Introduction à la dogmatique réformée

XI.
De la nécessité d’une restauration calviniste. Pourquoi notre dogmatique sera-t-elle réformée ?

Les églises et la multitude des sectes qui se rattachent fidèlement à la Réforme évangélique peuvent être considérées scientifiquement comme devant se réduire à trois types bien distincts : le type luthérien, le type réformé ou calviniste, le type arminien.

Il ne peut être question de comparer ici en détail les doctrines particulières de ces trois formes que le protestantisme évangélique a reçues de l’histoire. Cette comparaison détaillée est du ressort de la symbolique et de la dogmatique propre. Disons cependant qu’on ne peut s’y livrer sans être frappé de l’unité spirituelle du protestantisme évangélique.

Malgré des divergences doctrinales dont on ne peut méconnaître l’importance, le théisme chrétien, la foi œcuménique des premiers conciles, le principe formel de l’autorité de la Parole de Dieu, le principe matériel du salut par la foi sont maintenus et formulés dans les livres symboliques des luthériens, des réformés et des wesleyens.

Cela étant, pourquoi peut-il paraître si urgent de réaffirmer le calvinisme sur le terrain de la science théologique ? Pourquoi revendiquer pour ce type particulier une sorte de monopole en dogmatique, comme paraît l’insinuer le sommaire inscrit en tête du présent chapitre ?

Il faut répondre à cette question en disant d’abord que nous ne prétendons nullement dénier aux Luthériens et aux Wesleyens le droit d’exposer et de défendre scientifiquement la foi chrétienne comme ils la comprennent.

Nous disons seulement que, pour une raison propédeutique, le dogmaticien est tenu d’indiquer les motifs d’ordre général qui l’incitent à enseigner le dogme réformé plutôt que tel autre ; pourquoi il considère que, tant du point de vue de la structure interne que des rapports avec les données générales des sciences humaines, il manquera quelque chose d’important à toute dogmatique évangélique qui ne serait pas du type réformé.

Ce n’est pas faire preuve d’esprit sectaire que de refuser de considérer comme suffisant pour expliquer scientifiquement son choix, l’accident d’une conviction personnelle.

Mais le traité de dogmatique propre n’apportera-t-il pas précisément cette réponse scientifique pour chaque doctrine particulière établie d’après les règles d’une saine méthode exégétique et logique ?

Nous ne le croyons pas. Car il resterait à expliquer scientifiquement comment il se fait que les partisans des types de théologie différents supposés également bien informés ne réussissent pas à s’assimiler les arguments présentés.

Pour expliquer ce fait qui pourrait être troublant, il faut remonter aux principes qui servent de critères à l’exégèse dogmatique de chacun des types en question et essayer de comprendre pourquoi ils sont reçus. Les critères qui ne peuvent s’accorder avec les dogmes fondamentaux du protestantisme évangélique devront être écartés.

Essayons d’abord de caractériser les trois types dont nous avons assumé l’existence. Pour être aussi objectif que possible, nous demanderons d’abord aux luthériens comment ils voient les réformés qu’ils ne distinguent pas des arminiens évangéliques (wesleyens). Nous nous adresserons à un homme dégagé de toute étroitesse sectaire et dont nous admirons le véritable génie dogmatique, à l’évêque luthérien Martensen. « La Réforme suisse — c’est ainsi que notre auteur désigne ce que nous appelons le type réformé — procède essentiellement du principe formel, l’autorité des Ecritures ; le luthéranisme, au contraire, a son point de départ, sa cause déterminante, dans les profondeurs de la conscience chrétienne. Il est l’expérimentation du péché et de la rédemption. Il se rattache de préférence au principe matériel — le salut gratuit. La différence consiste dans le légalisme mosaïque dont la Réforme [suisse] ne sut jamais s’affranchir, tout en le combattant avec puissance dans l’Eglise Romaine… Tandis que la Réforme [suisse] ne s’est jamais délivrée de cette inconséquence, le luthéranisme a toujours affirmé l’Evangile dans toute la plénitude de la grâce. »

Et, pour Martensen, cette différence éclate au moment où « se manifeste avec le plus d’évidence la conception de la vie chrétienne, c’est-à-dire dans la doctrine des sacrementsa ».

aMartensen, Dogmatique chrétienne, trad. Ducros, Paris 1879, p. 84-85.

Nous croyons que le luthéranisme est parfaitement caractérisé dans ces lignes. Prédominance du critère sotériologique pour expliquer canoniquement l’Ecriture (le sola fide de Luther) essence du luthéranisme définie par son psychologisme (« il est expérimentation du péché et de la rédemption »), doctrine des sacrements, tout y est.

On ne s’étonnera pas que nous trouvions le portrait de « la réforme suisse » peu flatté. Mais nous comprenons ce qu’il veut dire. Il est parfaitement exact que les catéchismes réformés affirment l’autorité de l’Ecriture presque au début de l’exposition de la doctrine chrétienne et vrai aussi que le dogme réformé donne une toute autre ampleur que le luthéranisme au tertius usus legis. Selon lui, la loi divine commande non seulement à l’homme dégénéré, mais à ce qu’il a de régénéré en lui. Quant au reproche de légalisme, nous ne le discuterons pas ici. Nous ferons seulement remarquer qu’il s’applique selon nous aux conceptions puritaine et méthodiste de la piété que nous considérons comme des déviations du type calvinisteb.

b – Le catéchisme de Calvin est sur ce point d’une largeur qui étonnerait beaucoup de lecteurs. L’une des premières occupations des ministres huguenots, frappés par la révocation de l’Edit de Nantes et débarqués dans la puritaine Angleterre, fut d’engager une vive polémique sur le dimanche anglais.

Il est exact enfin que la doctrine des sacrements marque une profonde différence entre luthériens et réformés.

Si nous demandons à John Wesley, qui revendique explicitement pour lui la qualité d’arminienc, comment il voyait les luthériens et les calvinistes, nous constatons qu’il considérait comme tendant à l’antinomisme la formule particulière de Luther sur la justificationd, d’où subordination du principe matériel au principe formel dans le méthodisme. Quant aux calvinistes, il estime que la doctrine de la prédestination est révoltante pour le cœur et blasphémathoiree.

c – En 1778, Wesley fonda The Arminian Magazine, affirmant ainsi sa solidarité avec Arminius dans la négation du dogme de la prédestination.

d – Voir Victor Monod, Faut-il revenir à Wesley ? p. 7 du tirage à part d’un article du Christianisme Social, mars 1936.

eIbid., p. 10.

Le principe formel prédomine, mais le critère de l’explication de l’Ecriture est la sensibilité humanitaire et un rationalisme impatient du mystère, quand les exigences de l’humanitarisme sont en jeu.

Il se trouve qu’en voulant raconter comment méthodistes et luthériens voient les réformés, nous avons un peu laissé entrevoir comment ils apparaissent aux réformés.

Ces derniers forment certainement un type irréductible aux deux autres. Méthodistes et luthériens n’ont pas toujours entretenu vis-à-vis d’eux des sentiments d’une indulgence excessive. Qu’on se rappelle l’attitude cassante de Luther à l’égard des Suisses à Marbourg ; le peu de succès des avances de Calvin à l’égard des luthériens. L’amitié des frères Wesley pour Whitefield ne résista pas à leur dissentiment d’avec lui sur le calvinisme. De leur côté, les calvinistes ont été sévères à l’égard des disciples rationalisants d’Arminius, à Dordrecht.

Ces ruptures ecclésiastiques, la vivacité des polémiques laissent deviner qu’on sentait de part et d’autre qu’il y avait en jeu plus que le sort de points particuliers de théologie. On sentait et on sent encore qu’il y va d’un principe discriminatif du dogme. Ce principe, chez les réformés, peut aisément se dégager de l’objection qu’ils font sans cesse aux luthériens et aux arminiens même évangéliques, comme aux catholiques, de ne pas tenir un compte suffisant de l’honneur, de la gloire, de l’autorité de Dieu.

Il faut bien comprendre ce qu’ils veulent dire. On ne songe pas à avancer que les non-calvinistes ne chantent pas avec assez d’ardeur les louanges de Dieu ; que les jésuites n’apportent pas un zèle brûlant — dont on se permet de critiquer certaines manifestations à justifier leur devise : ad majorem Dei gloriam. Le zèle d’un Quenstedt ou d’un John Wesley pour l’honneur de Dieu ne fait doute pour personne parmi nous.

Nous entendons, nous réformés, par le soli Deo gloria l’axiome suivant : le principe de l’analogie de la foi est que Dieu ne dépend d’aucune manière ni en aucun sens des créatures, ni dans l’ordre du réel, ni dans l’ordre de la pensée, mais qu’au contraire sa volonté décrétive a l’empire souverain sur toutes choses et sa volonté préceptive l’autorité suprême sur toutes les intelligences, en sorte qu’il est l’auteur, la cause première et la source de tout bien.

C’est en conformité avec le principe que l’auctoritas normæ doit être discernée de l’auctoritas historiæ dans l’Ecriture, ce qui est règle de foi et de vie d’avec ce qui nous est communiqué pour information historique.

C’est conformément à cette analogie de la foi que le dogme doit être formulé. Et il n’y a pas d’autre principe discriminatif de l’orthodoxie de l’interprétation canonique de l’Ecriture.

Le principe de l’analogie de la foi comme norme de l’interprétation spirituelle de l’Ecriture est identifié par Calvin au Soli Deo Gloria, dans son épître à François Ier (Op. Calv. I, 12 s. et II, 12 s. 16). Voir aussi Com. sur Romains 12.6 et sur Jean 18 ; 8.50 et G. Bucani questiones theol. Berne 1605, loc. IV, XIV : « qænam nota est per quam homines sani doctrinam agnoscunt esse veri Dei doctrinam ? Quod, quæ doctrina nos unius et solius Dei gloriam in solidum et ubique quaerere, et illi adherere docet, illa procul dubio veri Dei doctrina est ».

Mais si le calviniste a en vue la gloire exclusive de Dieu, il pense aussi au salut de l’homme.

Le calvinisme subordonne la préoccupation anthropocentrique à la préoccupation théocentrique en religion, mais il n’exclut pas la préoccupation anthropocentrique. Il la met simplement à la place subordonnée qui doit lui revenir.

Autrefois, Neeser (Le problème de Dieu, p. 61 ss), en classant le calvinisme parmi les religions de la sensibilité ou de la sensualité mystiques, semble avoir méconnu le caractère théocentrique de notre réforme.

Pourtant, il est constant que Calvin a combattu l’eudémonisme religieux et qu’il l’a condamné comme contraire à l’esprit théologique. On sait que Sadolet, dans sa lettre aux Genevois, manifestait une préoccupation assez exclusive pour le salut. Calvin le lui reproche en ces termes : « Cela sent peu son vrai théologien que de tant vouloir astreindre l’homme à soi-même, que cependant on ne lui ordonne et enseigne, que le commencement de bien former sa vie est désirer accroître et illustrer la gloire du Seigneur… C’est pour Dieu avant tout que nous sommes nés, et non pour nous-mêmes, » (Epître à Sadolet, op. Calv. V, p. 391 ss.)

D’un autre côté, si le calvinisme met à la base de sa doctrine l’infinité de Dieu et, au couronnement de l’édifice dogmatique, la souveraineté infinie de Dieu se manifestant comme le principe de l’élection inconditionnelle du salut, l’affirmation de cette toute-puissance divine ne procède pas uniquement de la préoccupation religieuse principale, qui est le zèle pour la gloire de Dieu. Elle a aussi pour but de satisfaire à des préoccupations légitimes de salut et au désir de donner à la volonté l’énergie morale nécessaire pour triompher dans la lutte qu’elle doit livrer.

Cela a été méconnu par H. Bois, qui parle de préoccupation exclusive pour la gloire de Dieu. Mais le fait que Neeser a pu se tromper, dans le sens opposé, laisserait déjà présumer que H. Bois erre à l’autre extrême. D’ailleurs les termes formels de Calvin en sont la preuve. « Quand nous disons que Dieu est tout-puissant, cela n’est pas seulement pour l’honorer, mais afin que nous puissions être en repos et que nous soyons invincibles contre toutes les tentations, car vu que la puissance de Dieu est infinie, il nous saura bien maintenir et garder. » (90e sermon sur Job, op. Calv. XXXIV, p. 362.)

La doctrine de la prédestination, qui est, avons-nous dit, comme la clef de voûte du système calviniste, met bien en évidence le double caractère qu’il a de tendre à affirmer l’indépendance divine et à rassurer l’âme fidèle sur son salut. Cette doctrine en effet a son fondement logique dans l’idée que Dieu est à tel point indépendant de la créature, qu’il ne peut dépendre d’elle, même sous le rapport de la connaissance qu’il a des événements futurs contingents.

Comment se fait-il que l’analogie de la foi soit comprise dans le luthéranisme comme préséance du principe matériel (le salut par la foi seul discernant entre l’auctoritas normae et l’auctoritas historiae).

Pourquoi est-il essentiellement une expérience psychologique du péché et du pardon ? Deux noms nous paraissent résumer la réponse à cette double question en nous replaçant dans les conditions historiques où le luthéranisme est né et qui ont pris la force d’une tradition dominante.

Luther et Mélanchton ont contribué à la naissance du luthéranisme. La puissante personnalité du premier, l’expérience décisive qu’il a faite de son péché et de la certitude du pardon, ont marqué d’une empreinte profonde et ineffaçable la piété populaire et la théologie savante de l’Eglise luthérienne. Cela explique, nous semble-t-il, le psychologisme de cette communion. Elle est devenue infidèle à la pensée du Maître sur le serf-arbitre et la prédestination sous l’influence de l’humanisme de Mélanchton qui trouva un terrain favorable dans les tendances sentimentales du génie allemand. A mesure qu’il évolue et quand il n’est plus sous l’influence immédiate de la présence du réformateur de Wittemberg, Mélanchton se rapproche du type Erasmien.

Nous croyons pouvoir expliquer l’anthropocentrisme de John Wesley par le fait que son œuvre doit être considérée comme le miracle d’une reviviscence paradoxale de la plante évangélique croissant en plein humus d’une Angleterre déchristianisée et toute imprégnée de philosophisme humano-déiste.

Déjà, tel qu’il se présente, malgré son incompréhension affligeante de la pensée de Luther, le cas de Wesley est un miracle étonnant de la grâce. Il prouve que la réforme anglicane recelait des ressources insoupçonnées de rajeunissement spirituel. Voltaire se croyait au crépuscule du christianisme et voilà, le réveil méthodiste était en marche.

Quant au calvinisme, il est remarquable qu’après avoir jeté un vif éclat pendant un siècle environ, il entre en décadence dès avant le XVIIIe siècle, dont l’atmosphère fut presque mortelle pour lui. Il continua à traîner, ici ou là, une vie ecclésiastique languissante. Mais il a pratiquement disparu des centres « éclairés » et on a presque partout relégué loin des chaires académiques ses rares défenseurs. Et aujourd’hui que l’idéologie philosophique et scientifique des XVIIIe et XIXe siècles entre, à son tour, dans la triste pénombre du crépuscule, nous assistons à un vigoureux renouveau calviniste.

Ce synchronisme nous paraît significatif. Il dénote l’existence d’un conflit de deux principes engagés dans une lutte mortelle. Le principe de la souveraineté totale de Dieu d’une part, et celui de l’autonomie de l’homme dans sa raison, son sentiment et sa volonté.

Pourquoi la « Réforme », à l’inverse du luthéranisme et de l’arminianisme, a-t-elle saisi l’analogie de la foi sous l’aspect de la revendication de la souveraineté de Dieu ?

C’est parce qu’elle est fille de Zwingle, de Calvin et de Bèze. Par leur culture, ces hommes furent des humanistes profondément versés dans la connaissance de l’antiquité païenne. Ils en comprirent la grandeur mais ils en constatèrent les infiltrations dans l’Eglise, son culte, et ses dévotions populaires. Le berceau de la Réforme « suisse », comme la qualifiait Martensen, est bien situé en effet dans un centre de pèlerinage d’un canton helvétique. L’aversion des réformés pré-calviniens pour la messe et les « idoles » s’exprima en des termes d’une virulence sans mesure (Marcourt et l’affaire des placards). Calvin a écrit le Traité des reliques, bien qu’il ait expressément désapprouvé le vandalisme iconoclaste de la soldatesque huguenote.

La « réforme » vise avant tout à rétablir la souveraineté de Dieu, dans l’ordre de la pensée (autorité exclusive de sa Parole), dans l’ordre du salut (la foi justifiante, don de la prédestination divine), dans l’ordre du culte (validité du deuxième commandement du décalogue condamnant les images), dans toutes les sphères de l’activité humaine (normativité de la loi pour les régénérés), et dans l’ordre cosmique (préordination et providence efficace). Pourquoi les réformateurs « réformés » ont-ils passé de l’aversion pour le paganisme à l’application lucide et conséquente du soli deo gloria ? C’est le secret de la grâce.

Tout ce que nous pouvons voir, c’est qu’elle avait préparé ses voies en dotant des esprits exceptionnellement synthétiques comme Zwingle, Calvin, Bèze, d’une culture classique étendue qui les incitait à rattacher leurs constructions dogmatiques solidement cimentées aux prémisses posées par la Révélation divine.

Et maintenant quel est le principe discriminatif de l’auctoritas normae dans l’Ecriture ? Evidemment celui qui ne conduit pas à nier ce qu’on a préalablement reconnu vrai et ce qu’on entend continuer à reconnaître vrai.

Or, le calvinisme est purement et simplement le théisme en cosmologie, le christianisme œcuménique en sotériologie objective, le protestantisme évangélique en critérologie et en sotériologie subjective, formulés avec toutes les conséquences logiques que ces divers stades de la pensée chrétienne réclamentf.

f – B.-B. Warfield. Calvin et Calvinisme, p. 354 sq.

Le luthéranisme de Mélanchton et l’arminianisme de Wesley professent, aussi explicitement que Calvin, la toute-puissance immuable et infinie de Dieu. Seulement ils nient ce qu’ils viennent d’affirmer en posant un concept philosophique de la liberté créée d’après lequel l’exercice de cette liberté apporte un changement en Dieu, en limitant sa toute-puissance.

Le luthéranisme professe que le Fils de Dieu a revêtu une humanité semblable à la nôtre et il nie ce qu’il vient d’affirmer par sa doctrine de l’ubiquité du corps du Christ.

L’arminianisme professe que Dieu est l’auteur unique du salut et il nie ce qu’il vient de dire en posant que Dieu ne peut sauver l’homme sans la coopération de son libre-arbitre qui décide en dernier ressort de son propre salut.

Ces négations de la thèse primitivement posée sont à la longue si insupportable que, l’intérêt qui fait affirmer l’antithèse prenant le dessus, on finit par nier la thèse et tout y passe ; la souveraineté, la puissance, l’omniscience de Dieu ; puis, c’est l’incarnation et la grâce. Bref, la décomposition dogmatique du protestantisme commence et c’est l’avènement du christianisme sentimental ou rationaliste.

Le calvinisme est résolument conséquent dans le développement génétique de son théisme, de son christianisme œcuménique, de sa protestation évangélique.

Cela ne peut sans doute apparaître aux yeux de tous que par l’étude de la dogmatique propre. Du moins le dogmaticien réformé peut-il dire pour quelle raison de structure intérieure il préconise un retour à la dogmatique du calvinisme.

L’état présent de la conception du monde rend aussi ce retour souhaitable si l’on tient à apaiser le conflit latent qui existe entre la pensée religieuse et l’idéologie scientifique.

Il ne peut échapper à un observateur attentif du mouvement des esprits que le climat intellectuel d’aujourd’hui est beaucoup moins favorable qu’au XIXe siècle pour le psychologisme. Cela expliquerait que le luthéranisme, dont Martensen nous dit qu’il est essentiellement une expérience psychologiqueg exerce sur les esprits un attrait moins puissant que sous le règne des philosophies subjectivistes.

gMartensen, Dogmatique Chrétienne, trad. Ducros, p. 84.

Pour endiguer la poussée calviniste, on a proposé un retour à l’anglais John Wesleyh. Le moment semblera singulièrement mal choisi.

hVictor Monod, Faut-il revenir à Wesley ? p. 22.

L’anninianisme wesleyen est sans doute ce qu’il y a de moins éloigné de l’Evangile en fait d’arminianisme. Mais toujours l’arminianisme en soi est étroitement apparenté à l’idéologie du XVIIIe siècle qu’il voulut christianiser en se plaçant sur son propre terrain anthropocentrique. Sa théodicée ressemble étrangement à celle du déisme périmé. Elle érige le sentiment romantique et la raison utilitaire en juge des voies de Dieu, qui n’a plus guère d’autre raison d’être que le salut de l’homme.

Aussi voyons-nous la théorie réformée du sacrement gage de promesses divines du salut devenir pour beaucoup de wesleyens et malgré Wesley une superfétation mutile.

Comment les promesses du salut auraient-elles besoin de sceaux visibles, alors qu’il doit aller de soi, puisque Dieu le doit par essence à la créature pécheresse, qui en reste l’arbitre ?

Cette théodicée désuète ne répond plus aux dures expériences des générations qui ont vu la guerre et à celles qui supportent les conséquences de cette grande catastrophe.

Les croyants, de plus en plus, ont conscience du néant de l’optimisme humanitaire et de la nécessité de fonder l’effort de l’homme sur la grâce libre du Dieu souverain.

On a objecté précisément que la science avait rendu impossible tout retour durable d’une pensée chrétienne informée à ce souverain d’une terre que nous savons aujourd’hui n’être qu’un atome minuscule perdu dans une région quelconque d’un univers infinii. C’était bon du temps où l’on croyait que la terre était le globe gigantesque autour duquel gravitaient un soleil et des astres minuscules.

i – A propos de la découverte des satellites de Jupiter par Galilée, le professeur Wilfred Monod écrit : « Du coup, la notion calvinienne de la Divinité tomba en ruines ; ceux qui parlent d’y ramener la théologie oublient qu’ils n’ont pas le pouvoir d’agglutiner les fragments d’un univers infime, aujourd’hui en pièces… le coquet petit univers de Moïse, et des Pères, et des scolastiques, le minuscule univers de Calvin, adapté à son Dieu absolu comme une boîte à son couvercle, est en miettes ; ou mieux, il s’est évaporé. » Le Problème du Bien, I, p. 687 sq.

Cette argumentation ignore que le calvinisme, dans sa prédication populaire et dans ses manuels scientifiques enseignait ce que tout le monde savait longtemps avant Jean de Damas au VIIIe sièclej, savoir que la terre était une « pilule »k, un « point »l dans un univers, fini à la véritém, puisque Dieu seul est infini pour nous, mais pratiquement immense.

j – Joan. Damase, De Fide Orthodoxa, II, 10. ; Terra… multum certe cælo minor est, in ipsius centro instar puncti appensa. (Migne 94, p. 910, col. 2.)

kCalvin, 148e sermon sur Job (Job 38.4-11), dit que la terre comparée aux cieux est comme une pilule.

l – H. Zanchi, De operibus Dei, II, 5 : « … cœli comparatione, minus est quam punctum tota terra ».

mCalvin, Inst. Chr., 1.14.1, vers la fin. Cf. B.-B. Wakfield, Calvin and Calvinism, p. 294.

Cette argumentation est de plus victime d’une curieuse transposition psychologique. Comme nous sommes aujourd’hui coperniciens et que nous plaçons le soleil au centre du système solaire, nous considérons le centre comme le lieu privilégié, et nous parlons de théocentrisme, d’anthropocentrisme, de question centrale, etc., et nous sommes tentés d’attribuer aux anciens notre manière de voir. Comme il est certain qu’ils croyaient que la terre est au centre de l’univers, nous attribuons ce géocentrisme à une idée disproportionnée qu’ils se seraient faite de l’importance du domaine de l’homme.

Or, rien n’est plus faux. Pour eux, l’univers sphérique était partagé en régions intérieures. Celles qui étaient le plus près de la périphérie étaient les régions supérieures où s’étaient élevés naturellement les corps les plus légers, les plus éthérés.

Les plus grossiers et les plus lourds tombaient et le point le plus bas, la place la plus humble était précisément le centre qu’occupe la terre qui est, dit Calvin, « en ce creux abîme »n.

nCalvin, Com. in Ephésiens 4.8. Cf. Praelectiones in Jérémie 10.12 ; 95e Sermon sur Job, in fin.

On conçoit que la constatation sensible de l’immensité de l’univers physique à l’aide du télescope ne peut exercer aucune influence sur la dogmatique calviniste, ni arrêter le renouveau qu’elle connaît actuellement.

Le calvinisme était pourtant déjà au XVIe siècle et il est aujourd’hui plus que jamais géocentriste au sens moderne où le sont les coperniciens croyants : la terre est suffisamment au centre des préoccupations divines pour avoir été le théâtre de l’incarnation et de la crucifixion du Fils unique.

Mais c’est précisément ici qu’éclate la supériorité du calvinisme sur l’arminianisme wesleyen, vers lequel on voudrait nous détourner. Si la terre est, pour Dieu, un astre privilégié, si, pour lui, l’homme est « la plus excellente » des créatures, ce n’est pas à cause de la situation locale de ce globe dans l’univers, ni en raison de la dignité intrinsèque du « roi de la création ».

L’importance et la valeur de ces créatures sont dues uniquement à la libre élection de Dieu qui choisit les choses viles et basses du monde pour confondre les fortes.

Or, il est certain que le psychologisme anthropocentrique est troublé, comme Pascal, par la disproportion entre l’immensité des espaces sidéraux et la petitesse infinie de notre terre, disproportion que la science nous révèle.

Toute doctrine religieuse qui justifie l’importance de l’homme au regard de Dieu par l’éminente dignité intrinsèque de cet infiniment petit doit un moment ou l’autre sentir cette tension entre l’espoir religieux qui lance la prière vers le ciel et la science qui lui montre que la prière va se perdre dans le vide pratiquement infini.

(L’univers de la science nouvelle, contrairement à celui du XIXe siècle, n’est plus réellement infini.)

Nous n’avons jamais trouvé trace de cette angoisse cosmique chez les penseurs calvinistes. Leur chef, bien loin de l’éprouver, voudrait que tous les chrétiens fussent astronomeso, et il ne tarit pas, dans ses prédications, sur la méditation de l’immensité de l’œuvre divine. C’est que celui qui croit au Dieu infini ne se sent jamais seul, quelque vaste que soit l’univers. Qui croit à la liberté de l’élection divine, gratuite et inconditionnelle, ne songe qu’à adorer quand il entend le Créateur de l’univers et de l’Eglise dire par la bouche du prophète à « cette balayure du monde » qu’il a conscience d’être : « je t’ai aimé d’un amour éternel ».

oCalvin, 34e Sermon sur Job (Job 9.4-15)

La dogmatique réformée veut être, comme les autres dogmatiques chrétiennes, une tentative d’exprimer et de formuler scientifiquement la foi. Son ambition est plus haute encore. Elle veut être un acte d’adoration devant le mystère des voies divines dans leur insondable sagesse ; renonciation à toute tentative orgueilleuse de théodicéep. Le front courbé dans la poussière, elle écoute la parole de Dieu. Elle parle quand elle croit avoir entendu que Dieu a parlé. Elle se tait devant le silence de la Parole de Dieu. C’est là sa lettre de créance. Elle n’en a pas d’autre et cela nous suffira pour entreprendre un jour, d’entrer à notre tour, s’il plaît à Dieu, dans le champ que nos pères ont labouré.

pCalvin, 142e Sermon sur Job (Job 36.20-24).

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