Nous définissons la religion intéressée : la prétention de l’homme de revendiquer, au nom d’un droit bilatéral qui présiderait aux rapports entre Dieu et l’homme, une rétribution fondée sur la prétendue mutualité des services.
Le principe de la religion intéressée est le corrélatif de celui que nous avons critiqué dans notre premier chapitre sous le nom de morale intéressée, à cette différence près que là le sujet se chargeait de se procurer à lui-même la satisfaction requise, tandis que, dans ce cas-ci, il la réclamerait de l’Etre suprême, en invoquant à cette fin sa justice et sa puissance. En outre, le principe intéressé paraît ici soumis à la condition d’une satisfaction à offrir à la Divinité ; et ces deux éléments constituent pour la religion intéressée un avantage sérieux sur la morale intéressée. Enfin la rétribution du bien peut se faire attendre, au point de vue de la religion intéressée, dans une existence future, tandis que dans la morale intéressée elle doit être immédiate et immédiatement proportionnelle à la vertu.
Comme toutefois la condition mise dans la religion intéressée à la bienveillance divine est incessamment mobile, étant livrée aux appréciations et par conséquent à l’arbitraire de l’homme, et que, d’autre part, la rétribution que l’homme croit pouvoir exiger est également accommodée à son goût et fixée par son choix, ce principe perd en pratique, par ce double caractère, une grande partie de sa valeur supposée. Et l’expérience nous a appris que, si pervers et si démoralisé que soit l’homme, il trouve encore moyen de s’arroger des droits, de s’attribuer des mérites, de s’imputer des justices capables de compenser les déficits probables et inévitables de son activité totale. Il ne s’aperçoit pas que la prétention même qu’il affiche de valoir quelque chose devant Dieu pourrait bien être injuste et immorale en soi.
La forme la plus grossière de la religion intéressée, celle condamnée déjà en termes si éloquents dans le psaume 50, est le culte idolâtre où l’homme achète la faveur, conjure la jalousie de la divinité, ou encore prétend la récompenser de ses bienfaits par des offrandes matérielles. Le contraste absolu entre le motif de l’offrande israélite et celui de l’offrande païenne est exprimé par ces mots prononcés par Jéhovah : « Si j’avais faim, je n’en dirais rien » (Psaumes 50.12), et la caractéristique des rapports de la divinité païenne avec ses sectateurs est donnée dans ces quelques mots prononcés par saint Paul devant l’aréopage d’Athènes : « Il n’est point servi par la main des hommes, comme s’il avait besoin de quelque chose » (Actes 17.25). Le vrai sacrifice israélite n’était que le signe extérieur du sentiment intérieur de l’homme : l’humilité, la reconnaissance, la foi ; il faisait appel à la grâce libre et souveraine de Dieu. Le sacrifice dégénéré, soit chez les Gentils, soit en Israël même (1 Samuel 15.22-23), était un prêté-rendu conclu entre des patrons cupides et jaloux et des mercenaires serviles.
La même disposition à faire marché avec Dieu revêtit une forme nouvelle et supérieure dans le judaïsme et le pharisaïsme, qui remplaça les animaux de sacrifice par des œuvres légales.
Le catholicisme réunit à son tour ces deux formes, grossière et subtile ; l’offrande matérielle et la prestation légale, l’erreur païenne et l’erreur judaïque y sont associées jusqu’à aujourd’hui. Le pélagianisme, dans les premiers siècles, et le rationalisme déiste, dans le sein du protestantisme dégénéré, ont été sur le sol de la chrétienté les différentes réalisations du principe que nous désignons comme la religion intéressée.
Cette conception des rapports entre Dieu et l’homme peut alléguer, il est vrai, en sa faveur, quelques raisons spécieuses tirées de l’ordre moral en général et de l’Ecriture. L’on dira et l’on a dit que, si la mauvaise action mérite punition, la bonne action doit mériter récompense ; qu’il serait injuste de la part de Dieu de traiter de la même manière le bon et le pervers, et qu’il doit reconnaître les différences de conduite des hommes par des différences proportionnelles dans la rémunération.
Il est vrai encore que l’Ecriture semble sanctionner le caractère juridique des rapports entre Dieu et l’homme dans les passages où elle établit :
- le principe de la rétribution divine de l’œuvre humaine et la légitimité de l’attente qui s’y attache (Matthieu 25.34-41 ; Romains 2.6 et suiv. ; 1 Corinthiens 3.11-15 ; Apocalypse 14.13) ;
- la proportionnalité entre l’œuvre accomplie et cette rétribution, désignée dans le Nouveau Testament par le mot μισθός (Matthieu 10.41-42 ; Luc 19.12-27 ; comp. Matthieu 25.14-30.s)
s – Voir notre interprétation comparée de la parabole des marcs et de celle des talents, Exposé, tome III, p. 362.
La difficulté s’accroît du fait de l’ambiguïté du terme μισθός qui, démentant la réputation de richesse de la langue grecque, confond les deux sens de salaire et de récompenset.
t – M. Félix Bovet me faisait remarquer un jour qu’aucune langue n’est aussi abondante que le français en termes exprimant la notion de rétribution, et ne marque une telle pudeur à l’endroit de ce sujet : salaire, prébende, honoraires, traitement, appointements, indemnité, rémunération, vacations, gages, jetons de présence, etc. etc.
Ce n’est donc pas sur le fait matériel de la rétribution, ni sur la proportionnalité de cette rétribution que porte le litige, mais sur le principe générateur de l’une et de l’autre : est-ce la grâce ? est-ce la légalité ? La rémunération faite par Dieu à l’homme lui est-elle accordée à titre de salaire, c’est-à-dire d’une compensation proportionnelle à la prestation, ou en tant que récompense, proportionnelle ou non à la prestation et accordée à titre libre et gracieux ? C’est l’alternative posée par l’apôtre en ces termes : εἰ δὲ χάριτι, οὐκέτι ἐξ ἔργων (Romains 11.6), et ailleurs : κατὰ χάριν ou κατὰ ὀφείλημα (Romains 4.4).
Un théologien allemand a posé clairement la question : Comme le résumé du salut est désigné tantôt comme μισθός, tantôt comme χάρισμα, comment un seul et même bienfait peut-il être d’une part obtenu comme immérité et d’autre part mérité comme μισθός ? Il répond : « Nulle part dans le Nouveau Testament le salut n’est présenté comme reposant mi-partie sur la grâce, mi-partie sur le mérite, mais il est tout entier grâce ; et même, lorsqu’il est question de prestation humaine et de récompense divine, c’est encore la grâce divine qui non seulement confère la récompense, mais qui même rend possible et qui produit l’action humaine. La vie éternelle n’est pas seulement une récompense correspondant à la conduite de l’homme, mais, d’après son essence intime, elle en procède comme son fruitu. »
u – Neveling, Theol. Literaturzeitung. 1887, N° 23.
La notion du mérite est, de prime abord, totalement exclue de toute conception vraie de la religion par les principes établis dans la Dogmatique concernant les rapports primordiaux entre Dieu et l’homme :
« La justice divine, avons-nous écrit, ne s’actualise point dans l’Écriture par l’exécution d’un contrat bilatéral qui serait fondé sur quelque droit primordial, présidant aux rapports entre Dieu et la créature. Elle ne saurait être autre chose que la sanction donnée librement par Dieu à sa libre parole, promesses ou menaces ; et le droit qu’une créature quelconque peut revendiquer ensuite de sa prestation morale, étant issu d’une promesse faite à titre gratuit, et en aucune façon de la parité ou de la mutualité des services rendus, ne saurait lui-même être fondé que sur la grâce. La justice divine, qui assure l’effet d’un droit créé par la parole divine, n’est donc que la manifestation de la fidélité divinev. »
v – Tome III, p. 282.
L’Ancien Testament, le Deutéronome tout spécialement, est d’accord avec le Nouveau pour dénier à l’homme tout droit à faire valoir devant la justice divine, et le chapitre 9 de l’épître aux Romains, qui semble pousser cette dénégation jusqu’au paradoxe, n’est que le commentaire et le développement des principes posés dès le commencement de l’histoire sainte.
Dans la parabole des ouvriers (Matthieu 20.1-16), ce droit de Dieu de faire grâce à qui il veut, sans égard aux mérites prétendus de l’homme, est opposé aux prétentions des Juifs contemporains du Christ, avec une décision qui coupe court à toute discussion. A ceux qui ont voulu faire marché avec Dieu, et qui, non contents d’obtenir ce qu’eux-mêmes avaient demandé, prétendent faire valoir devant le Maître les revendications du droit, il sera répondu : « Prends ce qui est à toi et va-t’en » (v. 14).
Mais le passage le plus directement contraire au principe de la religion intéressée et au droit du salaire, c’est la sentence du Seigneur : « Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, car nous avons fait ce que nous devions fairew » (Luc 17.10).
w – Comp. F. Godet, Commentaire sur l’évangile de Saint-Luc, 3e édition, t. II, p. 285.
La preuve que l’argument de Jésus dans ce passage s’adresse en effet non pas à tout serviteur, mais au mercenaire, se tire du propos prêté à ce dernier, qui suppose l’obligation morale décomposée en une pluralité de prescriptions extérieures, au milieu desquelles l’unité d’essence de la loi morale est déjà méconnue et oubliée. Accordons à l’esclave du Maître suprême le cas le plus favorable, un cas qui même n’existe pas, celui où il n’aurait encouru aucun reproche dans son service, encore faudrait-il plaider la nullité juridique des droits de l’homme en face de Dieu par les trois raisons suivantes que nous avons précédemment déduites de la sentence de Jésus-Christ, et qu’il nous suffira de résumer ici :
- Tout contrat lié entre deux parties suppose l’indépendance initiale de chacune à l’égard de l’autre. Dès l’origine des rapports entre Dieu et l’homme, il y a d’un côté indépendance, de l’autre dépendance absolue.
- De cette indépendance réciproque résulte dans un contrat lié entre deux parties la mutualité des services rendus. Le service que l’homme est réputé rendre à Dieu est tout entier un service rendu par l’homme à lui-même.
- Tout contrat lié entre deux parties suppose l’équivalence du produit à livrer et du salaire stipulé. Ici c’est le bienfait de Dieu qui est destiné à récompenser le bien fait par l’homme.
Tandis qu’aux yeux du Saint parfait et pour tout fidèle après lui, l’accomplissement de la volonté de Dieu renferme sa propre récompense, déjà supérieure à toute nourriture et à toute jouissance terrestre (Jean 4.34), l’erreur commune aux partisans de la religion intéressée est de se représenter la rétribution sous une forme matérielle et étrangère à l’ordre moral, et d’attendre une compensation à la servitude attachée à l’accomplissement du bien. L’un se plaint de n’avoir jamais reçu de veau gras pour se réjouir en l’absence de son père (Luc 15.29) ; les autres, d’avoir travaillé à la chaleur du jour, au lieu d’errer sur la place publique (Matthieu 20.12).
Nous avons raisonné jusqu’ici dans la supposition que l’homme ait satisfait à la totalité de ses obligations. Mais s’il n’en est pas ainsi, s’il a violé non seulement telle ou telle d’entre elles, mais le sommaire de la loi morale absolue, le grand commandement qui renferme en lui tous les autres, alors il sera vrai de dire que la religion intéressée ne suffit pas à réaliser la fin normale de l’homme, mais même qu’elle l’en éloigne ; qu’elle est directement corrompue, corruptrice, immorale. C’est ce que démontre l’exemple du fils aîné de la parabole ainsi que l’expérience du peuple d’Israël (Romains 10.3) et celle des Pharisiens (Luc 18.14) et de Saul en particulier (Philippiens 3.7-8), opposition de κέρδη et de ζημία.