M. de Gasparin trouve aussi que j’ai placé l’œuvre et la personne du Christ, le Christ pour nous et le Christ en nous, dans une position semblable à celle que j’aurais établie entre l’Écriture et le sentiment, entre le dogme et l’amour ; c’est-à-dire en définitive que le premier terme serait toujours supplanté par le second. Mais cette accusation est aussi peu fondée que les précédentes ; quelques courts développements vont le montrer.
Si la nouvelle théologie évangélique d’Allemagne a surtout mis en relief la personne du Christ, en qui elle voit le centre vivant du christianisme, ce n’est pas dans l’intention d’amoindrir et encore moins de détruire l’importance de l’œuvre de la réconciliation et de la rédemption, mais bien plutôt de l’asseoir sur sa base vivante et véritable. Elle n’a pas voulu davantage contredire la pensée capitale des réformateurs, mais au contraire la compléter et la perfectionner. On nous accordera sans peine que l’accomplissement de cette œuvre réclamait une personnalité d’une nature bien précise, absolument affranchie du péché et parfaitement unie à Dieu, c’est-à-dire, celle-là même que l’Écriture nous présente et nous dépeint comme le Fils de Dieu fait homme. Et non seulement il fallait en général une expiation, une souffrance, une mort pour le péché, mais il était nécessaire encore que le saint Fils de Dieu s’offrît lui-même librement, en sacrifice, pour l’humanité, et qu’il y eût en sa personne la vertu créatrice d’une nouvelle et sainte vie. Avant tout, avant l’œuvre de la rédemption, il fallait que le Christ fût là, avec cette nature spéciale, avec cette qualité divine, car il n’est pas parvenu à être Fils de Dieu et un avec Lui parce qu’il a accompli l’œuvre réconciliatrice, mais il a pu accomplir cette œuvre parce qu’il était Fils, et un avec son Père. L’unité avec le Père, la filialité divine, et la réconciliation, sont entre elles comme le principe à sa conséquence, comme le primitif à son dérivé. Je m’étonne que M. de Gasparin ait pu me prêter l’idée de penser que l’unité avec Dieu était déjà par elle-même l’œuvre de Christ, et qu’ainsi cette œuvre était superflue. Sans doute celui-là seul qui était un avec Dieu pouvait devenir rédempteur ; mais il n’était pas rédempteur par cela seul qu’il existait : il ne le devint que par le déploiement de sa vie au sein de la lutte amère avec le péché, par sa souffrance et sa mort volontaires, par sa résurrection glorieuse et son élévation à la droite du Père.
Et c’est juste en cela que se trouve la liaison intime et le vrai rapport qui existent entre le Christ pour nous, et le Christ en nous. Le Christ pour nous, qui nous remplace, nous pécheurs, devant la face du Dieu saint, ne pouvait devenir l’auteur de notre foi qu’autant qu’il était lui-même le Juste, le Parfait, sur lequel le bon plaisir du Père pouvait se reposer sans réserve et sans partage ; qu’autant que son sacrifice était non pas seulement une substitution extérieure, comme les sacrifices de l’ancienne Alliance, mais encore l’offrande libre d’une vie qui, en se livrant à la mort, manifestait la vertu créatrice d’une vie nouvelle, et le tout-puissant principe de la sanctification de l’humanité.
Que M. de Gasparin n’aille pas encore me mal comprendre ! Je ne dis pas : le Christ n’est réconciliateur que parce qu’il porte en soi le principe de la sanctification ; mais je dis : il ne pouvait être le réconciliateur parfait, véritable, qu’à la condition d’avoir en lui-même ce principe dans toute sa force et toute sa plénitude de vie.
Oui, le fondateur de notre foi ne peut être réellement le Christ pour nous qu’alors précisément qu’il devient le Christ en nous. ll faut plus que l’imputation de ses mérites à nos âmes par une sentence judiciaire ; il faut encore que nous soyons implantés en lui par la foi, et qu’ainsi le bon plaisir du Père passe par lui sur nous. Il faut que son Esprit saint et sa force régénératrice coulent de sa personne dans notre for intérieur, et y deviennent un nouveau principe de vie. Il faut en un mot que nous devenions un avec lui dans les profondeurs de notre être, et qu’il nous transforme en de nouvelles personnes en habitant au dedans de nous. Et réciproquement nous ne pouvons avoir le Christ en nous qu’autant que nous sommes assurés du Christ pour nous. Car le pécheur ne parvient à vivre dans une communion nouvelle avec Dieu que si sa dette est auparavant éteinte, et que si la puissance du péché est brisée dans son âme ; ce que le Christ pour nous peut seul faire, parce que seul il nous donne la consolante assurance que nos péchés sont pardonnés et que nous avons en Dieu un Père réconcilié ; parce que seul il nous rend possible d’éprouver pour Dieu cet amour joyeux d’où jaillit la nouvelle vie, fruit libre d’un cœur reconnaissant, et non d’aucune contrainte. Nous n’avons donc la vie du Christ en nous qu’en vertu de la foi en Christ pour nous ; et cette foi n’est véritable qu’autant que le Christ pour nous devient en même temps notre Christ au dedans de nous.
Ici encore les deux faces objective et subjective sont inséparablement unies ; et nous ne pouvions pas avoir la pensée de les disjoindre ou de supplanter l’une par l’autre. M. de Gasparin aurait pu le voir, entre autres passages, par celui-ci : « Pour nous, en revenant à l’idée capitale des mystiques, gardons-nous de négliger le côté sain, pratique et vrai de la réformation ; et si le christianisme est essentiellement à nos yeux, dans son fondateur, la religion de l’union du Christ et de Dieu, et de l’union de l’homme et des hommes avec Dieu, dans les fidèles, n’oublions pas que sa base inaliénable est le théisme, et que la rédemption et la réconciliation, la repentance et la foi, la doctrine qui éclaire et l’esprit qui sanctifie, doivent y trouver leur place et leur valeur légitimes. » Ce passage, attentivement lu, lui aurait épargné la plus grande partie de sa polémique.
Qu’il me soit permis, avant de me séparer de M. de Gasparin, de citer quelques passages de l’ouvrage bien connu d’un théologien dont, à coup sûr, nul n’oserait faire peu de cas. Voici ce qu’il dit : « Premièrement, il est à noter qu’aussi longtemps que nous sommes hors de Christ et séparés d’avec lui, tout ce qu’il a fait ou souffert pour le salut du genre humain nous est inutile et de nulle importance. Il faut donc que, pour nous communiquer les biens dont le Père l’a enrichi et rempli, il soit fait nôtre et habite en nous ; pour cette cause il est nommé notre chef et premier-né entre plusieurs frères ; et il est dit aussi, d’autre part, que nous sommes entés en lui et que nous le vestons, pour ce que rien de ce qu’il possède ne nous appartient jusques à ce que nous soyons faits un avec lui. »
Et ailleurs, combattant l’idée d’une foi qui chancelle entre la confiance et le doute, le même auteur s’écrie : « Comme si nous devions concevoir Jésus-Christ étant arrière de nous, et non plutôt habitant en nous ! car ce que nous espérons salut de lui, n’est pas pour ce qu’il nous apparaisse de loin, mais pour ce que nous ayant unis à son corps, il nous fait participants non seulement de tous ses biens, mais aussi de soi-même… C’est pourquoi l’apôtre enseigne que la damnation que nous méritons de nous-mêmes est engloutie par le salut qui est en Christ. Et pour prouver cela, il amène cette raison que Jésus-Christ habite en nous et non pas qu’il est hors de nous ; et non seulement adhère à nous par un lien indissoluble, mais, par une conjonction admirable et surmontant notre entendement, il s’unit journellement de plus en plus à nous en une même substance. »
Et plus loin : « Pourtant la Parole nue ne profite de rien sans illumination du Saint-Esprit. Dont il appert que la foi est par-dessus toute intelligence humaine. Et encore ne suffit-il point que l’entendement soit illuminé par l’Esprit de Dieu, sinon que le cœur soit confirmé par sa vertu. » Et enfin il dit, relativement à la foi, Hébreux.11.1 : « Cela doit signifier derechef que, jusques au dernier jour auquel les livres seront ouverts, les choses appartenant à notre salut sont trop hautes pour être comprises de notre sens, ou vues de nos yeux, ou touchées de nos mains ; et par ainsi que nous ne les possédons autrement qu’en surmontant la capacité de nos entendements, et élevant notre regard par-dessus tout ce qui se voit au monde, bref, en nous surmontant nous-mêmes. »
Si M. de Gasparin avait trouvé dans mon écrit des passages de ce genre qu’il serait bien facile d’augmenter, je ne doute pas qu’il ne les eût signalés comme renfermant la quintessence de la Mystique. J’espère qu’en les lisant dans Calvin (Institution chrétienne, 3.1.1 ; 3.2.24 ; 3.2.3 ; 3.2.41), ils lui inspireront quelque estime et l’amèneront peut-être à réfléchir. Puisse-t-il en apprendre à ne pas user trop vite d’épithètes fâcheuses ! puisse-t-il faire une juste distinction entre la Mystique et le Mysticisme, et dès lors, ou m’absoudre de son accusation, ou bien y envelopper aussi Calvin !