Contre les hérésies

LIVRE PREMIER

CHAPITRE XXV

Carpocrate.

Nous arrivons à Carpocrate : le monde, suivant cet hérésiarque, a été créé, avec tout ce qu’il renferme, par des anges bien inférieurs au Père incréé. Jésus est le fils de Joseph, parfaitement semblable aux autres hommes : un seul point de dissemblance l’en sépare ; son âme ferme et pure put se souvenir de ce qu’elle avait vu, lorsqu’elle fut transportée dans le sein du Père incréé. Cette pureté lui valut une vertu particulière : par elle, il passa sans danger au milieu des anges qui avaient créé le monde ; et dans une route exempte de tout danger, il put s’élever jusqu’à Dieu, embrasser d’un même amour tout ce qui ressemblait à son être. Cette âme, nourrie parmi les Juifs, conçut du mépris pour cette nation et s’affranchit de cette manière par la grâce d’en haut, de toutes les passions humaines.

Il suffit d’avoir une âme comme celle de Jésus pour mépriser les mauvais anges qui sont les créateurs du monde, recevoir toutes les vertus et opérer toutes les merveilles. Leur exaltation sur ce point est incroyable : plusieurs croient égaler Jésus ; d’autres s’estiment, sous certains rapports, plus forts que lui ; d’autres veulent être supérieurs à ses disciples, à Pierre, à Paul, à tous les apôtres. Quelques-uns ne trouvent aucune différence entre eux et Jésus. Leur âme a passé par les mêmes migrations, éprouvé le même mépris pour les anges, créateurs de ce monde ; ils sont dignes des mêmes grâces et de la même mission que Jésus : si vous méprisez les choses de la terre plus que le Christ, disent-ils, vous vous élevez au-dessus de lui.

D’ailleurs, prestiges magiques, imprécations, philtres aphrodisiaques, ostentations et divinations des songes, tous moyens du même genre, ils n’épargnent rien ; ils disent qu’ils ont, par-là, le pouvoir d’enchaîner les anges créateurs de ce monde, et tout ce qu’il contient. Ne croyez pas qu’avec cela ils respectent le nom divin de l’Église ; ils l’insultent, comme les gentils, et semblent être, à ce sujet, les envoyés de Satan ; ils en éloignent tous ceux qu’ils connaissent : tous leurs auditeurs, prévenus, par leurs paroles, s’éloignent des prédications de la vérité : il en est même qui, par leurs suggestions, et sans que nous ayons avec eux aucune communication de doctrine, de mœurs et d’entretiens, nous blasphèment gratuitement. Du reste, leur vie n’est rien moins que chaste, et ils donnent à leurs dérèglements l’autorité de leur doctrine ; ils seront donc justement condamnés, et recevront la juste récompense de leurs œuvres.

Ils poussent leur folie à un degré de perversité si grand, qu’ils disent que les choses impies, irréligieuses, mauvaises, leur seraient permises. Le bien et le mal dépendraient de l’opinion humaine ; de même que l’âme, sans perdre rien de sa nature, a passé dans les corps ; ils jugent qu’il n’est plus nécessaire de se préoccuper de rien, puisque la même transmigration peut avoir lieu plusieurs fois, et qu’elle n’est sujette à aucune dégradation. En sorte qu’il serait permis de faire ce qu’on n’ose ni dire ni entendre, et ce que la pensée doit repousser avec horreur, ce que l’intelligence doit regarder comme incroyable ; ils nous rendent témoins de scandales si grands, qu’ils soutiennent dans leurs écrits, que l’âme, faite pour jouir de la vie, n’a, en quittant le corps, rien de plus et rien de moins. Que si la liberté a manqué à ces âmes, alors elles devraient entrer de nouveau dans un autre corps ; migration qui aurait été figurée par ces paroles de notre Seigneur : « Si tu es sur le chemin avec ton ennemi, fais en sorte de te délivrer, de peur qu’il ne te livre au juge, et le juge à l’exécuteur légal, et que celui-ci ne te fasse mettre en prison ; en vérité je te le dis, tu ne sortiras pas jusqu’à ce que tu ais donné jusqu’à ta dernière obole. »

L’ennemi, suivant eux, est un des anges qui habitent ce monde, auquel ils donnent le nom de diable, chargé de conduire les âmes qui se sont perdues auprès du souverain : ce souverain est le premier des créateurs ; il livre sa victime à un autre ange, son ministre, et l’âme prisonnière est incarcérée dans un autre corps. Le corps, c’est la prison ; et ce que dit le texte sacré : « Tu ne sortiras pas jusqu’à ce que tu ais donné ta dernière obole, » doit s’interpréter de l’esclavage dans lequel les anges créateurs la tiennent, la transportant de corps en corps, jusqu’au jour où elle aura passé par toutes les phases de l’humanité ; rien ne lui manquant plus désormais, elle prendra en liberté son essor vers le Dieu qui est au-dessus des anges qui ont créé le monde. Ainsi, le salut est donné à tous, soit que, mêlée dès l’abord à tous les actes du drame de la vie, l’âme devienne libre aussitôt, soit que de corps en corps, jetée dans toutes les phases de la vie, elle s’affranchisse enfin, en payant la dette exigée, heureuse de ne plus vivre emprisonnée dans un corps.

Certes, je ne puis croire qu’il en soit ainsi des âmes irréligieuses, injustes, qui ont vécu dans le crime ; cependant ils le soutiennent dans leurs écrits, et ils ne craignent pas d’ajouter que Jésus, parlant mystérieusement à ses apôtres des paroles d’en haut, les ait invités à confier, parmi ceux qui en seraient dignes, la science transcendante ; que la foi et la charité suffisaient pour le salut. Indifférence pour tout le reste, justice et injustice, ne sont qu’un mot, rien n’étant mauvais de sa nature.

D’autres, afin de se reconnaître entre eux, font à leurs disciples une incision au revers de l’oreille droite. Marcelina, qui vint à Rome du temps d’Anicet, était de cette secte, et elle se servit de ce moyen pour perdre un grand nombre de personnes : ils se donnent à eux-mêmes le nom de gnostiques ; ils ont des figures peintes, ou sculptées, qu’ils portent en disant que c’est l’image du Christ faite par Pilate, au temps où il était encore sur la terre ; il est ainsi représenté ayant une couronne sur la tête, et ils placent cette image parmi celles des philosophes, de Pythagore, de Platon, d’Aristote, et tous les autres : leurs autres observances religieuses ne diffèrent pas de celles des gentils.

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