Je ne dirai rien des questions d’anthropologie, qui ne présentent rien de nouveau pendant cette période, où elles n’attirent plus, comme dans les premiers siècles, les préoccupations des écrivains ecclésiastiques. Il en est tout autrement de la doctrine du péché. Elle ne tenait pas une très grande place dans les écrits des Pères de la période précédente, et la théorie officielle de l’Église n’était pas encore définitivement arrêtée sur ce point. Mais la doctrine du péché se formule dans la période que nous étudions en ce moment, comme celles de la Trinité et de l’incarnation. Et, dans ce cas encore, c’est l’apparition de certaines hérésies dangereuses, ce sont les controverses qu’elles provoquent, qui conduisent l’Église à déterminer sa doctrine d’une manière plus précise et plus complète. Les controverses pélagiennes jouent dans l’élaboration du dogme du péché le même rôle que les controverses arienne, nestorienne et eutychéenne dans le développement du dogme de la Trinité et de l’incarnation.
Rappelons d’abord ce qu’était la doctrine de l’Église quant au péché, au iie et au iiie siècle.
1° On affirmait le fait du péché comme un fait universel dans la race humaine ;
2° On en plaçait le siège dans la volonté, et non pas — comme les philosophes païens et les gnostiques — dans l’intelligence ou dans la chair. Sur ce point cependant, on surprend quelques défaillances chez les Pères, en particulier chez Clément ;
3° On rattachait d’une manière générale cette universalité du péché et les maux physiques et moraux qui en sont la conséquence (la mort et la corruption) à la chute, c’est-à-dire, à un premier péché. Mais on ne précisait pas la nature de ce rapport. Toutefois, deux tendances différentes se manifestaient dans l’Église sur ce point. Les Orientaux se refusaient à admettre une hérédité dans le péché, et croyaient que la nature morale de l’homme n’avait pas été modifiée, mais seulement affaiblie par la chute d’Adam. Les Occidentaux, au contraire, Tertullien surtout, croyaient déjà à une souillure originelle, à un état de péché qui est le fait de la naissance. C’est le vitium originis dont parle Tertullien, et qu’il considère comme héréditaire au même titre que l’âme elle-même, en vertu de son traducianisme ;
4° Enfin, tout le monde s’accorde à reconnaître que la liberté subsiste en l’homme malgré la chute, et que l’homme est encore capable de bien.
La situation reste la même au ive siècle.
A. — Nous retrouvons les mêmes affirmations communes :
1° Sur l’universalité du péché ; — les Pères latins et grecs sont unanimes sur ce point, sauf Athanase, qui croit qu’il y a eu des hommes saints ;
2° Sur sa nature et son siège dans la volonté ; — Athanase, Basile, les deux Grégoire, Ambroise et Hilaire, en un mot tous les Pères grecs et latins s’accordent à faire du péché une transgression volontaire de la loi et non une erreur ou une faiblesse de la chair. Ils soutiennent à ce sujet une polémique contre les manichéens dualistes qui placent le mal dans la chair ;
3° Sur l’explication par la chute de l’universalité du péché et des maux de l’humanité ; — voici quelles sont, pour Athanase et la plupart des Pères du ive siècle, les conséquences du péché d’Adam : conséquences physiques, la mort et la malédiction de la terre ; conséquences morales, l’aggravation des mauvais penchants et des convoitises, et l’influence plus grande du démon, qui a plus de prise sur notre âme ;
4° Sur la persistance de la liberté ; — Augustin lui-même la reconnaît.
B. — Nous constatons aussi la même double tendance, lorsqu’il s’agit de préciser davantage le rapport qui rattache l’état actuel du péché où sont les hommes au premier péché d’Adam.
1° Les Pères de l’Église latine continuent la tendance de Tertullien, et parlent tous d’un péché ou d’une disposition à pécher héréditaire. Hilaire de Poitiers emploie l’expression de Tertullien : vitium originis, et aussi le-mot malitia, qui traduit le grec ἡ ἁμαρτία (In Psalm. 118). Ambroise parle en termes formels de cette corruption héréditaire : Omnes homines sub peccato nascimur (De pœnit, I, 3) ; antequam nascamur, maculamur contagio, et ante usuram lucis, originis ipsius excipimus injuriam… Nec unius diei infans sine peccato (Apolog. David., 11). — C’est déjà le péché originel ; toutefois, on ne dit pas si le péché d’Adam est imputé à ses descendants ou s’il a produit un état de corruption auquel participent tous les membres de l’humanité ;
2° Les Pères de l’Église grecque n’admettent pas que le péché d’Adam soit héréditaire. D’après eux, il n’est transmis à ses descendants ni sous forme de coulpe imputable ni sous forme de maladie organique. On reconnaît sans doute que les conséquences du péché d’Adam se sont étendues à l’humanité tout entière : si tous les hommes meurent, par exemple, c’est à cause du péché d’Adam. De plus, depuis la chute, le péché, comme la mort, règne dans le monde. Le milieu où nous vivons est un milieu corrompu et corrupteur. L’éducation que nous recevons, les exemples qui frappent nos yeux, sont autant d’influences funestes que nous subissons et qui nous entraînent au mal. Le mal et Satan, le prince du mal, ont plus de prise sur nous. Mais ce sont là des influences extérieures, qui seules ont changé. Notre nature morale est la même. Elle est affaiblie, mais elle peut encore résister, et même triompher.
Je pourrais citer bien des passages où ces idées sont exprimées. Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Basile, Cyrille de Jérusalem, Athanase lui-même, partagent sur ce point les opinions de Clément d’Alexandrie, et affirment qu’il n’y a pas de péché héréditaire. Athanase déclare que certains hommes ont été entièrement exempts de péché, par exemple, Jérémie et Jean-Baptiste — πολλοὶ γὰρ οὖν ἅγιοι γεγόνασιν, καθαροὶ πάσης ἁμαρτίας — (Contra Arian., 3). Cyrille de Jérusalem et Basile regardent les enfants qui viennent au monde comme purs de tout péché et ne devenant pécheurs que par un acte libre de leur volonté. Grégoire de Nysse dit aussi que les enfants n’ont pas besoin de purification, parce qu’ils sont exempts de corruption. Chrysostôme, enfin, ayant à prêcher dans de grandes villes comme Antioche et Constantinople, où la licence des mœurs était grande, insistait avec force sur la responsabilité des pécheurs, et leur enlevait toute excuse : « Si votre péché était un héritage d’Adam, disait-il, vous ne seriez pas coupables ; mais il n’en est pas ainsi. Votre péché est votre œuvre, et vous en êtes responsables. Vous avez reçu de votre premier père certains penchants mauvais, mais vous avez la force nécessaire pour les vaincre ; si vous leur cédez, vous êtes coupables et dignes de châtiment. » (In Psal. L Hom. 2, et passim.) Ces paroles résument fidèlement l’opinion générale des Pères orientaux du ive siècle : nous n’avons pas reçu d’Adam une disposition fatale à faire le mal plutôt que le bien, et bien moins encore une coulpe ; nous avons reçu de lui certains penchants mauvais, que nous pouvons parfaitement vaincre.
Du reste, redisons-le, au ive siècle, les Pères latins pas plus que les Pères grecs, n’admettaient une corruption totale de la nature humaine, un péché détruisant l’image divine et ôtant à l’homme la liberté de faire le bien. Augustin lui-même, dans ses premiers écrits, consacrés à la réfutation du manichéisme, insiste autant que personne sur cette liberté et cette responsabilité de l’homme, qui survivent au péché.
La situation changea au commencement du ve siècle, — grâce à l’apparition de l’hérésie pélagienne, qui reproduisit en les exagérant les opinions de Justin, de Clément et des docteurs de l’Église orientale, en fit par là comprendre l’insuffisance et le danger, et amena l’Église à les condamner ; — grâce aussi à l’ascendant d’Augustin, qui se constitua l’adversaire déclaré de Pélage, et défendit contre lui les vérités sans lesquelles la révélation chrétienne n’a plus de raison d’être. Augustin opposa aux dangereuses négations de Pélage les affirmations de Tertullien et d’Ambroise, qu’il développa et précisa avec une énergie toute nouvelle, et qui devinrent, grâce à lui, l’expression même de la foi orthodoxe et de la doctrine de l’Église sur le péché, comme aussi sur la grâce.
Augustin et Pélage, et les controverses provoquées par l’opposition de leurs doctrines, jouèrent dans la fixation du dogme du péché et de celui de la grâce, le même rôle qu’Athanase et Arius, et les longues querelles ariennes, dans la fixation du dogme de la divinité de Jésus-Christ. Augustin, nous l’avons dit, fut l’Athanase de l’Occident. Il mérite de partager avec Athanase le titre de Père de l’orthodoxie. C’est lui qui exerça l’action la plus décisive sur la fixation du dogme ecclésiastique pendant le ve siècle et les siècles suivants. Pélage fut le représentant le plus célèbre, et l’on peut dire la personnification vivante et l’incarnation suprême, d’une tendance que nous retrouvons à tous les siècles de l’histoire et qui est infiniment dangereuse. C’est à lui que se rattachent, par une filiation plus ou moins directe, toutes les écoles rationalistes qui, sous des noms divers, ont mis en péril, de siècle en siècle, les fondements même de l’Évangile.
Il vaut la peine de nous arrêter un instant devant ces deux hommes et devant leurs doctrines, puisque leur importance historique est si considérable. Il serait difficile de trouver deux personnalités plus différentes, et formant entre elles un plus frappant contraste. L’opposition qui éclate entre les doctrines d’Augustin et celles de Pélage, s’explique aisément, au moins en une certaine mesure, par la diversité profonde de leurs natures et des expériences de leur vie.
Tout le monde sait ce qu’était Augustin. On connaît cette nature si riche, où les dons de l’intelligence et de l’imagination se trouvaient unis à la plus exquise sensibilité, nature forte, ardente, passionnée, que tourmentait en secret la soif de la vérité et de la sainteté, — âme profonde, qui ne sentait rien à demi, et dont l’ardeur impétueuse allait toujours jusqu’au bout de la voie où elle s’était une fois engagée. On connaît aussi la vie d’Augustin. On sait quels furent les orages de sa jeunesse, et jusqu’où l’entraînèrent ces passions ardentes, qui le maîtrisaient sans qu’il lui fût possible de résister à leur empire. Augustin avait fait l’expérience de la douloureuse vérité qu’expriment ces vers de Musset :
Ce n’était pas Rolla qui gouvernait sa vie,
C’étaient ses passions, etc.
Il avait pu constater dans son propre cœur ce redoutable empire des passions, cette puissance du mal, cette loi du péché dont parle l’apôtre Paul, qui règne dans nos membres et qui fait que le mal s’attache à nous quand nous voulons faire le bien, cette ἁμαρτία, cette force intérieure et mystérieuse que nous portons au dedans de nous et qui nous asservit au mal, de telle sorte que, selon l’énergique expression de l’Apôtre, « nous ne faisons pas le bien que nous voulons faire, et nous faisons le mal que nous ne voulons pas faire ». Augustin avait senti douloureusement son impuissance à briser le joug odieux du péché et à réaliser cette sainteté, cette vie avec Dieu dont l’idéal l’obsédait sans cesse et faisait le tourment de son âme. Aussi put-il mesurer toute la profondeur de l’abîme où nous a fait tomber le péché et l’étendue des ravages occasionnés dans nos âmes par la chute. Et, quand il formule sa doctrine sur le péché et sur ses suites, il ne fait que traduire en langage théologique les expériences intimes de sa vie, il en généralise les résultats, en les élevant à la hauteur d’une affirmation absolue.
Après avoir senti tout ce qu’a d’amer et d’humiliant le joug du péché, Augustin sentit aussi toute la puissance de la grâce divine. On sait combien sa conversion fut soudaine ; comment un jour, dans le jardin d’Alipius après bien des agitations, des troubles et de longues hésitations, la lumière se fit tout à coup dans son âme, la paix de Dieu descendit d’en haut dans son cœur, et il devint un homme nouveau. Il nous a laissé lui-même un admirable récit de ce grand événement de sa vie (Conf., 8.12). Le souvenir de ce jour, qui fut son chemin de Damas, resta profondément gravé dans son âme. Il n’est pas étonnant que nous retrouvions dans sa théologie les traces des impressions profondes qu’il ressentit alors. Il proclama la souveraineté et la toute-puissance de la grâce, au nom des expériences qu’il avait faites, comme il avait affirmé, au nom des mêmes expériences, la redoutable puissance du péché.
On peut dire que la théologie d’Augustin jaillit tout entière des profondeurs de sa conscience, troublée d’abord par le remords et par le sentiment amer de son impuissance à briser le joug du péché, et illuminée ensuite par le sentiment du pardon et de la délivrance. Les deux grandes affirmations qui sont le centre et comme l’âme de cette théologie, ne sont autre chose que la double expérience faite par Augustin de la corruption de l’homme et de la souveraine puissance de la grâce de Dieu, généralisée et élevée à la hauteur d’une théorie dogmatique.
Ce sera l’éternel honneur d’Augustin, d’avoir mis ces grandes vérités en lumière plus qu’on ne l’avait fait avant lui, et d’avoir amené l’Église à préciser sa doctrine sur ce point, en condamnant des erreurs non moins dangereuses que ne l’étaient celles d’Arius. Par là, Augustin a rendu un grand service à l’Église, et il mérite les hommages de l’historien des dogmes. Il est vrai que, cédant aux entraînements de la logique et à ceux, plus irrésistibles encore, de l’ardente polémique qu’il engagea contre Pélage et ses disciples, Augustin a mêlé aux grandes vérités dont il s’est fait l’apôtre certaines exagérations, certaines affirmations excessives, également démenties par les faits et par l’enseignement des Saintes Écritures. Il a affirmé la corruption absolue de la nature humaine, l’asservissement complet de la volonté sous le double joug de la chair et de Satan, de telle sorte qu’il ne reste à l’homme aucune liberté pour le bien, et qu’il ne peut être converti et sauvé que par l’action toute-puissante d’une grâce souveraine et irrésistible qui seule commence et qui achève seule l’œuvre de son relèvement. Ce sont là des entraînements, dont l’histoire des idées et des controverses humaines offre de nombreux exemples. A nous de savoir distinguer, dans la théologie d’Augustin, les éléments profondément et éternellement vrais qu’elle renferme, des éléments contestables, qui ne sont le plus souvent que l’exagération de certaines vérités poussées à l’extrême, et devenues, par cela même, de véritables erreurs.
Tout autre était Pélage et tout autre fut sa théologie. Pélage était un moine breton, dont le véritable nom était Morgan ; il l’avait échangé contre le nom latin de Pelagius (de pelagus), en souvenir des bords de la mer sur lesquels il était né. Nous ne connaissons pas avec certitude la date de sa naissance ; il faut la placer dans la seconde moitié du ive siècle, vers 370 environ. Nous ne savons rien des premières années de sa vie, sinon qu’il entra de bonne heure dans la vie monastique, qu’il ne la quitta jamais et qu’il s’y fit remarquer par l’austérité de son ascétisme.
Pélage ne ressemblait en aucune façon à Augustin. C’était une nature absolument opposée. Esprit lucide, calme et froid, il n’avait point de passions vives, point d’imagination ardente, rien qui ressemblât à l’enthousiasme ou au mysticisme ; il portait en tout quelque chose de mesuré, de de tempéré, de médiocre et de terre à terre ; nature incapable, d’ailleurs, de chutes profondes et humiliantes, mais incapable aussi d’aspirations élevées, de hautes ambitions, et n’ayant jamais aperçu l’idéal divin de la sainteté.
Sa vie n’avait guère ressemblé non plus à la vie d’Augustin. Sa jeunesse s’était écoulée loin des orages du monde, dans la studieuse retraite du cloître. Il n’avait connu ni les luttes du dedans, ni les séductions et les tentations du dehors. Partageant son temps entre l’étude et l’accomplissement des devoirs réguliers du couvent, il avait vécu d’une vie paisible, uniforme, exempte d’agitations et de troubles.
On comprend qu’avec une pareille nature, et en de telles conditions, une certaine sainteté tout extérieure et toute légale soit chose facile. Or, Pélage n’avait jamais compris ce qu’est la sainteté en Dieu et ce que ce Dieu saint exige de l’homme. C’était un esprit légaliste et formaliste, qui confondait la conformité extérieure des actes à la lettre de la loi avec la vraie sainteté, dont le principe est l’amour, l’entière consécration à Dieu et au bien des hommes. Il n’avait pas compris la spiritualité et la profondeur de la loi, dont les préceptes se rapportent tous à ce double commandement, qui la résume tout entière : « Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même. » Il ne voyait rien au-dessus de la sainteté facile, égoïste et presque mécanique du cloître. Il ne comprenait pas que la vraie sainteté doit être une sainteté active, militante, toute faite de dévouement.
Il n’est pas étonnant dès lors qu’il se soit persuadé que l’homme pouvait, par ses seules forces, réaliser la sainteté et accomplir la loi de Dieu. Quand l’idéal moral est peu élevé, il y a peu de luttes intérieures. Quand on méconnaît la vraie nature de la sainteté, on méconnaît la vraie nature du péché. Ce fut le cas de Pélage. Ne sentant pas en lui ces luttes, ces combats de l’esprit contre la chair, de l’égoïsme contre le devoir, qui révèlent aux natures profondes le douloureux esclavage du péché, il fut conduit à nier cette réalité tragique. Il généralisa, lui aussi, ses expériences, et les érigea en affirmations dogmatiques. Mais ces expériences étaient erronées et incomplètes et sa dogmatique le fut aussi. Il en vint à proclamer la pleine suffisance des forces de l’homme pour accomplir le bien et remplir sa destinée en vivant dans la communion de Dieu, ce qui rendait inutile l’intervention de Dieu et de sa grâce pour le salut de l’homme pécheur.
C’est vers l’an 400 que nous voyons entrer Pélage sur la scène bruyante de l’histoire. Il se trouve alors à Rome, où il s’élève avec force contre le relâchement des mœurs, et se fait le panégyriste et l’apôtre de la vie monacale. Il se met aussi à enseigner ses doctrines et se fait des disciples. Le plus célèbre fut Célestius.
Célestius était un homme cultivé, qui joignait à des connaissances philosophiques assez étendues un véritable talent d’orateur. Il s’employa avec ardeur à répandre les doctrines de son maître, auxquelles il donna une forme plus systématique, en rapport avec le tour et les besoins particuliers de son propre esprit. Les deux amis enseignèrent quelques temps en Italie et à Rome ; puis ils passèrent la mer et vinrent en Afrique, où Pélage laissa bientôt Célestius seul. Là, ses opinions parurent malsonnantes et dangereuses aux évêques africains, et, dans un synode tenu à Carthage, en 412, sept propositions qu’on attribuait à Célestius et à Pélage, et qui paraissent être en effet le résumé fidèle de leur enseignement, furent condamnées comme hérétiques. — Voici ces propositions :
1° Adam a été créé libre, mais mortel. La mort n’est donc pas le salaire du péché, c’est une loi naturelle, corollaire inévitable de la vie — Adam mortalem factum, qui, sive peccaret, sive non peccaret, moriturus fuisset ;
2° Adam a péché, il a fait librement le mal ; mais sa chute n’a eu aucune influence sur sa postérité — quoniam peccatum Adæ ipsum solum læserit, et non genus hominum ;
3° Chacun de nous est, à sa naissance, dans la même situation morale qu’Adam avant sa chute, également indifférent au bien et au mal — quoniam parvuli qui nascuntur in eo statu sunt in quo fuit Adam ante prævaricationem ;
4° Le genre humain, dans son ensemble, meurt tout aussi peu par suite de la chute et de la mort d’Adam, qu’il ne ressuscite tout entier en vertu de la résurrection du Christ — quoniam neque per mortem vel prævaricationem Adæ omne genus hominum moriatur, neque per resurrectionem Christi omne hominum genus resurgat ;
5° Les enfants morts sans baptême ont part à la vie éternelle — quoniam infantes, etiamsi non baptizentur, habeant vitam æternam ;
6° L’homme peut être justifié par les œuvres de la loi, aussi bien que par la foi en l’Évangile — quoniam lex sic mittit ad regnum cælorum quomodo et evangelium ;
7° De fait, il y a eu, même avant Jésus-Christ, des hommes qui ont parfaitement accompli la loi, et sont demeurés sans péché — quoniam et ante adventum Domini fuerunt homines impeccabiles, id est, sine peccato.
Tels sont bien les traits principaux et distinctifs de la doctrine pélagienne, telle que nous la trouvons exposée dans les écrits de Pélage (De libero arbitrio, Epist. ad Demetriadem, Exposit. in epist. Pauli). Je ne m’arrêterai pas à analyser ces écrits ; j’en relèverai seulement les erreurs fondamentales :
1° Pélage s’est fait une idée fausse et incomplète du péché. Il le considère uniquement comme un acte extérieur non conforme à la lettre de la loi, et non pas comme un état de l’âme, comme une disposition du cœur. Pour lui, il n’y a que des péchés, et non pas le péché, qui est essentiellement l’inimitié contre Dieu ;
2° Cette fausse notion du péché vient de ce que Pélage a méconnu les vrais caractères de la loi de Dieu, qui est une loi spirituelle, et non une loi purement extérieure. Elle n’exige pas seulement des actes conformes à sa lettre, — actes isolés, se répétant et se succédant sans être unis entre eux par un lien vivant et organique ; — mais elle exige un cœur pur, une disposition intérieure et permanente, un amour profond et sincère, s’exprimant par des actes qui ne sont que la manifestation extérieure et toute naturelle et spontanée des sentiments intérieurs ;
3° Pélage a méconnu aussi les vrais caractères de la liberté. Il n’y a pour lui qu’une liberté de choix, ne se déterminant jamais par son propre choix, et demeurant toujours la même, virtualité qui n’arrive pas à se réaliser, cadre vide qui ne parvient pas à se remplir, page blanche où l’on peut écrire tout ce qu’on veut, où l’écriture s’efface à mesure qu’elle est tracée. Pélage a méconnu ce qu’il y a d’organique et de continu dans notre vie morale. Il n’a pas compris le lien intime qui unit nos actes entre eux et en fait les anneaux d’une même chaîne, et cette loi en vertu de laquelle la personnalité s’achève et se constitue dans un sens ou dans l’autre, de telle sorte que la liberté, indéterminée d’abord, se détermine et se fixe, et de liberté devient nature ;
4° Il a méconnu enfin la grande loi de solidarité, en vertu de laquelle l’humanité forme un tout organique, un corps complet et vivant. Voilà pourquoi il nie le péché originel, c’est-à-dire la solidarité qui nous lie à notre premier père, et qui entraîne une altération organique de notre nature morale, altération qui atteint tous les individus humains, parce qu’ils appartiennent tous à une même race, devenue pécheresse en Adam qui en a été le chef.
Pélage admet cependant l’universalité du péché, à part quelques très rares exceptions. La plupart des hommes pèchent, c’est là un fait que l’expérience quotidienne, aussi bien que l’histoire, constate d’une manière trop évidente pour qu’on puisse sérieusement le révoquer en doute. Pélage n’y songe pas. Mais il l’explique à sa manière, par l’influence des milieux, par l’éducation, par l’exemple, comme avaient fait avant lui Clément et les Orientaux. Adam, dit-il, a péché librement ; ses fils ont péché après lui, librement comme lui ; et ces actes, répétés de siècle en siècle, ont formé une sorte de tradition funeste. Le monde est une école malsaine, où se perpétue la contagion des mauvais exemples. Mais l’homme n’en demeure pas moins ce qu’il était à l’origine. Il est libre comme l’était Adam. Sa volonté est, comme la sienne, indifférente entre le mal et le bien, et elle peut également choisir l’un ou l’autre. Elle a la force de résister aux influences du dehors et à la funeste contagion de l’exemple. L’homme est capable d’accomplir la loi de Dieu et de parvenir, par ses propres efforts, à la sainteté.
Je n’ai pas besoin d’insister longuement sur la gravité des conséquences auxquelles conduisent de telles affirmations. La doctrine de Pélage renverse les fondements mêmes du christianisme aussi sûrement que celle d’Arius. Ses principes conduisent directement à la négation de la rédemption, et par là à la négation du christianisme positif, historique et surnaturel. A quoi bon un Sauveur, si l’homme n’a pas besoin d’être sauvé ? Pourquoi une rédemption, puisqu’il n’y a point de chute, au vrai sens du mot ? Puisque l’homme se suffit à lui-même, puisqu’il peut accomplir seul la loi divine et réaliser sa destinée, pourquoi le Fils de Dieu quitterait-il le ciel, pourquoi souffrirait-il et mourrait-il sur une croix ? Pourquoi Dieu remuerait-il le ciel et la terre et interviendrait-il dans l’histoire pour réparer des désordres qui n’existent pas et des ruines qui n’ont pas été faites ?
Toutefois Pélage, comme Arius, ne tire pas les dernières conséquences des prémisses qu’il a posées. Il admet la réalité de l’histoire évangélique, la naissance surnaturelle, les miracles et la résurrection de Jésus-Christ, et nous verrons plus tard qu’il parle aussi de la grâce divine, quoiqu’il en méconnaisse les vrais caractères. Mais c’est là une pure inconséquence de sa part. Jésus-Christ, d’ailleurs, cesse, dans son système, d’être un Sauveur ; il n’accomplit plus d’expiation, il n’est qu’un législateur et un modèle. Jésus est un second Moïse, qui formule la loi une nouvelle fois et d’une manière plus parfaite, et qui la réalise pleinement dans sa vie. L’exemple qu’il nous laisse et l’école qu’il fonde forment comme une contagion nouvelle et sainte, opposée à l’ancienne et funeste contagion du péché d’Adam.
Il est à remarquer que le pélagianisme, qui reproduit le point de vue ébionite, conduit à l’arianisme. L’œuvre et la personne du Sauveur sont étroitement unies, et l’on ne peut atteindre l’une sans mettre l’autre en péril. Si Jésus-Christ n’est qu’un second Moïse, un docteur et un saint — mais un saint parmi beaucoup d’autres, — pourquoi serait-il le Fils unique de Dieu, venu sur la terre pour faire ce qu’un simple homme pourrait accomplir aussi bien que lui ? C’est donc par une flagrante inconséquence que Pélage affirme la divinité de Jésus-Christ, et ses adversaires avaient raison de le lui reprocher. Ainsi tout se tient, dans l’erreur comme dans la vérité. Si l’on diminue le péché, on diminue l’œuvre de Christ, et, si l’on diminue son œuvre, on diminue sa personne. Aussi ne saurait-on se trop défier de toute doctrine qui méconnaît la gravité du péché.
Les conséquences du pélagianisme ne sont pas moins graves au point de vue moral qu’au point de vue religieux. On se trouve, en effet, placé en face de cette alternative : ou bien l’on prendra au sérieux les préceptes et l’exemple de Jésus-Christ, et alors on sera conduit au découragement, au désespoir, car ces préceptes et cet exemple nous dépassent ; il nous est impossible de nous élever par nos seuls efforts à la hauteur d’un pareil idéal ; l’Évangile n’est plus alors une bonne nouvelle : c’est une seconde loi qui, comme la première et plus encore, exerce un ministère de condamnation et de mort ; — ou bien on abaissera l’idéal à la mesure des forces de l’homme, et l’on se contentera d’une médiocrité honnête, pour ne pas dire vulgaire. En un mot, ou le devoir paraîtra impossible à accomplir, ou il sera rabaissé à la mesure du pouvoir. Le résultat pratique est, au fond, le même dans les deux cas.
Augustin ne pouvait manquer de protester contre de telles doctrines. Lorsque Célestius vint les prêcher en Afrique, il engagea une polémique très vive, et leur opposa sa doctrine du péché originel, qu’il accentua encore en la précisant.
Augustin s’accorde avec les Pélagiens pour reconnaître que le premier homme a été créé libre, capable de bien et de mal, pouvant s’unir à Dieu ou se détourner de lui, — et que ce premier homme a péché, qu’il a fait librement le mal. Mais il combat l’opinion pélagienne d’après laquelle ce péché d’Adam n’aurait pas modifié les conditions physiques et morales de ses descendants. Il affirme qu’il a eu sur eux une double conséquence :
1° Il a fait régner sur tous les hommes la mort — dont Pélage faisait une loi primitive de la nature humaine, — et, avec la mort, tout le cortège des maux physiques ;
2° Les hommes ont été atteints d’une souillure héréditaire, qui se transmet par la naissance, et qu’Augustin appelle peccatum originale, ou vitium hereditarium. Par ces mots, il entend d’abord une dette contractée en Adam, et qui entraîne une coulpe positive, laquelle nous est imputable avant que nous ayons péché par un acte personnel de notre volonté, et il entend aussi la condamnation que cette coulpe fait peser sur nous.
Ce péché, du reste, n’est pas seulement un passif à solder ; c’est aussi une puissance active. Augustin l’appelle concupiscentia, par où il entend la prédominance de nos instincts charnels et mauvais sur nos instincts élevés, cette « loi des membres », dont parle saint Paul, « qui combat la loi de notre esprit », et que l’apôtre désigne par le terme ἡ ἁμαρτία. L’homme est asservi à cette loi des membres. Il a perdu sa liberté primitive, ou plutôt il a conservé une certaine liberté, mais cette liberté se meut dans un cercle très restreint, dans le cercle du mal. Il peut bien choisir entre tel mobile inférieur et tel autre, entre la satisfaction de son orgueil, par exemple, et celle de sa sensualité ; mais il ne peut s’élever aux mobiles supérieurs et agir par amour pour Dieu, ce qui est la seule manière de faire le bien. Ainsi il pourra faire des actions bonnes en soi, mais il leur manquera le principe qui les rend seul vraiment bonnes : ce seront, suivant le mot d’Augustin, de splendida peccata. En un mot, l’homme est entièrement corrompu, absolument incapable de faire le bien ou de faire du bien. Il n’y a rien de bon en lui et il est impuissant à se changer. Il faut pour cela un miracle de la grâce de Dieu, qui seule commence et seule achève l’œuvre de son salut.
Pour justifier sa doctrine du péché originel, Augustin invoquait surtout le texte Romains 5.12 : δι’ ἑνὸς ἀνθρώπου ἡ ἁμαρτία εἰς τὸν κόσμον εἰσῆλθεν, καὶ διὰ τῆς ἁμαρτίας ὁ θάνατος, καὶ οὕτως εἰς πάντας ἀνθρώπους ὁ θάνατος διῆλθεν, ἐφ’ ᾧ πάντες ἥμαρτον — Augustin, qui ne savait pas le grec, suivait la traduction latine in quo omnes peccaverunt et rapportait les mots in quo à Adam. Tous les hommes, disait-il, ont péché en Adam. Ils étaient tous virtuellement contenus en Adam leur père, et ils ont tous pris part à son péché. Voilà pourquoi ils naissent coupables et asservis au péché ; voilà pourquoi le péché d’Adam leur est transmis comme un héritage et leur est imputé comme une coulpe, qui les place sous la condamnation de Dieu avant qu’ils aient personnellement péché. Pour éclaircir le sens de ce passage et justifier son interprétation, Augustin invoquait un passage analogue de l’épître aux Hébreux, où Lévi est représenté comme payant la dîme à Melchisédek en la personne d’Abraham son aïeul, Hébreux 7.9-10 : Καί, ὡς ἔπος εἰπεῖν, διὰ Ἀβραὰμ καὶ Λευῒ ὁ δεκάτας λαμβάνων δεδεκάτωται : ἔτι γὰρ ἐν τῇ ὀσφύϊ τοῦ πατρὸς ἦν, ὅτε συνήντησεν αὐτῷ ὁ Μελχισεδέκ.
Les Pélagiens, adoptant pour le passage ἐφ’ ᾧ πάντες ἥμαρτον la même traduction qu’Augustin, l’expliquaient en disant qu’il ne s’agissait là que de l’exemple d’Adam, qui a entraîné sa race. Il est certain que la traduction est mauvaise, et que ἐφ’ ᾧ ne peut se rapporter à Adam, parce que le mot ἀνθρώπου est trop loin dans la phrase. On ne peut que le rapporter à θάνατος (la mort en vue de laquelle, ou sous le règne de laquelle…), ou bien mieux encore, prendre cette locution comme une conjonction, en mettant le pronom au neutre (parce que, en raison de ce que…)
Augustin alléguait aussi, en faveur de son opinion, l’usage devenu général de baptiser les petits enfants. Pourquoi les baptiser, disait-il, sinon pour les purifier ? Et pourquoi les purifier, s’ils ne sont pas souillés ? Or, de quoi sont-ils souillés, puisqu’ils n’ont pas fait encore acte de volonté personnelle, sinon de cette coulpe originelle transmise par le premier homme à toutes les générations humaines ?
Enfin, Augustin alléguait encore la cérémonie de l’exorcisme, généralement ajoutée à celle du baptême des petits enfants. Pourquoi exorciser les petits enfants, s’ils ne sont déjà, et par le fait seul de leur naissance, sous la puissance du démon ?
Les Pélagiens, de leur côté, faisaient à la doctrine d’Augustin des objections sérieuses, ou tout au moins spécieuses, qui furent présentées systématiquement par Julien d’Eclanum. Le péché, disaient-ils, est essentiellement un acte volontaire ; nous ne pouvons donc pas apporter avec nous le péché en naissant ; nous devons le commettre volontairement pour que ce soit un péché. Et l’objection avait d’autant plus de force que, dans ses précédents écrits contre les Manichéens, Augustin avait beaucoup insisté sur ce fait, que le péché est un acte de volonté.
Augustin répondait que cette définition du péché s’applique seulement au péché d’Adam, mais non au péché qui nous est transmis en conséquence et en punition du péché d’Adam. Le péché d’Adam, disait-il, est un péché voulu ; le péché originel est un péché subi et involontaire. D’ailleurs, ajoutait-il, le péché originel lui-même est un péché voulu, en ce sens qu’il est le résultat d’un acte libre et volontaire d’Adam, et en ce sens aussi que nous avons pris part nous-mêmes à cet acte, que nous l’avons commis en Adam et avec Adam, vu que nous étions en lui quand il a péché, comme Lévi était en Abraham quand il payait la dîme à Melchisédek.
La réponse d’Augustin est-elle satisfaisante, et l’objection faite par les Pélagiens est-elle victorieusement réfutée ? Pas complètement, me semble-t-il. On peut dire, il est vrai, qu’il y a un péché subi, héréditaire et involontaire, si on entend par là la disposition vicieuse, l’inclination au péché que nous tenons d’Adam. C’est là, en effet, la conséquence et la punition du péché de notre premier père. Mais cela n’est plus vrai lorsqu’il s’agit de la coulpe, du péché considéré comme acte et non plus comme état. La coulpe est quelque chose d’essentiellement individuel, et, par suite, d’intransmissible. Nous ne pouvons pas être coupables et responsables de la faute d’Adam, car enfin, nous ne l’avons pas commise. Nous n’existions pas encore comme individus distincts. Sans doute, nous étions virtuellement en Adam, comme les feuilles de chêne sont virtuellement dans le gland, comme toutes les générations d’une espèce vivante sont dans le premier individu de cette espèce. Mais nous n’étions pas encore réellement, en acte, comme individus particuliers, conscients et responsables, capables de vouloir et d’agir. La coulpe d’Adam ne peut donc nous être imputée, car la coulpe n’appartient qu’à celui qui a personnellement et volontairement péché.
Mais Adam, en commettant le péché, est devenu pécheur. L’acte du péché une fois consommé a produit l’état de péché, c’est-à-dire, une disposition, une inclination au mal, une maladie morale, qui nous a été transmise, comme se transmettent les maladies physiques, par l’hérédité. Et cela, en vertu de cette loi, de ce fait mystérieux et incontestable, que nous retrouvons partout, et qui s’appelle la solidarité. Les individus sont, sans doute, des unités distinctes, des organismes complets et vivants, qui se suffisent à eux-mêmes et vivent de leur vie propre. Mais ils ne sont pas isolés et entièrement indépendants. Ils sont les parties d’un tout plus vaste, les membres d’un autre corps, d’un organisme vivant aussi, dont ils ne peuvent être séparés sans violence et sans péril, et qui s’appelle de noms divers : famille, nation, humanité.
Cette loi de solidarité, qui réunit en un seul corps tout le genre humain, c’est un fait voulu de Dieu, une loi bonne et sage établie par le Créateur, dans l’intérêt de l’individu, qui, sans elle, resterait toujours enfant, et dans l’intérêt de l’espèce, qui a besoin pour progresser des efforts de tous. Mais la chute, le péché du premier homme, a transformé en une puissance de mal cette loi, qui, dans la pensée de Dieu, devait être une puissance de bien et de progrès. L’espèce étant devenue malade en Adam, tous les individus participent à cette maladie, comme l’arbre souffre quand sa racine est atteinte, comme le fleuve se trouble quand sa source est souillée, comme l’enfant hérite des infirmités de son père. Les hommes naissent pécheurs, parce qu’ils naissent d’un père devenu pécheur. Voilà en quoi consiste proprement, selon moi, le péché originel. Voilà ce que Pélage a eu le tort de nier, parce qu’il a méconnu la loi de solidarité et cette autre loi en vertu de laquelle le péché n’est pas seulement un acte mais un état, et devient un état après avoir été un acte, la liberté se changeant en nature et créant le caractère moral.
Augustin a eu raison d’affirmer ces faits et ces lois contre Pélage et ses disciples. Mais il a eu le tort à son tour de confondre le péché considéré comme acte avec le péché considéré comme état, et d’affirmer du premier une hérédité, une transmissibilité, qui n’est vraie que du second. Ici les Pélagiens ont raison contre lui. Adam est seul responsable de sa faute ; elle ne peut nous être ni imputée, ni transmise. Ce qu’il nous transmet, c’est la déviation morale, la disposition vicieuse qui est le résultat de son acte coupable. Nous naissons tous pécheurs, non pas en ce sens que nous avons déjà péché, mais en ce sens que nous portons en nous le germe du péché, qui se développera infailliblement. Nous sommes victimes avant d’être coupables. Et ce germe de péché est déjà une souillure et une cause suffisante de séparation entre Dieu et nous.
Outre qu’il ne sut pas se placer sur ce terrain de la solidarité, qui est le seul vrai, Augustin eut encore le tort de faire de cette coulpe d’Adam, à laquelle tous les hommes ont part, quelque chose de matériel, qui se transmet par l’acte physique de la génération. Aussi les Pélagiens lui reprochèrent-ils de placer dans le corps le siège du péché qu’il désignait d’ordinaire par le mot de concupiscentia — et d’enseigner qu’il se transmettait avec le corps dans la génération à tous les membres de la race humaine. Augustin protesta contre ces accusations, et, pour les réfuter, il développa des idées qui rappellent de fort près le traducianisme de Tertullien. Il enseigna que le péché était transmis avec l’âme, que, de l’âme souillée d’Adam, étaient sorties des âmes souillées comme elle. Ailleurs cependant Augustin semble abandonner cette idée, et se prononcer pour le créationisme.
Malgré les côtés faibles de la théorie d’Augustin, malgré les conséquences extrêmes qu’il en tire lorsqu’il affirme la corruption totale, l’impuissance absolue de l’homme à faire le bien, et quoique ces conséquences soient encore aggravées par sa doctrine de la prédestination et de la grâce, — néanmoins Augustin a raison contre Pélage, car :
1° Tandis que Pélage renverse le fondement du christianisme, Augustin conserve aux grandes doctrines chrétiennes de la chute et de la rédemption leur tragique réalité ;
2° Tandis que Pélage rabaisse l’idéal moral au niveau de la médiocrité humaine et de l’honnêteté vulgaire, Augustin l’élève au niveau de la folie de la croix ;
3° Enfin, même dans ses erreurs, Augustin obéit à une inspiration profondément religieuse. Son but est d’abaisser l’homme devant Dieu, de lui faire sentir sa misère, sa faiblesse, son péché, et donner toute gloire à Dieu seul.
Aussi n’est-il pas étonnant que le sentiment chrétien se soit soulevé dès l’abord contre le pélagianisme. Les erreurs pélagiennes furent condamnées dès 412 par le synode de Carthage, et, grâce à l’influence d’Augustin, elles furent condamnées de nouveau par différents synodes d’Afrique. Elles trouvèrent d’abord un certain accueil en Orient. En 415, Célestius se rendit en Palestine, où Pélage l’avait déjà précédé. Augustin avait envoyé à Jérôme, à Bethléem, le prêtre, espagnol Orose, porteur d’une lettre dans laquelle il signalait les dangers du pélagianisme. Célestius et Pélage furent cités devant les deux synodes de Jérusalem et de Diospolis (415), où ils furent absous. Leurs opinions rappelaient à bien des égards celles des docteurs orientaux ; on n’en découvrit pas tout d’abord la dangereuse portée, que Célestius eut soin d’ailleurs de dissimuler autant que possible. Augustin, informé du résultat de synode de Diospolis, écrivit de nouveau pour signaler avec insistance les dangers des erreurs pélagiennes. Plus tard, le pape Célestin Ier intervint à son tour, ainsi que Cyrille d’Alexandrie : nous avons vu comment la controverse pélagienne fut mêlée à la controverse nestorienne. Pélage fut enfin condamné à Ephèse, par le même concile général qui condamna Nestorius (431). Cette condamnation fut prononcée à la ve session, à laquelle assistèrent les légats de Rome. C’est eux qui prirent l’initiative de cette affaire, et qui insistèrent pour que le concile confirmât les anathèmes déjà prononcés contre Pélage par les occidentaux.
Depuis le concile d’Éphèse, la doctrine du péché originel, c’est-à- dire de la coulpe héréditaire, devint la doctrine officielle de l’Église. Elle ne fut pourtant pas formulée d’une manière directe et positive (on ne rédigea pas de symbole à Éphèse), mais seulement sous forme négative et indirecte, par la condamnation des erreurs contraires enseignées par Pélage.
Quant à la doctrine augustinienne proprement dite, elle rencontra d’assez vives oppositions. Ses exagérations manifestes, ses affirmations excessives sur la corruption totale et l’impuissance absolue de l’homme, surtout ses affirmations touchant la prédestination et la grâce, lui suscitèrent de nombreux adversaires.
Elle n’eut que peu de partisans en Orient, et cela se comprend, étant donné les traditions séculaires de la théologie orientale. Les docteurs de l’Église grecque persévérèrent dans ces traditions, tout en les corrigeant et les modifiant sur un point. On affirme désormais l’hérédité d’une disposition au mal ; mais on n’admet pas la coulpe héréditaire ni l’impuissance absolue de l’homme à faire le bien.
En Occident, la fortune de l’augustinisme fut assez diverse. Approuvé et condamné tour à tour, il finit par être abandonné de fait. Il contrariait la tendance, déjà dominante dans l’Église, à faire du salut l’œuvre de l’homme, le prix de certaines vertus méritoires, telles que les pratiques monacales, ou de certaines observances imposées par les prêtres, et destinées à effacer les péchés et à rouvrir le ciel. La doctrine d’Augustin avait contre elle le peuple et les prêtres. Celle de Pélage, au contraire, flattait l’orgueil et la paresse des uns, l’instinct dominateur des autres ; elle favorisait la tendance au mérite des œuvres, tout en choquant la conscience chrétienne par certains côtés.
Aussi l’Église, ne pouvant s’accommoder ni de l’une ni de l’autre, se fraya-t-elle une voie moyenne. Elle se sépara d’Augustin, pour se rapprocher d’une forme plus adoucie et plus mitigée du pélagianisme. C’est ce qu’on a appelé le semi-pélagianisme. Bien que désavouée à plusieurs reprises d’une manière officielle, cette tendance est demeurée au fond de la dogmatique catholique et du système catholique tout entier.
Elle eut pour origines historiques une réaction, à quelques égards légitime, contre les exagérations et les conséquences extrêmes de la doctrine d’Augustin. Ce furent des moines, chose significative, qui donnèrent le signal de cette réaction. C’est à eux qu’il appartenait naturellement de protester contre une doctrine qui enlevait tout mérite aux œuvres monacales.
La première occasion de leur protestation fut une révolte des moines du couvent d’Adrumète, en Afrique, qui refusèrent d’obéir à la règle et au supérieur, prétendant que tout cela est inutile à ceux qui possèdent la grâce et qui sont prédestinés au salut. Augustin écrivit deux traités à leur adresse (De gratia et libero arbitrio ad monachos adrumetinos, et De corruptione et gratia ad eosdem), pour réfuter les conséquences qu’ils tiraient de ses principes.
Ce n’était là qu’un prélude. Le vrai mouvement commença à Marseille, où le moine Jean Cassien, fondateur de deux couvents, combattit dans ses écrits les opinions d’Augustin. Il donna de la consistance à la réaction en formulant une doctrine plus modérée, qui tenait le milieu entre celle d’Augustin et celle de Pélage.
Cassien s’accordait avec Augustin à reconnaître que le péché d’Adam avait modifié les conditions normales et primitives de l’existence humaine. Il lui attribuait deux sortes de conséquences, les unes physiques, comme la mort et les souffrances, les autres morales, comme l’affaiblissement des forces naturelles de l’homme pour faire le bien. De plus, et c’était un des traits originaux de son système, il prétendait que les conséquences physiques et morales de la chute s’étaient aggravées lorsque les enfants de Seth se sont unis aux filles des Caïnites (fils de Dieu et filles des hommes, Genèse 6.4). Il ne niait donc pas la chute ; il en admettait même deux plutôt qu’une. Mais, si l’image de Dieu en l’homme a été altérée, elle n’a pas été anéantie, disait-il, comme le veut Augustin. Si l’homme est devenu plus faible, il n’est pas devenu impuissant. En un mot, l’homme n’est pas, comme le prétend Pélage, en état de santé, dans sa condition normale et primitive ; il n’est pas non plus, comme l’affirme Augustin, en état de mort. Il est en état de maladie, ou plutôt de faiblesse. Il n’est pas absolument esclave du mal ; il conserve une certaine liberté pour le bien. Il est encore capable d’un certain degré de sainteté et de vertu. Il peut faire les premiers pas vers Dieu, et commencer l’œuvre de sa sanctification ; mais, pour poursuivre et achever cette œuvre, il a besoin de la grâce divine.
Les disciples de Jean Cassien s’appelèrent d’abord Massiliens (Marseillais) ; plus tard, on les appela semi-pélagiens. Leurs doctrines furent combattues d’abord par Augustin lui-même, qui vit commencer le mouvement, et dirigea contre lui ses derniers écrits, puis par Prosper d’Aquitaine, qui fut, après la mort d’Augustin (430), le représentant le plus fidèle de sa tendance. C’est ainsi qu’à la controverse pélagienne succéda la controverse semi-pélagienne.
Vers la fin du ve siècle, le semi-pélagianisme jouit d’une grande faveur, surtout en Gaule, grâce à l’appui d’hommes de talent, comme Faustus de Riez, Vincent de Lérins et Gennade de Marseille. Il obtint la sanction de plusieurs conciles. Ainsi, au synode d’Arles, en 475, un prêtre, nommé Lucidus, fut obligé de rétracter l’augustinisme. Mais il faut remarquer que l’autorité du nom d’Augustin était si grande, qu’on avait grand soin de ne pas le prononcer dans ces condamnations. On appelait la doctrine condamnée du nom de prédestinatianisme. Précaution habile, qui permettait de canoniser le docteur tout en condamnant la doctrine. On pouvait, en effet, supposer que ce n’était pas les opinions d’Augustin, mais les conséquences que d’autres en avaient tirées, qui étaient frappées.
Le commencement du vie siècle fut marqué par une réaction en faveur de l’augustinisme. Fulgence, évêque de Ruspe, attaqua avec vigueur les doctrines semi-pélagiennes. Grâce à son influence, l’augustinisme fut officiellement sanctionné au concile d’Orange (529). Toutefois, les doctrines semi-pélagiennes ne furent pas nominativement condamnées, et l’Église canonisa Vincent de Lérins comme Augustin. Preuve nouvelle des incertitudes et de l’embarras de l’Église catholique entre deux doctrines dont elle ne pouvait absoudre ni condamner entièrement aucune.
Cette situation étrange se perpétua à travers tout le moyen âge. Quoique plusieurs synodes aient confirmé les décisions d’Orange, et condamné même le semi-pélagianisme, celui-ci demeura la doctrine dominante parce qu’elle s’accordait mieux que l’autre avec la tendance générale, toujours plus marquée, du catholicisme à substituer les mérites de l’homme et le ministère du prêtre à la seule grâce de Dieu en Jésus-Christ.