Avant que de répondre aux déistes, il faut convaincre ceux qui s’opiniâtrent à soutenir qu’il n’y a aucune distinction naturelle entre le bien et le mal ; que ce sont là de vains noms, qui ne font impression sur les esprits que par la force de l’éducation et des préjugés.
Si cela est, il faut avouer qu’il n’y a point de devoir, et que les hommes les plus scélérats ne doivent faire que ce qu’ils font, ce qui est déjà une affreuse conséquence. Car, que les violences, les adultères, les assassinats, les parricides, les sacrilèges, le meurtre de son père et de ses enfants, l’impiété et les blasphèmes contre un Dieu qu’on reconnaît, ne soient point contraires à notre devoir, c’est une proposition contre laquelle la lumière naturelle se soulève d’abord.
C’est un préjugé de l’éducation, dira quelqu’un, qui nous fait regarder ces actions comme des crimes. Non, ce n’est point un préjugé de l’éducation simplement ; cette notion est fondée sur divers principes inviolables qui appartiennent à la nature.
1° Elle est établie sur le consentement des hommes de tous les temps et de tous les lieux, qui s’accordent dans le jugement qu’ils font de ces actions que nous venons de marquer : or, il est vrai, et nous l’avons déjà fait voir ci-dessus, que tous les hommes conviennent dans les principes de la nature, mais jamais dans les principes de l’éducation, à moins que cette éducation ne soit elle-même entée sur la nature.
2° Cette notion est fondée sur l’ordre naturel de la société. Je ne veux que ces deux principes évidents et incontestables pour le faire voir. Le premier, que les hommes sont plus faits naturellement pour la société que ne sont les bêtes. Le second, qu’étant plus faits pour la société que les bêtes, ils doivent plus se conduire par raison, et ne pas se confondre avec elles, combien moins descendre plus bas par des dérèglements monstrueux ; car, si tout cela est véritable, il est clair qu’il y a un devoir à notre égard, et par conséquent une vertu qui consiste à s’acquitter de ce devoir.
3° Elle est établie sur l’obligation naturelle dans laquelle nous sommes d’obéir à notre raison ; car il est vrai qu’avant l’éducation nous avons une lumière naturelle, qui nous sert même à apercevoir les principes de la première, et sans laquelle nous sommes incapables de toute instruction. Il est certain aussi que cette lumière naturelle, que nous appelons la raison, nous dit et nous conseille toujours quelque chose. Ou donc nous devons obéir à cette raison, ou nous ne le devons pas. Si nous ne le devons pas, cette raison nous est inutile, et nous devenons même par là incapables d’éducation et de discipline : la nature s’est trompée en nous la donnant, et il nous faut renoncer au nom et à la définition de l’homme. Si nous devons obéir à cette raison, il y a donc un devoir, une première loi, qui consiste à suivre sa raison ; et s’il y a un devoir, il est bon de s’en acquitter. Il y a du mal à ne s’en point acquitter, et par conséquent encore, il y a une distinction naturelle entre le bien et le mal, plus ancienne que l’éducation, le fondement de toute discipline, et le principe de toute institution.
4° Ce principe, qui établit de la différence entre le bien et le mal moral, est établi sur le bon ou mauvais usage que les hommes font nécessairement de leur raison : ils n’en sauraient faire tous un bon usage, ni tous un mauvais, puisqu’ils en font un usage tout contraire. Les uns se servent de leur raison pour satisfaire leurs passions aux dépens des autres ; les autres se servent de leurs lumières pour rendre aux autres ce qui leur appartient, aux dépens de leurs passions. Ces deux usages de la raison sont diamétralement opposés ; et par conséquent, si l’un est bon, il faut nécessairement que l’autre soit mauvais, et alors le bon est préférable au mauvais : qui en doute ? Que si nous devons faire un bon usage de notre raison, voilà un devoir : s’il y a un devoir, il y a de la vertu à s’en acquitter, du dérèglement à ne s’en acquitter pas. Voilà donc notre distinction entre le bien et le mal moral, qui coule évidemment des principes de la nature.
5° Mais, pour montrer plus particulièrement cette vérité, il faut faire ici l’anatomie de la loi naturelle, s’il m’est permis de parler ainsi. Elle consiste, premièrement en ce que nous nous aimons nous-mêmes ; deuxièmement en ce que nous avons une raison capable de nous conduire ; troisièmement et enfin, en ce que nous nous servons de cette raison pour conduire cet amour de nous-mêmes, qui de soi est aveugle et ignorant.
Tout cela est naturel. Il est naturel de s’aimer soi-même, naturel d’avoir une raison, et naturel de régler l’amour de soi-même par la raison. Il est naturel de s’aimer soi-même, puisque même l’on ne peut sentir ni joie ni satisfaction, sans aimer ce soi-même qui en est le sujet, ni sentir la misère et l’affliction, sans haïr cette affliction et cette misère en vue de ce soi-même qui la sent ; ce qui est nécessairement joint à l’amour de soi-même.
Il est naturel d’avoir une raison, qui consent naturellement à la vérité de certains principes qui sont la règle de l’évidence et de la certitude de toutes nos connaissances. De là vient que nous l’appelons la lumière naturelle.
Enfin, il est naturel aussi d’obéir à cette raison ; et la force de cette loi est fondée sur les principes de l’amour de nous-mêmes ; car, puisque nous nous aimons, nous désirons notre bien et notre conservation ; et puisque nous désirons notre bien et notre conservation, nous sommes bien aises de trouver une lumière qui nous puisse conduire à l’un et à l’autre. Cette lumière est notre raison. Nous désirons donc d’être raisonnables, par le même principe qui nous fait désirer notre bien et notre conservation : ainsi cette première loi, qui nous oblige à suivre notre raison, tire sa première force et ses premiers motifs de l’amour de nous-mêmes, qui est de tous les principes le plus naturel, comme il est le plus légitime et le plus innocent lorsqu’il est bien dirigé.
Que si nous examinons après cela tous les principes de la loi naturelle, nous trouverons qu’elle est composée des plus sûres maximes de la raison, et des sentiments les plus innocents de l’amour de nous-mêmes.
Cette loi naturelle est composée principalement de quatre règles ; la règle de la tempérance, la règle de l’affection naturelle, la règle de la justice, et la règle de la reconnaissance. Chacune de ces règles est composée de ce qu’il y a de plus pur dans la lumière naturelle, et de plus légitime dans l’amour de soi-même.
La première peut être exprimée dans ces quatre maximes : nous devons préférer un grand bien à un petit bien ; nous devons souffrir un petit mal pour en éviter un plus grand ; nous devons perdre un petit bien pour éviter un grand mal ; nous devons souffrir un petit mal pour parvenir à la possession d’un grand bien. C’est ici la règle de la sobriété, de la tempérance, de la patience, et de toutes les vertus qui nous engagent à souffrir, ou à abandonner quelque chose dans la vue de quelque bien. Il ne faut point de grands raisonnements pour montrer que nous trouvons dans cette règle ce qu’il y a de plus naturel dans l’amour de nous-mêmes, et de plus incontestable dans les maximes du sens commun. Il y a là quelque chose de plus ancien que l’éducation ; et, par un instinct naturel, nous nous faisons des reproches lorsque nous manquons à ces devoirs naturels. Nous nous accuserons de volupté, si nous avons préféré le plaisir de l’intempérance au bien réel et solide de notre conservation ; de lâcheté, si nous n’avons pu endurer un petit mal, comme des soins, de la peine et de la fatigue, pour prévenir un plus grand mal, qui sera, par exemple, la ruine de notre famille, ou la perte de notre patrie ; d’un aveugle et sordide intérêt, si nous ne donnons pas une petite partie de notre bien, pour empêcher la perte de notre honneur, de notre vie, etc., et d’une honteuse mollesse, si nous faisons difficulté de nous incommoder un peu pour obtenir un bien très considérable, lorsque nous le pouvons légitimement posséder. Dans ces sortes de transgressions de la loi naturelle, nous sommes comptables de nous-mêmes à nous-mêmes. Il y a donc ici une maxime ou une règle naturelle, et fondée sur les principes de la raison et de l’amour de nous-mêmes ; et cette loi n’est violée que par des mouvements violents et impétueux qui viennent d’ailleurs, qui corrompent la nature, qui nous empêchent d’obéir à cette loi, et qui sont contraires à la raison et à l’amour de nous-mêmes, et font ce qu’on appelle le péché originel.
La seconde règle, qui est celle de l’affection naturelle, est fondée sur ce principe : Nous devons aimer ce qui nous appartient, ou ce qui se rapporte à nous. Il est composé de ce principe de l’amour de nous-mêmes : puisque nous nous aimons, nous devons aimer les choses qui nous appartiennent ; et de ce principe de notre raison : les hommes sont nos prochains, ils portent notre image, et nous sommes unis avec eux. Sans l’amour de nous-mêmes, la connaissance de cette proximité ne serait pas un motif d’affection. Sans la raison, cette disposition où nous sommes d’aimer ce qui nous appartient nous serait inutile, puisque nous ne connaîtrions point que les hommes sont nos prochains. Comme donc la raison et l’amour de nous-mêmes appartiennent à la nature, on ne peut douter que ce ne soit ici un principe naturel.
La troisième règle, qui est celle de la justice, est comprise dans cette maxime : nous devons faire pour les autres ce que nous voudrions que les autres fissent pour nous. Nous voyons encore là la raison et l’amour de nous-mêmes, la force de cette loi n’étant pas seulement dans la lumière de l’esprit qui l’approuve, mais encore dans les motifs de l’amour de nous-mêmes, qui la confirme par un retour sur soi. Tout cela est naturel ; qui le niera ?
La quatrième, qui est la règle de la reconnaissance, peut être ainsi exprimée : nous devons aimer ceux qui nous font du bien. On trouve ici un retour de l’amour de nous-mêmes, qui veut du bien à ceux dont il se sent obligé ; et une maxime de la raison, qui approuve ce sentiment, et qui nous fait regarder comme coupables tous ceux qui ne l’ont pas. Cette règle, aussi bien que les précédentes, coule donc évidemment des principes de la nature.
Toutes ces règles du bien forment ce que nous appelons la loi naturelle ; mais cette loi doit être encore soutenue par des motifs naturels, qui sont ceux de la conscience. La connaissance naturelle que nous avons de la sagesse, de la bonté et de la justice de Dieu, s’unit merveilleusement avec ces maximes d’équité et de justice. Nous ne nous reprochons pas seulement comme des dérèglements tous les mouvements qui nous font transgresser cette loi naturelle, mais nous craignons nécessairement la justice de Dieu après cette action, comme nous l’avons déjà fait voir en parlant de la conscience.
Comme donc les trahisons, les meurtres, les blasphèmes, les parricides, etc., violent directement cette loi naturelle, et choquent directement les mouvements de la conscience, il s’ensuit que ces actions sont naturellement atroces, et ont une énormité qui ne vient pas seulement des préjugés de l’éducation, et qu’au contraire les préjugés de l’éducation, qui sont égaux, uniformes, et les mêmes à cet égard dans tous les hommes qui sont et qui ont été, sont plutôt fondés sur cette atrocité naturelle, qui naît de la contrariété que ces actions ont avec des maximes et des sentiments qui sortent du fond de la nature, et qui sont même si propres et si essentiels à l’homme, que qui les anéantirait, détruirait entièrement la nature humaine.
Enfin, s’il est naturel à l’homme de se conduire par ces quatre règles, qui composent la loi naturelle, il est contre la nature de les violer. S’il doit obéir à cette loi, comme la nature l’enseigne, il fait mal en la transgressant, et la distinction qui est entre ce bien et ce mal ne saurait être plus essentielle et plus naturelle.