Quand on se demande quelle est la signification vraie de l’acte qui nous fait suivre le Christ, on serait d’abord tenté de se le représenter comme une transformation de notre vie sur le modèle de celle du Seigneur Jésus, en d’autres termes, comme une imitation (Imitatio Christi). Mais il suffit d’un peu d’attention pour entrevoir que tout en étant cette imitation, elle est néanmoins quelque chose de plus. Elle suppose d’abord, et au préalable, un chemin. Il s’ouvre devant nous et nous pouvons le reconnaître à l’empreinte des pas du Sauveur. Etant un chemin, elle est un point de départ, un but à atteindre ; et un chemin ne suppose pas seulement le départ, mais l’arrivée à la cité qui nous appelle. Le point de départ est la foi en Christ ; le but, la vie éternelle dans le Royaume de Dieu ; la marche, la vie chrétienne, Jésus nous précédant comme notre maître et notre idéal. Nous ne pouvons pas aborder ce sujet sans affirmer que si l’imitation de Jésus-Christ est la vie à l’exemple et dans la force du Christ, elle est avant tout la foi en lui, car nul ne peut prendre Jésus comme son modèle si, dès l’abord, il n’a pas cru qu’il est celui qui nous a rachetés de la puissance du péché et réconciliés avec Dieu son père. Ce n’est, il faut nous le rappeler, que par le fait de cette foi, de la grâce qui lui est inhérente, que nous recevons la force de conformer notre vie à la ressemblance du divin modèle (1 Pierre 2.21 ; 1 Jean 2.6 ; 4.17).
L’imitation du Christ ne consiste donc pas à copier servilement et au pied de la lettre, le modèle qu’il nous a laissé, ainsi que l’écolier pourrait faire pour la leçon qu’on lui donne à reproduire. Car il n’est pas un seul de ses disciples qui puisse prétendre à se faire le Christ pour accomplir la même œuvre qu’il a accomplie lui-même. Lui seul est le médiateur et le rédempteur. Nous ne pouvons ni ne devons entreprendre l’œuvre qu’il a déjà faite. Notre œuvre à nous n’est donc pas pour fonder, mais pour servir le Royaume de Dieu et elle nous est assignée d’après la place que nous occupons dans ce royaume, et en conformité à nos aptitudes et à notre personnalité. Nous n’avons donc à imiter en Christ que ce qui est à la portée de tous et pour tous, en un mot, ce qui peut devenir pour nous une vertu, au regard de nos circonstances et de notre vocation. Et à cet effet, nous avons à nous inspirer de ce qu’il a été, de ce qu’il a fait et enseigné et surtout commandé, car il ne peut pas être notre rédempteur et notre idéal sans être en même temps notre maître. Aussi est-ce à juste titre que Luther nous a dita : « Nous devons tenir comme une vérité première et tout élémentaire que nous ne pouvons pas faire et nous permettre tout ce que Christ a fait et s’est permis. Car alors comme lui, il nous faudrait marcher sur la mer et accomplir des miracles, comme lui pratiquer le célibat, vivre en dehors de la société civile, déserter les devoirs des champs ou de l’atelier puisqu’il ne les a pas pratiqués. Ce n’est donc pas par ses actions ou ses omissions, mais par ses paroles et son commandement, qu’il nous a marqué ce que nous devions faire ou ne pas faire. Aussi contre la Parole de Dieu, ne doit prévaloir aucun exemple, pas même celui du Christ. Seule cette parole doit nous indiquer ce que nous devons faire ou ne pas faire ». Ainsi parle Luther, quant à nous, nous devons nous rappeler que les devoirs du chrétien, tous ses devoirs, se résument dans le commandement de l’amour dont le Seigneur a fait un nouveau commandement, non seulement parce qu’il le met en pleine lumière, mais aussi parce qu’il nous donne la force de l’accomplir. Aussi, disons-nous comme l’apôtre : (Philippiens 2.5) « Soyez animés des mêmes sentiments dont le Christ Jésus fut animé ». Et ces sentiments représentent pour nous l’impulsion et la forme que revêtent nos pensées, nos actions et notre être tout entier. Ils doivent être en même temps la force, dont l’empreinte marque les actions que nous accomplissons. Le modèle qu’en Christ nous devons imiter, nous avons à le chercher non point dans tel ou tel acte accompli par le Seigneur, quoique tous portent et retiennent la marque de la divine origine, mais dans l’ensemble de ses actes, dans son caractère. C’est ce caractère qui pour nous doit être la règle de ce que nous devons faire dans toutes les circonstances qui intéressent le Royaume de Dieu. La vertu chrétienne doit donc être en même temps un fait imité et cependant toujours original, parce qu’elle est avant tout le fruit de l’Esprit, le jaillissement de ce qu’il y a de plus intime en nous, et surtout parce que le véritable génie de l’homme, l’image divine, sa véritable personnalité, dans un complet renoncement à elle-même doit toujours se retrouver en pleine communion avec le Christ afin que tout homme se présente à Dieu comme devenu parfait en lui (Colossiens 1.28).
a – Œuvres édit. de Walch XX, 253.
L’imitation véritable du Christ doit être strictement religieuse. Le Christ n’a vécu que pour l’idéal religieux. Son disciple, de parti pris, doit donc ignorer les circonstances et les intérêts du monde qui passe et vivre exclusivement et rigoureusement renfermé dans l’idéal de la vie religieuse et pieuse. Si nous regardons à l’histoire du Christianisme, il est impossible de méconnaître que telle fut la règle et la loi pour les disciples de la première heure. Les apôtres et les premiers disciples nous en ont donné la preuve. Ils quittèrent tout pour annoncer la bonne nouvelle du Royaume de Dieu. Mais cependant, la vocation du missionnaire ne peut pas être celle de tous les chrétiens. La mission ne peut, en effet, connaître d’autre but que celui de fonder l’Eglise de Christ sur la terre, de faire grandir le Royaume de Dieu pour qu’il devienne le grand arbre dont l’ombre doit s’étendre pour les protéger sur tous les moments de l’activité humaine véritable. Les martyrs nous présentent l’imitation du Seigneur Jésus dans toute son idéale sincérité. Nous n’avons qu’à regarder à eux, ils sont les témoins du Christ par excellence. Pour faire plus irrécusable leur témoignage en faveur de la vérité, ils n’ont jamais reculé ni devant les souffrances ni devant la mort. Humbles et fidèles, ils n’ont cependant jamais connu d’autre idéal que l’obéissance aux nécessités du moment et à l’injonction de l’appel d’En-Haut. Mais les martyrs authentiques et purs ont provoqué de nombreux contrefacteurs. Dès les temps anciens nous avons eu de faux martyrs. Epris d’eux-mêmes, enflés d’orgueil, ils s’imaginaient qu’il suffisait de provoquer follement la colère des persécuteurs, de souffrir et de mourir la même mort et sur le même échafaud que les martyrs véritables, pour conquérir infailliblement la parfaite ressemblance avec le Christ. Une autre forme tout aussi orgueilleuse et non moins fausse de la manière mauvaise dont on peut imiter le Christ, est celle qu’a la prétention de nous offrir la vie monastique. Il en est, en effet, qui ne pouvant pas conquérir les honneurs du martyr véritable, ont voulu au moins en avoir les illusions et les apparences. Ils abandonnent le monde, se réfugient dans le désert d’un cloître et, pour s’élever au-dessus des chrétiens ordinaires, ils contractent les trois vœux monastiques : l’obéissance, la pauvreté et la chasteté. La vie du Seigneur a été une continuelle obéissance. Pour se faire semblables à lui, ils se créent une obéissance factice, des œuvres et des règles artificielles, ils abdiquent entre les mains d’un supérieur et plus ils deviennent sa chose et sa propriété, un instrument passif entre ses mains, inertes et sans volonté, et plus ils se croient les élus et les fidèles imitateurs du Seigneur. Le Seigneur n’avait pas un lieu où reposer sa tête. Pour lui ressembler, ils s’imposeront une pauvreté de convention, mais qui aura l’inappréciable avantage de cumuler les apparences de la véritable pauvreté et le jouir et l’opulence de la vraie richesse. De même encore, le Seigneur ayant vécu dans la chasteté, ils se croient ses imitateurs, en renonçant aux affections et aux devoirs de la vie de famille, pour aller au devant des épreuves et des tentations qui ne peuvent qu’amoindrir et fausser une âme humaine. Cette persistante aspiration pour une ressemblance formaliste et fausse avec le Seigneur, telle qu’elle se rencontre dans l’église romaine, dont elle est en même temps l’orgueil et la flétrissure, a pour cause première la fausse notion qu’elle se fait de la personne du Christ et de son œuvre et, par conséquent, des rapports qui doivent unir le Christianisme aux choses humaines. Le Christianisme, il faut se le rappeler, ne veut le renoncement au monde que pour mieux l’éclairer et l’ennoblir. Rien de ce qui est humain ne saurait donc lui être étranger. Il accepte et comprend tout, sauf le péché. La ressemblance véritable avec le Christ ne consiste point pour lui à copier son vêtement, son attitude et son geste, mais à vivre les sentiments qui l’ont inspiré et à conformer notre volonté à la sienne. Et cette ressemblance peut tout aussi bien se retrouver chez le laïque que chez l’homme d’église. Elle peut être tout aussi bien la part de ces existences laborieuses qui passent inaperçues sur la terre, que celle de ces grands martyrs dont l’histoire a consacré le nom. Car l’essentiel en cette œuvre est de conformer notre volonté à celle du Seigneur, en acceptant comme la grâce la meilleure place qui nous est ici-bas assignée.
Dès lors, il est facile de le comprendre, cette ressemblance extérieure, bien loin d’être la véritable, ne peut que la contredire. Plus nous croyons nous en rapprocher et la saisir par nos efforts et nos mérites quotidiens, et plus nous nous en éloignons. Christ, en effet, n’a jamais cherché sa perfection personnelle qu’en s’efforçant d’accomplir l’œuvre que son père lui avait confiée, autant dire, qu’en s’efforçant de vivre pour le plus grand bien de la société tout entière. Le véritable Christianisme sera donc celui qui acceptant la vocation qui lui est assignée, en s’efforçant de concourir pour sa part au bien de tous, prendra pour mot d’ordre cette parole du Christianisme : « Ne me faut-il pas être occupé à l’œuvre de mon père ? » L’ascétisme en lui-même n’est donc pas la vertu mais seulement un apprentissage de la vertu. L’ascète, qui pratique l’ascétisme comme le but et non comme le moyen, est un révolté contre l’ordre social. Il n’est plus qu’une œuvre qui lui tienne à cœur et ce n’est pas celle qui peut contribuer au bien de tous, mais celle qui seule intéresse son propre salut. Il ne travaille plus qu’en vue de ce salut. Et les œuvres, les pénitences et les exercices qu’il s’impose dans cette intention, si nous voulons savoir ce qu’elles valent, nous n’avons qu’à nous rappeler ce jeune moine qui, toute sa journée durant, par l’ordre de son supérieur devait planter des bâtons dans le sable. Plus ce travail pour lui se faisait fatiguant et fastidieux, et plus il était méritoire parce que mieux il lui apprenait l’obéissance envers son supérieur et le renoncement à lui-même ! Cette indifférence à l’égard du monde entier, ces œuvres mortes et dérisoires, bien loin de réaliser la ressemblance avec Christ, nous la font méconnaître et nous en éloignent. Il y aurait cependant injustice à ne pas le voir, parmi ces ascètes qu’en si grand nombre on rencontre dans le catholicisme, il en est qui témoignent avec une irrécusable puissance d’un amour ardent pour les choses éternelles et d’un dédain non moins souverain pour le néant de celles d’ici-bas. Ils nous inspirent, nous n’hésitons pas non plus à le confesser, une admiration profonde et, pour dire toute notre pensée, un vif sentiment de respect. Et cependant, à les approcher, à vivre dans leur intimité, on ne peut se défendre d’une impression pénible. Si bizarre et si tourmentée se fait parfois leur histoire, qu’à tout instant, on se surprend à trembler de crainte que la sainteté n’éclate en démence. Et cependant, malgré toutes ces imperfections, ou si l’on veut, toutes ces contradictions, cette piété, on le sent, les rendrait capables, s’il le fallait, d’affronter les épreuves et les tourments du martyre.
S’il nous fallait un nom pour justifier cette impression, nous citerions Jean le Bouthillier de Rancé (1626-1700). De noble lignée, grand seigneur et lettré, de bonne heure il s’était fait un nom. A dix ans, il était chanoine de Notre-Dame de Paris et à treize ans, il éditait et traduisait Anacréon. Mais tout à coup, délaissant l’étude et le souci des choses sérieuses, il se prit à chercher le succès sur de tout autres voies. L’érudit devint le grand seigneur fastueux et libertin. Bientôt on ne le connut plus que par ses intrigues galantes, ses duels, ses équipages de chasse. Le chanoine de Notre-Dame, le traducteur d’Anacréon, se perdit alors, quand il n’en sortait pas pour le scandaliser, dans ce monde de courtisans qui ne connaissait d’autre culte que celui du plaisir et de l’idole royale qui emplissait le palais de Versailles de son faste impur toujours encensé. Mais à la poursuite de toute ces malsaines convoitises, il ne trouva au lieu du succès qu’il recherchait que la lassitude et le tourment. Puis tout à coup, on ne sait quelle romanesque aventure intervenant, il se fit en lui une radicale transformation. Le diable, ou si l’on aime mieux le chanoine courtisan, se fit ermite. Obsédé par l’éclat de la lumière éternelle, pour lui toujours plus envahissante, il ne voulut plus d’autre entretien que celui qui pouvait le mieux lui rappeler le néant d’ici-bas et la brûlante réalité de l’au-delà. Il vendit tous ses biens, en fit don à l’Hôtel-Dieu de Paris ; de tous ses bénéfices, il ne retint que la plus pauvre de ses abbayes, celle de la Trappe. Elle ne gardait plus que quelques religieux paresseux et dissolus, l’épouvante et le scandale des habitants des alentours, tout aussi redoutés sous leur froc de moines que les mousquetaires gris ou que les francs-routiers qui dévastaient les campagnes d’alors. Il n’était pas le premier venu celui qui osait pénétrer sous leur toit ! Rancé n’hésita pas. Au péril de sa vie, il se rendit au milieu d’eux. Pour achever sa conversion et entreprendre la leur, il leur imposa et s’imposa à lui le premier, la règle qui fit de cet ordre le plus dissolu d’alors, l’ordre nouveau et régénéré qui reste le modèle de la pénitence quand il n’en est pas l’épouvante. Dès avant l’aube, à deux heures du matin, les trappistes se lèvent de leur grossière couche, un sac de paille étroit et dur. Et puis, onze heures durant, sans trêve ni repos, sous la discipline la plus sévère, ils n’ont à connaître que des exercices pieux alternant avec des travaux manuels. Lorsqu’ils se rencontrent dans le couvent ou dans les champs, ils ne peuvent échanger que la monotone et perpétuelle redite : « Memento mori », frère, il faut mourir ! La nourriture de chaque jour ne tolère que les mets les plus simples, des légumes grossiers sans apprêt et même sans sel. La viande, le lait et les œufs ne sont que pour les malades. A la fin de la journée, ils se rendent au cimetière. Au commandement du supérieur, chacun d’eux prend une bêche, se rend à la place qui lui est assignée et commence à creuser sa fosse. Chaque jour, il reviendra à la même place reprendre et poursuivre le même travail. Et la vie tout entière n’est que la monotone et implacable redite de ces lugubres apprêts. Dans ce cercle funèbre, il faut que jusques à la dernière heure, elle reste enfermée, tournant sans cesse sur elle-même. Nous retrouvons encore dans Madame de Guyon cette même implacable et inhumaine mortification (1648-1717). Jeune, dans tout l’éclat de la fortune et de la beauté, pour s’exercer au renoncement, au mépris d’elle-même, elle se flagelle, et veut voir le sang jaillir sous les coups de la discipline. Elle lèche des ulcères et des plaies répugnantes, mêle à ses aliments de l’absinthe et de la coloquinte, se fait arracher des dents saines et sur ses mains, répand de la cire fondue. Tout en admirant l’intrépide et sauvage vertu de cette mortification, nous ne pouvons que constater que l’idéal qu’elle sert, non seulement contredit mais ne peut que calomnier, quand il ne nous le fait pas prendre en aversion, le saint modèle que nous a laissé le Seigneur Jésus. Ce n’est pas en maltraitant la nature que l’on pourra supprimer le péché. Contre lui on a beau exercer ces brutales répressions, elles ne servent qu’à provoquer l’orgueil spirituel, la confiance en nous-mêmes, en nos propres forces et le culte insensé des œuvres prétendues méritoires. Christ veut, au contraire, que tous les dons de la nature soient sanctifiés et consacrés pour le service et à l’honneur de Dieu. Mais dans ces exercices ascétiques, dans ces dévotions formalistes, dans ces tortures dont nous nous faisons un mérite, nous sacrifions à je ne sais quelle vaine idole le meilleur de notre être moral. Nos aptitudes les plus élevées, nos dons les plus humains, nos facultés les plus pures, ces biens et ces grâces que Dieu ne nous avait donnés que pour mieux aimer et mieux servir notre prochain, autant dire pour nous élever à la stature parfaite qui est en Christ, nous les faisons servir à une fin toute contraire. Devant l’histoire, l’ascétisme devra rendre compte de tous ces trésors de délicatesse et de grâce, de toutes ces forces morales qu’à tout jamais il a stérilisées et surtout de l’honneur de Christ qu’il a méconnu et compromis.
La véritable imitation du Seigneur Jésus, nous n’avons pas à la chercher dans la copie de son geste, de son attitude ou de son vêtement. Elle n’est que dans la vie intime qui sait reproduire sa pensée et ses sentiments. De la manière la plus absolue, nous condamnons en conséquence les faux martyrs, le monachisme et ses institutions. Nous affirmons, au contraire, avec tous les réformateurs, que les véritables moyens de grâce, les œuvres pies par excellence, nous ne devons les chercher et nous ne pouvons les trouver que dans les devoirs qu’imposent les professions voulues de Dieu, dans l’intérêt de la société et de la famille. C’est en nous efforçant de les pratiquer au mieux de nos forces, que se fera pour nous la ressemblance véritable avec le Seigneur (Confession de foi de La Rochelle, § 24. Confession de foi des Eglises réformées de la Suisse, chap. 16. Confession d’Augsbourg, § 16). Nous devons également affirmer que nul ne peut réaliser cette ressemblance, s’il n’a pas le Christ pour sauveur avant de l’avoir pour idéal. La morale monastique qui étouffe et contredit la conscience, a provoqué un faux humanisme qui ne veut plus voir en Christ que l’homme qui, le premier entre ses pairs, a pleinement réalisé devant Dieu les aspirations de la conscience, en mettant en pleine lumière et dans toute sa divine perfection, l’idéal qu’elle poursuit. En ce sens, les vrais initiateurs de Christ seraient donc ceux qui, à son exemple et sous son inspiration, font preuve des mêmes sentiments, ordonnent toutes leurs actions comme lui-même a ordonné les siennes et, avec lui, acceptent la loi de la souffrance et du travail. La seule dépendance qu’ils professent envers sa personne, ils croient s’en acquitter en allant puiser la force et l’inspiration du dévouement à la même source où lui-même les a puisées. Fichte l’ancien a même dit que « si aujourd’hui le Christ revenait sur les rives du Jourdain, son premier soin serait pour s’informer s’il en est pour combattre le bon combat que lui le premier a combattu et non point pour rechercher s’il en est encore pour retenir et invoquer son nom ». Ce prétendu humanisme croit donc qu’avec sa seule force, l’homme est capable de travailler pour le Royaume de Dieu et qu’il trouve surabondamment en lui les dispositions nécessaires pour réaliser la communion avec Dieu. A son dire, c’est tout au plus s’il a besoin de l’exemple qui réveille et met en jeu nos forces assoupies. Mais on ne peut retenir de pareilles illusions qu’à la condition d’ignorer complètement la cause pour laquelle le Christ a vécu, ou ne voir avec ce philosophe, dans le péché et la grâce, la rédemption et l’expiation que d’impossibles abstractions. Nous ne voulons pas cependant oublier que ce même humanisme, sous l’influence du Christianisme qu’à son insu il est bien obligé de subir, retient encore une morale qu’à juste titre on peut reconnaître comme religieuse. Nous serions injustes non seulement envers lui, mais envers l’Évangile, si nous n’affirmions pas qu’il est bien au-dessus de la morale païenne et surtout de celle des stoïciens. Car il croit encore que l’homme a besoin de la grâce, du pardon, de l’humilité et de la charité et qu’il ne peut trouver sa liberté que dans la communion avec Dieu. Mais à supprimer tout rapport direct et personnel avec le Christ et à croire, ainsi qu’il le prétend, que manger sa chair et boire son sang, c’est-à-dire s’assimiler la vertu toute puissante de son sacrifice, ne représente plus qu’une idée vaine et sans efficace, à tout jamais condamnée par la conscience et la science modernes, il ne fait que contredire et de plus en plus rend impossible l’influence chrétienne qui, à son insu, reste sa meilleure force. A persister dans cette illusion, cette influence ne sera bientôt plus pour lui qu’une lumière réfléchie qui ira s’affaiblissant, une ombre qui s’effacera, une couronne dont les feuilles et les fleurs ne pourront que périr desséchées, séparées qu’elles sont de l’arbre qui les a portées. « Hors de moi, dit le Seigneur, vous ne pouvez rien produire » (Jean 15.15). A cette morale humanitaire, si religieuse soit-elle, nous sommes donc contraint de dire que si elle retient quelque chose du levain chrétien, elle n’en a jamais connu la perle de grand prix.
Indépendamment de cette conception, il en est une autre qui, pour être moins rationaliste, n’en est pas plus chrétienne. Elle reconnaît, il est vrai, le Christ comme le fils unique du Père, comme Dieu-homme, mais se préoccupant uniquement de l’idéal qu’il nous a laissé, l’acceptant comme son œuvre essentielle, sans nier formellement la vertu de son sacrifice expiatoire, elle l’atténue le plus possible et le relègue dans l’ombre, au plus profond du sanctuaire. Cette tendance nous ramène au couvent, à ce mysticisme qui veut réaliser la ressemblance avec Christ par la pensée et la contemplation, par des moyens qui pour être plus purs et plus élevés que ceux des anciens ascètes n’en sont pas moins impuissants. Si haute que soit la considération que nous inspire le mysticisme du moyen-âge et si grande la part que nous sommes disposés à faire à ses représentants en les rangeant parmi les précurseurs de la Réforme, nous ne pouvons pas cependant oublier que les meilleurs, les Eckhart, les Tauler, les Suso, les Ruysbroeck n’ont pas fait à l’œuvre expiatoire du Christ sa place véritable. Pour eux, le Christ avant d’être le rédempteur, le Dieu-homme véritable, est avant tout l’idéal de l’union intime avec Dieu, de la méditation et de la prière, de la charité envers le prochain, de la patience dans la souffrance, de la mort au monde et au péché. Mais toujours ils oublient que le Christ ne peut être notre idéal qu’à la condition de le réaliser dans nos âmes et que cette puissance n’est à lui qu’en vertu de son œuvre rédemptrice. Us se placent par la pensée sous la croix du Christ, pour souffrir avec lui les compassions les plus vraies et les plus profondes pour les pécheurs et pleurer sur eux et sur le péché les larmes les plus attendries. Mais ce n’est qu’avec le Christ souffrant et mourant qu’ils cherchent à s’unir dans une communion toujours plus réelle. Cette communion, ils croient que le Christ ne peut que nous la montrer, mais qu’il ne peut pas l’accomplir en nous. Certainement ils n’ignorent pas non plus ce qu’est le péché, mais on peut vivre dans leur intimité sans jamais se douter que la conviction du péché doit devenir notre culpabilité, et entraîner pour nous devant Dieu la conscience de notre responsabilité et de notre condamnation. Ils ne sentent donc pas pour eux et pour leurs frères le besoin d’une réconciliation immédiate et personnelle avec Dieu. Ils ne voient pas dans la croix et dans la passion du Christ le grand sacrifice pour le péché, qu’il faut d’abord s’approprier par la foi avant de pouvoir réaliser la ressemblance avec Christ. Et lorsque la conscience s’est éveillée et qu’elle a fait passer sur eux l’impression du péché, de la responsabilité et du compte à rendre devant Dieu des légitimes exigences que contre nous elle peut faire valoir, alors ils croient que par la grâce du repentir et de la confession du péché, ils ont en eux la vertu qui réconcilie avec Dieu. La douleur et les larmes du péché peuvent pour eux effacer le péché ; aussi aux meilleurs temps du moyen-âge, est-il constamment question du sacrifice par les larmes (Donum lacrimarum). On ne peut oublier François d’Assise. On disait de lui qu’il avait versé tant de torrents de larmes qu’il en avait perdu la vue, que ses yeux s’étaient éteints à force de pleurer. Dans leur religion, cette offrande par les larmes devait s’ajouter comme un œuvre surérogatoire aux trésors du sacrifice de Christ. En un mot, les mystiques ont toujours ignoré le grand principe de la Réforme, la justification par la foi, l’appropriation du Christ comme notre justice, l’acceptation de son œuvre, comme étant devant Dieu le rocher de notre salut. Si sérieusement qu’ils aient étudié la communion du croyant avec Christ, on ne peut néanmoins oublier qu’ils ont commis la faute capitale : ils n’ont pas connu le Christ comme celui qui seul efface les péchés et réconcilie avec Dieu. On peut dire encore qu’en conséquence et en expiation de cette faute, ils n’ont pas suffisamment tenu compte des moyens de grâce que Christ a institués dans l’Eglise pour affermir et développer la foi de ses enfants. Ils ont toujours considéré avec beaucoup d’indifférence et comme ne valant que pour la piété vulgaire, les sacrements et la communion avec l’Eglise que de tout temps la piété des fidèles a considérés comme de précieux auxiliaires pour le développement et la sanctification de la foi chrétienne.
En négligeant la personne du Sauveur et son œuvre expiatoire, en ne le contemplant que comme leur idéal, ils ont été condamnés à ignorer la paix véritable avec Dieu. Et cependant, sans elle il n’est point de vie morale profonde et sérieuse. Toute leur vie n’a plus été qu’une succession ininterrompue de joies, de béatitudes célestes entremêlées de défaillances douloureuses que provoquait pour eux l’absence de la présence de Dieu. Il leur manque donc, on est bien obligé de le reconnaître, cette paix vivante de la conscience chrétienne. Et comment aurait-il pu la connaître ? Aux accusations et aux doutes que pouvait éveiller en eux la conviction du péché, ils ne pouvaient opposer la certitude de leur réconciliation avec Dieu, non point à cause de leurs mérites et de leurs impressions, mais de la seule vertu du sacrifice expiatoire. Au plus profond de leur être incessamment se succèdent, sans pouvoir jamais se concilier ensemble, et les joies les plus ineffables et les désespérances les plus amères. Il ignorent la paix que donne l’Évangile et qu’un Luther décrit si profonde et si bienfaisante, car c’est elle qui fait reluire aux moments les plus douloureux et les plus sombres la grâce du pardon. Seul, le chrétien en son état normal peut toujours concilier les véritables tristesses et les vraies joiesb. Ce qu’avait d’incomplet et d’exclusif la conception de l’idéal chrétien pour les mystiques du moyen-âge, Luther l’a admirablement fait ressortir lorsqu’il dit : « Chez les papistes on dirait qu’on ne prêche la passion que pour nous montrer un exemple à imiter, et qu’on ne se propose pas d’autre but que celui d’émouvoir et d’attendrir le spectateur en lui montrant les souffrances de Jésus et de sa sainte mère. Et celui qui sait le mieux provoquer les larmes, on le proclame le meilleur prédicateur de la passion. Quant à nous, nous ne prêchons la passion qu’au sens de la sainte Ecriture ». Pour mieux nous faire entendre ce qu’est la passion, au sens de l’Évangile, il dit encore que « très certainement la passion du Christ est le modèle de la parfaite obéissance et que tout autant que les souffrances des martyrs, elle glorifie la puissance de Dieu. Mais à ces souffrances il est une cause qu’il ne faut point oublier ; elles étaient nécessaires, il les fallait au Christ pour qu’il rachetât le monde, nous ouvrît le ciel, fermât l’enfer et nous acquît la vie éternelle ». C’est en ces termes que Luther expose la vérité que par lui-même il avait conquise par une douloureuse expérience. En vertu de cette expérience, il pouvait affirmer avec une inébranlable certitude qu’avant de suivre Jésus-Christ comme notre modèle, nous devons nous être donnés à lui comme à notre Sauveur.
b – Voir l’étude sur maître Eckhart, de l’auteur. Et Dorner, Histoire du dogme christologique.
Mais ce ne sont pas les mystiques seuls qui ont méconnu le Christ rédempteur pour mieux exalter le Christ idéal. De nos jours, cette même erreur, nous la voyons se reproduire non plus au profit du mysticisme ou d’une contemplation égoïste, mais dans l’intérêt prétendu d’une tendance austère et pratique et au nom des œuvres chrétiennes qui ne peuvent s’accomplir, nous dit-on, que par le moyen de la souffrance. Kierkegaard tout en revendiquant avec une incontestable énergie le Christ comme le seul milieu et le seul moyen de la vie chrétienne, n’en affirme pas moins que ce grand paradoxe, ce triomphe de l’absurde chrétien, la personne du Christ, Dieu fait homme, ne peut être saisie et comprise dans toute sa valeur que par celui qui l’accepte d’abord comme le seul et véritable idéal. Pour lui, cette acceptation comprend et explique tout, car elle ne devient possible pour nous que par le fait et la grâce d’un véritable miracle. Et sans ce miracle, jamais de cette multitude qui, éternellement le méconnaît, nous ne verrons sortir l’individu qui le reconnaît et l’adopte comme son véritable modèle. Pour entendre quel est le sens de cette revendication, il faut nous rappeler que pour Kierkegaard, il n’est qu’une préoccupation : arracher la multitude à l’illusion qui la fait se croire chrétienne, avant même qu’elle ait pris la peine de se demander ce qu’est le Christianisme. Pour détruire ce christianisme banal et multitudiniste, selon lui il faut d’abord et à tout prix faire ressortir les exigences du Christianisme véritable ; et il n’entend pas que l’on se contente de subir passivement les bienfaits du Christianisme. Il en revient toujours à sa pensée favorite qu’avant tout, pour un homme, il s’agit de se faire sa vie à lui la plus intense et la plus individuelle. Nul, par conséquent, pour lui, ne peut devenir chrétien, si au préalable, comme s’il était seul au monde, il n’a pas appris à se connaître dans le tête-à-tête avec Dieu. Tout autrement, il est vrai, procède le mystique. Volontiers il lui arrive de laisser sombrer l’individu dans les profondeurs de la divinité au seul profit du panthéisme, sans même se douter qu’à sacrifier l’individu, avec lui, on sacrifie le principe de la morale elle-même. Le mysticisme aura beau protester contre cette conséquence, il faut que toujours il la subisse, car alors même qu’il exalte le plus l’individu, il fait de la personnalité un fardeau tellement écrasant qu’il n’est plus pour lui qu’une seule délivrance : l’abdication dans le suicide moral au profit du grand tout. Kierkegaard, au contraire, dans l’intérêt moral qui caractérise sa tendance, n’oublie jamais la personnalité humaine et sa responsabilité devant Dieu. Il reste si complètement fidèle à cette tendance, qu’au lieu de s’attacher avec les mystiques à sonder exclusivement la misère et le néant de la nature humaine, il emploie toute la force de sa dialectique à faire ressortir la conscience du péché, et ce qui est bien plus significatif encore, celle de sa condamnation juste et méritée devant Dieu. Le sentiment de la responsabilité, dit-il, est la preuve la plus décisive de la valeur infinie de notre personnalité. Dans le sentiment de sa faute, l’homme a beau se sentir absolument indigne, il a cependant par cela même et au même moment, plus que jamais conscience de sa valeur infinie devant Dieu son créateur qui ne l’a voulu que pour le bonheur éternel. La conscience du péché se rencontrant avec celle d’une éternelle félicité se fait pour lui infiniment plus grande et plus tragique. Mais plus il accentue la valeur de la personnalité humaine et son rapport personnel vis-à-vis de Dieu, plus il en déduit le droit et le devoir pour l’homme de se présenter devant le Christ, de s’unir à lui directement afin de reconquérir avec lui le salut éternel que lui a fait perdre le péché. Il est donc impossible de ne pas le voir, il se met en contradiction avec lui-même lorsque, après avoir si fermement accusé les exigences de la loi et la conscience du péché, il veut que l’homme qu’il convainc de condamnation, aille non point au libérateur qui pardonne, mais à l’idéal qui ne peut que faire ressortir et rendre plus écrasante encore la douleur de son impuissance. Quant à nous, il nous semble de toute évidence qu’en séparant l’idéal de la rédemption, le milieu sanctifiant qui seul le fait possible, il fait toujours plus difficile, ou pour mieux dire, il rend impossible le moment où le pécheur pourra retrouver la grâce divine et se l’approprier. Pour dissimuler cette difficulté, avec une insistance qui ne fait que la rendre plus sensible, il se met à prescrire et à multiplier les exercices pieux et les œuvres de charité qu’il impose à la pratique du fidèle et il ne voit pas qu’amoindrir les mérites du Christ et en même temps aviver la conscience du péché et les exigences de la loi, implique une insoluble contradiction ! Mais telle est son irritation contre ceux qui se disent chrétiens sans l’être, que pour leur dérober ce qu’il croit être pour eux une séduction, un refuge trompeur, sans se rendre compte de la contradiction commise, il se prend à nouveau et avec plus d’insistance encore à contester les mérites du Christ. Et on est à se demander après l’avoir lu, ce qu’il laisse encore subsister de la révélation par le moyen du Christ et de la justification par la foi. Quant aux sacrements, moyens de grâce qui nous assurent le pardon de nos péchés et entretiennent et augmentent en nous la foi, il les tient pour de vaines et menteuses idoles. S’il consent à parler encore de l’Eglise et de la communion des saints, ce n’est qu’en passant et par condescendance pour la faiblesse des simples qui les retiennent encore comme des moyens de grâce. Mais quant à lui, il ne les considère que comme de trompeuses et naïves illusions.
Mais, par contre, c’est avec une insistance toujours plus accusée qu’il met en saillie et sur le premier plan l’idéal chrétien. Il en fait un impératif catégorique, au nom duquel il nous impose la nécessité de suivre le Christ. Hors de cette imitation, il n’est point pour nous de salut. Cette imitation n’est véritablement féconde, à son dire, que pour celui qui a reconnu le Christ comme le grand paradoxe de l’histoire, et comme la pierre de scandale contre laquelle les hommes et le monde doivent venir se briser. Mais s’il exagère la part de l’homme dans l’œuvre du salut, il amoindrit d’autant celle du Christ. A l’en croire, elle se réduirait à son ministère prophétique et par conséquent au témoignage qu’il vient rendre à la vérité. Et même, pour lui, le Christ ne peut être la vérité qu’à la condition de ne s’adresser qu’à l’individu et de rester pour la multitude l’homme que l’on raille et méprise, en attendant de le clouer sur la croix. Christ n’étant que le révélateur et jamais le sacrificateur, sa mort sur la croix n’est plus le sacrifice qui ôte les péchés du monde. Ce serait à croire que cet homme qui avait si vive la conscience de l’idéal moral, n’a jamais entendu le cri de la douleur humaine sous l’oppression du péché. Mais, par contre, il ne cesse pas de nous parler des sacrifices que nous devons accomplir nous-mêmes, des souffrances qu’il faut nous imposer pour suivre le Seigneur sur la voie de la douleur. C’est ainsi qu’il nous ramène aux erreurs du moyen-âge, aux illusions ascétiques dont nous croyions que la Réforme nous avait à jamais délivrés. Kierkegaard a beau protester contre les folles et claustrales consolations du moyen-âge, contre son système de pénitence et d’expiation arbitraire, par le fait seul qu’il ne fait qu’accentuer le sentiment du péché en voilant au pécheur le salut qui est en Christ, en plein dix-neuvième siècle, il n’est pour nous qu’un revenant de ce même moyen âge. Une existence qui se conformerait à l’idéal qu’il nous prêche, ne connaîtrait que les exigences du péché et de la loi et s’efforcerait d’ignorer la foi qui justifie, ne pourrait être que celle d’un pénitent condamné aux œuvres de la mortification et de l’éternelle solitude. Nous ne pouvons pas en effet l’oublier, une fois éveillé en nous, le sentiment du péché, si on lui dérobe la grâce qui est en Christ, il faut qu’il se fasse à lui-même et s’impose des moyens d’expiation qui, plus ils seront insuffisants, et plus ils se multiplieront et se feront inexorables et rigoureux. Il est vrai qu’il nous dit bien encore que le salut éternel est un don de la libre grâce de Dieu et de sa divine compassion ; mais pour lui cette grâce est devant nous et ne peut se faire que dans la vie à venir, dans le ciel, après que l’homme sur la terre aura souffert et combattu pour se rendre capable de la recevoir. Il oublie donc que le Christianisme nous annonce et nous promet non pas une grâce à venir, mais une grâce présente et prévenante, une grâce qui, dès l’heure première de notre entrée dans ce monde, nous reçoit et nous recueille dans la communauté des fidèles. Par le baptême, elle nous marque du sceau de son adoption ; elle nous prend et nous porte entre ses bras ainsi qu’une mère fait de son enfant. Elle nous apprend à répéter ligne après ligne, lettre après lettre, les enseignements de l’Évangile. Et lorsque plus tard, devenus hommes faits, elle doit nous livrer à notre propre initiative, elle ne cesse pas pour cela de nous suivre pas à pas, de nous assister dans toutes nos voies et dans toutes nos épreuves, nous faisant entendre la Parole sainte de diverses manières et en divers temps. Elle a des signes visibles à l’aide desquels il n’est pas une seule circonstance de la vie dont elle ne s’efforce de faire un appel vers les choses d’en-haut. Aussi dans son intransigeance radicale, mais toujours conséquente avec elle-même, Kierkegaard réserve-t-il toutes ses colères pour le baptême des petits enfants. Il est à ses yeux l’idole impie, parce qu’il n’est que la constatation et la consécration de toutes les influences maternelles dont dispose l’Eglise. Et cependant, ce même homme ne croit pas contredire aux exigences de sa logique, aux rigueurs de son système, en reconnaissant dans l’histoire l’intervention d’un gouvernement divin pour garder le croyant et lui apprendre à reconnaître et à glorifier les merveilles de l’amour divin, malgré tous les obstacles qui voudraient le faire la chose et la victime de la grande oppression sociale. Mais comment fait-il pour ne pas voir que cette providence d’en-haut qui, à son dire, suscite le ministère libérateur de Kierkegaard, pendant tant de siècles, n’a su que respecter et tolérer, pour ne pas dire favoriser et provoquer, la grande oppression religieuse, l’Eglise pour l’appeler par son nom ? Et cependant, pour lui elle ne serait que le péril social et chrétien, contre lequel la conscience ne doit jamais cesser de faire entendre ses protestations les plus indignées ! Pour nous, nous ne pouvons nous empêcher de nous le demander : ce ministère que s’arroge l’auteur est il bien réellement cette grâce salutaire qui en Christ est apparue pour tout homme ? Est-il bien réellement la voie qui conduit vers elle ? Si nous ne savions pas ou n’osions pas nous le demander, nous serions infidèles à la Parole de Dieu qui nous recommande d’être prudents et circonspects toutes les fois que nous sommes en présence d’une autorité qui n’a d’autre raison d’être qu’une volonté personnelle. A cette question, nous ne pouvons qu’opposer une dénégation absolue, tout en reconnaissant cependant que la méthode religieuse de Kierkegaard n’a pas été sans exercer une bienfaisante influence. Souvent elle a su troubler les consciences et les ramener au sérieux et à l’intimité de la vie chrétienne. Mais si, grâce à l’insistance avec laquelle il a prêché son christianisme individualiste et ascétique, nous avons pu et plusieurs ont pu se demander plus attentivement ce qu’est un chrétien, il n’en reste pas moins que son système n’est qu’une dangereuse et colossale illusion.
L’histoire ecclésiastique nous l’enseigne, jamais on n’a pu réaliser l’idéal chrétien quand on a voulu l’imposer de toutes pièces, en quelque sorte tout à la fois, abstraction faite de la puissance du rédempteur et de la grâce prévenante qui en est la conséquence et le prolongement au travers des siècles et dont l’Eglise nous garde le dépôt. A méconnaître donc les influences salutaires dont elle dispose, le secours qu’elle nous apporte en nous recevant dans sa communion, nous ne pourrons jamais saisir et nous approprier les assistances et les richesses de la miséricorde divine. Quiconque voudra résolument et avec sa seule force entrer en communion avec Dieu, en passant par dessus toutes les institutions et les traditions salutaires que Dieu a ordonnées pour nous garder et nous instruire, ira se briser dans un séparatisme orgueilleux et impuissant contre l’inexorable réalité de l’idéal divin. Aux temps anciens, alors que l’humanité était encore à l’âge de l’enfance, on croyait que quiconque avait eu une vision céleste ne pouvait pas survivre à ce grand éclat de lumière. On tenait alors pour assuré que le rayon d’en-haut ne pouvait atteindre à l’âme humaine qu’à la condition de briser l’argile opaque qui lui servait de demeure et de prison. Nous pouvons dire qu’elle a raison, la vieille et antique croyance. Nul ne peut survivre à la vision céleste. En plein Christianisme, l’histoire de l’ascétisme nous en a donné la preuve. Et nul ne sait mieux nous le dire que l’histoire des ermites du désert. Dans leur naïf enthousiasme, dans l’éblouissement de l’idéal de Christ qu’ils venaient d’entrevoir, ils s’imaginaient qu’ils pourraient au désert l’emporter avec eux et avec leurs seules forces en faire la réalité de leur existence. Transpercés qu’ils étaient par les flèches du Tout-Puissant, éblouis par l’idéal qui les subjuguait, ils oubliaient que l’extase ne peut pas être la réalité, qu’elle est l’éclair mais qu’elle n’est pas la lumière. Et surtout ils ne comprenaient pas qu’à ne contempler que le nimbe glorieux qui couronne le Christ, ils ne voyaient plus en lui le Rédempteur et les moyens de grâce qu’il a institués.
Leur vie devenait une ardente et maladive surexcitation condamnée qu’elle était à la poursuite d’une paix toujours plus impossible. Sans cesse emportés des hauteurs du ciel aux profondeurs de l’abîme, des ravissements de l’extase aux tortures du doute, leur foi n’était plus cette roche élevée, à l’ombre de laquelle un saint Paul ou un Luther ont pu trouver un asile assuré, si grandes que fussent leurs tentations et leurs épreuves. Cette foi justifiante qui saisit la justice du Christ comme sa justice propre et malgré son péché et son infirmité très grande, se sent aimé par la grâce qui incessamment pardonne et réconcilie, ils n’eurent pas le privilège de la connaître et de la posséder. En l’absence de ce réconfort, les extases du jeûne, les éblouissements de la prière restèrent incapables de leur faire connaître et aimer ce Dieu qui veut que nous travaillions à notre salut avec crainte et tremblement, et nous fait un devoir de nous rappeler qu’il n’est plus qu’une seule puissance, notre propre incrédulité, pour nous séparer de l’amour qu’il nous a témoigné en Jésus-Christ. Dans leur cellule, ils ne pouvaient donc que se contraindre et se torturer aux effarements d’une pensée que surexcitaient des désirs inassouvis et des tentations d’autant plus redoutables qu’elles restaient toujours les mêmes. Mais à combattre avec leurs seules forces, cette lutte impossible contre la chair et le sang ils ne pouvaient que rencontrer la plus humiliante et la plus dure de toutes les défaites. Ils avaient beau s’efforcer de sortir du temps pour s’élancer en pleine éternité, à poursuivre une tâche inaccessible à leur faiblesse, ils devaient retomber lourdement dans le bourbier de la chair, dans le désespoir, la folie ou le suicide ! L’intérêt principal de leur histoire est donc pour nous rappeler la vérité de la parole ancienne : Nul ne peut voir Dieu et vivre ! Nul, non plus, ne pourra soutenir l’éclat de la sainteté du Christ, à moins qu’il ne la contemple au travers du voile de la rédemption, de l’amour qui fait grâce et qui pardonne. Mais toutes les fois que l’on ne verra que le Christ idéal, imposant à notre faiblesse l’inexorable vision de sa sainteté, il faudra subir ces douloureuses et humiliantes détresses, car le Christ idéal n’est plus le Christ qui aime et qui pardonne. A le dépouiller de la majesté de sa sacrificature royale, à ne voir en lui que le témoin de la vérité, on le condamne à n’être plus que le juge de ceux qui s’égarent et se perdent et soi-même on se prive de la grâce qui rend capable d’aimer et de pardonner. Et puis, enfin, n’est-ce pas Jésus lui-même qui nous dit : Qui m’a vu a vu mon père ? Or, le Dieu de Jésus n’est pas seulement le législateur redoutable, il est aussi le père ! Dans son amour il veut que tous les hommes soient réconciliés avec lui, et par amour pour eux, il se fait leur éducateur et pour eux multiplie les moyens de grâce sans exiger que dès le premier pas ils atteignent le but. Dans la patience et le long support d’une longanimité qui jamais ne se lasse, il les conduit comme par la main, et réitère les leçons et les assistances nécessaires à leur faiblesse. Nous unissant de cœur à toutes les églises issues de la Réforme, nous affirmons et nous enseignons avec elles comme vérité première et principe fondamental, que celui qui ne croit pas en Jésus le Sauveur ne peut pas le contempler et le suivre comme son modèle et son maître. En d’autres termes, nous croyons que pour connaître la vertu chrétienne, il faut, au préalable, connaître la grâce qui pardonne.