Solidarité, solidaire, solidarisme, trois termes dont on parle beaucoup aujourd’hui. Que signifient-ils ?
J’ouvre mon dictionnaire et j’y trouve cette définition : Solidarité : « engagement par lequel des personnes s’obligent les unes pour les autres et chacune pour toutes. Se dit de personnes qui répondent les unes pour les autres. » Solidaire : « qui fait que, de plusieurs débiteurs, chacun est obligé au paiement total de la dette ». Je remarque d’abord que tout cela, le mot et la chose, est du domaine juridique. Quand un tribunal condamne des plaideurs solidairement, cela veut dire que si l’un d’eux est dans l’impuissance de payer, les autres paieront pour lui ; et que si tous sont insolvables, hors un seul, c’est cet unique solvable qui paiera pour tous. Pourquoi sont-ils assimilés dans la peine ? Cela ne signifie nullement qu’ils n’aient pas eu chacun leur propre part de responsabilité, et qu’aucun n’ait agi, dans sa liberté individuelle et par des motifs personnels. Cela veut dire simplement que leurs responsabilités se sont mélangées et confondues dans l’acte et que leurs personnes doivent par conséquent aussi être mélangées et confondues dans la peine. Ils forment ensemble comme une seule personnalité provisoire, comme un seul corps temporaire dont les membres divers répondent les uns pour les autres. En se plaçant au point de vue du corps, il n’y a rien d’autre que solidarité ou communion d’un membre à l’autre ; en se plaçant au point de vue des membres, il y a nécessairement substitution d’un membre à l’autre. En d’autres termes, et juridiquement parlant, la solidarité du point de vue collectif, entraîne la substitution du point de vue individuel.
Tel est le point de vue juridique, le premier et longtemps le seul dans lequel les termes de solidarité, solidaire et solidairement aient été employés, le seul, par suite, où nous puissions chercher une définition et une explication de ces termes conformes au sens que la langue française leur donne.
Cette définition juridique, et par conséquent particulière, peut-elle être universalisée ? Se retrouve-t-elle vraie ailleurs que dans l’enceinte spéciale et temporaire d’un tribunal ? Au lieu de quelques plaideurs pouvons-nous considérer l’humanité tout entière, au lieu d’un acte particulier pouvons-nous embrasser par la pensée tout le développement physique, intellectuel et moral de notre espèce ? Au lieu de quelques juges assis dans une salle d’audience, pouvons nous nous représenter le tribunal, de l’histoire, le tribunal de Dieu, et appliquer là encore l’idée ou le fait de la solidarité ? Nous est-il permis de dire que l’humanité n’est pas une somme d’individus isolés ; que nul homme n’est ce qu’il est et ne fait ce qu’il fait par lui seul et pour lui seul ; qu’il y a toujours dans l’être et dans l’acte d’un individu quelque chose de l’être et de l’acte des autres, ses devanciers, ses contemporains et même ses successeurs ? Si nous le pouvons, la solidarité n’est plus vraie juridiquement seulement, mais ontologiquement ; elle n’est plus une fiction judiciaire, mais une réalité humaine universelle. Vraie en elle-même, elle entraîne dans l’humanité les mêmes conséquences qu’elle entraîne au tribunal. Si les hommes vivent les uns dans les autres, ils vivent aussi les uns pour les autres et répondent les uns pour les autres ; et s’ils pèchent les uns dans les autres, ils expient donc aussi les uns pour les autres. En d’autres termes, s’il y a solidarité et communion du point de vue du corps de l’humanité ou de l’espèce, il y aura donc substitution du point de vue individualiste. La conséquence est forcée.
Seulement sommes-nous en droit d’universaliser de la sorte la notion de solidarité ? De la tirer de la sphère particulière où elle semble être née pour l’appliquer à l’ordre des faits et de tous les faits humains ? A cette question, encore un coup, les faits seuls peuvent répondre.