La grande tâche entreprise par Sigismond dépassait ses forces, et, tandis qu’il soumettait l’Espagne au concile, une violente tempête était soulevée à l’autre extrémité de l’Europe contre le concile et contre lui.
Le supplice de Jean Hus offrit une nouvelle preuve de l’impuissance des moyens violents pour étouffer des doctrines au sein d’un peuple disposé à les admettre ; les flammes qui le consumèrent donnèrent une vie nouvelle à sa parole, et l’incendie allumé sur son bûcher embrasa la Bohême.
Lorsque le bruit de son supplice parvint à Prague, la multitude exaspérée courut en foule à la chapelle de Bethléem, et, cet homme que le concile avait brûlé comme hérétique et comme impie, le peuple l’honora comme un martyr et comme un saint dans le ciel. Ce ne fut pas seulement une foule aveugle qui rendit un éclatant hommage à sa mémoire : les barons, les grands du royaume se réunirent, et, la main sur leur épée, jurèrent de venger celui qu’ils regardaient comme l’apôtre de la Bohême. L’Université de Prague s’assembla, et ses docteurs indignés en appelèrent à toute l’Europe de la sentence du concile et des reproches auxquels eux-mêmes étaient en butte.
« Au milieu de nos innombrables et poignants sujets de douleur, dirent-ils, c’est pour nous un besoin impérieux de défendre la réputation outragée de notre Université, jusqu’à présent si pure, contre les attaques des blasphémateurs. A tous les motifs qui nous y invitent se joint encore le souvenir de l’honnêteté, de la vertu de cet homme qui nous est mort… Nous voulons le faire pour que la grande renommée d’un de nos enfants, de Jean de Hussinetz, surnommé Hus, ne s’affaiblisse pas et brille davantage aux yeux de tous… Nous désirons avec d’autant plus d’ardeur que nos paroles soient entendues de tous les fidèles que la présence d’un si grand homme parmi nous a produit plus de bien devant Dieu et devant les hommes… Car sa vie s’est écoulée sous nos yeux dès son plus jeune âge, et elle a été si sainte et si pure que nul ne saurait le reconnaître coupable d’une seule faute. O homme vraiment saint, vraiment humble, et qui brillais de l’éclat d’une si grande piété, qui méprisais les richesses et secourais les pauvres jusqu’à manquer toi-même, qui veillais à genoux au chevet des malheureux, qui appelais par tes larmes à la pénitence les cœurs endurcis, qui adoucissais les esprits rebelles par l’intarissable douceur de ta parole ; toi qui dans tous les cœurs, et surtout dans l’âme d’un clergé riche, cupide et superbe, déracinais les vices en leur appliquant l’antique remède des Écritures qui paraissait nouveau dans ta bouche ; toi enfin qui, attaché aux traces des apôtres, rétablissais les mœurs de la primitive Église dans le clergé et dans le peuple… Ah ! certes, la nature avait comblé cet homme de tous ses dons, et la grâce divine était si abondamment répandue en lui que non seulement il était vertueux, mais qu’on peut dire qu’il fut la vertu même. Pourquoi ces paroles lorsque les faits parlent ? Une mort affreuse, infligée par ses ennemis et subie avec patience, témoigne qu’il s’est appuyé sur un fondement divin… C’est en effet chose divine, c’est le propre d’un courage inspiré de Dieu seul que de souffrir tant d’outrages, tant de tourments et l’infamie pour la vérité divine, et de recevoir tous ces maux d’un visage calme et serein, de briller par une si grande piété à la face des tyrans, et de terminer ainsi une vie irréprochable par la mort la plus amère. »
Les barons prirent un ton plus fier, et, d’un accord unanime, dans une assemblée tenue selon les uns à Sternberg et selon d’autres à Prague, ils envoyèrent au concile ce défi guerrier.
« Comme, par le droit naturel et divin, dirent-ils, nul ne doit faire aux autres ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît, et comme il est écrit : Aime ton prochain comme toi-même ; nous voulons appliquer ce précepte divin à notre très cher et très vénérable maître Jean Hus, bachelier en théologie, prédicateur du saint Évangile, lequel naguère, dans le concile de Constance, inspirés nous ne savons par quel esprit, à la honte de notre très-chrétien royaume de Bohême, et de l’illustre marquisat de Moravie, vous avez condamné à une mort cruelle et honteuse, comme un hérétique obstiné, sans l’avoir convaincu d’aucune erreur, et seulement d’après la fausse accusation de ses ennemis et de quelques traîtres. »
Les barons faisaient suivre ces lignes d’un grand éloge du caractère et des prédications de Jean Hus et de Jérôme de Prague… « Lequel, disaient-ils, vous avez aussi saisi, emprisonné, et peut-être déjà cruellement mis à mort. » Puis ils repoussaient avec indignation l’inculpation d’hérésie adressée par le concile au royaume. « Mettant, dirent-ils, notre ferme espérance et notre foi très-orthodoxe en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et faisant seulement exception en faveur de notre prince et seigneur Sigismond, roi des Romains et de Hongrie, frère et successeur de notre souverain au royaume de Bohême, nous faisons savoir, par la teneur des présentes, à vos paternités et à tous les fidèles, que quiconque, de quelque rang, dignité ou condition qu’il soit, prétendrait que l’erreur ou l’hérésie s’est répandue en Bohême, et que nous en sommes infectés, ment par la gorge comme un scélérat, comme un traître envers notre royaume, comme un dangereux hérétique, enfant du malin et du diable qui est menteur et père du mensonge. Remettant la vengeance à Dieu, à qui elle appartient, nous porterons ultérieurement nos plaintes au pontife apostolique légitime et indubitable que Dieu donnera, nous l’espérons, à la sainte Église, et à qui nous obéirons avec respect, comme des fils soumis, en tout ce qui sera juste, honnête, conforme à la raison et à la loi divine… Nous déclarons, en outre, que, nonobstant toutes ordonnances humaines, nous soutiendrons les prédicateurs humbles, dévoués et fidèles, qui annonceront la parole de notre divin Seigneur Jésus-Christ ; nous les défendrons et protégerons sans crainte et jusqu’à l’effusion du sang.
Donné à Sternberg, le jour de saint Wenceslas. »
Cinquante-quatre signatures, que l’on voit dans le recueil des œuvres de Jean Hus, furent apposées au-dessous de cette fière épître.
Dans ces graves circonstances, l’homme le plus irrésolu était celui même auquel il importait davantage de prendre un parti : c’était le roi de Bohême. Wenceslas, plongé dans tous les vices, était incapable d’une résolution noble ou vigoureuse. Nous l’avons vu favoriser ou repousser les réformateurs par les motifs les plus étrangers au bien de l’Église ou de la religion ; tel il était alors, et tel il fut jusqu’à la fin, et, au milieu des troubles soulevés dans le royaume par la mort de Jean Hus, il demeura combattu par les intérêts les plus contraires. Il craignait le concile, il craignait l’empereur son frère, il craignait aussi les suites d’une agitation populaire qui débutait par de sinistres violences. Mais si celle-ci, laissée à elle-même, avait ses périls, elle en présentait d’autres à quiconque eût essayé de la réprimer, et Wenceslas, déjà deux fois renversé du trône, redoutait une troisième chute. L’avarice, d’ailleurs, et la cupidité lui insinuaient que, s’il rétablissait l’autorité de Rome en Bohême, il aurait à rendre compte des biens confisqués sur le clergé ; à ces dernières causes se joignait aussi un juste ressentiment. Wenceslas était courroucé de ce que le concile eût livré aux bourreaux un de ses sujets les plus illustres, et cela sans avoir aucun égard pour la protection dont il l’honorait, et sans daigner même lui exposer ses griefs. La colère l’emporta donc, dans une âme indocile à la froide raison et complètement incapable de retenue : il laissa faire d’abord, sauf à prendre ensuite conseil des événements.
Ce prince avait alors parmi ses chambellans un gentilhomme appelé Jean de Trocznow, qui s’était signalé fort jeune à la guerre. On l’avait surnommé Ziskab, parce ce qu’il était borgne, ayant perdu un œil dans une bataille, et sous ce nom il devint l’effroi d’une partie de l’Europe. Cet homme terrible détestait la licence des prêtres ; il avait une sœur religieuse, qui fut séduite ou forcée par un moine, circonstance qui redoubla son horreur pour le clergé romain, et lui inspira contre cet ordre une haine furieuse, inextinguible. La mort de Jean Hus, qu’il aimait et qu’il regardait comme le grand docteur de la Bohême, l’émut profondément, et, comme il se promenait un jour rêveur dans la cour du palais, le roi le vit et l’interrogea sur le sujet de ses pensées. « Je pense, répondit Ziska, au sanglant affront que l’on vient de faire au royaume par le traitement infligé à Jean Hus et à Jérôme. — Nous ne sommes, reprit Wenceslas, ni toi ni moi en état de les venger ; si pourtant tu en sais le moyen, prends courage et venge tes Bohémiens. »
b – Ziska, en bohémien, signifie borgne.
Malgré ces paroles et l’irritation extrême des esprits, l’épée ne sortit point encore du fourreau. Les barons tinrent une nouvelle assemblée à Prague, le 5 septembre : là leur lettre au concile fut lue et unanimement approuvée, et l’on prit la résolution suivante, qui témoigne fortement de l’intention sincère des grands de Bohême de demeurer unis à l’Église catholique romaine, et en même temps de leur profonde ignorance du fondement sur lequel cette Église est établie. Ils convinrent de laisser, dans les lieux de leur dépendance, librement prêcher la parole de Dieu conformément aux saintes Écritures, de punir tout prêtre qui serait convaincu d’enseigner l’erreur, d’admettre l’appel du jugement des évêques devant l’Université de Prague, et de repousser par la force, si la nécessité le requérait, toute censure illégitime, lancée contre eux en haine de la vérité évangélique. Ils terminaient en exprimant le vœu que Dieu accordât prochainement à l’Église un pape, auquel ils s’engageaient à obéir en tout ce qui ne s’écarterait point de la parole de Dieu.
Les grands du royaume montraient ainsi le désir de ne pas rompre avec l’Église romaine, et leur sincérité ne peut être révoquée en doute. Ils mettaient en même temps au-dessus des prescriptions de cette Église leur propre interprétation de la parole divine. Ils s’avouaient, comme Jean Hus, pour membres de l’Église catholique, ils se croyaient tels, mais ils niaient son in faillibilité, et en cela ils adhéraient d’avance au principe fondamental de la réforme de Wycliffe et de celle du siècle suivant. Epoque étrange et féconde en orages que celle où le plus grand crime, aux yeux des hommes, était l’hérésie, et où la moitié d’un peuple était hérétique sans le savoir !