rendre compte et, par conséquent, sur la question qui nous occupe ? Cette signification ressort, toujours la même, d’un bout à l’autre des Écritures. Justifier, c’est déclarer juste, absoudre, acquitter, et non rendre juste ou sanctifier. Au point de vue de la loi ou de la rigide équité, c’est traiter comme juste celui qui l’est réellement ; au point de vue de l’Évangile ou de la grâce, c’est conférer les privilèges de la justice à celui qui n’y a pas droit, mais qui invoque la clémence divine, mettant en elle tout son espoir. Nous avons en particulier constaté ce sens dans les textes où saint Paul expose la voie du salut en Jésus-Christ, c’est-à-dire dans ceux par lesquels la question doit se décider et qui importent seuls, au fond. Or, ils se montrent aussi explicites que possible à qui ne veut pas s’y tromper. La justification qu’ils célèbrent est la céleste amnistie annoncée au monde au nom de Christ, en conséquence de l’éternelle rédemption qu’il nous a acquise.
Les catholiques, expliquant δικαιοω par justifico, ont soutenu qu’il fallait interpréter justifico d’après son acception étymologique, et qu’on doit dès lors l’entendre de justum facere. — Quand cette signification interne de justifico, dans son rapport avec δικαιοω, serait aussi positivement établie qu’elle l’est peu, il n’en résulterait pas que c’est la signification usuelle du mot, ni surtout celle qu’y attache le Nouveau Testament à l’article de la rédemption ; pas plus que l’étymologie de sanctifier ou de magnifier ne prouve que, quand ces termes sont appliqués à Dieu, ils signifient le rendre saint ou grand. On sait combien les mots s’éloignent souvent de leur sens primitif. Du reste, dans les classiques mêmes, la signification commune de justifico n’est pas rendre juste, mais déclarer juste. La controverse fut vive un moment là-dessus au xvie siècle. Chemnitz défia Andronicus de démontrer le contraire par une citation formelle ; et son défi resta sans réponse. Mais c’était déplacer la question, qui doit se résoudre par l’Écriture et non par les écrits profanes ; c’est à l’usus loquendi de l’hébreu, des LXX, du Nouveau Testament, qu’il faut en appeler ; c’est de tsadak et de δικαιοω qu’il s’agit, non de justifico.
Les controversistes catholiques ont recours à d’autres arguments qu’il convient de noter. Mœhlere, après avoir reconnu que la justification est représentée dans les Livres saints comme un acte judiciaire, conclut de cela même qu’elle n’en est pas un : « Car, dit-il, plus les assertions de l’Écriture sont nombreuses et vives, plus on aurait dû comprendre qu’elles sont figurées. » Et sur cela, il accuse les protestants de méconnaître le génie des langues anciennes. L’argument est ingénieux ou ingénu. La justification porte chez nos auteurs sacrés un caractère forensique, elle le retient constamment, elle le reflète de mille manières et sous mille formes ; donc la saine herméneutique doit prononcer qu’elle ne l’a pas réellement. — O logique de parti ! — Qu’il y ait là de la figure, que le fait humain ne soit qu’un emblème du fait divin, que les choses du Ciel ne soient qu’imparfaitement représentées sous ces images terrestres ; on nous l’accordera. Mais ce n’est pas là la question. Il s’agit de savoir si le langage de l’Écriture renferme ou non une réalité, s’il faut s’arrêter à l’idée qu’il éveille naturellement, nécessairement et qu’il a pour but évident d’éveiller, ou s’il faut y chercher une idée toute contraire ; il s’agit de savoir si l’on doit suivre religieusement l’expression biblique, quelque symbolique ou analogique qu’elle soit, ou si l’on doit en prendre le contre-pied, si, quand tout s’unit pour montrer dans la justification un acte judiciaire, cela même conduit à y voir un acte moral.
e – Symbolique, T. I. p. 100.
Les théologiens catholiques, accordant pour la plupart aujourd’hui le sens scripturaire du mot tel que l’a établi la dogmatique protestante, s’en débarrassent où par un artifice exégétique, comme Mœhler, ou par un artifice logique, comme Péronne et Newman. « D’après l’Écriture, dit Péronne, non seulement Dieu traite le pécheur comme juste, mais il le rend juste ; non seulement il pardonne, mais il sanctifie : le premier acte emporte le second. » Sans doute, mais c’est encore déplacer la question. De ce que les deux faits s’unissent, s’ensuit-il qu’ils s’identifient ? De ce que la sanctification est l’inséparable compagne de la justification, en résulte-t-il qu’elle la produit ou la constitue, lorsque l’Écriture fait constamment du pardon son élément essentiel et fondamental ?
Newmanf convient que le sens du mot justifier est bien déclarer juste ou traiter comme juste et non rendre ou faire juste, mais il soutient que la première acception implique la seconde. C’est l’argument de Péronne étayé d’un ordre spécial de considérations. « Si le sens du mot est déclarer juste, dit Newman, celui de la chose est rendre juste ; abstraitement, c’est la première idée, concrètement c’est la seconde. De même qu’au commencement du monde, Dieu, en disant que la lumière soit, créa la lumière, de même en déclarant juste celui qui croit, il le fait juste, car sa parole est toujours efficace. » Ce raisonnement métaphysique ou mystique vaut bien la démonstration herméneutique de M. œhler. S’il m’a peu surpris chez Newman, j’ai été étonné de le trouver chez Tholuck, dans le même ordre d’idées. Il semble avoir eu un moment de grande vogue en Allemagne, d’où Newman et Pusey peuvent l’avoir tiré. « N’y a-t-il pas assez de paroles vides parmi les hommes, s’écrie Tholuckg, sans en prêter encore au Très-Haut ? Non, non, ce que Dieu dit, il le veut ; ce qu’il veut, il le fait : son pardon du péché est la mort du péché ; sa justification a rendu, en effet, le pécheur juste. » Nous pouvons nous associer à ces déclarations : nous reconnaissons que, dans l’Évangile, Dieu pardonne et sanctifie tout ensemble. Mais c’est oublier qu’il s’agit uniquement du sens biblique des termes δικαιοω δικαιοσυνη, et nullement de la puissance vivifiante de la parole ou de la grâce divine, que personne ne met en doute, ni de l’union indissoluble de la justification et de la régénération, qu’on ne conteste pas davantage.
f – Dans ses Lectures, avant son passage au Romanisme.
g – Guido et Julius.
L’interprétation morale du terme scripturaire dont le Catholicisme a fait son fort pendant longtemps, n’étant sans doute pas abandonnée par lui, et diverses écoles protestantes s’y rattachant de nos jours, il importe d’examiner les textes où l’on a prétendu en trouver la légitimation. Parmi les quatre ou cinq qu’on cite de l’Ancien Testament, deux seulement méritent attention. Ésaïe 53.11 — : Mon serviteur juste en justifiera plusieurs… et lui-même portera leurs iniquités. Mais tout révèle là l’acception évangélique où paulinienne. Le Messie justifie ceux qui croient, en se sacrifiant pour eux. Ce qui domine dans ce chapitre, c’est l’idée d’expiation, par conséquent celle de pardon. Le texte le plus favorable à l’opinion que nous discutons est Daniel 12.3. Mais s’il peut signifier : Ceux qui en auront amené plusieurs à la justice, (selon la version commune) il peut signifier aussi : Ceux qui en auront amené plusieurs à la justification, en leur enseignant la voie du salut.
Dans les LXX, y compris même les Apocryphes, δικαιοω, δικαιουσθαι ne signifient jamais rendre ou être rendu juste. On n’a allégué qu’Ecclésiastique.31.5 : Ο αγαπων χρυσιον ου δικαιουθησεται, qu’on traduit : « Celui qui aime l’argent ne deviendra pas juste ». Mais le sens le plus probable est que l’avare sera condamné et non justifié devant Dieu, conformément à la sentence générale des Écritures contre les adorateurs de Mammon. C’est, par conséquent, le point de vue judiciaire, non le point de vue moral, en faveur duquel le texte est allégué.
Dans le Nouveau Testament on ne cite qu’Apocalypse 22.11 : ο δικαιοςς δικαιωθητω ετι, que le juste devienne encore plus juste ; leçon inexacte ou tout au moins fort contestable, que la plupart des critiques (Griesbach entre autres) remplaçait par δικαιοσυνην ποιησατω, et cela sur la seule autorité des manuscrits, indépendamment de toute opinion dogmatique.
Voilà les textes qu’on nous oppose. Y a-t-il là de quoi infirmer le moins du monde la grande donnée des Écritures, d’où ressort, par tant de côtés et sous des traits si formels, la signification dite forensique ?
En résumé donc, le sens biblique de δικαιοω n’est pas rendre juste, c’est déclarer juste et, par extension, gracier. Cela est surtout positif dans les textes relatifs à la rédemption chrétienne, c’est à-dire ceux qui importent réellement. Nous l’avons, je crois, pleinement établi, et les opinions qui ont intérêt à le contester en laissent fréquemment échapper l’aveu.
De là, le sens des dérivés de δικαιοω, savoir : δικαιοσυνη, δικαιωσις, δικαιωμα. Saint Paul emploie quelquefois (Romains 5.16), quelquefois δικαιωμα (Romains 4.25 ; 5.18), mais ordinairement δικαιωσις. Ce dernier terme, au point de vue dogmatique auquel nous devons nous tenir, marque chez lui ou la justification elle-même, le salut en Christ, ou la voie de justification, le moyen établi de Dieu pour sauver l’homme et dont l’homme doit faire usage pour rentrer en grâce auprès de Dieu : (état de justification — acte de justification). Il l’appelle justice de Dieu (δικαιοσυνη Θεου : Romains 3.21 ; 1.17) ; justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ (expression complète Rom. III, 22 ; Phil, III, 9) ; justice de la foi (πιστεως : Romains 4.13), par la foi (εκ πιστεως : Romains 9.32) ; au moyen de la foi (δια πιστεως : formule ordinaire) ; selon la foi (κατα πιστιν, Hébreux 11.7). C’est le don de la justice (Romains 5.17), la justice sans les œuvres (Romains 4.6). Il l’oppose à la justice propre (Romains 10.3) ou à la justice de la loi (Romains 10.5 etc.). Il la fait consister essentiellement dans le pardon (Romains 3.24 ; 4.3-8).
Au fond de ce langage, pris dans son ensemble et dans sa signification immédiate, on ne peut méconnaître soit la miséricorde céleste que l’homme trouve en Jésus-Christ, soit la dispensation divine qui lui ouvre ce refuge contre la condamnation. L’apôtre dit expressément que la δικαιοσυνη Θεου se montre par la rémission des péchés (Romains 3.24). Il identifie la non-imputation du péché avec l’imputation de la justice sans les œuvres (Romains 4.6.8). La justification qu’il célèbre est donc l’acquittement des pécheurs croyants et repentants, le don de la grâce qui leur ouvre le Ciel ou l’assurance qu’ils en ont. C’est en ce sens qu’il place en contraste l’Évangile et la loi, appelant la loi le ministère de condamnation, et l’Évangile le ministère de justification (2 Corinthiens 3.8). Il est manifeste, en effet, qu’il doit se trouver dans le substantif la même idée foncière que dans le verbe, lorsqu’il s’agit du même dogme ou du même fait.
Du reste, prenons le principal des termes sous lesquels saint Paul désigne la justification chrétienne, celui de δικαιοσυνη Θεου, et essayons de constater, à la seule lumière du texte et du contexte, la pensée qu’il y attache réellement.
Romains 1.17-18 — : C’est dans cet Évangile que la justice de Dieu est révélée de foi en foi, selon qu’il est écrit : Le juste vivra par la foi. Car la colère de Dieu se déclare du ciel contre l’impiété et l’injustice des hommes. Là le sens de δικαιοσυνη Θεου est déterminé d’abord par son opposition à ιδια δικαιοσυνη, c’est la miséricorde désarmant la colère et arrêtant la condamnation ; ensuite, par la citation d’Habakuk, où saint Paul montre le principe même de sa doctrine. Le juste vit par la foi, c’est-à-dire : ce qui le sauve, ce n’est pas sa sainteté ou sa justice, c’est sa confiance en la promesse divine où il met tout son espoir, où il a tout son recours.
Romains 3.21-22 — : Maintenant la justice de Dieu est manifestée sans loi, par la foi en Jésus Christ, en tous ceux et sur tous ceux qui croient. Car il n’y a point de différence puisque tous ont péché… et sont justifiés gratuitement par sa grâce, etc. Ainsi, culpabilité universelle, d’où une universelle condamnation, et acquittement gratuit à qui l’accepte par la foi. C’est bien l’actus ou le status forensis.
Romains 10.3-4 — : Ne connaissant pas la justice de Dieu et cherchant à établir leur propre justice, ils (les juifs) ne se sont point soumis à la justice de Dieu (Cf. Romains 9.30-33), Ici la δικαιοσυνη Θεου est opposée à l’ ιδια δικαιοσυνη, justice propre, justice de l’homme, et à la justice de la loi (v. 5). Or, la justification morale serait la justice de la loi, la justice de l’homme, la justice propre ; elle dit aussi : Fais ces choses et tu vivras, puisqu’elle pose la vie spirituelle pour principe efficient et unique de la vie éternelle. Ce n’est donc pas elle qu’a en vue saint Paul. Bien loin que son argumentation la donne ou l’implique, elle l’exclut formellement. Elle l’exclut, entendons-le, de l’acte d e la justification, non certes de l’œuvre générale du salut, suivant une observation qui devrait être inutile, et que la discussion nous obligera à ramener incessamment. La grâce qui pardonne est aussi la grâce qui sanctifie. Cela n’est point douteux. La nouvelle direction de l’âme et de la vie est là comme condition sine qua non ; le salut n’est pas sans elle, mais il n’est pas par elle et surtout il n’est pas elle. Ce que saint Paul pose pour élément fondamental de la justification, c’est la délivrance de la condamnation, non la sanctification quelle qu’elle puisse être. La δικαιοσυνη Θεου s’oppose chez lui à l’δικαιοσυνη Θεου, au lieu de s’y confondre ou de s’y fondre, comme le veulent les opinions avec lesquelles nous discutons.
Toujours, au cœur de son Évangile, cette dispensation basée sur la croix de Christ et où le croyant est tout ensemble condamné et gracié ; toujours le point de vue prédominant d’une miséricordieuse amnistie ; toujours, par conséquent, le point de vue de la Réformation que résume le mot d’Augustin et de Calvin, répété dans la Confession de La Rochelle : « Toute notre justice est dans la rémission des péchés. »
Remarquons que l’Ancien Testament avait déjà attaché au mot tsedakah, auquel correspond δικαιοσυνη, une signification analogue, où domine l’idée de bienveillance, de faveur, de grâce : Cieux, envoyez la rosée d’En haut, que les nuées fassent distiller la justice, que la terre s’ouvre et qu’elle produise le salut ! (Ésaïe 45.8). Pour constater ce fait, d’un grand intérêt et d’une haute valeur, qu’on lise encore Ésaïe 46.13 ; 51.5-8 ; 54.17 ; 56.1 ; Jérémie 23.6 ; Psaumes 24.5 ; 71.15-16. etc.
Ce que nous avions à établir et ce que nous pensons avoir réellement établi, c’est que, dans les passages relatifs à la justification évangélique, δικαιοω, δικαιοσυνη ont bien le sens que leur attribue la dogmatique protestante. Nous ne contestons pas que ces termes aient d’autres acceptions. Quel mot n’a, plus ou moins, des applications multiples ? De même que δικαιοω signifie en divers endroits déclarer juste celui qui l’est, δικαιοσυνη, signifie fréquemment, soit en Dieu, soit chez l’homme, la justice proprement dite, la pureté morale, la sainteté. Et puis, la justification et la régénération marchent main à main, ainsi que nous avons eu occasion de le dire et de le redire ; la première n’est point sans la seconde. Elles peuvent donc, çà et là, paraître se fondre l’une dans l’autre, comme le don et le devoir. Mais ce qu’il importe de noter et qui décide tout, c’est : 1° que ni le verbe ni le substantif n’ont l’acception que supposent le Catholicisme et certaines écoles protestantes ; ils ne marquent nulle part, du moins avec quelque certitude, la formation de la vie spirituelle, la sanctification ; 2° qu’au point de vue direct du salut et en particulier chez saint Paul, ces termes ont bien positivement la signification dite judiciaire ou forensique. Ils désignent le pardon gratuit accordé aux hommes, l’acte de clémence divine qui le leur confère, ou le moyen par lequel cet acte a été rendu possible. La justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ est l’amnistie révélée du Ciel, en faveur de ceux qui se sentent perdus par leurs œuvres, ou l’état de réconciliation et de paix dans lequel ils entrent dès qu’ils l’acceptent avec un plein abandon. C’est cette dispensation de grâce préparée par la loi, annoncée par les prophètes, proclamée par l’Évangile, qui nous montre Dieu juste et sauveur tout ensemble, et où la foi nous introduit. Être justifié, c’est participer aux effets de la céleste miséricorde manifestée en Christ, et, quoique coupable et digne de châtiment, être tenu et traité comme juste.
Observons que l’idée évangélique de la justification va au-delà du simple pardon, alors même qu’elle fait du pardon son principe et son élément fondamental. Elle renferme et la délivrance de la peine méritée et le retour de la faveur divine avec le don de la vie éternelle. Comme il n’y a que deux états, celui de grâce et celui de justice, que deux lieux réservés aux êtres moraux, le Ciel et l’Enfer, être sauvé de l’un c’est passer à l’autre, être délivré de la mort c’est obtenir la vie (Jean 3.16).