Ce morceau inédit de La Fléchère est extrait de son ouvrage Le Portrait de saint Paul, écrit par lui fendant l’un de ses séjours à Nyon, sa ville natale, dans le pays de Vaud, au bord du lac Léman. Cet ouvrage fut écrit par lui en français, langue de sa naissance, et a été traduit, après sa mort, en anglais par le Rév. Joshua Gilpin. Il est regrettable que le dessein de La Fléchère n’ait pas pu se réaliser, et que son désir de travailler au réveil des pasteurs et des Églises de langue française ait été ainsi annulé.
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Eclairé par la vérité, et conduit par la charité, le vrai ministre ne respire que la modération et la paix. Il gémit des divisions qu’il voit parmi les chrétiens ; et, dans sa petite sphère, il fait ce qui dépend de lui pour en arrêter les progrès. Lorsque, jeune encore, il manquait de jugement et d’expérience, il s’était peut-être laissé entraîner par l’erreur de quelque système particulier. Mais, après avoir lu l’Écriture Sainte, avec moins de préjugés et plus d’attention, il a vu un accord parfait entre ces parties de l’Évangile qui lui avaient d’abord paru contraires les unes aux autres, et en les mettant toutes en leur place, il trouve l’harmonie évangélique.
Si l’on compare cette harmonie à un visage de beauté exquise, quelques théologiens rigides et outrés ne considèrent ce visage que d’un côté : « Je lui vois un œil droit » dit l’un, qui s’imagine voir tout, « et vous êtes un hérétique si vous dites que vous lui voyez un œil gauche. » Il est condamné à son tour par son antagoniste, qui ne considère que l’autre côté du profil. Telle est la cause de presque toutes les erreurs qui ont défiguré l’Évangile et des disputes qui ont déchiré l’Église. C’est de là qu’ont pris naissance, dès le siècle apostolique, tant de disputes sur les doctrines de la grâce et de la justice divine. Saint Pierre nous apprend que, de son temps, l’on commençait à tordre le vrai sens des épîtres de saint Paul, qui traite souvent ces matières (2 Pierre 3.16). Il n’y a encore que trop de personnes qui tombent dans la même erreur. C’est au vrai ministre à les en retirer. Pour le faire, il conduit tous ses auditeurs au trône de la grâce et au trône de la justice divine. Ceci mérite explication.
L’harmonie de l’Évangile consiste dans la juste proportion des doctrines de la grâce de Dieu et des doctrines de la justice. Saint Augustin, Calvin, Jansénius et autres, considèrent l’Évangile sous l’une de ces deux faces ; Pelage, Arminius, Molinos, etc., sous l’autre face. Les uns fixent les yeux sur la grâce de Dieu, au préjudice de sa justice impartiale, et les autres ne contemplent que sa justice, au préjudice de sa grâce souveraine. Les uns voient l’Être suprême sur un trône de grâce, d’où émanent des décrets absolus, qui entraînent nécessairement après eux la sanctification et le salut de quelques heureux mortels appelés Elus, et qui laissent tous les autres hommes dans des circonstances d’où découlent nécessairement l’impénitence et la condamnation. Les théologiens du parti opposé, effrayés du despotisme d’une grâce partiale qui dit : « Hors de l’Église et hors de l’Election, point de salut ! » ne considèrent Dieu que sur un trône de justice, où la partialité ne peut être admise. Mais le ministre modéré, combinant toutes les parties de la vérité, réconcilie ces théologiens par la méthode suivante, qui lui paraît aussi conforme à la raison qu’elle l’est à l’Écriture Sainte.
Dieu, dit-il, peut être considéré comme le Juge des êtres raisonnables ; ou il peut être regardé comme leur Bienfaiteur. En qualité de Juge, il occupe un trône de justice, dont la partialité n’approche jamais. Et c’est dans ce sens qu’il veut bien se justifier en ces mots : « Ceux de la Maison d’Israël ont dit : La voie de l’Éternel n’est pas bien réglée. Ô Maison d’Israël, sont-ce mes voies qui ne sont pas bien réglées ? Ne sont-ce pas plutôt les vôtres qui sont injustes ? C’est pourquoi je jugerai chacun de vous selon ses voies » (Ézéchiel 18.29-30). Les devises que l’on peut concevoir gravées sur la base de cet auguste trône, sont les suivantes : « Dieu ne fait point acception de personnes » (Actes 10.34). « Celui qui juge toute la terre ne ferait-il pas justice ? « (Genèse 18.25). « Loin de nous la pensée que Dieu est injuste quand il punit. Si cela était, comment jugerait-il le monde ? » (Romains 3.6). « L’affliction et l’angoisse tomberont sur tout homme qui fait le mal ; mais la gloire, l’honneur et la paix seront pour tout homme qui fait le bien, car Dieu n’a point égard aux qualités extérieures des hommes » (Romains 2.9-11). « Lorsqu’un pays aura péché contre moi, et que j’aurai étendu ma main contre lui… si Noé, Daniel et Job s’y trouvaient, je suis vivant, dit le Seigneur, l’Éternel, qu’ils ne délivreraient pas leurs fils ni leur filles, mais eux délivreraient leurs propres âmes par leur justice. » (Ézéchiel 14.13, 20). Telles sont les maximes sur lesquelles l’Être suprême règle sa conduite, comme juge et gouverneur de l’univers.
Pélage et ceux qui ont suivi son erreur n’ont des yeux que pour ces maximes, et ne veulent adorer Dieu que sur ce trône. Ils oublient que Dieu, comme souverain Bienfaiteur, distribue inégalement ses faveurs gratuites du haut d’un trône de grâce ; par exemple, Dieu avait marqué une bonté particulière à Abraham, Isaac et Jacob, en les choisissant pour ancêtres du Messie, et aux Juifs, en les prenant pour le peuple parmi lequel le Christ devait naître et à qui se ferait la première offre de l’Évangile. Cependant, suivant la promesse faite à Abraham que, par le Messie, toutes les nations seraient bénies, Jésus-Christ commande que l’Évangile soit prêché graduellement à toutes les nations. Les Juifs, jaloux de ce que Dieu, non seulement leur associait les païens, mais encore préférait les païens qui croyaient à l’Évangile à leurs compatriotes qui le rejetaient, s’opposaient presque partout aux progrès du Christianisme. Pour détruire ce préjugé si funeste, saint Paul fait voir, dans son Épître aux Romains, que Dieu est aussi bien le Maître d’appeler les Gentils aux avantages particuliers de l’Évangile qu’il l’avait été d’appeler Abraham, Isaac et Jacob à l’honneur particulier d’être les premiers patriarches de son peuple élu, et qu’en rejetant les Juifs à cause de leur incrédulité obstinée, il ne faisait que suivre la règle de la justice, et punissait en eux le même crime de résistance et de désobéissance opiniâtre qu’il avait autrefois puni en Pharaon.
L’apôtre soutient deux propositions dans Romains chapitre 9. La première est que Dieu, en qualité de souverain Bienfaiteur, est libre dans la distribution de ses grâces particulières, et que, comme un potier peut faire de la même masse de terre un vaisseau à honneur, propre à des usages pouvant paraître sur la table d’un prince, et un autre vaisseau approprié à des usages moins honorables (toutefois bons et utile en sa place), Dieu, par une règle aussi raisonnable, avait appelé Abraham, Isaac et Jacob, à être les ancêtres du Messie, et des vaisseaux de grâce surabondante, pendant qu’il avait refusé cet honneur à Lot, Ismaël et Esaü. Saint Paul infère de là que Dieu, par son élection de grâce, ayant appelé à la dispensation du Judaïsme ceux qu’il avait voulu, il pouvait aussi appeler ceux qu’il voulait à la dispensation du Christianisme.
En traitant cette grande question de l’Election de la Grâce, par laquelle, sans avoir égard à nos œuvres, Dieu appelle les uns à partager les privilèges du Judaïsme et les autres ceux du Christianisme, pendant qu’il laisse pour un temps le reste des hommes sous la dispensation générale du Gentilisme ; en traitant, dis-je, cette question, l’Apôtre, qui saisissait toutes les occasions d’inculquer les grandes vérités de l’Évangile, touche une autre question qu’il résout en passant. Il fait voir qu’entre l’Election de la Grâce, il y a une élection de justice, fondée sur la foi et l’obéissance de chacun. Il insinue que ceux qui croient et obéissent dans toutes les dispensations deviennent des vaisseaux à honneur que Dieu comblera de récompenses, à proportion du bon usage qu’ils auront fait de ses grâces, et que ceux qui, étant incrédules et indifférents, cachent leur talent sous quelque dispensation que ce soit, sont non seulement des vaisseaux moins honorables, comme Ismaël et Esaü, qui ne furent pas appelés à l’honneur d’être les Patriarches de son peuple, mais deviennent naturellement des vaisseaux de colère, que Dieu livre justement à l’endurcissement de leur cœur, et qu’il punira certainement un jour, comme il fit Pharaon, quoiqu’il supporte ces incrédules qui, par leur désobéissance, sont déjà prêts pour la destruction, avec autant de patience qu’il avait supporté le roi d’Egypte, avant que de verser sur lui la dernière fiole de sa colère.
C’est ainsi que Dieu, en faisant, selon l’Election de grâce, une faveur particulière (une miséricorde) à qui il veut, endurcit aussi qui il veut. C’est-à-dire, ôte à qui il veut le talent de grâce qu’il avait donné. Et il veut l’ôter tôt ou tard à ceux qui le cachent dans la terre, et le foulent aux pieds comme le mauvais serviteur de l’Évangile (Matthieu 25.25, 28).
Voilà comment le pasteur évangélique prévient ou termine les difficultés qu’élèvent les personnes peu instruites de la doctrine des dispensations et qui détournent à un faux sens le neuvième chapitre aux Romains.
Ceux qui, guidés par la raison, entreront dans le sanctuaire de la Vérité évangélique, y verront le trône de la Grâce, et ces principes sur lesquels il est fondé. « Dans une grande maison, il y a non seulement des vases d’or et d’argent, mais aussi des vases de bois et de terre ; les uns sont pour des usages honorables et d’autres pour des usages qui ne le sont pas (tous, cependant, sont bons dans leur place). Si quelqu’un donc se conserve pur, en s’abstenant des choses qui lui sont défendues, il sera (dans son rang) un vase sanctifié, utile à son Maître et propre à toutes sortes de bons usages (selon sa nature et sa capacité) » (2 Timothée 2.20-21). « Qui es-tu pour contester avec Dieu ? L’ouvrage peut-il dire à celui qui l’a fait : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? Le potier n’a-t-il pas le droit et le pouvoir de faire d’une même masse de terre un vase pour des usages honorables et un vase pour des usages qui ne sont pas honorables (mais qui ont leur utilité) ? « (Romains 9.20-21). « Je veux donner à ce dernier autant qu’à vous. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Si je suis bon (si je déploie même une bonté surabondante) devez-vous le regarder d’un mauvais œil ? » (Matthieu 20.14-15). « Lorsque Rébecca eut conçu deux enfants d’un même mari, savoir d’Isaac, avant qu’ils fussent nés et qu’ils eussent fait ni bien, ni mal, afin que ce que Dieu avait arrêté — demeurant ferme, non à cause des œuvres, mais par la volonté absolue de Celui qui est l’Auteur de la Vocation, — il fut dit à Rébecca : L’aîné sera assujetti au plus jeune… Car Dieu dit : Je ferai une grâce, à qui je ferai une grâce. Cela ne vient donc pas de Celui qui veut, ni de Celui qui court (qui fait des efforts), mais de Dieu qui fait une grâce (particulière) à qui il veut et quand il lui plaît » (Romains 9.10-16).
Si les théologiens outrés qui marchent sur les traces erronées de Pélage, considéraient plus attentivement la sagesse de ces maximes, ils verraient que le système d’égalité qu’ils prétendent faire émaner du Trône de la Grâce divine dégénérerait dans l’uniformité la plus contraire à la sagesse de Dieu. Cette sagesse, comme saint Paul nous l’assure, agit en une infinité de manières différentes (Éphésiens 3.10) ; et se manifeste surtout dans la variété harmonieuse de toutes les productions de l’Être Suprême. Prétendre que Dieu ne doit point faire de différence dans la distribution des grâces qu’il dispense aux humains, serait presque aussi absurde que de prétendre qu’un musicien doit placer sur la même ligne toutes les notes qui composent une pièce de musique, et changer son concert en monotonie insupportable.
Nous ne voyons que sagesse dans la distribution modifiée inégalement dans le règne minéral, animal et végétal : et pourquoi cette distribution inégale ne pourrait-elle pas s’étendre jusqu’au règne de la Grâce ? Si Dieu a pu, sans violer les lois de sa Bonté, former mille espèces de cailloux opaques, pendant qu’il a réservé l’éclat du feu pour les rubis, et celui de la lumière pour les diamants ; s’il n’a pas jugé à propos de donner les nuances de la tulipe et l’odeur de la jonquille à toutes les fleurs, la douceur de l’ananas à tous les fruits, la hauteur du cyprès à toutes les plantes, la solidité de l’or à tous les métaux, blâmerons-nous l’agréable variété qu’il a mise dans ses autres ouvrages ? N’est-il pas aussi absurde de dire que le Père des lumières, et le Dieu de toute grâce, doit accorder les mêmes lumières et la même grâce à tous les hommes, qu’il le serait d’établir que le Dieu de la nature a dû accorder la couleur de pourpre, ou le goût de muscat à tous les raisins ? le même degré de fertilité à tous les éléments, la même étendue de génie à toutes les âmes, et une beauté également régulière à tous les corps ?
Dans le Royaume de la Grâce, comme dans celui de la Nature, il n’y a donc qu’inégale distribution et sage diversité. Dieu, comme Créateur et Conservateur des êtres, leur distribue ses dons avec une immense variété, et, comme Rédempteur et Sanctificateur des hommes, il nous dispense sa lumière et ses grâces, selon la juste proportion et la douce progression que sa bonté infinie a sagement fixée.
Un déiste dit : « Je rejette les révélations qu’on assure avoir été apportées aux hommes par les Prophètes et par Jésus-Christ. Pourquoi l’Être Suprême aurait-Il fait plus de grâces à quelques personnes qu’à moi ? Et pourquoi m’en ferait-il plus qu’à tant d’autres, qui n’ont point encore ouï parler de Moïse et de Jésus-Christ. » A l’ouïe d’un tel discours, je crois voir un pygmée, qui, monté sur un échelon de la science qu’on nomme théologie, tranche du législateur, et dit : « Il n’y a point d’autre échelon que celui sur lequel je me trouve ; l’Être suprême déteste la partialité. S’il y avait des degrés de lumière spirituelle au-dessus du mien, l’impartialité du Père des lumières m’y aurait élevé, et s’il y en avait au-dessous, Dieu n’aurait pas été assez injuste pour n’y pas élever tous les hommes à la fois. »
Ainsi, suivant ce sage prétendu, l’échelle entière dont le pied est sur la terre, et dont le plus haut point touche au trône de Dieu, se réduirait à un seul échelon, et l’absurdité de cette réduction passera-t-elle pour philosophie dans un siècle qui se vante de ses lumières ? Si saint Paul vivait de notre temps et voyait nos beaux esprits tirer de telles conclusions, ne dirait-il pas encore : « Ces gens-là n’ayant point rendu grâces à Dieu de ses lumières, se sont égarés dans de vains raisonnements, et, se disant être sages, ils sont devenus fous » (Romains 1.21-22) ?
Ce sentiment de nos prétendus philosophes est si contraire à la raison, que s’arrêter à le combattre après l’avoir exposé serait douter du bon sens des lecteurs. Concluons donc, que Dieu n’est point obligé de faire pour tous les enfants d’Adam ce qu’il a fait en faveur de quelques-uns.
Supposer qu’il y est astreint, c’est établir un système qui détruit le trône de la Grâce, sous prétexte d’agrandir le trône de la Justice ; conduite qui n’est pas moins absurde que le serait celle d’un sujet qui prétendrait priver son prince du bras gauche, sous prétexte de donner plus de force à son bras droit. Craignons de refuser au souverain Bienfaiteur ce que nous n’oserions refuser à un bienfaiteur ordinaire, je veux dire le droit de distribuer ses dons avec une variété propre à en déployer la gratuité et la grandeur. Je dis la gratuité, car rien n’est plus propre à nous faire sentir que nous ne méritons pas les dons de Dieu, que de voir qu’il nous les refuse absolument, ou pendant un temps, soit pour nous humilier, soit pour nous préparer à recevoir ces dons avec plus de joie, et à les posséder avec plus de reconnaissance, s’il nous les accorde, soit afin d’aider des êtres plus favorisés à découvrir la grandeur de sa grâce surabondante envers eux. Si, dans la société, tous les hommes étaient rois, quel lieu y aurait-il pour la sagesse et la reconnaissance des supérieurs, pour l’humilité et l’obéissance des inférieurs. Si, dans l’Église, tous les saints étaient des archanges, pourraient-ils reconnaître les grâces particulières que Dieu leur a faites ? Comment les anges pourront-ils déployer leur humble contentement dans leur ordre ? Et comment les fidèles, qui sont appelés à s’élever par leur sainteté au rang des anges (Matthieu 22.30), pourront-ils avoir la sainte ambition qui doit les faire marcher dans la carrière de l’obéissance pendant leur séjour sur la terre ? Aussi éloignés de l’erreur des rigides disciples de saint Augustin que de celles des rigides disciples de Pélage, prosternons-nous donc devant le trône de la Justice divine, qui est toujours impartiale, et devant le trône de la Grâce, d’où la bonté divine dispense des faveurs avec une variété digne de la sagesse d’un Être qui ne doit pas plus aux Gentils les faveurs particulières du Judaïsme, et aux Chrétiens les grâces spéciales de la Nouvelle Alliance, qu’il ne doit aux habitants de l’Islande la température de l’Angleterre ou qu’il ne devait aux anciens Gaulois les avantages civils et religieux dont jouissent aujourd’hui les Français.
J.-G. de La Fléchère