Les épîtres de Paul

1.
Fondation des églises de Galatie

Après que Paul eut passé à Corinthe environ deux ans (Actes 18.11 : « un an et six mois, » et « ce beaucoup de jours, » v. 23), il repartit pour l’Orient. Il se proposait maintenant d’exécuter le dessein qu’il avait formé précédemment, lors de son second départ d’Antioche (Actes 16.40) celui de s’établir à Éphèse et d’arborer dans cette grande métropole le drapeau de l’Évangile. Avant cela il désirait cependant faire une visite à Jérusalem, puis à Antioche ; car il sentait le besoin de resserrer le lien qui l’unissait aux apôtres et d’intéresser l’église mère à l’œuvre qu’il accomplissait dans le monde païen ; puis de se retremper lui-même dans la communion de l’église d’où était partie sa mission et d’y puiser au milieu de ses frères de nouvelles forces pour une nouvelle tâche.

A son départ de Corinthe, il fut accompagné par Aquilas et Priscille, dans l’atelier desquels il avait travaillé et qui à leur tour s’étaient associés à son œuvre spirituelle. Ils se rendirent ensemble à Ephèse, où ses deux amis se fixèrent en l’y attendant. Lui-même, après avoir fait une apparition dans la synagogue, partit pour la Syrie. Après un bref séjour à Jérusalem (le mot l’église tout court, Actes 18.22, désigne probablement l’église de cette ville), il se rendit à Antioche où il demeura un certain temps ; puis il repartit pour aller retrouver ses deux amis à Ephèse. Il traversa l’Asie-Mineure, par une route plus septentrionale que celle qu’il avait suivie la première fois, passant par la Galatie et par la Phrygie.

Le récit de Luc (v. 23), en parlant de son passage dans ces provinces, renferme cette expression qui étonne : « Affermissant tous les disciples. » Jusqu’ici le récit des Actes n’avait point parlé d’une prédication de l’Évangile dans ces contrées. On pourrait supposer que la connaissance du Christ y avait été apportée par des membres des églises méridionales de Lycaonie et de Pisidie. Mais il ressort clairement de l’épître aux Galates que c’était Paul lui-même qui y avait apporté l’Évangile : « L’Évangile qui vous a été annoncé par moi, » dit-il 1.11 ; et 4.13-15. Paul décrit avec émotion les joies saintes de ces premiers jours où, retenu chez eux par la maladie, il recevait d’eux dans son épreuve des marques extraordinaires de sollicitude et de tendresse. Il faut donc absolument admettre, malgré le silence de Luc, que lorsque, au commencement du voyage précédent, il traversait avec Silas et Timothée la Phrygie et la Galatie (Actes 16.6), il avait été arrêté par la maladie dans cette dernière contrée et y avait fondé des églises. En effet l’arrêt mystérieux qui ferma la bouche aux missionnaires, ne paraît avoir commencé qu’après qu’ils eurent quitté cette contrée. La vraie leçon (διῆλθον, ils traversèrent, et non διελθόντες, ayant traversé), dont le sens est celui-ci : « Ils traversèrent la Phrygie et la Galatie, ayant été empêchés d’annoncer la Parole en Asie, » cette leçon montre qu’après avoir visité les églises fondées dans le premier voyage, ils s’étaient dirigés d’abord droit à l’ouest vers l’Asie pour aboutir à Éphèse, mais qu’arrêtés intérieurement en suivant cette direction occidentale, ils prirent la route septentrionale qui les conduisit à travers la Phrygie d’abord, puis en Galatie. Cette route, s’ils l’eussent continuée, les aurait menés en Mysie et en Bithynie, sur les bords du Pont-Euxin. Mais le même arrêt se produisit encore une fois ; il ne leur resta donc plus qu’à se retourner de nouveau vers l’ouest, mais beaucoup plus au nord, en longeant la Mysie méridionale ; ce qui les conduisit droit à Troas, au bord de la mer Egée. C’était là que l’Esprit de Jésus (v. 7) voulait les amener.

Du texte ainsi compris, il ressort donc que l’empêchement de prêcher se fit sentir avant et après le passage en Phrygie et en Galatie, mais non pendant ce séjour, ce qui confirme le fait de la fondation de l’Église dans cette dernière province. Pourquoi Luc n’a-t-il pas mentionné cette fondation ? Nous l’ignorons. Peut-être, comme il n’était pas encore membre de la société missionnaire, en ignorait-il les détails ? Mais ce que nous venons de dire, aussi bien que le mot : « affermissant les disciples » (18.23), prouve que le fait lui-même ne lui était pas inconnu. Ce mot montre de plus qu’un certain ébranlement s’était produit dans la foi de ces jeunes églises, et que Paul dut travailler dans ce second séjour à consolider les bases posées par lui dans le premier, environ deux années auparavant. Après cette visite, Paul, rassuré sans doute sur l’état des croyants, partit pour Éphèse où ses amis lui avaient pendant ce temps préparé les voies. Ces faits devaient se passer vers la fin de l’an 54 ou au commencement de l’an 55.

La Galatie était située au centre de l’Asie-Mineure, dans les plateaux montagneux que traverse le fleuve Halys, aujourd’hui le Kisil-Irmak. Le nom de Galatie, qui est, pour ainsi dire, l’équivalent d’un nom de Celtie qui n’existe pas, provenait de l’établissement dans cette contrée, depuis le troisième siècle avant J.-C, de quelques tribus celtiques (Κελταί ou Κελτοί), venues du midi de la Gaule et qui, après avoir traversé les contrées méridionales de l’Europe, arrivées à Byzance, avaient passé l’Hellespont, s’étaient mises au service du roi de Bithynie, puis livrées à une vie de pillage, et, vaincues enfin par le roi de Pergame, avaient reçu de lui ce beau territoire entre la Pisidie et la Lycaonie au sud, la Cappadoce et le Pont à l’est, la Paphlagonie et la Bithynie au nord, la Phrygie à l’ouest. Quelques théologiens allemands (Wieseler, Philippi, etc.), désireux de trouver dans la fondation de l’Église chez les Galates le commencement de la conversion des peuples germains, ont revendiqué pour les Galates une origine allemande. La principale raison invoquée par eux est le rapport de Jérôme, qui avait visité ce pays et qui dit que la langue de ces peuplades ressemblait à celle du district de Trèves. Cette donnée peut n’être pas aussi fausse que l’a pensé M. G. Perrot. Car, quoique la langue grecque se fût répandue chez les Galates, surtout dans les villes, au point que la contrée des Galates était fréquemment appelée Gallo-Grèce, on parlait certainement encore dans les campagnes l’ancienne langue nationale. Et celle-ci pouvait bien avoir une certaine analogie avec celle des habitants du district de Trèves, sans qu’il résulte de là quoi que ce soit en faveur de la nationalité germaine des Galates. Car le peuple qui habitait à l’embouchure de la Saar dans la Moselle, était une tribu belge. D’après l’étude de Grimmb, les restes de l’idiome parlé en Galatie, que nous possédons encore, attestent le caractère celtique de cette langue. L’une des trois tribus dont ce peuple se composait, les Tolistoboges, avait, d’après Justin, sa demeure primitive sur les bords de la Garonne, avec Toulouse pour capitale. Le nom même de Galates ne s’explique que comme corruption de celui de Celtes.

bStudien und Kritiken, 1876.

Ces trois tribus, quoique formant une unité, τὸ κοινὸν τῶν Γαλατῶν, avaient chacune leur Sénat particulier. D’entre les trois, la principale était celle des Tectosages, établis entre les deux autres, dont la capitale était Ancyre, aujourd’hui Angora ; les seconds, les Tolistoboges, au sud-ouest des premiers, avaient pour ville principale Pessinonte ; et les troisièmes, les Trocmiens, au nord-est, avaient Tavium pour centre. Soumis aux Romains depuis l’an 189, ils avaient conservé leurs coutumes et leur religion nationales. Cette religion était l’ancien druidisme « avec son orgueilleux sacerdotalisme et ses cruelles expiations » (Farrar)c, mais amalgamé avec les cultes phrygiens, en particulier ceux de Zeus et de Cybèle. Depuis qu’en l’an 26 avant J.-C, à la suite de la mort d’Amyntas, leur dernier roi, la Galatie avait été réduite en province romaine, à ces cultes celtes et grecs était venu se joindre celui de l’empereur. Les trois cantons avaient fait élever à Ancyre, à frais communs, un temple au divin Auguste et à la déesse Rome.

c – Comparez Strabon, XII, 5.

En Galatie s’était établie une nombreuse et riche colonie juive. Cette contrée se trouvait, en effet, sur la grande route de commerce qui conduit de Byzance à l’Orient, en Syrie, en Perse, en Arménie. Ancyre était ainsi devenue une place de commerce très importante, et les Juifs n’avaient pas manqué de s’y établir, ainsi que dans le reste de ce pays favorisé. Nous avons de ce fait un témoin encore existant. C’est le Monumentum Ancyranum, une plaque d’airain portant une inscription grecque, qui s’est conservée dans la muraille du temple d’Auguste et d’où il résulte que les Juifs de ces contrées jouissaient de franchises et d’immunités considérables.

Mais ces détails ethnographiques perdraient pour nous tout intérêt, si l’on adoptait l’opinion exposée et en partie déjà examinée dans notre esquisse de la vie de Paul, d’après laquelle les églises de Galatie auxquelles fut adressée notre lettre, ne seraient point des communautés fondées dans cette contrée, mais celles qui étaient dues au premier voyage de mission que Paul avait accompli avec Barnabas en Lycaonie et Pisidie. Nous avons dit le motif qui peut rendre cette opinion plausible ; c’est le don qui avait été fait à Amyntas d’une partie de ces contrées plus méridionales. Elles formèrent ainsi, avec l’ancien pays des Galates, la province officielle de Galatie, lorsque le royaume d’Amyntas eut été transformé en province romaine. Nous avons dit nos raisons pour maintenir au terme de Galates, dans l’adresse de notre lettre, son sens ancien et restreint. Mais nous devons répondre ici aux raisons nombreuses avancées par ceux qui veulent lui assigner le sens plus large qu’il avait pris depuis l’annexion à l’empired.

d – Voir Renan, Saint Paul. p. 51 —52 ; Sabatier, Encyclopédie des Sciences religieuses, art. Galates ; t. VIII, p. 359.

1°) On allègue l’omission dans les Actes (16.6) du récit de la fondation d’une église dans la Galatie proprement dite. — Il est vrai ; mais le fait est supposé par le récit même des Actes (18.23), où le mot de Galatie désigne très certainement, aussi bien que dans 16.6, la contrée vulgairement appelée de ce nom. Les Actes omettent aussi le voyage de Paul en Arabie après sa conversion et la fondation de l’église de Rome.

2°) L’habitude de Paul d’employer les noms de province dans leur sens administratif. — Cette raison n’est pas valable quant aux termes de Judée, de Cilicie et de Macédoine, puisque les deux sens populaire et administratif coïncidaient ou à peu près. Quant à ceux d’Asie et d’Achaïe, leur sens officiel avait passé depuis si longtemps dans l’usage populaire que l’emploi qu’en fait l’apôtre dans ce même sens ne prouve absolument rien. Le mot de Syrie est certainement pris, Galates 1.21, dans le sens purement géographique (la contrée dont Antioche était le centre) et non dans le sens officiel ; car s’il désignait ici la grande province de Syrie, la Judée elle-même y serait comprise, ce qui est formellement contraire au contexte. Le nom de Galatie, au contraire, n’était nullement devenu, dans son sens administratif, d’un usage vulgaire. Même dans les documents et les monnaies du temps, ce nom désigne le plus ordinairement l’ancien pays des Galates, dans le sens propre du mot.e

e – Voir les nombreux exemples dans Sieffert, Introd. au Comment. p. 10.

3°) Il est peu probable que les émissaires venus de Jérusalem eussent pénétré jusque dans ce territoire si reculé de la Galatie proprement dite, tandis que les provinces méridionales étaient plus accessibles. — Mais c’est précisément le contraire qui est vrai. Le commerce avait ouvert largement, du côté de l’orient comme de l’occident, les voies pour arriver au pays des Galates. C’est à la contrée peu abordable (depuis l’orient) de la Lycaonie et de la Pisidie que s’applique bien plutôt le trait signalé ; voir M. Renan lui-même, p. 42f.

f – Il dit en particulier de Lystres et de Derbe : « Égarées dans les vallées du Karadagh, au milieu de populations pauvres et adonnées à l’élève des troupeaux, au pied des plus obstinés repaires de brigands que l’antiquité ait connus, ces deux villes étaient restées tout à fait provinciales. »

4°) Si Paul s’adressait aux Galates proprement dits, comment leur parlerait-il de Barnabas, qui n’était plus avec lui lors de son passage en Galatie (Actes 16.6) et que, par conséquent, ils ne connaissaient pas ? — Mais Paul parle aussi aux Corinthiens (1 Corinthiens 9.5) de Barnabas qu’ils ne connaissaient pas davantage. Il le cite aux Galates comme un exemple à ajouter à celui de Pierre, pour leur faire comprendre combien le péril était grand et avec quelle énergie il dut lutter, pour ramener à l’ordre même son ancien compagnon d’œuvre, qui l’avait assisté dans les conférences de Jérusalem (Galates 2.9).

5°) Paul dit lui-même Galates 2.5 qu’il a tenu bon dans la conférence de Jérusalem pour maintenir la liberté spirituelle des Galates. Or, à l’époque de cette conférence, l’église n’était pas encore fondée chez les Galates au sens propre du mot ; elle ne l’était encore que dans la Lycaonie et la Pisidie. — Mais le πρὸς ὑμᾶς, pour vous, dans ce passage, se rapporte, non aux lecteurs de cette lettre en particulier, mais à tous les chrétiens d’origine païenne en général. Ce qui le prouve, c’est que Paul avait revu, depuis la conférence de Jérusalem, les chrétiens de Lycaonie (Actes 16.1-6) ; or comment ne leur aurait-il pas parlé de ce fait, qui, dans ce cas, les eût concernés si personnellement et le leur raconterait-il dans cette lettre comme quelque chose de nouveau pour eux ? Voir Lipsius, Introd. à son Comment., p. 2.

6°) Jacobseng et M. Sabatier font valoir la grande analogie qu’il y a entre ce qui est raconté de la réception extraordinaire faite à Paul et à Barnabas par les Lycaoniens, qui les prennent pour des dieux, et ce que Paul rappelle aux Galates : qu’ils l’avaient reçu comme un ange de Dieu, comme Christ lui-même. — Mais quel rapport y a-t-il entre des païens qui prennent Paul pour Mercure et des chrétiens convertis qui ne savent comment témoigner assez vivement leur amour à leur missionnaire malade ?

gDie Quellen der Apostelgeschichte, 1885.

Les raisons alléguées en faveur de l’hypothèse qui veut voir dans les Galates auxquels est adressée notre épître les églises fondées dans le premier voyage, sont donc sans force. Nous avons donné plus haut les raisons positives qui appuient l’opinion ordinaire ; elles nous paraissent décisives. Nous ajoutons seulement encore les deux observations suivantes : Paul aurait-il interpellé les chrétiens de Lycaonie et de Pisidie, en leur disant : ô Galates ! comme il le fait 3.1 ? Y a-t-il le moindre indice que Timothée ait été un Galate, comme ce serait le cas si les églises de Lystres et de Derbe étaient les églises de Galatie ?

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